« Essais de morale et de politique (trad. Lasalle)/3 » : différence entre les versions

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Essais de morale et de politique
Chapitre III
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres12 (p. 18-37).
III. De l’unité (de sentiment) dans l’église chrétienne.

La religion étant le principal lien de la société humaine[1], il est à souhaiter, pour cette société, que la religion elle-même soit resserrée par l’étroit lien de la véritable unité. Les dissensions et les schismes, en matière de religion, étoienţ un fléau inconnu aux païens. La raison de cette différence est que le paganisme étoit plutôt composé de rites et de cérémonies relatives au culte des dieux, que de dogmes positifs et d’une croyance fixe. Car on devine assez ce que pouvoit être cette foi des païens, dont l’église n’avoit pour docteurs et pour apôtres que des poëtes. Mais l’Écriture sainte, en parlant des attributs du vrai Dieu, dit de lui que c’est un Dieu jaloux[2]. Aussi son culte ne souffre ni mélange ni alliage. Nous croyons donc pouvoir nous permettre un petit nombre de réflexions sur cet important sujet de l’unité de l’église, et nous tâcherons de faire des réponses satisfaisantes à ces trois questions : quels seroient les fruits de cette unité ? Quelles en sont les vraies limites ? Enfin, par quels moyens pourroit-on la rétablir ?

Quant aux fruits de cette unité, outre qu’elle seroit agréable à Dieu (ce qui doit être la fin dernière et le but de tous les buts), elle procureroit deux avantages principaux, dont l’un regarde ceux qui sont encore aujourd’hui hors de l’église, et l’autre est propre à ceux qui se trouvent déjà dans son sein. À l’égard du premier, de tous les scandales possibles, les plus grands et les plus manifestes sont sans contredit les schismės et les hérésies ; scandales pires que celui-même qui nait de la corruption des mœurs. Car il en est, à cet égard, du corps spirituel de l’église, comme du corps humain, où une blessure et une solution de continuité est souvent un mal plus dangereux que la corruption des humeurs : en sorte qu’il n’est point de cause plus puissante pour éloigner de l’église ceux qui sont hors de son sein, et pour en bannir ceux qui s’y trouvent déjà, que les atteintes données à l’unité. Ain8i ; quand les sentimens étant excessivement partagés, on entend l’un crier : le voilà dans le désert, et l’autre dire : non, non, le voici dans le sanctuaire ; c’est-à-dire, quand les uns cherchent le Christ dans les conciliabules des hérétiques, et les autres sur la face extérieure de l’église[3] ; alors on doit avoir l’oreille perpétuellement frappée de ces paroles des saintes Écritures : gardez-vous de sortir. L’apôtre des gentils, dont le ministère et la vocation étoit spécialement consacré à introduire dans l’église ceux qui se trouvoient hors de son sein, s’exprimoit ainsi en parlant aux fidèles : si un païen, ou tout autre infidèle, entrant dans votre église, vous entendoit parler ainsi différentes langues, que penseroit-il de vous ? Ne vous prendroit-il pas pour autant d’insensés ? Certes, les athées ne sont pas moins scandalisés, lorsqu’ils sont étourdis par le fracas des disputes et des controverses sur la religion. Voilà ce qui les éloigne de l’église, et les porte à tourner en ridicule les choses saintes. Quoiqu’un sujet aussi sérieux que celui-ci semble exclure toute espèce de badinage, je ne puis m’empêcher de rapporter ici un trait de ce genre, qui peut donner une juste idée des mauvais effets de ces disputes théologiques. Un plaisant de profession a inséré dans le catalogue d’une bibliothèque imaginaire, un livre portant pour titre : cabrioles et singeries des hérétiques. En effet, il n’est point de secte qui n’ait quelque attitude ridicule et quelque singerie qui lui soit propre et qui la caractérise ; extravagance qui, en choquant les hommes charnels ou les politiques dépravés, excite leur mépris et les enhardit à tourner en ridicule les saints mystères.

À l’égard de ceux qui se trouvent déjà dans le sein de l’église, les fruits qu’ils peuvent retirer de son unité, sont tous compris dans ce seul mot, la paix ; ce qui renferme une infinité de biens : car elle établit et affermit la foi ; elle allume le feu divin de la charité. De plus, la paix de l’église semble distiller dans les consciences mêmes, et y faire régner cette sérénité qui règne au dehors. Enfin, elle engage ceux qui se contentoient d’écrire ou de lire des controverses et des ouvrages polémiques, à tourner leur attention vers des traités qui respirent la piété et l’humilité.

