Simon
SimonJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 6 (p. 34-36).
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XIV.

Elle alla un jour frapper à la porte de M. de Fougères et pria son valet de chambre de lui dire qu’elle désirait lui parler, s’il en avait le temps, et qu’elle l’attendait dans son appartement ; car elle n’entrait jamais dans celui de M. de Fougères, et, comme leurs occupations n’avaient rien de commun, ils passaient quelquefois plusieurs jours sous le même toit sans se voir. Un instant après qu’elle fut rentrée chez elle, M. de Fougères se présenta. Il avait dans les manières une aménité charmante depuis quelque temps ; et comme il conservait cette bonne disposition avec elle, jusque dans le tête-à-tête, s’empressant à lui complaire et recherchant son approbation sur les choses les plus frivoles, elle avait lieu de penser qu’il avait quelque concession de principes à lui demander.

« Me voici, ma chère Fiamma, lui dit-il, et je suis d’autant plus content d’avoir été appelé par vous que j’avais moi-même à vous parler d’une affaire importante.

— Écouterai-je, Monsieur, les ordres que vous avez à me donner, ou commencerai-je par vous présenter ma supplique ?

— Pourquoi ne m’appelez-vous pas votre père, Fiamma ? Je suis affligé de la froideur de vos manières avec moi. Nous avons été longtemps sans nous connaître ; mais aujourd’hui que nous avons lieu de nous estimer réciproquement, un peu d’affection ne viendra-t-elle pas de vous à moi ?

— Je vous appellerai mon père si vous le désirez, » répondit Fiamma assez froidement ; car, à voir le patelinage de ce préambule, elle craignait une tentative d’empiétement sur son indépendance et ne se livrait nullement à la flatterie. Elle entra tout de suite en matière et demanda, non la permission, mais l’approbation de se retirer dans un couvent. Fiamma avait alors vingt-cinq ans, et il était difficile de lui imposer d’autres lois que celles des convenances, celles de l’affection n’existant pas.

M. de Fougères montra un peu de malaise. « Certainement, ma chère fille, dit-il, je ne puis ni ne veux m’opposer à aucune de vos volontés ; mais si, par tendresse et par raison, je puis obtenir de vous que vous n’exécutiez pas ce dessein, dans les circonstances où nous nous trouvons vis-à-vis l’un de l’autre… » » Il s’arrêta avec embarras.

« Je vous avoue, Monsieur, dit-elle, que j’ignore absolument ce qu’ont d’extraordinaire ces circonstances, et par conséquent ce qu’elles ont de commun avec le désir que je manifeste.

— En vérité, Fiamma, vous l’ignorez, et ce n’est pas en raison de ces circonstances que vous désirez vous éloigner de moi ?

— Je vous le jure, Monsieur.

— En ce cas, ma fille, que votre volonté soit faite. Seulement vous ne refuserez pas de sanctionner par votre présence l’acte qui va changer mon existence… » Ici le comte entra dans une apologie tourmentée et fatigante de sa conduite, durant laquelle il répéta plus de vingt fois : Non è vero, Fiamma ? pour arriver au résultat difficile qui lui tenait à la gorge. Enfin il avoua, avec beaucoup de trouble et d’appréhension, qu’il était à la veille de se remarier.

« En vérité ! s’écria Fiamma en tressaillant sur sa chaise. Eh bien ! mon père, je vous approuve et même je vous remercie ; vous ne pouviez m’apprendre une plus heureuse nouvelle, et la joie que j’en ressens est si vive que je ne sais comment l’exprimer. »

Le comte la regarda en face attentivement, et, voyant en effet la satisfaction briller sur son visage, il devint rêveur et lui dit en oubliant tout à fait son rôle :

« Mais pourquoi donc êtes-vous si réjouie, Fiamma ? Je suis obligé de vous faire observer que les conséquences de ce mariage peuvent diminuer votre fortune considérablement, et que toute autre personne, dans votre position, m’en ferait peut-être un reproche. Il y a dans toutes vos pensées quelque chose d’inexplicable pour moi… »

Fiamma sourit. « Vous êtes habitué, Monsieur, lui dit-elle, à mettre la richesse en tête des causes du bonheur. Je crois que vous avez raison, vivant de la vie d’action et de réalité. Quant à moi, habituée à me nourrir de rêveries et de contemplations, je ne fais aucun cas, Votre Seigneurie le sait, des biens temporels. (Ella lo sa ! était une locution habituelle de Fiamma avec son père, équivalente au Non è vero ? de celui-ci.) Destinée au célibat, continua-t-elle, j’ai toujours pensé avec regret que ces richesses si précieuses et si nécessaires aux hommes, acquises par vous avec tant de peines et de soucis, deviendraient stériles entre mes mains, et qu’il était bien regrettable que vous n’eussiez pas d’autres enfants que moi pour perpétuer votre nom et utiliser votre fortune.

