Traduction par Camille Benoît.
G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 265-275).


UNE LETTRE DE RICHARD WAGNER


La Revue politique et littéraire a publié la traduction d’une lettre inédite de Richard Wagner, communiquée par un de ses collaborateurs, M. G. Monod, directeur de la Revue historique.

Après les représentations de Bayreuth, en 1876, M. Monod avait écrit à l’auteur du Nibelung pour lui dire la profonde impression que lui avait causée cette tétralogie lyrique, et exprimer le regret que la Capitulation, cette parodie du siège de Paris, rendit très difficile pour le public français une appréciation impartiale de ses œuvres musicales.

À ce propos Richard Wagner, dans sa réponse, fait connaître ses sentiments sur la France, son art et son génie.

Cette lettre constitue un document autobiographique, qu’il nous paraît intéressant de reproduire.

« Sorrente, le 25 octobre 1876.
« Très honoré ami,

« J’aurais dû répondre plus vite à votre lettre ; mais je ne voulais pas le faire en courant, et j’attendais pour cela un peu de tranquillité. Certes, cette tranquilité, j’aurais dû la trouver ici à Sorrente ; mais je ne peux en jouir qu’à la condition d’oublier les fatigues du dernier été, et, si je vous avais exprimé la véritable émotion que votre lettre m’a causée, j’aurais dû penser à l’œuvre et aux événements qui ont été l’occasion de cette lettre.

« Peut-être cependant est-ce le meilleur moyen d’oublier la représentation du Nibelung, que de vous parler d’une question qui a été représentée sous les plus fausses couleurs dans les articles écrits au sujet de mon œuvre. Je tiens d’autant plus à rectifier ces erreurs, qu’elles ont souvent altéré mes relations amicales avec divers représentants de la natiun française, dont quelques-uns me sont très chers,

« Je vois que constamment mes amis français se considèrent comme obligés de donner toute sorte d’éclaircissements et d’excuses à mon sujet, à cause des prétendues invectives que j’aurais lancées contre la nation française. S’il était vrai qu’à n’importe quelle époque, sous l’impression d’expériences désagréables, je me fusse laissé entraîner à insulter la nation française, j’en subirais les conséquences sans m’en préoccuper davantage, n’ayant pas l’intention d’entreprendre quoi que ce soit en France. Mais il en est tout autrement. Ceux qui veulent connaître ma vraie pensée sur le public parisien qui a pris part à la chute de mon Tannhæuser, au Grand-Opéra, n’ont qu’à lire le récit que j’ai fait, peu après, de cet épisode, et qui a été reproduit dans le septième volume de mes œuvres complètes. Ceux qui liront les pages 189 et 190 de ce volume[1] se convaincront que si j’ai attaqué les Français, ce n’est pas par mauvaise humeur contre le public parisien. Mais que voulez-vous ? Tout le monde croit les fausses interprétations par lesquelles des journalistes de mauvaise foi trompent l’opinion publique ; très peu de gens vont à la source pour rectifier leurs jugements.

« Remarquez que fout ce que j’ai écrit au sujet de l’esprit français, je l’ai écrit en allemand, exclusivement pour les Allemands : il est donc clair que je n’ai pas eu l’intention d’offenser ou de provoquer les Français, mais simplement de détourner mes compatriotes de l’imitation de la France, de les inviter à rester fidèle à leur propre génie, s’ils veulent faire quelque chose de bon.

» Une seule fois je me suis expliqué en français, dans la préface de la traduction de mes quatre principaux opéras, sur les relations des nations romanes avec les Allemands et sur la mission différente qui me paraît incomber à celles-là et à ceux-ci. J’assignais aux Allemands la mission de créer un art à la fois idéal et profondément humain sous une forme nouvelle ; mais je n’avais nullement l’intention de rabaisser pour cela le génie des nations romanes, parmi lesquelles la France a seule conservé aujourd’hui la force créatrice. N’y a-t-il donc personne qui sache lire avec soin ? Bien plus, qui donc, dans la presse actuelle, aura assez d’intelligence et de pénétration pour reconnaître que, dans l’écrit qui m’a été le plus reproché, composé au pire moment de la guerre, dans une disposition amèrement ironique, j’ai eu surtout pour but de ridiculiser l’état du théâtre allemand ? Rappelez-vous la conclusion de cette farce. Les intendants et les directeurs des théâtres allemands se précipitent dans Paris assiégé afin d’emporter pour leurs théâtres toutes les nouveautés en fait de pièces et de ballets.