Quant aux limites de l’unité, il importe, avant tout, de les bien placer Or, on peut, à cet égard, donner dans deux excès opposés ; car les uns, animés d’un faux zèle, semblent repousser toute parole tendant à une pacification : eh quoi ! Jéhu est-il un homme de paix ? Qu’y a-t-il de commun entre la paix et toi ? Viens et suis-moi. La paix n’est rien moins que le but des hommes de ce caractère ; il ne s’agit pour eux que de faire prédominer telle opinion et telle secte qui la soutient. D’autres, au contraire, semblables aux Laodicéens, plus tièdes sur l’article de la religion, et s’imaginant qu’on pourroit, à l’aide de certains tempéramens, de certaines propositions moyennes, et participant des opinions contraires, concilier avec dextérité les points en apparence les plus contradictoires, semblent ainsi vouloir se porter pour arbitres entre Dieu et l’homme. Mais il faut éviter également ces deux extrêmes ; but auquel on parviendroit, en expliquant, déterminant, d’une manière nette et intelligible pour tous, en quoi précisément consiste cette alliance dont le Sauveur a stipulé lui-même les conditions, par ces deux sentences ou clauses qui, à la première vue, semblent contradictoires : celui qui n’est pas avec nous, est contre nous : celui qui n’est pas contre nous, est avec nous ; c’est-à-dire, si l’on avoit soin de séparer et de bien distinguer les points fondamentaux et essentiels de la religion, d’avec ceux qui ne doivent être regardés que comme des opinions vraisemblables et de simples vues, ayant pour objet l’ordre et la discipline de l’église. Tel de nos lecteurs sera tenté de croire que nous ne faisons ici que remanier un sujet trivial, rebattu, et proposer inutilement des choses déjà exécutées ; mais ce seroit une erreur ; car ces distinctions si nécessaires, si on les eût faites avec plus d’impartialité, elles auroient été plus généralement adoptées.

J’essaierai seulement de donner, sur cet important sujet, quelques vues proportionnées à ma foible intelligence. Il est deux espèces de controverses qui peuvent déchirer le sein de l’église, et qu’il faut éviter également ; l’une a lieu lorsque le point qui est le sujet de la dispute étant frivole et de peu d’importance, il ne mérite pas qu’on s’échauffe, comme on le fait, en le discutant ; la dispute n’ayant alors pour principe que l’esprit de contradiction. Car, à la vérité, comme l’un des Pères de l’église l’a observé, la tunique du Christ étoit sans couture ; mais le vêtement de l’église étoit bigarré de différentes couleurs ; et il donne à ce sujet le précepte suivant : qu’il y ait de la variété dans ce vêtement, mais sans déchirure ; car l’unité et l’uniformité sont deux choses très différentes. L’autre genre de controverse a lieu lorsque le point qui est le sujet de la discussion étant de plus grande importance, on l’obscurcit à force de subtilités, en sorte que, dans les argumens allégués de part et d’autre, on trouve plus d’esprit et d’adresse, que de substance et de solidité. Souvent un homme qui a de la pénétration et du jugement, entendant deux ignorans disputer avec chaleur, s’aperçoit bientôt qu’ils sont au fond du même avis, et qu’ils ne diffèrent que par les expressions, quoique ces deux hommes, abandonnés à eux-mêmes, ne puissent parvenir à s’accorder à l’aide d’une bonne définition. Or, si, malgré la très légère différence qui peut se trouver entre les jugemens humains, un homme peut avoir assez d’avantage, à cet égard, sur d’autres hommes, pour faire sur eux une telle observation, il est naturel de penser que Dieu, qui, du haut des cieux, scrute tous les cours et lit dans tous les esprits, voit encore plus souvent une même opinion dans deux assertions où les hommes, dont le jugement est si foible, croient voir deux opinions différentes, et qu’il daigne accepter l’une et l’autre également. St. Paul nous donne une très juste idée des controverses de ce genre et de leurs effets, par l’avertissement et le précepte qu’il offre à ce même sujet : évitez, dit-il, ce profane néologisme qui donne lieu à tant d’altercations, et ces vaines disputes de mots qui usurpent le nom de science. Les hommes se créent à eux-mêmes des oppositions et des sujets de dispute où il n’y en a point : disputes qui n’ont d’autre source que cette trop grande disposition à imaginer de nouveaux termes[4], dont on fixe la signification de manière qu’au lieu d’ajuster les mots à la pensée, c’est au contraire la pensée qu’on ajuste aux mots[5].

