« L’Étrange Cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde » : différence entre les versions

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{{Titre|L’Étrange Cas<br/>du Dr Jekyll et de Mr Hyde|[[Auteur:Robert Louis Stevenson|Robert Louis Stevenson]]<br /><br />1885|Traduction [[Auteur:Théo Varlet|Théo Varlet]], 1926}}
 
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de nouveau ses amis, redevenait leur hôte et leur boute-en-train habituel ; et s’il avait toujours été connu pour ses charités, il se distinguait non moins à cette heure par sa religion. Il était actif, sortait beaucoup, se portait bien ; son visage semblait épanoui et illuminé par l’intime conscience de son utilité sociale. Bref, durant plus de deux mois, le docteur vécut en paix.
 
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== I - Histoire de la porte ==
 
M. Utterson le notaire était un homme d’une mine renfrognée, qui ne s’éclairait jamais d’un sourire ; il était d’une conversation froide, chiche et embarrassée ; peu porté au sentiment ; et pourtant cet homme grand, maigre, décrépit et triste, plaisait à sa façon. Dans les réunions amicales, et quand le vin était à son goût, quelque chose d’éminemment bienveillant jaillissait de son regard : quelque chose qui à la vérité ne se faisait jamais jour en paroles, mais qui s’exprimait non seulement par ce muet symbole de la physionomie d’après-dîner, mais plus fréquemment et avec plus de force par les actes de sa vie. Austère envers lui-même, il buvait du gin quand il était seul pour réfréner son goût des bons crus ; et bien qu’il aimât le théâtre, il n’y avait pas mis les pieds depuis vingt ans. Mais il avait pour les autres une indulgence à toute épreuve ; et il s’émerveillait parfois, presque avec envie, de l’intensité de désir réclamée par leurs dérèglements ; et en dernier ressort, inclinait à les secourir plutôt qu’à les blâmer. « Je penche vers l’hérésie des caïnites, lui arrivait-il de dire pédamment. Je laisse mes frères aller au diable à leur propre façon. » En vertu de cette originalité, c’était fréquemment son lot d’être la dernière relation avouable et la dernière bonne influence dans la vie d’hommes en voie de perdition. Et à l’égard de ceux-là, aussi longtemps qu’ils fréquentaient son logis, il ne montrait jamais l’ombre d’une modification dans sa manière d’être.
 
Sans doute que cet héroïsme ne coûtait guère à M.
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Utterson ; car il était aussi peu démonstratif que possible, et ses amitiés mêmes semblaient fondées pareillement sur une bienveillance universelle. C’est une preuve de modestie que de recevoir tout formé, des mains du hasard, le cercle de ses amitiés. Telle était la méthode du notaire, il avait pour amis les gens de sa parenté ou ceux qu’il connaissait depuis le plus longtemps ; ses liaisons, comme le lierre, devaient leur croissance au temps, et ne réclamaient de leur objet aucune qualité spéciale. De là, sans doute, le lien qui l’unissait à M. Richard Enfield son parent éloigné, un vrai Londonien honorablement connu. C’était pour la plupart des gens une énigme de se demander quel attrait ces deux-là pouvaient voir l’un en l’autre, ou quel intérêt commun ils avaient pu se découvrir. Au dire de ceux qui les rencontraient faisant leur promenade dominicale, ils n’échangeaient pas un mot, avaient l’air de
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s’ennuyer prodigieusement, et accueillaient avec un soulagement visible la rencontre d’un ami. Malgré cela, tous deux faisaient le plus grand cas de ces sorties, qu’ils estimaient le plus beau fleuron de chaque semaine, et pour en jouir avec régularité il leur arrivait, non seulement de renoncer à d’autres occasions de plaisir, mais même de rester sourds à l’appel des affaires.
 
Ce fut au cours d’une de ces randonnées que le hasard les conduisit dans une petite rue détournée d’un quartier ouvrier de Londres. C’était ce qui s’appelle une petite rue tranquille, bien qu’elle charriât en semaine un trafic intense. Ses habitants, qui semblaient tous à leur aise, cultivaient à l’envi l’espoir de s’enrichir encore, et étalaient en embellissements le superflu de leurs gains ; de sorte que les devantures des boutiques, telles deux rangées d’accortes marchandes, offraient le long de cette artère un aspect engageant. Même le dimanche, alors qu’elle voilait ses plus florissants appas et demeurait comparativement vide de circulation, cette rue faisait avec son terne voisinage un contraste brillant, comme un feu dans une forêt ; et par ses volets repeints de frais, ses cuivres bien fourbis, sa propreté générale et son air de gaieté, elle attirait et charmait aussitôt le regard du passant.
 
À deux portes d’un coin, sur la gauche en allant
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vers l’est, l’entrée d’une cour interrompait l’alignement, et à cet endroit même, la masse rébarbative d’un bâtiment projetait en saillie son pignon sur la rue. Haut d’un étage, sans fenêtres, il n’offrait rien qu’une porte au rez-de-chaussée, et à l’étage la façade aveugle d’un mur décrépit. Il présentait dans tous ses détails les symptômes d’une négligence sordide et prolongée. La porte, dépourvue de sonnette ou de heurtoir, était écaillée et décolorée. Les vagabonds gîtaient dans l’embrasure et frottaient des allumettes sur les panneaux ; les enfants tenaient boutique sur le seuil ; un écolier avait essayé son canif sur les moulures ; et depuis près d’une génération, personne n’était venu chasser ces indiscrets visiteurs ni réparer leurs déprédations.
 
M. Enfield et le notaire passaient de l’autre côté de la petite rue ; mais quand ils arrivèrent à hauteur de l’entrée, le premier leva sa canne et la désigna :
 
— Avez-vous déjà remarqué cette porte ? demanda-t-il ; et quand son compagnon lui eut répondu par l’affirmative : Elle se rattache dans mon souvenir, ajouta-t-il, à une très singulière histoire.
 
— Vraiment ? fit M. Utterson, d’une voix légèrement altérée. Et quelle était-elle ?
 
