Shirley
Traduction par Ch. Romey et A. Rolet.
Shirley et Shirley et Agnès GreyCh. Lahure et Cie (p. 153-176).


CHAPITRE XI.

Écrit dans la salle d’étude.


Les doutes de Louis Moore touchant l’évacuation immédiate de Fieldhead par M. Sympson étaient parfaitement fondés. Le lendemain même de la grande querelle à propos de sir Philippe Nunnely, une sorte de réconciliation eut lieu entre l’oncle et la nièce : Shirley, qui n’avait jamais pu être ou même paraître inhospitalière (excepté une seule fois envers M. Donne), pria toute la famille de rester encore quelque temps ; elle y mit tant d’insistance, qu’il était évident qu’elle agissait pour quelque raison. Elle fut prise au mot ; et vraiment, l’oncle ne pouvait se décider à la laisser sans surveillance, en pleine liberté d’épouser Robert Moore le jour où ce gentleman serait en état de renouveler ses prétentions à sa main, jour que M. Sympson désirait pieusement ne voir jamais venir. La famille entière resta.

Dans son premier accès de rage contre la maison Moore, M. Sympson s’était conduit de telle sorte envers Louis, que ce gentleman, patient pour le labeur et la souffrance, mais qui ne pouvait supporter l’insolence grossière, avait aussitôt résigné son poste, et n’avait voulu consentir à le reprendre que jusqu’au moment où la famille quitterait le Yorkshire. Les instances de mistress Sympson et l’attachement qu’il avait pour son élève contribuèrent sans doute à cette concession ; mais il avait un autre motif plus fort que ceux-là : probablement il eût trouvé très-dur de quitter Fieldhead.

Les choses allèrent assez bien pendant quelque temps : la santé de miss Keeldar était rétablie ; sa gaieté avait repris son cours : Moore avait trouvé le moyen de la débarrasser de toutes ses appréhensions ; et vraiment, depuis l’instant où elle lui avait donné sa confiance, toutes ses terreurs semblaient avoir pris des ailes : son cœur devint aussi joyeux, son caractère aussi insouciant que ceux d’un petit enfant qui, ne songeant ni à la vie ni à la mort, laisse à ses parents toute la responsabilité de son existence. Moore et William Parren, par l’intermédiaire duquel il avait pris ses informations sur l’état de Phœbé, s’accordèrent à affirmer que la chienne n’avait point la rage : c’étaient seulement les mauvais traitements qui lui avaient fait fuir la maison ; car il fut prouvé que son maître avait l’habitude de la corriger violemment. Leur assertion était ou n’était pas vraie : le groom et le piqueur affirmaient le contraire, disant que, si ce n’était là un cas d’hydrophobie, cette maladie n’existait pas. Mais Moore prêta à ces dires une oreille incrédule ; il ne rapporta à Shirley que ce qui était rassurant. Elle le crut et, à tort ou à raison, il est certain que dans ce cas la morsure fut innocente.

Novembre passa, décembre vint. Les Sympson allaient réellement partir : il était nécessaire qu’ils fussent chez eux à Noël ; leurs bagages étaient préparés, et ils allaient prendre congé dans quelques jours. Un soir d’hiver, pendant la dernière semaine de leur séjour, Louis Moore reprit encore une fois son petit livre et s’entretint avec lui de la manière suivante :



Elle est plus aimable que jamais. Depuis que ce petit nuage a été dissipé, toute consomption temporaire, toute langueur ont disparu. C’était merveilleux de voir avec quelle rapidité elle reprenait son élasticité et refleurissait sous la magique énergie de la jeunesse.