Or, il y a aussi deux espèces de paix et d’unité qu’on doit regarder comme fausses ; l’une est celle qui a pour fondement une ignorance implicite ; car toutes les couleurs s’accordent, ou plutôt se confondent dans les ténèbres[6]. L’autre est celle qui a pour base l’assentiment direct, formel et positif à deux opinions contradictoires sur les points essentiels et fondamentaux ; la vérité et l’erreur sur des points de cette nature, peuvent être comparés au fer et à l’argile dont étoient composés les doigts des pieds de la statue que Nabuchodonosor vit en songe ; on peut bien les faire adhérer l’une à l’autre, mais il est impossible de les incorporer ensemble.

Quant aux moyens et aux dispositions dont l’unité peut être l’effet, les hommes, en s’efforçant de rétablir ou de maintenir cette unité, doivent bien prendre garde de donner atteinte aux loix de la charité, ou de violer les loix fondamentales de la société humaine. Il est, parmi les chrétiens, deux sortes d’épées ; l’une, spirituelle, et l’autre, temporelle ; épées dont chacune ayant sa destination et sa place, ne doit, en conséquence, être employée qu’à propos à maintenir la religion. Mais, dans aucun cas, on ne doit employer la troisième ; savoir, celle de Mahomet. Je veux dire qu’il ne faut jamais propager la religion par la voie des armes, ni violenter les consciences par de sanglantes persécutions, hors les cas d’un scandale manifeste, de blasphèmes horribles, ou de conspiration contre l’état, combinées avec des hérésies. Beaucoup moins encore doit-on, dans les mêmes vues et sous le même prétexte, fomenter des séditions, autoriser des conjurations, susciter des révoltes, mettre l’épée dans les mains du peuple, ou employer tout autre moyen de cette nature, et tendant à la subversion de toute espèce d’ordre et de gouvernement. Car tout gouvernement légitime[7] a été établi par Dieu même. Employer ces odieux, moyens, c’est heurter la première table (de la loi) contre la seconde ; et, en considérant les hommes comme chrétiens, oublier que ces chrétiens sont des hommes. Le poëte Lucrèce, ne pouvant supporter l’horrible action d’Agamemnon, sacrifiant sa propre fille, s’écrie, dans son indignation : tant la religion a pu inspirer d’atrocité ! Mais qu’auroit-il dit du massacre de la Saint-Barthelemi, de la conspiration des poudres, etc, si ces horribles attentats avoient été commis de son temps ? De telles horreurs l’auroient rendu cent fois plus épicurien et plus athée qu’il n’étoit. Car, comme dans les cas mêmes où l’on est obligé d’employer l’épée au service de la religion, on ne doit le faire qu’avec la plus grande circonspection ; c’est une mesure abominable que de mettre cette arme entre les mains de la populace. Abandonnons de tels moyens aux Anabaptistes et autres furies de cette trempe. Ce fut sans doute un grand blasphème que celui du démon, lorsqu’il dit : je m’élèverai, et je serai semblable au Trés-Haut. Mais un blasphème encore plus grand, c’est de présenter, pour ainsi dire, Dieu sur la scène, et de lui faire dire : je descendrai, et je deviendrai semblable au prince des ténèbres. Seroit-ce donc un sacrilège plus excusable, de dégrader la cause de la religion, et de s’abaisser à commettre ou à conseiller, sous son nom, des attentats aussi exécrables que ceux dont nous parlons ; comme assassinats de princes, boucherie d’un peuple entier, subversion des états et des gouvernemens, etc. ne seroit-ce pas faire, pour ainsi dire, descendre le Saint-Esprit, non sous la forme d’une colombe, mais sous celle d’un vautour ou d’un corbeau, et hisser (hausser) sur le pacifique vaisseau de l’église, l’odieux pavillon qu’arborent sur leurs bâtimens des pirates et des assassins ? Ainsi, il est de toute nécessité que l’église, s’armant de sa doctrine et de ses augustes décrets ; les princes, de leur épée ; enfin, les hommes éclairés, du caducée de la théologie et de la philosophie morale ; tous se concertent et se coalisent pour condamner et livrer à jamais au feu de l’enfer toute action de cette nature, ainsi que toute doctrine tendant à la justifier ; et c’est ce qu’on a déjà fait en grande partie[8]. Nul doute que, dans toute délibération sur le fait de la religion, on ne doive avoir présent à l’esprit cet avertissement et ce conseil de l’apôtre : la colère de l’homme ne peut accomplir la justice divine.

