Traduction par Camille Benoît.
G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 287-298).


LA MORT DE RICHARD WAGNER

(Extrait du Guide musical de Bruxelles,
n° du 22 février 1883.)


C’est au palais Vendramin[1], à Venise, où il s’était installé avec toute sa famille au mois d’octobre 1882, que Richard Wagner est mort subitement, le mardi 15 février 1883. Il a succombé à une crise de la maladie de cœur dont il était atteint depuis longtemps. L’effort extraordinaire d’énergie qu’il avait dépensé, l’été dernier, pendant les répétitions du Parsifal à Bayreuth, n’est sans doute pas étranger à cette mort si inattendue. Ceux qui l’ont vu à Bayreuth ne se sont aperçus de rien, ils ont même trouvé au maître une mine resplendissante, une vivacité de jeunesse qui étonna ses intimes. Mais le feu de l’action convenait à sa nature extrêmement nerveuse. La bataille finie, la réaction ne tarda pas à se manifester, et il n’y eut pas longtemps d’illusion à conserver sur l’affaissement très réel de sa santé. Il y a un mois, des nouvelles alarmantes se répandirent en Allemagne, même le bruit de la mort du maître courut un moment. Wagner, du reste, se rendait si bien compte de son état, que sur le conseil de ses médecins, il se préparait à entreprendre, avec son fils Siegfried, un voyage dans le sud de l’Italie, voyage en vue duquel il avait pris de l’argent chez son banquier.

Ce voyage ne devait pas s’accomplir.

Mardi, vers 3 heures, au moment où il allait s’embarquer sur sa gondole, commandée pour faire sa promenade quotidienne sur le Canal Grande qui baigne le palais Vendramin, il fut pris d’un étouffement subit. Il murmura : « Je me sens très mal », et tomba évanoui. On le porta sur son lit. Le docteur Keppler, son médeein ordinaire, appelé, accourut aussitôt.

Il trouva Richard Wagner toujours évanoui, dans les bras de sa femme, qui croyait que son mari était endormi. Le docteur constata encore quelques faibles battements du cœur, mais la paralysie gagnait de plus en plus. Tous ses efforts pour retarder le dénouement fatal furent vains. Wagner expirait quelques moments après, vers quatre heures, entouré de sa femme et des enfants de celle-ci, après avoir cherché à serrer dans ses bras son fils unique, Siegfried, la joie de ses derniers ans.

Wagner, depuis son arrivée à Venise, avait le pressentiment de sa mort. Lui, d’ordinaire si gai, si enjoué, si pétulant, il avait eu dans ces derniers temps de fréquents accès de mélancolie. Quelques jours avant la catastrophe, il disait à l’un de ses amis : « Le Parsifal sera décidément ma dernière œuvre. — Par exemple ! Pourquoi donc ? — Parce que je vais mourir. » On donne ce mot comme absolument authentique. Ce qui le rend vraisemblable, c’est que l’auteur du Nibelung s’était mis, depuis peu, à dicter à sa femme une suite à l’autobiographie dont une partie a déjà paru dans un journal allemand.

Pressentiment vague, d’ailleurs, et mal défini, car le maître s’occupait encore des représentations du Parsifal qu’il projetait de donner en juillet prochain à Bayreuth. Il écrivait à ce sujet, le mois dernier, à la grande artiste qui a si merveilleusement incarné ses poétiques créations de Brünnhilde et de Kundry, Mme  Friedrich-Materna, la lettre suivante :


« Très chère enfant et amie bien dévouée,

« C’est fait ! Et cela devient sérieux ! J’en suis aux invitations, et je vous prie de vouloir me « rekundryser »[2] de nouveau cette année. Malheureusement on ne m’accorde[3], cette fois, que le mois de juillet ; j’espère cependant, en comptant le temps nécessaire aux répétitions, pouvoir donner, jusqu’au 30 juillet inclusivement, douze représentations. Nous serons entre nous, à peu près tous les anciens. Arrangez tout, je vous prie, avec mes administrateurs, selon vos convenances. N’est-ce pas ? M. Scaria vous a-t-il communiqué ce que je lui ai dernièrement écrit au sujet des récentes représentations du Nibelung à Vienne ? La comtesse Dönhof m’a écrit tant de choses enthousiastes au sujet de votre interprétation de Brünnhilde, que j’en ai eu le cœur plein de bonheur. Mille fois merci pour votre grandiose et généreuse Walküre, qui est venue réaliser un vœu de toute ma vie. Dieu ! quand je songe aux dernières journées de Kundry ! Au revoir, ma bien chère, ma bonne, ma meilleure amie ! Ma femme vous salue, et les enfants qui vous admirent, et moi je vous embrasse.

« Richard Wagner. »
Venise, du Palais Vendramin, Canal Grande,
14 janvier 1883.


Charmant billet, plein de cœur, et qui répond victorieusement aux sottes histoires que depuis si longtemps on a cherché à répandre au sujet de l’égoïsme de Wagner.

Dans une autre de ses dernières lettres, Wagner manifestait des préoccupations plus sombres, et touchantes, à l’égard de son fils, le jeune Siegfried : « Je ne voudrais pas mourir sans avoir assuré l’avenir de mon fils unique Siegfried, encore mineur[4]. » (Lettre à Angelo Neumann, du 13 janvier.)

Ainsi il était assiégé par la pensée de la mort, sans qu’elle l’eût effrayé cependant, car il revenait sans cesse à la vie, et ne perdait pas de vue ses projets pour l’avenir.