— Eh bien, voici la chose, répliqua M. Enfield. C’était vers trois heures du matin, par une sombre nuit d’hiver. Je m’en re-tournais chez moi, d’un endroit au bout du monde, et mon chemin traversait une partie de la ville où l’on ne rencontrait absolument que des réverbères. Les rues se succédaient, et tout le monde dormait… Les rues se succédaient, toutes illuminées comme pour une procession et toutes aussi désertes qu’une église… si bien que finalement j’en arrivai à cet état d’esprit du monsieur qui dresse l’oreille de plus en plus et commence d’aspirer à l’apparition d’un agent de police. Tout à coup je vis deux silhouettes, d’une part un petit homme qui d’un bon pas trottinait vers l’est, et de l’autre une fillette de peut-être huit ou dix ans qui s’en venait par une rue transversale en courant de toutes ses forces. Eh bien, monsieur, arrivés au coin, tous deux se jetèrent l’un contre l’autre, ce qui était assez naturel ; mais ensuite advint l’horrible de la chose, car l’homme foula froidement aux pieds le corps de la fillette et s’éloigna, la laissant sur le pavé, hurlante. Cela n’a l’air de rien à entendre raconter, mais c’était diabolique à voir. Ce n’était plus un homme que j’avais devant moi, c’était je ne sais quel monstre satanique et impitoyable. J’appelai à l’aide, me mis à courir, saisis au collet notre citoyen, et le ramenai auprès de la fillette hurlante qu’entourait déjà un petit rassemblement. Il garda un parfait sang-froid et ne tenta aucune résistance, mais me décocha un regard si atroce que je me sentis inondé d’une sueur froide. Les gens qui avaient surgi étaient les parents mêmes de la petite ; et presque aussitôt on vit paraître le docteur, chez qui elle avait été envoyée. En somme, la fillette, au dire du morticole, avait eu plus de peur que de mal ; et on eût pu croire que les choses en resteraient là. Mais il se produisit un phénomène singulier. J’avais pris en aversion à première vue notre citoyen. Les parents de la petite aussi, comme il était trop naturel. Mais ce qui me frappa ce fut la conduite du docteur. C’était le classique praticien routinier, d’âge et de caractère indéterminé, doué d’un fort accent d’Édimbourg, et sentimental à peu près autant qu’une cornemuse. Eh bien, monsieur, il en fut de lui comme de nous autres tous : à chaque fois qu’il jetait les yeux sur mon prisonnier, je voyais le morticole se crisper et pâlir d’une envie de le tuer. Je devinai sa pensée, de même qu’il devina la mienne, et comme on ne tue pas ainsi les gens, nous fîmes ce qui en approchait le plus. Nous déclarâmes à l’individu qu’il ne dépendait que de nous de provoquer avec cet accident un scandale tel que son nom serait abominé d’un bout à l’autre de Londres. S’il avait des amis ou de la réputation, nous nous chargions de les lui faire perdre. Et pendant tout le temps que nous fûmes à le retourner sur le gril, nous avions fort à faire pour écarter de lui les femmes, qui étaient comme des harpies en fureur. Jamais je n’ai vu pareille réunion de faces haineuses. Au milieu d’elles se tenait l’individu, affectant un sang-froid sinistre et ricaneur ; il avait peur aussi, je le voyais bien, mais il montrait bonne contenance, monsieur, comme un véritable démon. Il nous dit : « Si vous tenez à faire un drame de cet incident, je suis évidemment à votre merci. Tout gentleman ne demande qu’à éviter le scandale. Fixez votre chiffre. » Eh bien, nous le taxâmes à cent livres, destinées aux parents de la fillette. D’évidence il était tenté de se rebiffer, mais nous avions tous un air qui promettait du vilain, et il finit par céder. Il lui fallut alors se procurer l’argent ; et où croyez-vous qu’il nous conduisit ? Tout simplement à cet endroit où il y a la porte. Il tira de sa poche une clef, entra, et revint bientôt, muni de quelque dix livres en or et d’un chèque pour le surplus, sur la banque Coutts, libellé payable au porteur et signé d’un nom que je ne puis vous dire, bien qu’il constitue l’un des points essentiels de mon histoire ; mais c’était un nom honorablement connu et souvent imprimé. Le chiffre était salé, mais la signature valait pour plus que cela, à condition toutefois qu’elle fût authentique. Je pris la liberté de faire observer à notre citoyen que tout son procédé me paraissait peu vraisemblable, et que, dans la vie réelle, on ne pénètre pas à quatre heures du matin par une porte de cave pour en ressortir avec un chèque d’autrui valant près de cent livres. Mais d’un ton tout à fait dégagé et railleur, il me répondit : « Soyez sans crainte, je ne vous quitterai pas jusqu’à l’ouverture de la banque et je toucherai le chèque moi-même. » Nous nous en allâmes donc tous, le docteur, le père de l’enfant, notre homme et moi, passer le reste de la nuit dans mon appartement ; et le matin venu, après avoir déjeuné, nous nous rendîmes en chœur à la banque. Je présentai le chèque moi-même, en disant que j’avais toutes raisons de le croire faux. Pas du tout. Le chèque était régulier.
 
M. Utterson émit un clappement de langue désapprobateur.
 
— Je vois que vous pensez comme moi, reprit M. Enfield. Oui, c’est une fâcheuse histoire. Car notre homme était un individu avec qui nul ne voudrait avoir rien de commun, un vraiment sinistre individu, et la personne au contraire qui tira le chèque est la fleur même des convenances, une célébrité en outre, et (qui pis est) l’un de ces citoyens qui font, comme ils disent, le bien. Chantage, je suppose, un honnête homme qui paye sans y regarder pour quelque fredaine de jeunesse. Quoique cette hypothèse même, voyez-vous, soit loin de tout expliquer, ajouta-t-il.
 
Et sur ces mots il tomba dans une profonde rêverie.
 
Il en fut tiré par M. Utterson, qui lui demandait assez brusquement :
 
— Et vous ne savez pas si le tireur du chèque habite là ?
 
— Un endroit bien approprié, n’est-ce pas ? répliqua M. Enfield. Mais j’ai eu l’occasion de noter son adresse : il habite sur une place quelconque.
 
— Et vous n’avez jamais pris de renseignements… sur cet endroit où il y a la porte ? reprit M. Utterson.
 
— Non, monsieur ; j’ai eu un scrupule. Je répugne beaucoup à poser des questions ; c’est là un genre qui rappelle trop le jour du Jugement. On lance une question, et c’est comme si on lançait une pierre. On est tranquillement assis au haut d’une montagne ; et la pierre déroule, qui en entraîne d’autres ; et pour finir, un sympathique vieillard (le dernier auquel on aurait pensé) reçoit l’avalanche sur le crâne au beau milieu de son jardin privé, et ses parents n’ont plus qu’à changer de nom. Non, monsieur, je m’en suis fait une règle : plus une histoire sent le louche, moins je m’informe.
 
— Une très bonne règle, en effet, répliqua le notaire.
 
— Mais j’ai examiné l’endroit par moi-même, continua M. Enfield. On dirait à peine une habitation. Il n’y a pas d’autre porte, et personne n’entre ni ne sort par celle-ci, sauf, à de longs intervalles, le citoyen de mon aventure. Il y a trois fenêtres donnant sur la cour au premier étage, et pas une au rez-de-chaussée ; jamais ces fenêtres ne s’ouvrent, mais leurs carreaux sont nettoyés. Et puis il y a une cheminée qui fume en général ; donc quelqu’un doit habiter là. Et encore ce n’est pas absolument certain, car les immeubles s’enchevêtrent si bien autour de cette cour qu’il est difficile de dire où l’un finit et où l’autre commence.
 
Les deux amis firent de nouveau quelques pas en silence ; puis :
 
— Enfield, déclara M. Utterson, c’est une bonne règle que vous avez adoptée.
 
— Je le crois en effet, répliqua Enfield.
 
— Mais malgré cela, poursuivit le notaire, il y a une chose que je veux vous demander ; c’est le nom de l’homme qui a foulé aux pieds l’enfant.
 
— Ma foi, répondit Enfield, je ne vois pas quel mal cela pourrait faire de vous le dire. Cet homme se nommait Hyde.
 
— Hum, fit M. Utterson. Et quel est son aspect physique ?
 
— Il n’est pas facile à décrire. Il y a dans son extérieur quelque chose de faux ; quelque chose de désagréable, d’absolument odieux. Je n’ai jamais vu personne qui me fût aussi antipathique ; et cependant je sais à peine pourquoi. Il doit être contrefait de quelque part ; il donne tout à fait l’impression d’avoir une difformité ; mais je n’en saurais préciser le siège. Cet homme a un air extraordinaire, et malgré cela je ne peux réellement indiquer en lui quelque chose qui sorte de la normale. Non, monsieur, j’y renonce ; je suis incapable de le décrire. Et ce n’est pas faute de mémoire ; car, en vérité, je me le représente comme s’il était là.
 
M. Utterson fit de nouveau quelques pas en silence et visiblement sous le poids d’une préoccupation. Il demanda enfin :
 
— Vous êtes sûr qu’il s’est servi d’une clef ?
 
— Mon cher monsieur… commença Enfield, au comble de la surprise.
 
— Oui je sais, dit Utterson, je sais que ma question doit vous sembler bizarre. Mais de fait, si je ne vous demande pas le nom de l’autre personnage, c’est parce que je le connais déjà. Votre histoire, croyez-le bien, Richard, est allée à bonne adresse. Si vous avez été inexact en quelque détail, vous ferez mieux de le rectifier.
 
— Il me semble que vous auriez pu me prévenir, répliqua l’autre avec une pointe d’humeur. Mais j’ai été d’une exactitude pédantesque, comme vous dites. L’individu avait une clef, et qui plus est, il l’a encore. Je l’ai vu s’en servir, il n’y a pas huit jours.
 
M. Utterson poussa un profond soupir, mais s’abstint de tout commentaire ; et bientôt son cadet reprit :
 
— Voilà une nouvelle leçon qui m’apprendra à me taire. Je rougis d’avoir eu la langue si longue. Convenons, voulez-vous, de ne plus jamais reparler de cette histoire.
 
— Bien volontiers, répondit le notaire. Voici ma main, Richard ; c’est promis.
 
