Essais de morale et de politique (trad. Lasalle)/5

Essais de morale et de politique
Chapitre V
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres12 (p. 43-48).

V. De l’adversité.

Une des plus belles pensées de Sénèque, pensée d’une grandeur et d’une élévation vraiment stoïque, c’est celle-ci : les biens attachés à la prospérité ne doivent exciter que nos désirs ; mais les biens propres à l’adversité doivent exciter notre admiration. Certes, si l’on doit qualifier de miracle tout ce qui commande à la nature, c’est surtout dans l’adversité qu’on en voit. Une autre pensée encore plus haute que celle dont nous venons de parler, et même trop haute pour un païen, c’est la suivante : le plus grand et le plus beau spectacle c’est de voir réunies, dans un même individu, la fragilité d’un homme et la sécurité d’un Dieu. Cette pensée auroit mieux figuré dans la poésie, genre auquel semblent appartenir ces sentimens si élevés ; et la vérité est, que les poëtes n’ont pas tout-à-fait négligé ce noble sujet ; car c’est cette sécurité même qui semble être figurée par une fiction assez étrange des anciens poëtes ; fiction qui renferme quelque mystère, et qui se rapporte visiblement à une disposition de l’âme très analogue à celle du vrai chrétien ; les poëtes, dis-je, ont feint qu’Hercule, dans l’expédition entreprise pour délivrer Prométhée (qui représente la nature humaine), traversa l’océan dans un vase d’argile : allégorie qui peint assez vivement ce courage qu’inspire le christianisme, et qui met l’homme en état de cingler, dans le vaisseau d’une chair fragile, sur l’océan orageux de cette vie, et de braver les tempêtes innombrables des passions humaines. Mais, pour user d’un langage moins relevé, disons simplement que la vertu propre à la prospérité est la tempérance, et la vertu propre à l’adversité est la force d’âme, la plus héroïque des vertus morales[1]. La prospérité est le genre de bénédiction proposée par l’ancien testament, mais l’adversité est celle que propose le nouveau, comme une marque plus spéciale de la faveur divine. Et même, dans l’ancien testament, on voit que David joue sur sa harpe autant d’airs lugubres que de gais, et que le pinceau du Saint-Esprit s’est beaucoup plus exercé à peindre les afflictions de Job ; que les éclatantes prospérités de Salomon[2]. On peut observer aussi, dans les ouvrages de peinture ou de broderie, qu’un sujet gai sur un fonds triste et obscur est plus agréable qu’un sujet triste sur un fonds gai et éclatant. Or, ce que nous disons du plaisir des yeux, il faut l’appliquer aux plaisirs du cœur. La vertu à cet égard est semblable à ces substances odorantes qui, étant broyées ou brûlées, exhalent un parfum plus suave ; car la prospérité découvre mieux les vices, et l’adversité les vertus.

  1. Rousseau, qui s’est occupé à résoudre cette question proposée par une académie : quelle est la vertu propre au héros ? a supposé aussi, ou plutôt prouvé que c’est la force d’âme : on peut dire de plus que cette force est la vertu même, en prenant ce mot dans toute l’étendue de sa signification, En effet, tout vice a pour principe la force d’inertie ou la paresse de l’âme : être vicieux, c’est se laisser aller à ses propres penchans ou aux passions d’autrui. Ainsi, la force de résistance est le principe de toute vertu ; et le principe de cette résistance c’est la science (extraite de nos propres expériences judicieusement comparées), qui nous apprend qu’il est, à chaque instant, nécessaire de résister à soi-même et aux autres ; de surmonter l’ascendant du sentiment impérieux qui nous porte à nous occuper excessivement du passé, du présent ou de l’avenir ; au lieu qu’il faut toujours s’occuper de tous les trois ; du passé, pour apprendre à semer et à moissonner ; du présent, pour moissonner, en semant ; et de l’avenir, pour semer eu moissonnant. Car celui qui ne fait que semer commence par être dupe et finit par être fripon ; et celui qui ne fait que moissonner, commençant par être fripon, finit par être dupe de lui-même, après avoir dupé les autres.
  2. Quelle lugubre et insidieuse doctrine ! Si les laïcs renonçoient à toutes les douces réalités de cette vie, pour vivre plus splendidement après leur mort, comme le Général des Capucins le leur conseille, un vieux livre à la main, toutes ces douceurs resteroient aux prêtres, et alors les religieux y gagneroient plus que la religion : voici une doctrine plus douce, plus juste et plus praticable. Il faut travailler, pour mériter, obtenir et goûter plus vivement les jouissances ; et jouir, pour se rendre plus capable de travailler, et pour n’être pas dupe en attendant trop long-temps le fruit de son travail. Si les prêtres renvoient dans l’autre monde toute la récompense des vertus difficiles qu’ils nous commandent, nous y renverrons aussi la tâche qu’ils nous imposent, ainsi que le prix de leurs leçons ; et s’ils nous obligent à renoncer entièrement à ce monde, nous renoncerons d’abord à ceux qui en font partie. Car certes l’existence de l’autre monde est très certaine ; mais l’existence de ce monde-ci où nous démontrons la certitude de l’autre, est encore plus certaine, et il faut aller d’abord au plus sûr.