— Dites-vous ce que vous pensez, Fiamma ? s’écria le comte en l’observant toujours attentivement.

— Votre Seigneurie le sait.

— Pourquoi dites-vous que je le sais ?

Ella sa, reprit Fiamma, que quinze cents livres de rente me suffisent pour être à l’aise, que je n’ai point le goût du luxe, que mes vêtements sont d’une excessive simplicité, que je n’ai point de domestique particulier, que je me sers moi-même, que je ne sors jamais qu’avec mon cheval, lequel dans le pays a coûté cinquante écus.

— Je sais tout cela, Fiamma, et je m’en étonne ; maintenant j’espère que, loin de vous regarder comme ruinée et forcée à cette économie, vous vous souviendrez que la moitié et même le quart de votre héritage est encore assez considérable pour vous faire riche, et que s’il vous plaît de vous marier…

— Votre Seigneurie sait que je ne le veux pas. Maintenant veut-elle me permettre d’entrer au couvent le plus tôt possible ? »

Ce n’était pas l’avis du comte. Il était d’une insigne poltronnerie devant l’opinion publique ; et, comme tous les gens sans vertu, toute l’affaire de sa vie, après l’argent (et peut-être à cause de la considération dont il avait besoin pour s’enrichir), était de passer pour les avoir toutes. Il craignait beaucoup qu’on ne blâmât son mariage, et il sentait qu’il était facile à sa fille, soit par ses plaintes soit par une affectation de silence et de retraite monastique, de se donner pour une victime de cette fantaisie. Il la supplia de venir à Paris avec lui, afin d’assister à son mariage, et d’y fixer ensuite sa résidence dans le couvent qu’il lui plairait de choisir, mais non d’une manière abolue ; car il désirait qu’elle reparût avec lui momentanément dans la province, afin qu’on ne les crût pas brouillés ensemble.

Tout cet arrangement se conciliait assez avec les projets de Fiamma. Elle consentit à tout, et son père la quitta enchanté d’elle, bénissant cette fois sa bizarrerie et lui baisant la main avec une grâce tout italienne.

La nouvelle du mariage de M. de Fougères avec une riche veuve encore jeune se répandit bientôt. Le comte avait coupé ses ailes de pigeon, supprimé la poudre, les culottes courtes, et s’était, en un mot, adonisé. On s’aperçut alors qu’il n’était pas si vieux qu’on l’avait cru. Ses cheveux étaient encore bruns, sa tournure alerte, et l’on pouvait craindre pour sa fille l’arrivée de plusieurs héritiers dans la famille. Fiamma s’en réjouissait sincèrement. Parquet, tout en connaissant son indifférence pour les richesses, trouvait encore dans cette joie excessive quelque chose d’extraordinaire.

Quant à Simon, une grande douleur était entrée dans son âme, et mille pressentiments sinistres lui rendirent effrayant ce départ de Fiamma ; elle annonçait cependant son retour pour le printemps suivant avec sa future belle-mère.

Mais peu à peu Simon comprit, à ses lettres, que le bonheur de sa présence était perdu pour lui. Quand il sut qu’elle était entrée dans un couvent, son désespoir augmenta. Il craignit, avec quelque apparence de raison, qu’elle ne s’y enfermât pour toujours : elle avait passé l’âge où le grand air et l’exercice sont indispensables, et le couvent n’apporta guère d’autre modification à son genre de vie. Depuis longtemps il la voyait rarement et n’avait que des communications épistolaires avec elle. Mais les précieuses entrevues, et surtout ces longues lettres si bonnes, si philosophiques, si sages, si pures de morale et de sentiment, ces lettres qui l’eussent empêché de se corrompre s’il eût été disposé à le faire, et qui l’eussent fait grand s’il ne l’eût été par lui-même, allaient peut-être lui manquer pour jamais.

