Simon
SimonJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 6 (p. 31-34).
◄  XII.
XIV.  ►

XIII.

Simon débuta. Parquet lui avait réservé une belle affaire ; il la lui avait gardée avec amour. C’était un beau crime à grand effet, avec passion, scènes tragiques, mystères, tout ce qui rend le spectacle de la cour d’assises si émouvant pour le peuple. Tout le monde s’étonna de voir que Parquet cédait le monopole de cette matière à succès à un enfant dont on n’espérait pas grand’chose, attendu son extérieur débile et ses manières réservées. La plupart des dilettanti de déclamation faillirent se retirer avec humeur. Simon fit un effort inouï sur le dégoût qu’il éprouvait à se mettre en évidence et sur la timidité naturelle à l’homme consciencieux. Il articula les premiers mots avec une angoisse inexprimable. Ses genoux se dérobaient sous lui ; un nuage flottait autour de sa tête. Plusieurs fois il hésita à se rasseoir ou à s’enfuir. Il avait écrit sur une feuille volante de ses pièces, au moment de se lever : « Cet instant va décider de ma vie. S’il y a une lueur d’espoir, je vais la rallumer ou l’éteindre à jamais. » C’était à Fiamma qu’il pensait. La crise était arrivée : il allait faire un pas vers elle ou voir un abîme s’ouvrir entre eux. L’importance du succès n’était pas en rapport avec le tort irréparable de la défaite. Avec du talent, il avait une chance pour posséder cette femme ; sans talent, il les avait toutes pour la perdre. Que de motifs de terreur et d’éblouissement !

Mais il avait mis sur son cœur le billet de Fiamma, les trois seuls mots qu’il possédait de son écriture. Il eut confiance en cette relique, et continua, quoique sa parole fût confuse et entrecoupée. Le bon Parquet, assis à ses côtés, était plus à plaindre encore que lui ; il rougissait et pâlissait tour à tour. Il portait alternativement un regard d’anxiété sur Simon, comme pour le supplier d’avoir courage ; puis, comme s’il eût craint d’avoir été aperçu, il reportait son regard terrible et menaçant sur les juges, pour défendre à leurs visages cette expression de pitié ou d’ironie qui condamne et décourage. Enfin, il se tournait de temps en temps vers le public, pour faire taire ses chuchotements et ses murmures d’un air à la fois imposant et paternel qui semblait dire : « Prenez patience, vous allez être satisfaits ; c’est moi qui vous en réponds. »

Cette agonie ne fut pas longue, Simon eut bientôt pris le dessus. Sa taille se redressa et grandit peu à peu. Sa voix pure et grave prit de la force, sans perdre un reste d’émotion qui lui donnait plus de puissance encore. Son visage resta pâle et mélancolique ; mais ses grands yeux noirs lancèrent des éclairs, et une majesté sublime entoura son front d’une invisible auréole. D’abord on s’étonna de la simplicité de ses paroles et de la sobriété de ses gestes, et on disait encore : Pas mal, lorsque Parquet murmurait déjà entre ses lèvres : Bien ! bien ! Mais bientôt la conviction passa dans tous les cœurs, et l’orateur s’empara de son auditoire au point que l’esprit s’abstint de le juger. Les fibres furent émues, les âmes subirent la loi d’obéissance sympathique qu’il est donné aux âmes supérieures de leur imposer. Ceux qui aimaient le plus la métaphore ampoulée pleurèrent comme les autres, et ne s’aperçurent pas que la métaphore manquait à son discours. Parquet, plus habitué à l’analyse, s’en aperçut, et ne s’étonna pas qu’on pût être grand par d’autres moyens que ceux qu’il avait estimés jusqu’alors. Il avait trop de sens pour ne pas le savoir depuis longtemps ; mais il n’eût pas cru qu’un auditoire grossier pût se passer d’un peu de ce qu’il appelait la poudre aux yeux. De ce moment il se sentit supplanté, et la faiblesse de la nature lui fit éprouver un mouvement de chagrin ; mais ce chagrin ne dura pas plus de temps qu’il n’en fallut pour prendre une large prise de tabac en fronçant un peu le sourcil. En secouant sur son rabat l’excédant de ce copieux chargement, le digne homme secoua les légers grains de misère humaine qui eussent pu obscurcir la sincérité de sa joie. Il fondit en larmes en embrassant son filleul à la fin de l’audience, et en lui disant : « C’est fini, je ne plaide plus, et désormais c’est par toi que je triomphe. »