Après déjeuner hier matin, lorsque je l’eus vue, écoutée, et, si je puis parler ainsi, sentie dans chaque atome sensitif de mon être, je passai de sa brillante présence dans la froide salle d’étude. Je pris un petit volume doré sur tranche qui se trouva être un choix de poésies. J’en lus un poëme ou deux : le charme était-il en moi ou dans les vers ? je ne sais ; mais mon cœur se remplit d’une douce chaleur, mon pouls battait plus fort. Je brûlais, malgré l’air glacé. Moi aussi je suis encore jeune ; quoiqu’elle ne m’ait jamais considéré comme un jeune homme, je n’ai que trente ans. Il y a des moments où, par aucune autre raison que ma propre jeunesse, la vie se montre à moi sous de douces couleurs.

Il était temps d’aller à la salle d’étude ; j’y allai. Cette chambre est fort gaie le matin ; le soleil brille alors à travers la fenêtre basse ; les livres sont en ordre : il n’y a pas de papiers épars de côté et d’autre : le feu est clair et propre ; aucun charbon tombé ; aucune accumulation de cendres. Je trouvai là Henry, et il avait amené avec lui miss Keeldar ; ils étaient l’un auprès de l’autre.

J’ai dit qu’elle était plus aimable que jamais ; c’est vrai. Une belle couleur rose, peu foncée, mais délicate, anime ses joues ; son œil, toujours profond, clair et expressif, a un langage que je ne puis rendre : c’est un langage que l’on ne peut entendre, mais que l’on voit, à l’aide duquel les anges doivent avoir communiqué entre eux lorsque « le silence régnait dans le ciel. » Ses cheveux ont toujours été sombres comme la nuit, fins comme la soie ; son cou a toujours été beau, flexible et uni ; mais tous deux ont maintenant un nouveau charme : ses tresses sont moelleuses comme l’ombre ; les épaules sur lesquelles elles tombent ont une grâce divine. Autrefois je voyais sa beauté ; maintenant je la sens.

Henry répétait sa leçon à elle avant de me l’apporter ; une de ses mains était occupée avec le livre ; il tenait l’autre : ce garçon obtient plus que sa part de privilège. Il ose caresser et reçoit les caresses. Quelle indulgence, quelle compassion elle montre pour lui ! beaucoup trop ! Si cela continuait, Henry dans quelques années, quand son âme serait formée, l’offrirait sur son autel comme j’ai offert la mienne.

Je vis ses paupières s’agiter lorsque j’entrai, mais elle n’a pas levé les yeux. À présent, elle me donne rarement un regard. Elle semble devenir silencieuse aussi ; elle me parle rarement, et, lorsque je suis présent, elle parle peu aux autres. Dans mes sombres moments, j’attribue ce changement à l’indifférence, à l’aversion : à quoi ne l’attribué-je pas ? dans mes rares éclairs de joie, je lui donne une autre signification. Je me dis : « Si j’étais son égal, je pourrais trouver dans cette froideur de la réserve, et dans cette réserve… de l’amour. » Dans ma situation, oserais-je chercher en elle ce sentiment ? et qu’en pourrais-je faire si je l’y trouvais ?

Hier matin, j’osai enfin avoir une heure d’entretien avec elle. Je ne me contentai pas de désirer, je voulus une entrevue. J’osai ordonner à la solitude de nous protéger ; avec beaucoup de décision je montrai la porte à Henry ; sans hésitation je lui dis : « Allez où vous voudrez, mon garçon ; mais, jusqu’à ce que je vous appelle, ne revenez pas ici. »

Henry, je pus le voir, n’était pas content de son renvoi : ce garçon est jeune, mais c’est un penseur. Son œil méditatif brille sur moi quelquefois d’une manière étrange : il sent à moitié ce qui m’attache à Shirley ; il devine qu’il y a un délice plus grand dans la réserve avec laquelle je suis traité, que dans toutes les caresses qu’on lui donne. Ce jeune lionceau boiteux rugirait contre moi de temps à autre, parce j’ai dompté sa lionne et m’en suis constitué le gardien, si l’habitude de la discipline et l’instinct de l’affection ne le retenaient. Allez, Henry ; il faut que vous appreniez à prendre votre part du fiel de la vie qu’a goûté toute la race d’Adam qui vous a précédé et qui vous suivra : votre destinée ne peut être une exception au lot commun. Rendez grâce à Dieu que votre amour soit dédaigné maintenant, avant qu’il ait aucune affinité avec la passion : une heure d’agitation, un accès d’envie, suffisent pour exprimer ce que vous sentez. La jalousie brûlante comme le soleil sous la ligne, la rage destructive comme l’orage du tropique, le climat de vos sensations les ignore encore.