Peu à peu, en effet, les lettres devinrent rares et laconiques, et la probabilité que Fiamma rétablit sa résidence habituelle à Fougères devint précaire. Il écrivit d’autant plus qu’on lui écrivait moins, et témoigna sa douleur très-vivement. On lui répondit avec bonté, mais de manière à lui prouver la nécessité de se soumettre.

Alors Simon perdit tout à fait l’espoir qu’il avait gardé mystérieusement au fond de son cœur. Il pleura avec amertume, s’irrita contre la destinée, accusa Fiamma d’avoir un cœur de fer, et songea à se brûler la cervelle. Peut-être l’eût-il fait s’il n’eût pas eu de mère.

Alors ce que Fiamma avait prévu arriva. Il abandonna les rêves de l’amour, et conservant l’amertume du regret au fond de ses entrailles comme un cadavre qui reste enseveli sous les eaux, il se jeta tout à fait dans la vie active. L’ambition se ralluma, car il fallait à Simon Féline le repos de la tombe ou la vie des passions. Il se rendit aux conseils de M. Parquet, et s’occupa exclusivement de son état. Sa renommée grandit, et son crédit devint tel en peu de temps qu’il put compter à coup sûr sur une fortune considérable pour l’avenir et sur une haute carrière politique.

Au milieu des fatigues et des ennuis de cette existence laborieuse, la crainte de perdre bientôt sa mère et d’être livré seul et sans affection exclusive au caprice de la destinée se fit vivement sentir. Jeanne faiblissait, non de caractère, mais de santé. Elle avait quelquefois des absences de mémoire, et semblait vivre dans une sorte de somnambulisme. Quand elle retrouvait la plénitude de ses facultés, c’était avec une intensité qui ressemblait à la fièvre, et faisait craindre la fin prochaine d’une vie qui avait perdu la régularité de son cours.

Simon Féline avait de si grandes obligations à l’excellent M. Parquet, qu’il était avide de trouver un moyen de s’acquitter. Ces raisons, réunies à un peu de dépit contre celle qui s’était emparée si longtemps de lui exclusivement pour l’abandonner tout d’un coup sans motif, lui firent songer à rechercher Bonne Parquet en mariage. Il en parla à son père.

« Doucement, doucement ! répondit l’avoué. Ce serait le vœu le plus cher de mon coeur, et tu te souviens que ce l’était avant que nous eussions pensé à faire de toi un grand personnage ; je n’y ai renoncé qu’en te voyant amoureux de notre pauvre dogaresse, que voici, hélas ! bien loin de nous, et peut-être pour toujours. Maintenant, si tu veux épouser Bonne, et que Bonne veuille t’épouser, c’est bien. Mais prenons garde…

— Craignez-vous que je ne sois pas bien guéri de mon amour insensé ? dit Simon ; il y a plus de quatre ans que je ne me flatte plus ; c’est une assez longue épreuve.

— Il n’y a pas si longtemps que cela ! dit Parquet en hochant la tête. Enfin, réfléchis… Tu es un gros bonnet à présent, maître Simon ; et cependant j’aimerais mieux que ma fille n’eût pas l’honneur de porter ton nom que de la voir manquer du bonheur domestique si nécessaire aux femmes, vu que rien ne le remplace pour elles. Ma pauvre Bonne n’est pas une princesse de roman comme notre chère dogaresse, qui l’a supplantée, et que je voudrais voir ici, dût-elle la supplanter encore ! Dans tous les cas, garde-toi de parler de tes intentions avant d’être bien sûr de toi. »

Simon, sans faire part à Bonne de ses projets, se montra plus occupé d’elle que par le passé. Il l’examina avec attention, et remarqua dans cette jeune fille les plus belles qualités du cœur. Bonne, plus jeune de plusieurs années que ses amis Simon et Fiamma, avait acquis des agréments au lieu d’en perdre ; elle était assez bien faite, sans être précisément belle. En outre, elle s’était parée d’un petit défaut dont l’absurdité des hommes démontre la puissance, lorsqu’au contraire il devrait ôter du prix à la femme qui l’acquiert. À force de voir soupirer autour d’elle d’honorables adorateurs, elle était devenue un peu coquette. Sa naïveté timide s’était laissé corrompre ou s’était embellie (comme il vous plaira) de mille petites ruses demi-élégantes, demi-villageoises. Depuis que son amie Fiamma était partie, elle s’était approprié quelques-unes de ses belles manières ; et quelquefois elle se surprenait à faire la dogaresse, tout en faisant manger ses poules ou en préparant le bishof de son père.