Ils avaient fait trois pas dans la rue, lorsque Parquet, s’arrêtant pour regarder une paysanne qui passait aussi vite que la foule pouvait le permettre, se dit comme à lui-même :

« Ouais ! voilà une montagnarde qui a la main bien blanche ! »

Simon se retourna précipitamment ; il ne vit qu’une femme enveloppée d’une cape qui cachait entièrement son visage, parce que d’une main elle la tenait abaissée comme pour défendre une vue faible de l’éclat du soleil. Cette main était si belle et cette démarche si alerte, que Simon ne put s’y tromper. C’était Fiamma. Il eut bien de la peine à s’empêcher de courir après elle.



Vous avez violé ces conventions… (Page 27.)

« Gardez-vous-en bien, lui dit Parquet : ce serait une indiscrétion. Puisqu’on se déguise, c’est qu’on ne veut pas que vous sachiez qu’on était là. D’ailleurs, peut-être nous sommes-nous trompés !

— Ce n’est pas moi qu’elle peut tromper en se déguisant, dit Simon. N’ai-je pas reconnu ces deux raies bleues au poignet, reste des cruautés du bec d’Italia ?…

— Oh ! l’oeil de l’amant ! dit Parquet. Eh bien ! Simon, qu’est-ce que je te disais ? On t’aime, et tu as du talent ; et un jour…

— Et un jour je me brûlerai la cervelle, répondit Simon en lui pressant vivement le bras, si je me laisse prendre à vos belles paroles. Mon ami, épargnez-moi, dans ce moment surtout, où je n’ai pas bien ma tête, et où je ne me soutiens plus qu’avec peine…

— Appuie-toi sur moi, lui dit Parquet, tâchons de rejoindre ta mère dans cette foule, et viens avec moi boire du bishof à la maison. Je n’y manque jamais après avoir plaidé, et je m’en trouve bien : d’ailleurs je ne serai pas fâché d’en boire moi-même ; j’ai sué, tremblé et brûlé plus que toi en t’écoutant. »

Simon, n’osant aller encore à Fougères, écrivit à Fiamma pour la remercier des encouragements qu’elle lui avait donnés et auxquels il devait le bonheur de son début. Il était bien résolu à ne pas violer son vœu, mais néanmoins il lui échappa malgré lui des paroles passionnées et l’expression d’une vague espérance.

Fiamma le comprit et lui répondit une lettre fort affectueuse, mais plus réservée qu’il ne s’y était attendu. Elle semblait rétracter avec une extrême adresse le sens passionné que Simon eût pu donner aux trois mots de son premier billet, et lui faire entendre qu’il y aurait folie de sa part à prendre pour une déclaration d’amour cette parole écrite, ou plutôt criée du fond d’une âme fraternelle, en un moment de sainte sollicitude. En parlant succinctement du départ de son cousin, elle ne perdait pas l’occasion de parler de son aversion pour le mariage et de l’incapacité de son âme pour tout autre sentiment que l’amitié et le dévouement politique. Elle finissait en engageant Simon à lui écrire souvent, à lui rendre compte de toutes les actions et de toutes les émotions de sa vie, comme il avait coutume de le faire à Fougères ; elle se liait par une promesse réciproque.



Elle lui parla ainsi… (Page 29.)

Simon ne fut pas aussi reconnaissant de cette lettre qu’il eût dû l’être ; il eût accusé mademoiselle de Fougères d’un mouvement de hauteur, s’il n’eût rapporté au mystère de sa conduite, relativement au vœu de célibat, toutes les démarches qu’il ne comprenait pas bien ; mais cette excuse ne lui était que plus cruelle, car ce mystère le tourmentait étrangement. Il avait entendu Parquet faire mille suppositions, dont la plus constante était celle d’un engagement pris en Italie, en raison d’un amour contrarié. Cependant, comme mademoiselle de Fougères ne parlait jamais de retourner dans son pays, quoiqu’elle fût majeure et libre de quitter son père ou de lui arracher son consentement, il était probable qu’il n’y avait plus pour elle aucun espoir de ce côté-là. C’était peut-être à un mort qu’elle conservait cette noble fidélité, que M. Parquet ne regardait cependant pas comme inviolable. Il encourageait donc Simon à garder l’espérance, et le pauvre enfant, quoique rongé par cette espérance dévorante, la conservait malgré lui, tout en niant qu’il l’eût jamais conçue.