== II - En quête de Mr Hyde ==
 
Ce soir-là, M. Utterson regagna mélancoliquement son logis de célibataire et se mit à table sans appétit. Il avait l’habitude, le dimanche, après son repas, de s’asseoir au coin du feu, avec un aride volume de théologie sur son pupitre à lecture, jusqu’à l’heure où minuit sonnait à l’horloge de l’église voisine, après quoi il allait sagement se mettre au lit, satisfait de sa journée. Mais ce soir-là, sitôt la table desservie, il prit un flambeau et passa dans son cabinet de travail. Là, il ouvrit son coffre-fort, retira du compartiment le plus secret un dossier portant sur sa chemise la mention : « Testament du Dr Jekyll », et se mit à son bureau, les sourcils froncés, pour en étudier le contenu. Le testament était olographe, car M. Utterson, bien qu’il en acceptât la garde à présent que c’était fait, avait refusé de coopérer le moins du monde à sa rédaction. Il stipulait non seulement que, en cas de décès de Henry Jekyll, docteur en médecine, docteur en droit civil, docteur légiste, membre de la Société Royale, etc., tous ses biens devaient passer en la possession de son « ami et bienfaiteur Edward Hyde » ; mais en outre que, dans le cas où ledit Dr Jekyll viendrait à « disparaître ou faire une absence inexpliquée d’une durée excédant trois mois pleins », ledit Edward Hyde serait sans plus de délai substitué à Henry Jekyll, étant libre de toute charge ou obligation autre que le paiement de quelques petits legs aux membres de la domesticité du docteur. Ce document faisait depuis longtemps le désespoir du notaire. Il s’en affligeait aussi bien comme notaire que comme partisan des côtés sains et traditionnels de l’existence, pour qui le fantaisiste égalait l’inconvenant. Jusque-là c’était son ignorance au sujet de M. Hyde qui suscitait son indignation : désormais, par un brusque revirement, ce fut ce qu’il en savait. Cela n’avait déjà pas bonne allure lorsque ce nom n’était pour lui qu’un nom vide de sens. Cela devenait pire depuis qu’il s’était paré de fâcheux attributs ; et hors des brumes onduleuses et inconsistantes qui avaient si longtemps offusqué son regard, le notaire vit surgir la brusque et nette apparition d’un démon.
 
« J’ai cru que c’était de la folie », se dit-il, en replaçant le malencontreux papier dans le coffre-fort, « mais à cette heure je commence à craindre que ce ne soit de l’opprobre. »
 
Là-dessus il souffla sa bougie, endossa un pardessus, et se mit en route dans la direction de Cavendish square, cette citadelle de la médecine, où son ami, le fameux Dr Lanyon, avait son habitation et recevait la foule de ses malades.
 
Si quelqu’un est au courant, songeait-il, ce doit être Lanyon.
 
Le majestueux maître d’hôtel le reconnut et le fit entrer : sans subir aucun délai d’attente, il fut introduit directement dans la salle à manger où le Dr Lanyon, qui dînait seul, en était aux liqueurs. C’était un gentleman cordial, plein de, santé, actif, rubicond, avec une mèche de cheveux prématurément blanchie et des allures exubérantes et décidées. À la vue de M. Utterson, il se leva d’un bond et s’avança au-devant de lui, les deux mains tendues. Cette affabilité, qui était dans les habitudes du personnage, avait l’air un peu théâtrale ; mais elle procédait de sentiments réels. Car tous deux étaient de vieux amis, d’anciens camarades de classe et d’université, pleins l’un et l’autre de la meilleure opinion réciproque, et, ce qui ne s’ensuit pas toujours, ils se plaisaient tout à fait dans leur mutuelle société.
 
Après quelques phrases sur la pluie et le beau temps, le notaire en vint au sujet qui lui préoccupait si fâcheusement l’esprit.
 
— Il me semble, Lanyon, dit-il, que nous devons être, vous et moi, les deux plus vieux amis du Dr Jekyll ?
 
— Je préférerais que ces amis fussent plus jeunes ! plaisanta le Dr Lanyon. Admettons-le cependant. Mais qu’importe ? Je le vois si peu à présent.
 
— En vérité ? fit Utterson. Je vous croyais très liés par des recherches communes ?
 
— Autrefois, répliqua l’autre. Mais voici plus de dix ans que Henry Jekyll est devenu trop fantaisiste pour moi. Il a commencé à tourner mal, en esprit s’entend ; et j’ai beau toujours m’intéresser à lui en souvenir du passé comme on dit, je le vois et l’ai vu diantrement peu depuis lors. De pareilles billevesées scientifiques, ajouta le docteur, devenu soudain rouge pourpre, auraient suffi à brouiller Damon et Pythias.
 
Cette petite bouffée d’humeur apporta comme un baume à M. Utterson. « Ils n’ont fait que différer sur un point de science », songea-t-il ; et comme il était dénué de passion scientifique (sauf en matière notariale), il ajouta même : « Si ce n’est que cela ! » Puis, ayant laissé quelques secondes à son ami pour reprendre son calme, il aborda la question qui faisait le but de sa visite, en demandant :
 
— Avez-vous jamais rencontré un sien protégé, un nommé Hyde ?
 
— Hyde ? répéta Lanyon. Non. Jamais entendu parler de lui. Ce n’est pas de mon temps.
 
Telle fut la somme de renseignements que le notaire remporta avec lui dans son grand lit obscur où il resta à se retourner sans répit jusque bien avant dans la nuit. Ce ne fut guère une nuit de repos pour son esprit qui travaillait, perdu en pleines ténèbres et assiégé de questions.
 
Six heures sonnèrent au clocher de l’église qui se trouvait si commodément proche du logis de M. Utterson, et il creusait toujours le problème. Au début celui-ci ne l’avait touché que par son côté intellectuel ; mais à présent son imagination était, elle aussi, occupée ou pour mieux dire asservie ; et tandis qu’il restait à se retourner dans les opaques ténèbres de la nuit et de sa chambre aux rideaux clos, le récit de M. Enfield repassait devant sa mémoire en un déroulement de tableaux lucides. Il croyait voir l’immense champ de réverbères d’une ville nocturne ; puis un personnage qui s’avançait à pas rapides ; puis une fillette qui sortait en courant de chez le docteur, et puis tous les deux se rencontraient, et le monstre inhumain foulait aux pieds l’enfant et s’éloignait sans prendre garde à ses cris. Ou encore il voyait dans une somptueuse maison une chambre où son ami était en train de dormir, rêvant et souriant à ses rêves ; et alors la porte de cette chambre s’ouvrait, les rideaux du lit s’écartaient violemment, le dormeur se réveillait, et patatras ! il découvrait à son chevet un être qui avait sur lui tout pouvoir, et même en cette heure où tout reposait il lui fallait se lever et faire comme on le lui ordonnait. Le personnage sous ces deux aspects hanta toute la nuit le notaire ; et si par instants celui-ci s’endormait, ce n’était que pour le voir se glisser plus furtif dans des maisons endormies, ou s’avancer d’une vitesse de plus en plus accélérée, jusqu’à en devenir vertigineuse, parmi de toujours plus vastes labyrinthes de villes éclairées de réverbères, et à chaque coin de rue écraser une fillette et la laisser là hurlante. Et toujours ce personnage manquait d’un visage auquel il pût le reconnaître ; même dans ses rêves, il manquait de visage, ou bien celui-ci était un leurre qui s’évanouissait sous son regard…
 
Ce fut de la sorte que naquit et grandit peu à peu dans l’esprit du notaire une curiosité singulièrement forte, quasi désordonnée, de contempler les traits du véritable M. Hyde. Il lui aurait suffi, croyait-il, de jeter les yeux sur lui une seule fois pour que le mystère s’éclaircît, voire même se dissipât tout à fait, selon la coutume des choses mystérieuses quand on les examine bien. Il comprendrait alors la raison d’être de l’étrange prédilection de son ami, ou (si l’on préfère) de sa sujétion, non moins que des stupéfiantes clauses du testament. Et en tout cas ce serait là un visage qui mériterait d’être vu ; le visage d’un homme dont les entrailles étaient inaccessibles à la pitié ; un visage auquel il suffisait de se montrer pour susciter dans l’âme du flegmatique Enfield un sentiment de haine tenace.
 
À partir de ce jour, M. Utterson fréquenta assidûment la porte située dans la lointaine petite rue de boutiques. Le matin avant les heures de bureau, le soir sous les regards de la brumeuse lune citadine, par tous les éclairages et à toutes les heures de solitude ou de foule, le notaire se trouvait à son poste de prédilection.
 