Nous terminerons cet article par une observation mémorable d’un des saints Pères ; observation qui renferme aussi un aveu très ingénu : ceux, dit-il, qui soutiennent qu’on doit violenter les consciences, sont eux-mêmes intéressés à parler ainsi ; et ce dogme abominable n’est pour eux qu’un moyen de satisfaire leurs odieuses passions.

  1. Le principal lien de la société humaine est le besoin réciproque et non la religion ; puisque la plupart des hommes ont très peu de religion et ne laissent pas de rester en société.
  2. Le Dieu que des hommes jaloux ont inventó doit être jaloux comme les inventeurs. L’homme, en créant Dieu à sa propre image et en lui attribuant ses propres vices, n’aura peut-être voulu que faire sa propre apothéose et se déifier lui-même. Le Dieu des honnêtes gens est un père, et le Dieu des méchans est méchant comme eux. Dieu est, c’est tout ce que nous savons de lui : adorons-le dans l’ignorance de nos esprits et la simplicité de nos cœurs, sans nous embarrasser si nos voisins l’adorent mal ou bien ; car chacun ne répond que de soi. Les différentes religions ne sont que différentes langues employées à rendre hommage au grand Être qui les sait toutes : et le mahométan qui prie du cœur est plus écouté que le chrétien qui ne prie que des lèvres, en damnant verbalement tous ceux qui n’entendent pas sa langue, et en se damnant réellement lui-même par ces jugemens téméraires. Il est temps désormais d’abandonner ce langage profane qu’on ose employer en parlant de l’Être infiniment bon, et de le traduire en une langue plus douce et plus digne de lui. Tachons de nous sauver et ne damnons personne ; la connoissance des jugemens de Dieu n’appartient qu’à Dieu même.
  3. « Que vous importent ces pierres, disoit un curé, vraiment digne de ce nom, à ses paroissiens qui ne pouvoient, souffrir certains mots républicains gravés sur la muraille de leur église ? La religion n’est pas dans ce temple, ô hommes terrestres ! elle est dans vos cœurs, s’ils sont pénétrés de l’amour de Dieu et du prochain : Dieu est par-tout, et par-tout on peut le prier. Vous n’êtes assemblés en ce lieu que pour vous exciter mutuellement à lui-rendis hommage. Si vous êtes unis par le lien sacré d’un amour mutuel, c’est ce suave unisson de vos cœurs qui est l’office divin ; c’est là le sacrifice que je suis chargé d’offrir au nom de tous. C’est vous-mêmes qui êtes l’Église, si vous êtes frères, mais, si vous employez à accuser vos frères, le temps destiné à prier pour eux, quoique vous soyez dans le temple, vous êtes hors de l’Église. »
  4. Le dernier effet de ces puériles et bruyantes innovations dans la nomenclature est presque toujours l’effusion du sang humain. De la multiplication excessive des nouveaux termes naissent les équivoques ; des équivoques, les disputes, des disputes, les querelles, et des querelles, la guerre ; car, si les plus ingénieux n’ont d’autre épée que leur langue, les plus sots n’ont d’autre langue que leur épée : d’abord on tranche les questions, puis on tranche les hommes.
  5. C’est la partie dogmatique, mystérieuse et inintelligible des religions qui divise les hommes qu’elles étoient destinées à réunir, et leur partie morale est la seule qui tende à les rapprocher ; car il est impossible que tout le monde s’entende sur ce que personne n’entend ; et plus l’absurdité d’une opinion la rend difficile à défendre, plus ceux qui la soutiennent s’irritent contre tout homme qui l’attaque, et sont disposés à suppléer par des voies de fait aux raisons qui leur manquent ; au lieu que chaque individu, bon ou méchant, spirituel ou sot, a intérêt et souhaite naturellement qu’on prêche une morale qui ordonne aux autres de l’aimer, et dont il espère profiter. Ainsi le vrai moyen de rapprocher toutes les branches du