Cependant les mois et les années s’écoulèrent sans apporter aucun changement dans leur situation respective, et l’espoir de Simon s’évanouit. Mademoiselle de Fougères se montra constamment la même : aussi bonne, aussi dévouée, aussi exclusivement occupée de lui ; mais jamais il n’y eut plus dans ses lettres une parole équivoque, jamais dans ses manières une contradiction, si légère qu’elle fût, avec ses paroles. Sa vie fut toujours aussi solitaire, aussi calme au dehors, aussi orageuse au dedans. Lorsque le feu de la jeunesse tourmentait cette tête ardente, le grand air, le vent des montagnes, la chaleur du soleil, suffisaient à la rafraîchir ou à l’éteindre par la fatigue. Quelquefois elle se levait avant le jour, allait brider elle-même son cheval, et disparaissait avec lui jusqu’au soir. Jamais on ne la rencontra en aucune compagnie que ce fût. Deux pistolets d’arçon, dont elle se fût fort bien servie au besoin, et un grand chien-loup horriblement hargneux qu’elle s’adjoignit pour garde du corps, la mettaient à l’abri des hommes et des bêtes.

D’ailleurs au bout d’un certain temps, elle avait inspiré assez d’estime et de respect pour être sûre de ne rencontrer nulle part d’hostilité insolente ou de trouver partout des défenseurs empressés. L’opinion, qui s’abuse souvent, mais qui s’éclaire toujours, redevint peu à peu équitable envers elle. Quoiqu’elle fît des libéralités fort strictes, eu égard à l’argent qu’on lui supposait disponible, quoique son maintien semblât toujours altier et son caractère incapable d’aucune concession à la force populaire, le peuple du village et des environs, émerveillé de la pureté de ses mœurs avec une vie si indépendante et une beauté si remarquable, la prit, sinon en grande amitié, du moins en grande considération. On lui demandait plus souvent des conseils que des aumônes, et on se laissait volontiers guider par elle dans les affaires délicates. M. Parquet prétendait qu’elle lui enlevait beaucoup de clientèles à force de concilier les inimitiés et d’apaiser des ressentiments. La sagesse et l’équité semblaient être la base de son caractère et en exclure un peu la tendresse et l’enthousiasme.

Simon le pensait ainsi ; Parquet, devant qui elle s’observait moins, en jugeait autrement. Souvent, lorsqu’ils parlaient d’elle ensemble, le jeune homme opinait que l’amour était une passion inconnue à Fiamma ; Parquet secouait la tête.

« Qu’elle n’en ait pas pour toi, lui disait-il, je n’en répondrais pas ; je ne sais plus à quoi m’en tenir à cet égard ; mais qu’elle n’en ait jamais eu pour personne ou qu’elle ne soit jamais capable d’en avoir, c’est ce qu’on ne me persuadera pas aisément. Tu plaides mieux que moi, Féline, mais tu ne connais pas mieux le cœur humain. Sois sûr que j’ai surpris chez elle bien des contradictions : par exemple, un jour elle nous fit un grand discours pour nous prouver qu’il valait mieux soulager peu à peu le pauvre, et l’aider à sortir lui-même de sa misère, que de lui donner tout à coup le bien-être dont il ne ferait qu’abuser. Cela pouvait être fort juste ; mais deux heures après je vis que cette modération n’était guère dans son caractère ; car en passant devant la maison du pauvre Mion, et en le voyant entrer avec ses enfants sous sa misérable hutte où l’on ne peut se tenir debout, elle s’écria avec chaleur : « Ô ciel ! avec mille francs on donnerait à cette famille un logement sain, et cependant elle reste courbée sous ce hangar, à la porte d’un château !… » Je lui fis observer qu’elle pouvait bien disposer d’un billet de mille francs pour des malheureux ; M. de Fougères m’avait encore dit la veille : « Engagez donc Fiamma à me demander tout ce qu’elle désire, et j’y souscrirai. Je ne me plains que de son excessive économie. » Fiamma alors changea de visage et me répondit d’un air étrange : « Parquet, vous devriez être habitué à cette vérité aussi ancienne que le monde : ne vous fiez pas à l’apparence. » Va, Simon ajoutait Parquet, sois sûr qu’il y a là un mystère d’iniquité de la part de M. de Fougères. Simon lui renvoyait en riant cette phrase de cour d’assises et trouvait la supposition folle. Il était bien prouvé désormais pour tout le monde que M. de Fougères était un hypocrite de bonté, mais non de probité ; un homme dur, égoïste, étroit d’idées et de sentiments, peureux et avare ; mais il était impossible de trouver en lui assez d’étoffe pour en habiller le personnage du plus maigre scélérat.