Je m’assis à mon bureau à ma manière habituelle. C’est un don précieux que ce pouvoir que j’ai de couvrir toute ébullition intérieure avec le calme de ma physionomie. Nul, en voyant mon visage impassible, ne peut soupçonner le tourbillon qui tournoie dans mon cœur, engouffre ma pensée, détruit ma prudence. Il est agréable de pouvoir marcher ainsi dans la vie, calme et fort, sans effrayer par aucun mouvement excentrique. Ce n’était point mon intention de lui prononcer un mot d’amour, ou de lui révéler une lueur du feu qui me dévore. Je n’ai jamais été présomptueux ; je ne le serai jamais. Plutôt que de paraître égoïste et intéressé, je me déciderais résolument à me ceindre les reins, à m’éloigner d’elle pour aller de l’autre côté du globe chercher une nouvelle vie, froide et stérile comme le roc que lave sans cesse l’onde salée. Mon dessein ce matin était de l’observer de près, de lire une ligne dans la page de son cœur ; avant de la quitter, j’étais déterminé à connaître ce que je quittais.

J’avais quelques plumes à tailler : beaucoup d’hommes auraient senti leur main trembler, si leur cœur eût été agité comme le mien. Ma main ne trembla pas et ma voix fut ferme.

« Dans une semaine à dater de ce jour, vous serez seule à Fieldhead, miss Keeldar.

— Oui, je crois que l’intention de mon oncle est bien arrêtée maintenant.

— Il vous quitte mécontent.

— Il n’est pas content de moi.

— Il s’en va comme il est venu, son voyage a été inutile : c’est mortifiant.

— J’espère que l’insuccès de ses plans lui ôtera toute inclination d’en concevoir de nouveaux.

— À sa manière, M. Sympson cherchait honnêtement votre bien. Tout ce qu’il a voulu faire était, dans sa pensée, à votre plus grand avantage.

— Vous êtes généreux de prendre ainsi la défense d’un homme qui s’est permis de vous traiter avec tant d’insolence.

— Je ne suis jamais blessé et ne garde point rancune de ce que me dit un homme qui se prévaut de son caractère et de sa position ; et M. Sympson était parfaitement dans ce cas lorsqu’il se permit cette vulgaire et insolente sortie contre moi, après avoir été malmené par vous.

— Vous cessez maintenant d’être le précepteur d’Henry ?

— Je vais me séparer d’Henry pour un temps (si lui et moi nous vivons, nous nous reverrons un jour, car nous nous aimons l’un l’autre), et quitter pour jamais le sein de la famille Sympson. Heureusement ce changement ne me laisse pas dans l’embarras : il ne fait que hâter l’exécution de desseins depuis longtemps formés.

— Aucun événement ne peut vous prendre au dépourvu ; avec votre calme imperturbable, j’étais sûre que vous seriez préparé pour une soudaine mutation. Je pense toujours que vous êtes dans le monde comme un vigilant et attentif archer dans un bois ; votre carquois contient plus d’une flèche, et votre arc a une corde de rechange. Votre frère est aussi comme vous. Tous deux vous seriez capables de vous aventurer, chasseurs sans patrie, au milieu des vastes solitudes de l’Ouest. Rien ne vous y manquerait. L’arbre abattu vous fournirait une hutte, la forêt défrichée vous céderait un champ, le buffle, sentant la puissance de votre carabine, viendrait les cornes et la bosse basses se prosterner à vos pieds et vous rendre hommage.