« Puisqu’il est M. Hyde, se disait-il, je serai M. Seek. »
 
Sa patience fut enfin récompensée. C’était par une belle nuit sèche ; il y avait de la gelée dans l’air ; les rues étaient nettes comme le parquet d’une salle de bal ; les réverbères, que ne faisait vaciller aucun souffle, dessinaient leurs schémas réguliers de lumière et d’ombre. À dix heures, quand les boutiques se fermaient, la petite rue devenait très déserte et, en dépit du sourd grondement de Londres qui s’élevait de tout à l’entour, très silencieuse. Les plus petits sons portaient au loin : les bruits domestiques provenant des maisons s’entendaient nettement d’un côté à l’autre de la chaussée ; et le bruit de leur marche précédait de beaucoup les passants. Il y avait quelques minutes que M. Utterson était à son poste, lorsqu’il perçut un pas insolite et léger qui se rapprochait. Au cours de ses reconnaissances nocturnes, il s’était habitué depuis longtemps à l’effet bizarre que produit le pas d’un promeneur solitaire qui est encore à une grande distance, lorsqu’il devient tout à coup distinct parmi la vaste rumeur et les voix de la ville. Mais son attention n’avait jamais encore été mise en arrêt de façon aussi aiguë et décisive ; et ce fut avec un vif et superstitieux pressentiment de toucher au but qu’il se dissimula dans l’entrée de la cour.
 
Les pas se rapprochaient rapidement, et ils redoublèrent tout à coup de sonorité lorsqu’ils débouchèrent dans la rue. Le notaire, avançant la tête hors de l’entrée, fut bientôt édifié sur le genre d’individu auquel il avait affaire. C’était un petit homme très simplement vêtu, et son aspect, même à distance, souleva chez le guetteur une violente antipathie. Il marcha droit vers la porte, coupant en travers de la chaussée pour gagner du temps, et chemin faisant, il tira une clef de sa poche comme s’il arrivait chez lui.
 
M. Utterson sortit de sa cachette et quand l’autre fut à sa hauteur il lui toucha l’épaule.
 
— Monsieur Hyde, je pense ?
 
M. Hyde se recula, en aspirant l’air avec force. Mais sa crainte ne dura pas ; et, sans toutefois regarder le notaire en face, il lui répondit avec assez de sang-froid :
 
— C’est bien mon nom. Que me voulez-vous ?
 
— Je vois que vous allez entrer, répliqua le notaire. Je suis un vieil ami du Dr Jekyll… M. Utterson, de Gaunt Street… Il doit vous avoir parlé de moi ; et en nous rencontrant si à point, j’ai cru que vous pourriez m’introduire auprès de lui.
 
— Vous ne trouverez pas le Dr Jekyll ; il est sorti, répliqua M. Hyde, en soufflant dans sa clef. Puis avec brusquerie, mais toujours sans lever les yeux, il ajouta : D’où me connaissez-vous ?
 
— Je vous demanderai d’abord, répliqua M. Utterson, de me faire un plaisir.
 
— Volontiers, répondit l’autre… De quoi s’agit-il ?
 
— Voulez-vous me laisser voir votre visage ? demanda le notaire
 
M. Hyde parut hésiter ; puis, comme s’il prenait une brusque résolution, il releva la tête d’un air de défi ; et tous deux restèrent quelques secondes à se dévisager fixement.
 
— À présent, je vous reconnaîtrai, fit M. Utterson. Cela peut devenir utile.
 
— Oui, répliqua M. Hyde, il vaut autant que nous nous soyons rencontrés ; mais à ce propos, il est bon que vous sachiez mon adresse.
 
Et il lui donna un numéro et un nom de rue dans Soho.
 
« Grand Dieu ! pensa M. Utterson, se peut-il que lui aussi ait songé au testament ? »
 
Mais il garda sa réflexion pour lui-même et se borna à émettre un vague remerciement au sujet de l’adresse.
 
— Et maintenant, fit l’autre, répondez-moi : d’où me connaissez-vous ?
 
— On m’a fait votre portrait.
 
— Qui cela ?
 
— Nous avons des amis communs, répondit M. Utterson.
 
— Des amis communs, répéta M. Hyde, d’une voix rauque. Citez-en.
 
— Jekyll, par exemple, dit le notaire.
 
— Jamais il ne vous a parlé de moi ! s’écria M. Hyde, dans un accès de colère. Je ne vous croyais pas capable de mentir.
 
— Tout doux, fit M. Utterson, vous vous oubliez.
 
L’autre poussa tout haut un ricanement sauvage ; et en un instant, avec une promptitude extraordinaire, il ouvrit la porte et disparut dans la maison.
 
Le notaire resta d’abord où M. Hyde l’avait laissé, livré au plus grand trouble. Puis avec lenteur il se mit à remonter la rue, s’arrêtant quasi à chaque pas et portant la main à son front, comme s’il était en proie à une vive préoccupation d’esprit. Le problème qu’il examinait ainsi, tout en marchant, appartenait à une catégorie presque insoluble. M. Hyde était blême et rabougri, il donnait sans aucune difformité visible l’impression d’être contrefait, il avait un sourire déplaisant, il s’était comporté envers le notaire avec un mélange quasi féroce de timidité et d’audace, et il parlait d’une voix sourde, sibilante et à demi cassée ; tout cela militait contre lui ; mais tout cet ensemble réuni ne suffisait pas à expliquer la répugnance jusque-là inconnue, le dégoût et la crainte avec lesquels M. Utterson le regardait. « Il doit y avoir autre chose, se dit ce gentleman, perplexe. Il y a certainement autre chose, mais je n’arrive pas à mettre le doigt dessus. Dieu me pardonne, cet homme n’a pour ainsi dire pas l’air d’être un civilisé. Tiendrait-il du troglodyte ? ou serait-ce la vieille histoire du Dr Fell, ou bien est-ce le simple reflet d’une vilaine âme qui transparaît ainsi à travers son revêtement d’argile et le transfigure ? Cette dernière hypothèse, je crois… Ah ! mon pauvre vieux Harry Jekyll, si jamais j’ai lu sur un visage la griffe de Satan, c’est bien sur celui de votre nouvel ami ! »
 
Passé le coin en venant de la petite rue, il y avait une place carrée entourée d’anciennes et belles maisons, à cette heure déchues pour la plupart de leur splendeur passée et louées par étages et appartements à des gens de toutes sortes et de toutes conditions : graveurs de plans, architectes, louches agents d’affaires et directeurs de vagues entreprises. Une maison, toutefois, la deuxième à partir du coin, appartenait toujours à un seul occupant ; et à la porte de celle-ci, qui offrait un grand air de richesse et de confort, bien qu’à l’exception de l’imposte elle fût alors plongée dans les ténèbres, M. Utterson s’arrêta et heurta. Un domestique âgé, en livrée, vint ouvrir.
 
— Est-ce que le docteur est chez lui, Poole ? demanda le notaire
 
— Je vais voir ; monsieur Utterson, répondit Poole, tout en introduisant le visiteur dans un grand et confortable vestibule au plafond bas, pavé de carreaux céramiques, chauffé (telle une maison de campagne) par la flamme claire d’un âtre ouvert, et meublé de précieux buffets de chêne.
 
— Préférez-vous attendre ici au coin du feu, monsieur, ou voulez-vous que je vous fasse de la lumière dans la salle à manger ?
 
— Inutile, j’attendrai ici, répliqua le notaire.
 
Et s’approchant du garde-feu élevé, il s’y accouda. Ce vestibule, où il resta bientôt seul, était une vanité mignonne de son ami le docteur ; et Utterson lui-même ne manquait pas d’en parler comme de la pièce la plus agréable de tout Londres. Mais ce soir, un frisson lui parcourait les moelles ; le visage de Hyde hantait péniblement son souvenir ; il éprouvait (chose insolite pour lui) la satiété et le dégoût de la vie ; et du fond de sa dépression mentale, les reflets dansants de la flamme sur le poli des buffets et les sursauts inquiétants de l’ombre au plafond, prenaient un caractère lugubre. Il eut honte de se sentir soulagé lorsque Poole revint enfin lui annoncer que le Dr Jekyll était sorti.
 