Simon, qui avait été longtemps sans la voir, s’étonna de ce changement et se laissa prendre à un piége bien simple et bien connu, mais qui ne manque jamais son effet. Il se trouva en concurrence avec un rival et il désira, ne fût-ce que par orgueil, le faire renvoyer. Il avait dans le caractère un peu l’amour de la domination. C’est le mal des âmes qui se sentent fortes, et souvent cette preuve de leur force est la source de leurs faiblesses. Bonne s’aperçut de la surprise qu’il éprouvait de ne pas supplanter son concurrent aussi vite qu’il se l’était imaginé ; elle changea cette surprise en dépit avec un peu de ruse. Le concurrent était un jeune médecin d’une belle et bonne figure, ne manquant pas de talent, et assez capable, non de lutter avec Simon, mais de faire oublier une ingratitude. Bonne, en petite rusée, l’accueillit d’autant mieux qu’elle vit Simon plus assidu. M. Parquet s’aperçut de ce manége, et, ne reconnaissant pas là la droiture accoutumée de sa chère enfant, il la gronda un peu.

« Écoutez, cher papa, lui dit-elle, M. Simon est un capricieux qui m’a fait assez souffrir. Je l’ai attendu longtemps, croyant ce que tout le monde croyait, qu’il finirait par se prononcer. Il ne l’a pas fait dans le temps où je ne souffrais aucun galant près de moi pour ne pas le décourager. À présent, il daigne s’apercevoir que j’existe, que je ne suis pas tout à fait aussi bête qu’il se l’était imaginé, et il trouve fort mauvais, sans doute, que je ne tombe pas à genoux devant lui. Moi, je vous dirai que je suis un peu revenue de mes idées romanesques, et que je ne mourrai pas de chagrin s’il m’abandonne de nouveau. En raison de cela, je prends mes précautions. D’ailleurs, tout n’est pas fini d’un certain côté, et j’ai écrit une lettre dont j’attends l’effet. »

M. Parquet l’interrogea vivement pour savoir quel était le sujet de cette lettre. Il sut seulement d’abord qu’elle était adressée à Fiamma ; enfin, comme il était extrêmement curieux et passablement absolu, il obtint que sa fille lui en montrât le brouillon, l’original étant parti.

« Ma noble amie, votre père va, dit-on, arriver ici à la fin du mois. Vous nous aviez fait espérer d’abord que vous l’accompagneriez, et maintenant vos domestiques disent qu’ils ne vous attendent pas. Je vous supplie, ma bien-aimée, de faire votre possible pour venir. Je touche à une épreuve difficile de ma vie. Je suis exposée à de grands dangers, parmi lesquels vous seule pouvez me guider et me protéger. Si vous avez jamais eu de l’amitié pour moi, venez, au nom du ciel ! Je compte sur votre cœur généreux que ni la piété fervente à laquelle vous vous livrez, ni le bonheur dont vous semblez jouir dans la solitude, n’ont pu refroidir à mon à égard. Adieu, ma dogaresse chérie. Je vous attends. »

« Et quelle est votre intention, mademoiselle Diplomatie ? dit M. Parquet en achevant ce billet.

— Oh ! mon père ! je n’en sais trop rien, répondit Bonne ; mais il est certain que de ma vie je ne ferai la moindre démarche importante et ne me permettrai la moindre pensée trop vive sans consulter Fiamma. »

Parquet ne comprenant rien à ces mystères de jeunes filles, pria Simon de ne pas être trop assidu auprès de Bonne. « N’allez pas chasser encore cet amoureux qu’elle a aujourd’hui, lui dit-il, et qui n’est pas à mépriser ; car on ne sait pas ce qui peut arriver, et ma fille est d’âge à se marier. »

Ces choses se passaient à la ville, où la famille Parquet vivait désormais habituellement. À l’époque où le comte de Fougères dut revenir, Bonne retourna au village pour attendre son amie. Fiamma n’avait pas répondu, mais elle arriva et courut embrasser mademoiselle Parquet, qui eut, ce jour-là et les jours suivants, de longues conférences avec elle.