Pouvais-je m’expliquer d’une façon plus précise et plus expressive contre tout antagonisme allemand et français, en matière d’art, que je ne l’ai fait dans ce joyeux banquet auquel mes amis français m’ont invité à Bayreuth ? J’ai reconnu aux Français un art admirable pour donner à la vie et à la pensée des formes précises et élégantes ; j’ai dit, au contraire, que les Allemands, quand ils cherchent cette perfection de la forme, me paraissent lourds et impuissants. Je voudrais que, quand les Français cherchent à entrer en rapport avec les nations étrangères pour renouveler leurs conceptions intellectuelles, et échapper à l’épuisement et à la stérilité, surtout lorsqu’ils ont recours à l’Allemagne, je voudrais, dis-je, que les Allemands eussent à leur montrer, non une caricature de la civilisation française, mais le type pur d’une civilisation vraiment originale et allemande. Si l’on combat à ce point de vue l’influence de l’esprit français sur les Allemands, on ne combat point pour cela l’esprit français ; mais on met naturellement en lumière ce qui est, dans l’esprit français, en contradiction avec les qualités propres de l’esprit allemand, et ce dont l’imitation serait funeste pour nos qualités nationales.

« Quel est le défaut qui est le plus vivement reproché à vos compatriotes par les Français les plus cultivés et les plus libres d’esprit ? C’est l’ignorance de l’étranger et le mépris qui en résulte pour tout ce qui n’est pas français. De là, dans la nation, une vanité et une arrogance apparentes qui devaient, à un moment donné, être punies. Mais, moi, j’ajoute que ce défaut des Français doit être excusé, car chez leurs voisins les plus proches, les Allemands, il n’y a rien qui puisse les inviter à étudier une civilisation différente de la leur. Tout ce qui est extérieurement visible dans la culture allemande porte la marque ou bien d’une grossièreté barbare, ou bien d’une servile imitation de la France. Et comme cette imitation est maladroite ! Comme cette caricature de toutes les choses françaises doit paraître ridicule aux Français ! Nous nous servons de mots français que pas un Français ne comprend, et par contre, il y a dans la langue allemande des mots que pas un écrivain à la mode ne connaît ; car, de même que dans ces gallicismes ils emploient la langue française de travers, cette habitude d’employer des termes qu’ils ne comprennent pas les amène à dénaturer leur propre langue. Ce qui arrive pour la langue arrive aussi dans toutes les autres manifestations de la vie intellectuelle et sociale. Celui qui voit clairement ce déplorable état de choses, celui qui en a souffert longtemps et en a pris une conscience de plus en plus nette, comme moi, celui-là en arrive à désespérer de voir naître jamais une forme d’esprit vraiment allemande et originale ; aujourd’hui, il ne l’aperçoit nulle part, et il est disposé à croire que ce qu’il a si longtemps désiré n’est qu’une fantaisie de son imagination.

« Mais ce qui est important pour moi dans mes récentes expériences, c’est que l’espoir que cette fantaisie pouvait se réaliser m’est venu des étrangers. Mes représentations de Bayreuth, pour y revenir enfin, ont été mieux jugées et avec plus d’intelligence par les Anglais et les Français que par la plus grande partie de la presse allemande. Je crois que si j’ai eu cette agréable surprise, c’est que les Anglais et les Français cultivés sont préparés par leur propre développement à comprendre ce qu’il y a d’original et d’individuel dans une œuvre qui leur était jusque-là étrangère. Vous-même vous m’en fournissez la preuve la plus frappante. Vous cherchiez et vous attendiez quelque chose de différent de l’esprit français, quelque chose d’original, d’individuel ; vous l’avez comparé avec ce que vous possédiez en vous, et vous vous êtes enrichi en vous l’appropriant. Combien je serai récompensé par mon succès si j’ai l’heureuse conviction que vous m’avez compris à fond, moi, mon œuvre et mes efforts ! Qu’est-ce que je vous aurais apporté, au contraire, si jadis, à Paris, je m’étais plié aux exigences de l’opéra français, si je m’y étais ainsi assuré une place et peut-être des succès analogues à ceux de maint autre musicien allemand ? Je suis sûr que je n’aurais pas pu achever un seul opéra tout à fait conforme au modèle parisien. Aussi suis-je heureux d’avoir pu vous saluer dans mon petit Bayreuth. Ici vous avez, grâce à moi, connu quelque chose de nouveau, et je n’aurais pas pu vous le donner à Paris.

« De si douces expériences, si rares qu’elles soient, sont et resteront ma seule récompense ; quant à un succès plus grand, quant à un mouvement plus grand en Allemagne même, je n’y crois plus. Je suis resté plus éloigné de la sphère où se renferme le mouvement intellectuel de l’Allemagne contemporaine, que des régions où je rencontre les esprits sérieux de l’étranger, si différentes pourtant de cette soi-disant culture allemande. C’est peut-être là une preuve du caractère profondément humain de mon art, dans lequel des étrangers et des Allemands peu clairvoyants ont voulu ne voir qu’une tendance étroitement nationale.

« Votre tout dévoué,
« Richard Wagner. »



  1. Le passage auquel Wagner fait allusion est reproduit dans le présent volume, pages 170-171.