— Dites, Poole, fit-il, j’ai vu M. Hyde entrer par la porte de l’ancienne salle de dissection. Est-ce correct, lorsque le Dr Jekyll est absent ?
 
— Tout à fait correct, monsieur Utterson, répondit le domestique, M. Hyde a la clef.
 
— Il me semble que votre maître met beaucoup de confiance en ce jeune homme, Poole, reprit l’autre d’un air pensif.
 
— Oui, monsieur, beaucoup en effet, répondit Poole. Nous avons tous reçu l’ordre de lui obéir.
 
— Je ne pense pas avoir jamais rencontré M. Hyde ? interrogea Utterson.
 
— Oh, mon Dieu, non, monsieur. Il ne dîne jamais ici, répliqua le maître d’hôtel. Et même nous ne le voyons guère de ce côté-ci de la maison ; il entre et sort la plupart du temps par le laboratoire.
 
— Allons, bonne nuit, Poole.
 
— Bonne nuit, monsieur Utterson.
 
Et le notaire s’en retourna chez lui, le cœur tout serré.
 
« Ce pauvre Harry Jekyll, songeait-il, j’ai bien peur qu’il ne se soit mis dans de mauvais draps ! Il a eu une jeunesse un peu orageuse ; cela ne date pas d’hier, il est vrai ; mais la justice de Dieu ne connaît ni règle ni limites. Hé oui, ce doit être cela : le revenant d’un vieux péché, le cancer d’une honte secrète, le châtiment qui vient, pede claudo, des années après que la faute est sortie de la mémoire et que l’amour-propre s’en est absous. »
 
Et le notaire, troublé par cette considération, médita un instant sur son propre passé, fouillant tous les recoins de sa mémoire, dans la crainte d’en voir surgir à la lumière, comme d’une boîte à surprises, une vieille iniquité. Son passé était certes bien innocent ; peu de gens pouvaient lire avec moins d’appréhension les feuillets de leur vie ; et pourtant il fut d’abord accablé de honte par toutes les mauvaises actions qu’il avait commises, puis soulevé d’une douce et timide reconnaissance par toutes celles qu’il avait évitées après avoir failli de bien près les commettre. Et ramené ainsi à son sujet primitif, il conçut une lueur d’espérance.
 
« Ce maître Hyde, si on le connaissait mieux, songeait-il, doit avoir ses secrets particuliers : de noirs secrets, dirait-on à le voir ; des secrets à côté desquels les pires du pauvre Jekyll sembleraient purs comme le jour. Les choses ne peuvent durer ainsi. Cela me glace de penser que cet être-là s’insinue comme un voleur au chevet de Harry : pauvre Harry, quel réveil pour lui ! Et quel danger ; car si ce Hyde soupçonne l’existence du testament, il peut devenir impatient d’hériter. Oui, il faut que je pousse à la roue… si toutefois Jekyll me laisse faire, ajouta-t-il, si Jekyll veut bien me laisser faire. »
 
Car une fois de plus il revoyait en esprit, nettes comme sur un écran lumineux, les singulières clauses du testament.
 
==III - La parfaite tranquillité du Dr Jekyll==
 
Quinze jours s’étaient écoulés lorsque, par le plus heureux des hasards, le docteur offrit un de ces agréables dîners dont il était coutumier à cinq ou six vieux camarades, tous hommes intelligents et distingués, et tous amateurs de bons vins. M. Utterson, qui y assistait, fit en sorte de rester après le départ des autres convives. La chose, loin d’avoir quelque chose de nouveau, s’était produite maintes et maintes fois. Quand on aimait Utterson, on l’aimait bien. Les amphitryons se plaisaient à retenir l’aride notaire, alors que les gens d’un caractère jovial et expansif avaient déjà le pied sur le seuil ; ils se plaisaient à rester encore quelque peu avec ce discret compagnon, afin de se réaccoutumer à la solitude, et de laisser leur esprit se détendre, après une excessive dépense de gaieté, dans le précieux silence de leur hôte. À cette règle, le Dr Jekyll ne faisait pas exception ; et si vous aviez vu alors, installé de l’autre côté du feu, ce quinquagénaire robuste et bien bâti, dont le visage serein offrait, avec peut-être un rien de dissimulation, tous les signes de l’intelligence et de la bonté, vous auriez compris à sa seule attitude qu’il professait envers M. Utterson une sincère et chaude sympathie.
 
— J’ai éprouvé le besoin de vous parler, Jekyll, commença le notaire. Vous vous rappelez votre testament ?
 
Un observateur attentif eût pu discerner que l’on goûtait peu ce sujet ; mais le docteur affecta de le prendre sur un ton dégagé.
 
— Mon cher Utterson, répondit-il, vous n’avez pas de chance avec votre client. Je n’ai jamais vu personne aussi tourmenté que vous l’êtes par mon testament ; sauf peut-être ce pédant invétéré de Lanyon, par ce qu’il appelle mes hérésies scientifiques. Oui, oui, entendu, c’est un brave garçon… inutile de prendre cet air sévère… un excellent garçon, et j’ai toujours l’intention de le revoir, mais cela ne l’empêche pas d’être un pédant invétéré ; un pédant ignare et prétentieux. Jamais personne ne m’a autant déçu que Lanyon.
 
— Vous savez que je n’ai jamais approuvé la chose, poursuivit l’impitoyable Utterson, refusant de le suivre sur ce nouveau terrain.
 
— Mon testament ? Mais oui, bien entendu, je le sais, fit le docteur, un peu sèchement. Vous me l’avez déjà dit.
 
— Eh bien, je vous le redis encore, continua le notaire. J’ai appris quelque chose concernant le jeune Hyde.
 
La face épanouie du Dr Jekyll se décolora jusqu’aux lèvres, et ses yeux s’assombrirent. Il déclara :
 
— Je ne désire pas en entendre davantage. Il me semble que nous avions convenu de ne plus parler de ce sujet.
 
— Ce que j’ai appris est abominable, insista Utterson.
 
— Cela ne peut rien y changer. Vous ne comprenez pas ma situation, répliqua le docteur, avec une certaine incohérence. Je suis dans une situation pénible, Utterson ; ma situation est exceptionnelle, tout à fait exceptionnelle. C’est une de ces choses auxquelles on ne peut remédier par des paroles.
 
— Jekyll, reprit Utterson, vous me connaissez : je suis quelqu’un en qui on peut avoir confiance. Avouez-moi cela sous le sceau du secret ; je me fais fort de vous en tirer.
 
— Mon bon Utterson, repartit le docteur, c’est très aimable de votre part ; c’est tout à fait aimable, et je ne trouve pas de mots pour vous remercier. J’ai en vous la foi la plus entière ; je me confierais à vous plutôt qu’à n’importe qui, voire à moi-même, s’il me restait le choix ; mais croyez-moi, ce n’est pas ce que vous imaginez ; ce n’est pas aussi grave ; et pour vous mettre un peu l’esprit en repos, je vous dirai une chose : dès l’instant où il me plaira de le faire, je puis me débarrasser de M. Hyde. Là-dessus je vous serre la main, et merci encore et encore… Plus rien qu’un dernier mot, Utterson, dont vous ne vous formaliserez pas, j’en suis sûr ; c’est là une affaire privée, et je vous conjure de la laisser en repos.
 
Utterson, le regard perdu dans les flammes, resta songeur une minute.
 
— Je suis convaincu que vous avez parfaitement raison, finit-il par dire, tout en se levant de son siège.
 
— Allons, reprit le docteur, puisque nous avons abordé ce sujet, et pour la dernière fois j’espère, voici un point que je tiendrais à vous faire comprendre. Je porte en effet le plus vif intérêt à ce pauvre Hyde. Je sais que vous l’avez vu ; il me l’a dit ; et je crains qu’il ne se soit montré grossier. Mais je vous assure que je porte un grand, un très grand intérêt à ce jeune homme ; et si je viens à disparaître, Utterson, je désire que vous me promettiez de le soutenir et de sauvegarder ses intérêts. Vous n’y manqueriez pas, si vous saviez tout ; et cela me soulagerait d’un grand poids si vous vouliez bien me le promettre.
 