Cependant, comme les gens heureux et faits pour l’être se lassent vite des investigations actives et s’accommodent de tout ce qui s’accommode à eux, M. Parquet finit par accepter mademoiselle de Fougères pour ce qu’elle voulait être, et il en vint même à conseiller à Simon de la regarder comme sa sœur et de ne plus songer à devenir son amant ou son époux. Simon s’efforça de s’habituer à cette conviction ; mais il avait beau faire, la force de son amour l’écartait à chaque instant avec impatience. Trop fier pour vouloir être plaint, depuis longtemps il avait cessé d’avouer sa passion, et il la cachait désormais non-seulement à son ami, mais encore à sa mère. Jeanne n’en était pas dupe ; on ne trompe pas une mère comme elle ; mais elle respectait son courage, et seule peut-être contre tous elle ne désespérait pas de le voir récompensé.

Plusieurs partis se présentèrent inutilement pour mademoiselle de Fougères. Il en fut ainsi pour mademoiselle Parquet. Cette jeune personne montra, il est vrai, un peu d’hésitation chaque fois, et ne se prononça jamais, comme son amie, contre le mariage ; mais, au fond du cœur, plus elle voyait ou croyait voir Simon renoncer à son amour pour Fiamma, plus elle se flattait qu’il reconnaîtrait combien elle était elle-même un parti sortable, et offrant (à lui spécialement) toutes les garanties du bonheur et du bien-être. Elle garda aussi son secret, même avec Fiamma, ayant un peu de honte d’aimer un homme qui se montrait si peu empressé à l’obtenir, et craignant, en prenant un arbitre, de perdre la faible espérance qu’elle conservait encore.

L’amour ayant pris dans le cœur de Simon un caractère grave, constant, mélancolique, il continua ses débuts avec le plus grand succès. Il fut aidé à se faire connaître par l’abandon que lui fit M. Parquet de sa toque d’avocat. Se réservant les tracas lucratifs de l’étude, il lui fit plaider toutes les causes qu’il eût plaidées lui-même. Depuis longtemps il avait caressé cette espérance de se retirer du barreau en y laissant un successeur digne de lui et créé par lui. Il avait mis là tout son orgueil, et il triomphait de ne pas laisser l’héritage de sa clientèle aux rivaux qui avaient osé lutter contre lui durant sa vie oratoire. Il se sentait trop vieux pour parler avec les mêmes avantages qu’autrefois. Ses dents l’abandonnaient et il disait souvent qu’il avait bien fait d’imiter les grands comédiens qui se retirent avant d’avoir perdu la faveur du public idolâtre. Simon s’acquitta, envers lui et malgré lui, des avances généreuses qu’il en avait reçues ; mais, après avoir satisfait à ce devoir, il montra assez peu d’empressement à profiter de sa réputation et de sa force. Appelé au loin, il s’y traînait nonchalamment et plaidait en artiste plutôt qu’en praticien, c’est-à-dire selon que l’occasion lui semblait belle pour faire un grand acte de justice ou de talent, sans s’occuper beaucoup de ses profits personnels. Parquet le louait de sa générosité, mais il s’attachait à lui prouver qu’elle pouvait s’accommoder d’une volonté active et soutenue de faire fortune. Simon se voyait forcé de lui avouer que l’ambition était morte dans son cœur, qu’il n’aimait son métier que sous la face de l’art, et que peu lui importait l’avenir. Ses opinions politiques étaient pourtant toujours aussi prononcées et sa foi aussi ardente ; mais il semblait ne plus s’attribuer la force de lui faire faire de grands progrès. Fiamma, qui l’étudiait attentivement dans les rares entrevues qu’elle avait avec lui et dans les nombreuses lettres qu’elle en recevait, comprit que l’amour était devenu chez lui un mal plutôt qu’un bien, et qu’il était nécessaire d’opérer en lui une révolution.