Les funérailles de l’illustre maître ont eu lieu dimanche à Bayreuth, où son corps a été transporté. On avait d’abord songé à lui faire à Venise des obsèques solennelles : mais, sur le désir de la famille, ce projet a été abandonné. Vendredi dernier, le corps a quitté Venise, après avoir été embaumé par le professeur Hofmann, de Berlin. Le syndic de Venise et une foule immense l’ont accompagné jusqu’à la gare. Partout où le train qui l’emportait vers Bayreuth s’est arrêté, à Vienne, à Munich, à Innspruck, à Bozen, des députations sont venues saluer la dépouille mortelle du grand artiste dont les œuvres ont si profondément remué les cœurs de ses contemporains. Samedi soir, un peu avant minuit, le corps est arrivé à la gare de Bayreuth, où une garde d’honneur, fournie par les sociétés de gymnastique de la ville, l’a veillé jusqu’à l’heure de la cérémonie funèbre, qui a eu lieu le lendemain, à 4 heures de l’après-midi. Un cortège imposant s’est formé sur la place de la Station, qui avait reçu une décoration de circonstance. Des mâts, avec des drapeaux voilés de crêpe, et portant des cartels où se lisaient les titres des ouvrages de Wagner, avaient été plantés tout autour. Dans le lointain on voyait s’arrondir la rotonde du Théâtre-Wagner, sur lequel flottait un grand drapeau aux couleurs allemandes, voilé d’un crêpe. Sur la place de la Station, qui était gardée par les pompiers de la ville, on voyait les couronnes, envoyées de toutes parts, en nombre incalculable, déposées sur trois chars. Les nombreux admirateurs que Wagner compte à Bruxelles se sont associés à cette manifestation en chargeant M. Angelo Neumann de déposer, en leur nom, sur le cercueil, une couronne magnifique, en témoignage de leur admiration. La plupart des théâtres, les orchestres, les conservatoires, les associations wagnériennes de la Bavière, de l’Allemagne et de l’Autriche, étaient représentés par des députations.

Le comte Pappenheim et le conseiller privé Buerkel représentaient le roi Louis de Bavière ; les intendants des théâtres de la cour, les deux grands-ducs de Saxe-Weimar et de Meiningen.

Le cercueil a été placé sur un char traîné par quatre chevaux et conduit au son de la marche funèbre de Siegfried devant une tribune élevée sur la place. De cette tribune, M. le bourgmestre Muncker, parlant au nom de la ville de Bayreuth, et M. Feustel, le banquier bien connu, parlant au nom du conseil d’administration du Théâtre-Wagner, ont adressé un dernier adieu au grand maître et rappelé ses titres à la mémoire de tous. L’impression de ces deux discours a été profonde. La foule était très émue, beaucoup de spectateurs pleuraient. Le Liederkranz de Bayreuth a chanté ensuite un chœur de Weber.

Aussitôt après, le cortège s’est mis en marche au son des cloches des églises, accompagné par le corps des sapeurs-pompiers et les bourgeois de la ville portant des torches allumées ; toutes les rues par où il devait passer étaient ornées de fleurs et de drapeaux. Les lampes de gaz brûlaient sous des voiles de crêpe.

C’est, on le sait, dans sa villa de Wahnfried que le maître avait exprimé le désir d’être inhumé, et c’est là qu’il a été descendu dans le caveau qu’il s’était fait construire. L’entrée de ce caveau est gardée par l’ombre du chien de Wagner, Russ, dont parle Judith Gautier. Le marbre qui recouvre le cadavre du pauvre animal, qu’un misérable avait empoisonné, porte : « Ici Muss repose et attend. »

Quelques personnes seulement ont assisté au dernier acte de la cérémonie funèbre dans le jardin de la villa : les invités, les personnages officiels, les élèves du maître qui ont porté le cercueil du char jusqu’à l’entrée du caveau. La toile silencieuse était restée dehors. À l’entrée du jardin, le corps a été reçu par la famille, sauf Mme  Cosima Wagner que la douleur a brisée. On attendait Franz Liszt, en sa qualité de beau-père et d’ami du défunt ; mais l’illustre abbé est en ce moment à Pesth, et son émotion a été si vive en apprenant la mort, qu’on a jugé à propos de ne pas exposer sa vieillesse aux émotions poignantes de ces derniers devoirs rendus à celui qu’il avait tant aimé et admiré.

Devant la tombe, aucune parole n’a été prononcée. Suivant le désir de Wagner, tout s’est borné aux prières et bénédictions d’usage dans l’église protestante. Puis tout le monde s’est retiré, laissant la famille seule devant la tombe à jamais fermée !




FIN.



  1. Le palais Vendramin est un des plus beaux spécimens de l’architecture de la renaissance à Venise. Il est situé sur le Canal Grande, non loin du pont du chemin de fer sur le Rialto. Il a appartenu à la duchesse de Berry, puis au comte de Chambord. Wagner y occupait les appartements du premier étage qu’il avait loués pour tout l’hiver. De ses fenêtres, la vue sur le large canal était, dit-on, magnifique. C’est un des plus beaux sites de Venise.
  2. Wagner se forge, avec le nom de Kundry, un verbe bekundrigen, dont nous cherchons tant bien que mal à rendre la physionomie. En un mot, Wagner demande à Mme  Materna de jouer une fois encore le rôle de Kundry à Bayreuth.
  3. Allusion à l’autorisation donnée par le roi de Bavière à la chapelle et aux chœurs de l’Opéra de Munich de se rendre à Bayreuth.
  4. Afin de contribuer à l’accomplissement de ce vœu, la direction du théâtre Wagner, qui jouait mercredi à Aix-la-Chapelle, a résolu de verser toute la recette de la représentation en vue de constituer un capital en faveur du fils de Wagner. Un grand nombre de théâtres allemands vont suivre cet exemple, de manière à réaliser le vœu suprême de l’artiste.