— Je ne puis vous garantir que je ne l’aimerai jamais, repartit le notaire.
 
— Je ne vous demande pas cela, insista Jekyll, en posant la main sur le bras de l’autre ; je ne vous demande rien que de légitime ; je vous demande uniquement de l’aider en mémoire de moi, lorsque je ne serai plus là.
 
Utterson ne put refréner un soupir.
 
— Soit, fit-il, je vous le promets.
 
== IV - L’assassinat de Sir Danvers Carew ==
 
Un an plus tard environ, au mois d’octobre 18…, un crime d’une férocité inouïe, et que rendait encore plus remarquable le rang élevé de la victime, vint mettre Londres en émoi. Les détails connus étaient brefs mais stupéfiants. Une domestique qui se trouvait seule dans une maison assez voisine de la Tamise était montée se coucher vers onze heures. Malgré le brouillard qui vers le matin s’abattit sur la ville, le ciel resta pur la plus grande partie de la nuit, et la pleine lune éclairait brillamment la rue sur laquelle donnait la fenêtre de la fille. Celle-ci, qui était sans doute en dispositions romanesques, s’assit sur sa malle qui se trouvait placée juste devant la fenêtre, et se perdit dans une profonde rêverie. Jamais (comme elle le dit, avec des flots de larmes, en racontant la scène), jamais elle ne s’était sentie plus en paix avec l’humanité, jamais elle n’avait cru davantage à la bonté du monde. Or, tandis qu’elle était là assise, elle vit venir du bout de la rue un vieux et respectable gentleman à cheveux blancs ; et allant à sa rencontre, un autre gentleman tout petit, qui d’abord attira moins son attention. Lorsqu’ils furent à portée de s’adresser la parole (ce qui se produisit juste au-dessous de la fenêtre par où regardait la fille), le plus vieux salua l’autre, et l’aborda avec la plus exquise politesse. L’objet de sa requête ne devait pas avoir grande importance ; d’après son geste, à un moment, on eût dit qu’il se bornait à demander son chemin ; mais tandis qu’il parlait, la lune éclaira son visage, et la fille prit plaisir à le considérer, tant il respirait une aménité de caractère naïve et désuète, relevée toutefois d’une certaine hauteur, provenant, eût-on dit, d’une légitime fierté. Puis elle accorda un regard à l’autre, et eut l’étonnement de reconnaître en lui un certain M. Hyde, qui avait une fois rendu visite à son maître et pour qui elle avait conçu de l’antipathie. Il tenait à la main une lourde canne, avec laquelle il jouait, mais il ne répondait mot, et semblait écouter avec une impatience mal contenue. Et puis tout d’un coup il éclata d’une rage folle, frappant du pied, brandissant sa canne, et bref, au dire de la fille, se comportant comme un fou.
 
Le vieux gentleman, d’un air tout à fait surpris et un peu offensé, fit un pas en arrière ; sur quoi M. Hyde perdit toute retenue, et le frappant de son gourdin l’étendit par terre. Et à l’instant même, avec une fureur simiesque, il se mit à fouler aux pieds sa victime, et à l’accabler d’une grêle de coups telle qu’on entendait les os craquer et que le corps rebondissait sur les pavés. Frappée d’horreur à ce spectacle, la fille perdit connaissance.
 
Il était deux heures lorsqu’elle revint à elle et alla prévenir la police. L’assassin avait depuis longtemps disparu, mais au mi-lieu de la chaussée gisait sa victime, incroyablement abîmée. Le bâton, instrument du forfait, bien qu’il fût d’un bois rare, très dense et compact, s’était cassé en deux sous la violence de cette rage insensée ; et un bout hérissé d’éclats en avait roulé jusque dans le ruisseau voisin… tandis que l’autre, sans doute, était resté aux mains du criminel. On retrouva sur la victime une bourse et une montre en or ; mais ni cartes de visite ni papiers, à l’exception d’une enveloppe cachetée et timbrée, que le vieillard s’en allait probablement mettre à la poste et qui portait le nom et l’adresse de M. Utterson.
 
Cette lettre fut remise dans la matinée au notaire comme il était encore couché. À peine eut-il jeté les yeux sur elle, et entendu raconter l’événement, qu’il prit un air solennel et dit :
 
— Je ne puis me prononcer tant que je n’aurai pas vu le corps ; mais c’est peut-être très sérieux. Ayez l’obligeance de me laisser le temps de m’habiller.
 
Et, sans quitter sa contenance grave, il expédia son déjeuner en hâte et se fit mener au poste de police, où l’on avait transporté le cadavre. À peine entré dans la cellule, il hocha la tête affirmativement.
 
— Oui, dit-il, je le reconnais. J’ai le regret de vous apprendre que c’est là le corps de sir Danvers Carew.
 
— Bon Dieu, monsieur, s’écria le commissaire, est-il possible ?
 
Et tout aussitôt ses yeux brillèrent d’ambition professionnelle. Il reprit :
 
— Ceci va faire un bruit énorme. Et peut-être pouvez-vous m’aider à retrouver le coupable.
 
Il raconta brièvement ce que la fille avait vu, et exhiba la canne brisée.
 
Au nom de Hyde, M. Utterson avait déjà dressé l’oreille, mais à l’aspect de la canne, il ne put douter davantage : toute brisée et abîmée qu’elle était, il la reconnaissait pour celle dont lui-même avait fait cadeau à Henry Jekyll, des années auparavant. Il demanda :
 
— Ce M. Hyde est-il quelqu’un de petite taille ?
 
— Il est remarquablement petit et a l’air remarquablement mauvais, telles sont les expressions de la fille, répondit le commissaire.
 
M. Utterson réfléchit ; après quoi, relevant la tête :
 
— Si vous voulez venir avec moi dans mon cab, je me fais fort de vous mener à son domicile.
 
Il était alors environ neuf heures du matin, et c’était le premier brouillard de la saison. Un vaste dais d’une teinte marron recouvrait le ciel, mais le vent ne cessait de harceler et de mettre en déroute ces bataillons de vapeurs. À mesure que le cab passait d’une rue dans l’autre, M. Utterson voyait se succéder un nombre étonnant de teintes et d’intensités crépusculaires : il faisait noir comme à la fin de la soirée ; là c’était l’enveloppement d’un roux dense et livide, pareil à une étrange lueur d’incendie ; et ailleurs, pour un instant, le brouillard cessait tout à fait, et par une hagarde trouée le jour perçait entre les nuées floconneuses. Vu sous ces aspects changeants, le triste quartier de Soho, avec ses rues boueuses, ses passants mal vêtus, et ses réverbères qu’on n’avait pas éteints ou qu’on avait rallumés pour combattre ce lugubre retour offensif des ténèbres, apparaissait, aux yeux du notaire, comme emprunté à une ville de cauchemar. Ses réflexions, en outre, étaient de la plus sombre couleur, et lorsqu’il jetait les yeux sur son compagnon de voiture, il se sentait effleuré par cette terreur de la justice et de ses représentants, qui vient assaillir parfois jusqu’aux plus honnêtes.
 
Comme le cab s’arrêtait à l’adresse indiquée, le brouillard s’éclaircit un peu et lui laissa voir une rue sale, un grand bar populaire, un restaurant français de bas étage, une de ces boutiques où l’on vend des livraisons à deux sous et des salades à quatre, des tas d’enfants haillonneux grouillant sur les seuils, et des quantités de femmes de toutes les nationalités qui s’en allaient, leur clef à la main, absorber le petit verre matinal. Presque au même instant le brouillard enveloppa de nouveau cette région d’une ombre épaisse et lui déroba la vue de ce peu recommandable entourage. Ici habitait le familier de Henry Jekyll, un homme qui devait hériter d’un quart de million de livres sterling.
 
Une vieille à face d’ivoire et à cheveux d’argent vint ouvrir. Elle avait un visage méchant, masqué d’hypocrisie ; mais elle se tenait à merveille. On était bien, en effet, chez M. Hyde, mais il se trouvait absent : il était rentré fort tard dans la nuit, mais était ressorti au bout d’une heure à peine ; ce qui n’avait rien de surprenant, car ses habitudes étaient fort irrégulières, et il s’absentait souvent : ainsi, il y avait hier près de deux mois qu’elle ne l’avait vu.
 
