Essais de morale et de politique (trad. Lasalle)/4

Essais de morale et de politique
Chapitre IV
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres12 (p. 37-43).
IV. De la vengeance.

La vengeance est une sorte de justice sauvage et barbare. Plus elle est naturelle, plus les loix doivent prendre peine à l’extirper. Car, à la vérité, la première injure offense la loi, mais la vengeance semble la destituer tout-à-fait et se mettre à sa place. Au fond, en se vengeant, on n’est tout au plus que l’égal de son ennemi ; au lieu qu’on lui pardonnant, on se montre supérieur à lui : pardonner, faire grâce, c’est le rôle et la prérogative d’un prince. La vraie gloire de l’homme, a dit Salomon, c’est de mépriser les offenses. Le passé n’est plus, il est irrévocable, et c’est assez pour les sages que de penser au présent et à l’avenir. Ainsi, s’occuper trop du passé c’est perdre son temps et se tourmenter inutilement[1]. Personne ne fait une injure pour l’injure même, mais pour le plaisir, le profit, ou l’honneur qu’il espère en retirer. Ainsi, pourquoi m’irriterois-je contre un autre homme, de ce qu’il aime plus son individu que le mien ? Mais supposons même un homme d’un mauvais naturel qui m’offense sans aucun but et par pure méchanceté ; eh bien ! pourquoi m’en fâcherois-je ? C’est apparemment que cet homme est de la nature des épines et des ronces qui piquent et égratignent, parce qu’elles ne peuvent faire autrement. La sorte de vengeance la plus excusable, est celle qu’on tire des injures auxquelles les loix ne remédient point. Mais alors il faut donc se venger avec une certaine prudence, et de manière à ne pas encourir la peine portée par la loi ; autrement votre ennemi aura toujours l’avantage sur vous, et vous recevrez deux coups au lieu d’un. Il est des personnes qui méprisent une vengeance obscure, et qui veulent que leur ennemi sache d’où lui vient le coups ; cette sorte de vengeance est certainement la plus généreuse, car alors on peut croire que, si l’offensé se venge, c’est moins pour goûter le plaisir de la vengeance et de rendre le coup, que pour obliger l’offenseur à se repentir. Mais les coups d’une âme lâche et perfide ressemblent aux flèches tirées pendant la nuit. Certain mot de Cosme de Medicis, duc de Florence, au sujet des amis perfides ou négligens, a je ne sais quoi d’austère et de désolant ; les torts de cette espèce lui sembloient impardonnables. La loi divine, disoit-il, nous conmande de pardonner à nos ennemis, mais elle ne nous commande point de pardonner à nos amis[2]. Mais Job parloit dans un meilleur esprit, lorsqu’il disoit : n’est-pas de la main de Dieu que nous tenons tous les biens dont nous jouissons ? Ne devons-nous pas accepter de la même main les maux que nous souffrons ? Il en doit être de même des amis qui nous abandonnent ou nous trahissent. Tout homme qui médite une vengeance ne fait que rouvrir sa plaie, que le temps seule auroit fermée.

Les vengeances entreprises pour une cause commune sont presque toujours heureuses, comme le prouvent assez les succès des conjurations formées pour venger la mort de Jules-César[3], celle de Pertinax et celle de Henri III, roi de France. Mais il n’en est pas de même des vengeances particulières : disons plus, les hommes vindicatifs, dont la destinée est semblable à celle des sorciers, commencent par faire beaucoup de malheureux, et finissent par l’être eux-mêmes[4].

  1. Tout ce raisonnement n’est qu’un sophisme ; sans doute l’injure dont on veut se venger est passée ; mais ses conséquences probables ne le sont point, et c’est en vue de l’avenir qu’on s’occupe du passé. Tout homme sait qu’une première injure trop patiemment endurée en enfante mille autres ; et c’est pour empêcher ces enfans de naître, qu’il veut tuer le père. L’offensé voit qu’on lui a fait une première injure, parce qu’on ne le craignoit point, et par sa vengeance il tåche de se faire craindre, afin qu’on ne lui en fasse plus.
  2. Grand Dieu ! s’écrioit Voltaire, délivre-moi de mes amis, et moi, je me charge de mes ennemis. Il n’est point d’ami qui ne soit un peu ennemi, ne fût-ce que par l’émulation, qui ne pleure quelquefois de nos succès, et qui n’abuse, les jours où il est ennemi, des confidences qu’on lui a faites, les jours où il étoit ami : sans doute ; mais pour mériter et obtenir les beaux jours de l’amitié, il faut endurer ses jours nébuleux ; car la pluie est aussi naturelle que le beau temps. Il n’est point de parfait ami, parce qu’il n’est point d’homme parfait ; et pour se consoler plus aisément des imperfections de ces hommes qu’on appelle ses amis, il faut se parler quelquefois ainsi : cet ami parfait que tu cherches, homme imparfait, si tu le trouvois enfin, le mériterois-tu ? Non. Eh bien ! commence donc par être toi-même indulgent pour tes amis, afin de mériter et d’obtenir l’indulgence dont tu as besoin pour toi-même. Être foible, aye pitié du foible qui a pitié de toi : l’indulgence est fille de la modestie et mère de l’amitié.
  3. Reste à nous faire croire que la cause d’Octave et d’Antoine étoit plus juste que celle de Brutus et de Cassius.
  4. Un Pape avouoit à un de ses confidens qu’il ne s’étoit élevé si haut qu’à la faveur de dix mille impertinences patiemment endurées, qu’en paroissant aux Cardinaux le sot qu’ils cherchoient pour la couronner, et régner sous son nom. L’homme supérieur à la colère et à la vengeance finit presque toujours par l’emporter sur ses rivaux ; car, tandis qu’on s’amuse à se venger, on n’avance pas. La vraie manière de se défaire d’un ennemi, c’est d’en faire un ami, en lui faisant sentir, par un procédé généreux, ce qu’il gagneroit à le devenir ; car faire un ami d’un homme qui étoit le contraire, n’est-ce pas tuer l’ennemi ? Quoi qu’en puisse dire cette multitude immense de glorieux et d’efféminés qui ont fait une vertu de la vengeance et de la susceptibilité, le seul mortel qui mérite le quadruple titre d’homme sage, d’adroit politique, d’habile méchanicien et de médecin prudent, c’est celui qui, en pardonnant les offenses, avec douceur et dignité, sait se faire, d’un ennemi, un ami ; d’un obstacle, un moyen ; d’une résistance, une puissances et du mal même, un remède. L’homme étant destiné à souffrir, l’arbre de la patience est l’arbre de la science ; sa racine est amère ; mais son fruit est doux.