Traduction par Camille Benoît.
G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 277-283).


UNE LETTRE INÉDITE DE WAGNER[1]


Cette lettre, écrite en français, fut adressée au duc de Bagnera, président du collège de musique de Naples, après un exercice des élèves de l’établissement, exercice auquel Wagner avait été solennellement convié.

« Monsieur le Duc,

« Vous auriez déjà reçu hier les lignes de remerciements que je me fais un plaisir et un devoir de vous adresser, si je ne m’étais senti engagé, par la confiance dont vous m’honorez, à y joindre l’expression d’une pensée sérieuse, sur le sens et la portée que pourraient avoir, pour l’art dramatique italien, les études musicales au conservatoire de Naples. Cette pensée a surgi en moi durant l’audition de l’opérette[2] où j’ai vu se manifester des facultés remarquables, tant de la part des élèves que de celle du jeune compositeur. Quelle serait, me demandais-je alors, la direction à donner à des dispositions si notoires ? Comment prévenir leur altération au contact de la manière théâtrale actuelle ? Comment empêcher, par exemple, que les chanteurs courent incessamment vers la rampe déclamer leurs sentiments au public ? Comment faire qu’un jeune compositeur tienne compte de son sujet, et n’applique point des effets d’opéras héroïques et tragiques à une idylle ? Comment surtout éviter cette recherche de l’effet à l’aide des moyens les plus étrangers au grand art scénique ? Comment, enfin, inculquer d’une manière ineffaçable le sentiment du beau à ces jeunes natures si richement douées ?

« J’ai cherché la réponse à ces questions, soulevées par la sympathie que m’inspiraient tous les participants à l’exécution, et je puis dire que je la médite depuis que j’ai quitté la belle enceinte, où j’ai trouvé un accueil si hospitalier et si flatteur. Or voici, Monsieur le Duc, ce que mes réflexions m’ont suggéré.

« Une étude sérieuse, approfondie et constante d’une œuvre de Mozart, telle que le Nozze di Figaro, serait seule, à mon sens, capable de mettre les élèves du chant et de la composition dramatique sur la voie que vous leur faites suivre dans la musique vocale. Une déclamation correcte, une énonciation pure de la mélodie, une connaissance exacte des moyens de l’instrumentation et de l’opportunité de leur application respective, résulteraient naturellement de cette étude ; et si, un jour, le conservatoire donnait une bonne représentation du chef-d’œuvre que je viens de nommer, non seulement il en remontrerait à bien des théâtres, mais encore il aurait satisfait à sa mission, qui consiste à prémunir les élèves contre la décadence régnante, en leur présentant les grands exemples, en les rendant coopérateurs des grands maîtres par la vivante interprétation de leurs créations.

« Toutes les mauvaises habitudes dont regorgent nos théâtres, comme, entre autres, l’oubli de ce qui se passe sur la scène, pour s’occuper du public, et attirer ses acclamations par une cadence finale plus ou moins hurlée, outes ces habitudes, dis-je, ne sauraient être prises par des élèves auxquels on ferait connaître exclusivement des œuvres de l’ordre de celle que je viens de nommer. Quant à la tragédie, je recommanderais, pour commencer, les deux Iphigénies de Gluck, et, pour conclure, la Vestale de Spontini. Une fois ces œuvres bien étudiées, bien connues, leurs qualités analysées, et leur mérite véritablement apprécié, l’élève s’essaiera lui-même, et vous serez sûr alors de ne pas le voir tomber dans les exagérations et dans la manière qui déshonorent notre scène dramatique actuelle, et sont cause que nous ne connaissons que par ouï-dire les grands chanteurs qui furent autrefois la gloire du théâtre italien. Dans l’art, de même que dans la vie, il y a la bonne compagnie et c’est le devoir des parents et des précepteurs de n’introduire les enfants qui leur sont confiés que dans cette compagnie, jusqu’à ce qu’ils soient aptes à distinguer le vrai du faux, et qu’armés de pied en cap ils soient invulnérables aux traits de l’effet. Qu’ils hantent ensuite ce que je nomme volontiers la Bohème musicale, peu importe ; car une fois capables de la juger et de classer ses produits, il gagneront à son contact à savoir nettement distinguer ce qui séduit le vulgaire d’avec ce qui est bon.

« Il est vraiment digne du conservatoire de Naples, de ses hautes traditions, de la distinction de ses membres actuels, de donner l’exemple d’une stricte observance, et de présenter au public italien, par l’intermédiaire de ses élèves, non point ce qu’il a coutume de trouver au théâtre, mais précisément ce qu’il n’y trouve plus : le style ! J’ai applaudi à cet exemple dans le domaine de la musique vocale et de la musique de chambre. Le chœur du maître flamand, si intéressant et si parfaitement exécuté, le morceau de Corelli, si bien compris et si bien rendu, m’ont surtout enhardi à vous conseiller d’appliquer à l’enseignement de la musique dramatique la méthode qui a déjà porté des fruits, dont il m’a été permis de jouir, grâce à la bienveillance dont je suis l’objet.

« Il m’a semblé. Monsieur le Duc, que seulement un exposé sérieux de mes opinions serait à la hauteur de la réception dont vous avez bien voulu m’honorer. Monsieur le bibliothécaire, et Messieurs les professeurs du conservatoire reconnaîtraient, j’espère, dans ces lignes, si vous vouliez les leur communiquer, le prix que j’attache à l’accueil qui m’a été fait, et la profonde impression que je garde de ma visite. Quant aux élèves, ils y trouveraient aussi la marque des sentiments que je leur porte en échange de la chaleureuse sympathie qu’ils m’ont témoignée.

« Veuillez donc, Monsieur le Duc, vous faire l’interprète de tous ces sentiments, et agréer pour vous, avec la réitération de mes remerciements les plus vifs, l’assurance de ma considération haute, distinguée et dévouée !

« Richard Wagner. »
Villa d’Angri, 22 avril 1882.



  1. Publiée pour la première fois par la revue Archivio musicale de Naples.
  2. Ouvrage d’un des élèves de l’établissement.