— Eh bien alors, dit le notaire, faites nous voir ses appartements ; et, comme la vieille s’y refusait, il ajouta : Autant vous dire tout de suite qui est ce monsieur qui m’accompagne : c’est M. l’inspecteur Newcomen, de la Sûreté générale.
 
Un éclair de hideuse joie illumina le visage de la femme.
 
— Ah ! s’écria-t-elle, il a des ennuis ! Qu’est-ce qu’il a donc fait ?
 
M. Utterson échangea un regard avec l’inspecteur.
 
— Il n’a pas l’air des plus populaires, fit observer ce dernier. Et maintenant, ma brave femme, laissez-nous donc, ce monsieur et moi, jeter un coup d’œil à l’intérieur.
 
Dans toute l’étendue de la maison, où la vieille se trouvait absolument seule, M. Hyde ne s’était servi que de deux pièces, mais il les avait aménagées avec luxe et bon goût. Un réduit était garni de vins ; la vaisselle était d’argent, le linge fin, on voyait au mur un tableau de maître, cadeau (supposa Utterson) de Henry Jekyll, qui était assez bon connaisseur ; et les tapis étaient mœlleux et de tons discrets. À cette heure cependant, l’aspect des pièces révélait aussitôt qu’on venait d’y fourrager depuis peu et en toute hâte : des vêtements, les poches retournées, jonchaient le parquet ; des tiroirs à serrure restaient béants ; et la cheminée contenait un amas de cendres grisâtres, comme si on y avait brûlé une grande quantité de papiers. En remuant ce tas l’inspecteur découvrit, épargné par le feu, le talon d’un carnet de chèques vierge ; l’autre moitié de la canne se retrouva derrière la porte ; et comme ceci confirmait définitivement ses soupçons, le fonctionnaire se déclara enchanté. Une visite à la banque, où l’on trouva le compte de l’assassin crédité de plusieurs milliers de livres, mit le comble à sa satisfaction.
 
— Vous pouvez m’en croire, monsieur, affirma-t-il à M. Utterson, je le tiens. Il faut qu’il ait perdu la tête, sans quoi il n’eût jamais laissé derrière lui cette canne, ni surtout détruit ce carnet de chèques. L’argent, voyons, c’est la vie même pour lui. Nous n’avons plus rien d’autre à faire que de l’attendre à la banque, et de publier son signalement.
 
Ceci, toutefois, n’alla pas sans difficultés ; car peu de gens connaissaient M. Hyde : le maître même de la servante ne l’avait vu que deux fois ; sa famille demeurait introuvable ; il ne s’était jamais fait photographier ; et les rares personnes en état de le décrire différaient considérablement, selon la coutume des observateurs vulgaires. Ils ne s’accordaient que sur un point, à savoir : l’impression obsédante de difformité indéfinissable qu’on ressentait à la vue du fugitif.
 
== V - L’incident de la lettre ==
 
Il était tard dans l’après-midi lorsque M. Utterson se présenta à la porte du Dr Jekyll, où il fut reçu aussitôt par Poole, qui l’emmena, par les cuisines et en traversant une cour qui avait été autrefois un jardin, jusqu’au corps de logis qu’on appelait indifféremment le laboratoire ou salle de dissection. Le docteur avait racheté la maison aux héritiers d’un chirurgien fameux ; et comme lui-même s’occupait plutôt de chimie que d’anatomie, il avait changé la destination du bâtiment situé au fond du jardin. Le notaire était reçu pour la première fois dans cette partie de l’habitation de son ami. Il considérait avec curiosité ces murailles décrépies et dépourvues de fenêtres ; et ce furent des regards fâcheusement dépaysés qu’il promena autour de lui, lorsqu’il traversa l’amphithéâtre, jadis empli d’une foule d’étudiants attentifs et à cette heure vide et silencieux, avec ses tables surchargées d’instruments de chimie, son carreau encombré de touries et jonché de paille d’emballage sous le jour appauvri que laissait filtrer la coupole embrumée. À l’autre extrémité, des marches d’escalier aboutissaient à une porte revêtue de serge rouge, par où M. Utterson fut enfin admis dans le cabinet du docteur. C’était une vaste pièce, garnie tout autour d’étagères vitrées, et meublée principalement d’une glace « psyché » et d’une table de travail, et ayant vue sur la cour par trois fenêtres poussiéreuses et grillées de fer. Le feu brûlait dans l’âtre ; une lampe allumée était disposée sur le rebord de la cheminée ; car même dans les intérieurs le brouillard commençait à s’épaissir ; et là, réfugié tout contre la flamme, était assis le Dr Jekyll, qui semblait très malade. Sans se lever pour venir à la rencontre de son visiteur, il lui tendit une main glacée et lui souhaita la bienvenue d’une voix altérée.
 
— Et alors, lui dit M. Utterson, dès que Poole se fut retiré, vous avez appris les nouvelles ?
 
Le docteur frissonna. Il répondit :
 
— On les criait sur la place ; je les ai entendues de ma salle à manger.
 
— Un mot, dit le notaire. Carew était mon client, mais vous l’êtes aussi, et je tiens à savoir ce que je fais. Vous n’avez pas été assez fou pour cacher ce garçon ?
 
— Utterson, je prends Dieu à témoin, s’écria le docteur, oui je prends Dieu à témoin que je ne le reverrai de ma vie. Je vous donne ma parole d’honneur que tout est fini dans ce monde entre lui et moi. C’est absolument fini. Et d’ailleurs, il n’a pas besoin de mon aide ; vous ne le connaissez pas comme je le connais ; il est à l’abri, il est tout à fait à l’abri, notez bien mes paroles, on n’aura plus jamais de ses nouvelles.
 
Le notaire l’écoutait d’un air soucieux : l’attitude fiévreuse de son ami lui déplaisait. Il répliqua :
 
— Vous semblez joliment sûr de lui, et dans votre intérêt je souhaite que vous ne vous trompiez pas. Si le procès avait lieu, votre nom y serait peut-être prononcé.
 
— Je suis tout à fait sûr de lui, reprit Jekyll ; ma certitude repose sur des motifs qu’il m’est interdit de révéler à quiconque. Mais il y a un point sur lequel vous pouvez me conseiller. J’ai… j’ai reçu une lettre ; et je me demande si je dois la communiquer à la police. Je m’en remettrais volontiers à vous, Utterson ; vous jugeriez sainement, j’en suis convaincu ; j’ai en vous la plus entière confiance.
 
— Vous craignez, j’imagine, que cette lettre ne puisse aider à le faire retrouver ? interrogea le notaire.
 
— Non répondit l’autre. Je ne puis dire que je me soucie du sort de Hyde ; tout est fini entre lui et moi. Je songeais à ma réputation personnelle, que cette odieuse histoire a quelque peu mise en péril.
 
Utterson médita quelques instants : l’égoïsme de son ami le surprenait, tout en le rassurant.
 
— Eh bien, soit, conclut-il enfin, faites-moi voir cette lettre.
 
Elle était libellée d’une singulière écriture droite, et signée « Edward Hyde ». Elle déclarait, en termes assez laconiques, que le bienfaiteur du susdit Hyde, le Dr Jekyll, dont il avait longtemps si mal reconnu les mille bienfaits, ne devait éprouver aucune inquiétude au sujet de son salut, car il disposait de moyens d’évasion en lesquels il mettait une entière confiance. Cette lettre plut assez au notaire ; elle jetait sur cette liaison un jour plus favorable qu’il ne l’avait cru ; et il se reprocha quelques-unes de ses suppositions passées.
 
— Avez-vous l’enveloppe ? demanda-t-il.
 
— Je l’ai brûlée, répondit Jekyll, avant de songer à ce que je faisais. Mais elle ne portait pas de cachet postal. On a remis la lettre de la main à la main.
 
— Puis-je garder ce papier jusqu’à demain ? demanda Utterson. La nuit porte conseil.
 
— Je vous laisse entièrement juge de ma conduite, repartit l’autre. J’ai perdu toute confiance en moi.
 
— Eh bien, je réfléchirai, conclut le notaire. Et maintenant un dernier mot : c’est Hyde qui vous a dicté les termes de votre testament ayant trait à votre disparition possible ?
 
Un accès de faiblesse parut envahir le docteur : il serra les dents et fit un signe affirmatif.
 