christianisme et de les réunir en un seul tronc, ce seroit de réduire la religion au double amour de Dieu et du prochain, à l’exemple du divin législateur, qui a déclaré formellement que ce dogme comprend toute la loi et tous les prophètes. Mais le véritable obstacle au rapprochement des sectes qui se sont séparées pour des dogmes algébriques, que ceux qui les affirment, n’entendent pas mieux que ceux qui les nient, c’est l’intérêt même des prêtres qui vivent de cette séparation, et de la haine que ces sectes se portent les unes aux autres ; car il est difficile que ceux qui vivent de l’abus s’entendent parfaitement avec ceux qui en meurent. Les philosophes qui attaquent les dogmes fondamentaux du christianisme, lui sont plus utiles que nuisibles ; ils travaillent, non à le détruire, comme ils le croient, mais seulement l’épurer, et à rétablir cette unité dont parle notre auteur : car, en faisant craindre aux prêtres des différentes sectes pour le corps même de la religion qui est menacé, ils leur apprennent à mépriser ces légères différences sur le dogme qui les ont divisés ; ils leur donnent un intérêt commun et les excitent ainsi à se réunir tous contre ceux qui attaquent le tout. Mais cette unité que les philosophes tendent à rétablir violemment et à leur insu, le temps la rétablira paisiblement, en découvrant la vérité, qui est une ; et le vrai moyen de détruire les préjugés qui ont obscurci la vraie religion, c’est d’éclairer les nations ; car la vraie méthode pour dissiper l’obscurité, n’est pas de déclamer contre les ténèbres, mais d’apporter un flambeau.
  6. Cette ignorance n’est point un inconvénient ; car le vrai christianisme n’est point dans telle opinion, mais dans telle intention. Un hérétique qui se trompe de bonne foi, est plus orthodoxe qu’un catholique qui est de mauvaise foi, en défendant l’orthodoxie ; et un mahométan qui remplit tous ses devoirs, est plus chrétien qu’un chrétien de profession qui ne remplit pas les siens.
  7. Le traducteur latin a cru devoir ajouter ce mot, légitime, et j’ai suivi son exemple : autrement le pouvoir de ces usurpateurs d’autrefois qui n’ont d’abord remporté de grandes victoires sur les ennemis de leur patrie, que pour gagner ensuite une grande bataille sur leurs concitoyens, auroit été établi par Dieu même ; et Dieu, comme le disoit M. de Turenne, seroit toujours du côté des gros escadrons. Car les prêtres sont toujours prêts à sacrer celui qui s’est rendu le plus fort ; et un tyran n’a besoin que de payer chèrement leur huile, pour devenir, à l’heure où il lui plait, l’oint du Seigneur. Cependant il y a eu des usurpateurs qui ont su se légitimer par la vertu : lorsqu’on tient d’une telle main un bon gouvernement, on doit en jouir paisiblement ; et alors il seroit aussi imprudent d’en rechercher trop curieusement l’origine, que de vouloir fouiller sous les fondemens des propriétés qui n’ont toutes pour base qu’une prescription tacite que l’utilité même du genre humain a fait, dans tous les temps, regarder comme un véritable droit. Les loix civiles et les loix politiques, ainsi que le droit des gens, peuvent être regardées comme les règles d’un jeu, ou comme une monnoie, dont les trop fréquentes variations sont une vraie calamité. Ce qui est bien, ou passablement, doit continuer d’être : telle est la source de toute puissance légitime, et tout droit n’a d’autre base que le fait. L’intérêt général doit être le seul roi, et le salut du peuples ; est la suprême loi.
  8. Si l’on avoit brûlé tous ceux qui soutenoient qu’on devoit livrer au feu les hérétiques, il y auroit eu moins d’hommes brûlés. Ainsi, le vrai moyen d’éteindre un jour tous les bûchers, c’est de brûler les brûleurs mêmes, et de tolérer toutes les religions, hors celles qui ne tolèrent pas les autres.