— J’en étais sûr, dit Utterson. Il comptait vous assassiner. Vous l’avez échappé belle.
 
— Bien mieux que cela, répliqua le docteur avec gravité. J’ai reçu une leçon… Ô Dieu, Utterson, quelle leçon j’ai reçue !…
 
Et il resta un moment la face cachée entre ses mains.
 
Avant de quitter la maison, le notaire s’arrêta pour échanger quelques mots avec Poole.
 
— À propos, lui dit-il, on a apporté une lettre aujourd’hui. Quelle figure avait le messager ?
 
Mais Poole fut catégorique : le facteur seul avait apporté quelque chose ; « et il n’a remis que des imprimés », ajouta-t-il.
 
À cette nouvelle, le visiteur, en s’éloignant, sentit renaître ses craintes. D’évidence, la lettre était arrivée par la porte du laboratoire ; peut-être même avait-elle été écrite dans le cabinet ; et dans ce dernier cas, il fallait en juger différemment, et ne s’en servir qu’avec beaucoup de circonspection. Les vendeurs de journaux, sur son chemin, s’égosillaient au long des trottoirs : « Édition spéciale ! Abominable assassinat d’un membre du Parlement ! » C’était là pour lui l’oraison funèbre d’un client et ami ; et il ne pouvait s’empêcher d’appréhender plus ou moins que la bonne renommée d’un autre encore ne fût entraînée dans le tourbillon du scandale. En tout cas, la décision qu’il avait à prendre était scabreuse ; et en dépit de son assurance habituelle, il en vint peu à peu à désirer un conseil. Il ne pouvait être question de l’obtenir directement ; mais peut-être, se disait-il, arriverait-on à le soutirer par un détour habile.
 
Quelques minutes plus tard, il était chez lui, installé d’un côté de la cheminée, dont M. Guest, son principal clerc, occupait l’autre. À mi-chemin entre les deux, à une distance du feu judicieusement calculée, se dressait une bouteille d’un certain vieux vin qui avait longtemps séjourné à l’abri du soleil dans les caves de la maison. Le brouillard planait encore, noyant la ville, où les réverbères scintillaient comme des rubis ; et parmi l’asphyxiante opacité de ces nuages tombés du ciel, le cortège sans cesse renouvelé de la vie urbaine se déroulait parmi les grandes artères avec le bruit d’un vent véhément. Mais la lueur du feu égayait la chambre. Dans la bouteille les acides du vin s’étaient depuis longtemps résolus ; la pourpre impériale s’était atténuée avec l’âge, comme s’enrichit la tonalité d’un vitrail ; et la splendeur des chaleureuses après-midi d’automne sur les pentes des vignobles n’attendait plus que d’être libérée pour disperser les brouillards londoniens. Graduellement le notaire s’amollit. Il n’y avait personne envers qui il gardât moins de secrets que M. Guest et il n’était même pas toujours sûr d’en garder autant qu’il le désirait. Guest avait fréquemment été chez le docteur pour affaires ; il connaissait Poole ; il ne pouvait pas être sans avoir appris les accointances de M. Hyde dans la maison ; il avait dû en tirer ses conclusions ; ne valait-il donc pas mieux lui faire voir une lettre qui mettait ce mystère au point ? Et cela d’autant plus que Guest, en sa qualité de grand amateur et expert en graphologie, considérerait la démarche comme naturelle et flatteuse ? Le clerc, en outre, était de bon conseil ; il n’irait pas lire un document aussi singulier sans lâcher une re-marque ; et d’après cette remarque M. Utterson pourrait diriger sa conduite ultérieure.
 
— Bien triste histoire, cet assassinat de sir Danvers, prononça le notaire.
 
— Oui, monsieur, en effet. Elle a considérablement ému l’opinion publique, répliqua Guest. Le criminel, évidemment, était fou.
 
— J’aimerais savoir votre avis là-dessus, reprit Utterson. J’ai ici un document de son écriture ; soit dit entre nous, car je ne sais pas encore ce que je vais en faire ; c’est à tout prendre une vilaine histoire. Mais voici la chose ; tout à fait dans vos cordes : un autographe d’assassin.
 
Le regard de Guest s’alluma, et il s’attabla aussitôt pour examiner le papier avec avidité.
 
— Non, monsieur, dit-il, ce n’est pas d’un fou ; mais c’est une écriture contrefaite.
 
— Comme son auteur, alors, car lui aussi est très contrefait.
 
À ce moment précis, le domestique entra, porteur d’un billet.
 
— Est-ce du Dr Jekyll, monsieur ? interrogea le clerc. Il m’a semblé reconnaître son écriture. Quelque chose de personnel, monsieur Utterson ?
 
— Une simple invitation à dîner. Pourquoi ? Vous désirez la voir ?
 
— Rien qu’un instant… Je vous remercie, monsieur.
 
Et le clerc, disposant les papiers côte à côte, compara attentivement leurs teneurs.
 
— Merci, monsieur, dit-il enfin, en lui restituant les deux billet ; c’est un autographe des plus intéressants.
 
Il y eut un silence, au cours duquel M. Utterson lutta contre lui-même. Puis il demanda tout à coup :
 
— Dites-moi, Guest, pourquoi les avez-vous comparés ?
 
— Eh bien, monsieur, répondit le clerc, c’est qu’ils présentent une assez singulière ressemblance ; les deux écritures sont sous beaucoup de rapports identiques ; elles ne diffèrent que par l’inclinaison.
 
— Assez singulier, dit Utterson.
 
— C’est, comme vous dites, assez singulier, répliqua Guest.
 
— Il vaut mieux que je ne parle pas de cette lettre, vous le voyez, dit le notaire.
 
— Non, monsieur, dit le clerc. Je comprends.
 
Mais M. Utterson ne fut pas plus tôt seul ce soir-là, qu’il enferma la lettre dans son coffre-fort, d’où elle ne bougea plus désormais. « Hé quoi ! songeait-il, Henry Jekyll devenu faussaire pour sauver un criminel ! »
 
Et il sentit dans ses veines courir un frisson glacé.
 
== VI - Le remarquable incident du Dr Lanyon ==
 
Le temps s’écoulait ; des milliers de livres étaient offertes en récompense, car la mort de sir Danvers Carew constituait un malheur public ; mais M. Hyde se dérobait aux recherches de la police tout comme s’il n’eût jamais existé. Son passé, toutefois, révélait beaucoup de faits également peu honorables : on apprenait des exemples de la cruauté de cet homme aussi insensible que brutal ; de sa vie de débauche, de ses étranges fréquentations, des haines qu’il avait provoquées autour de lui ; mais sur ses faits et gestes présents, pas le moindre mot. À partir de la minute où il avait quitté sa maison de Soho, le matin du crime, il s’était totalement évanoui. De son côté, à mesure que le temps passait, M. Utterson se remettait peu à peu de sa chaude alarme, et retrouvait sa placidité d’esprit. À son point de vue, la mort de sir Danvers était largement compensée par la disparition de M. Hyde. Depuis que cette mauvaise influence n’existait plus, une vie nouvelle avait commencé pour le Dr Jekyll. Il sortait de sa réclusion, voyait de nouveau ses amis, redevenait leur hôte et leur boute-en-train habituel ; et s’il avait toujours été connu pour ses charités, il se distinguait non moins à cette heure par sa religion. Il était actif, sortait beaucoup, se portait bien ; son visage semblait épanoui et illuminé par l’intime conscience de son utilité sociale. Bref, durant plus de deux mois, le docteur vécut en paix.
 
Le 8 janvier, Utterson avait dîné chez le docteur, en petit comité ; Lanyon était là ; et le regard de leur hôte allait de l’un à l’autre comme au temps jadis, alors qu’ils formaient un trio d’amis inséparables. Le 12, et à nouveau le 14, le notaire trouva porte close. « Le docteur, lui annonça Poole, s’était enfermé chez lui, et ne voulait recevoir personne. » Le 15, il fit une nouvelle tentative, et essuya le même refus. Comme il s’était réhabitué depuis deux mois à voir son ami presque quotidiennement, ce retour à la solitude lui pesa. Le cinquième soir, il retint Guest à dîner avec lui ; et le sixième, il se rendit chez le Dr Lanyon.