— Et quelque tribu indienne de Pieds-Noirs ou de Têtes-Plates nous fournirait peut-être une compagne.

— Non (avec hésitation) : je ne le pense pas. Le sauvage est sordide ; je pense, c’est-à-dire j’espère que ni l’un ni l’autre ne voudriez partager votre cœur avec une femme à laquelle vous ne pourriez donner ce cœur tout entier.

— Qu’est-ce qui vous a suggéré l’idée des solitudes sauvages de l’Ouest, miss Keeldar ? avez-vous été avec moi en esprit lorsque je ne vous voyais pas ? êtes-vous entrée dans mes rêves et avez-vous assisté au travail de mon cerveau élaborant mes projets d’avenir ? »

Elle avait divisé un morceau de papier à allumer les bougies en divers fragments : elle les jeta un à un dans le feu, et les regarda brûler d’un air pensif. Elle ne parla point.

« Comment avez-vous appris ce que vous semblez connaître sur mes intentions ?

— Je n’en connais rien : je les découvre seulement à présent : j’ai parlé au hasard.

— Votre hasard ressemble à de la divination. Je ne serai plus jamais précepteur ; après Henry et vous-même, je n’aurai plus d’élèves. Je ne m’assoirai plus habituellement à la table d’un autre homme et ne formerai jamais un accessoire de famille. Je suis maintenant un homme de trente ans ; depuis l’âge de dix ans je n’ai jamais été libre. J’ai une telle soif de liberté, un si violent désir de la connaître et de la gagner, mes aspirations vers elle sont si passionnées, que pour la posséder je ne refuserai pas de traverser l’Atlantique : je la suivrai dans la profondeur des forêts vierges. Mais je n’accepterai jamais une fille sauvage pour esclave ; elle ne pourrait être ma femme. Je ne connais aucune femme blanche que j’aime qui veuille m’accompagner ; mais je suis sûr que la liberté m’attendra, assise sous un pin. Quand je l’appellerai, elle viendra dans ma cabane et se jettera dans mes bras. »

Elle ne pouvait m’entendre parler ainsi sans s’émouvoir, et elle était émue. J’avais l’intention de l’émouvoir, j’avais réussi. Elle ne put me répondre, elle ne pouvait même me regarder : j’aurais été fâché qu’elle pût faire l’un ou l’autre. Ses joues brillaient comme une fleur rose à travers les pétales de laquelle resplendit un rayon de soleil. Sur la paupière blanche et les cils noirs tremblants de ses yeux baissés, se lisait une douce honte, moitié pénible, moitié joyeuse.

Elle maîtrisa promptement son émotion et commanda bientôt à ses sentiments. Je vis qu’elle avait soutenu l’insurrection et qu’elle allait reprendre l’empire. Elle s’assit. Sur son visage je pouvais lire ceci : « Je vois la ligne qui est ma limite ; rien ne me la fera franchir. Je sens, je connais jusqu’à quel point je puis révéler mes sentiments, et quand je dois fermer le volume. Je suis allée jusqu’à une certaine distance, aussi loin que je le pouvais sans dégrader mon sexe et sans compromettre mon honneur : je ne ferai pas un pas de plus. Mon cœur pourra se briser s’il est trompé dans son espoir. Eh bien ! qu’il se brise, il ne me déshonorera pas, il ne déshonorera pas mon sexe en ma personne. La souffrance, la mort, plutôt que la dégradation ! »

Moi, de mon côté, je me disais : « Si elle était pauvre, je serais à ses pieds. Si elle était dans une humble conditionne la prendrais dans mes bras. Son or et sa position sont deux griffons qui la gardent de chaque côté. L’amour regarde et désire, mais il n’ose pas ; la passion rôde autour, mais n’ose s’approcher. La fidélité et le dévouement sont effrayés. Il n’y a rien à perdre en la gagnant, il n’y a aucun sacrifice à faire : c’est clair bénéfice, et par conséquent d’une difficulté inimaginable. »

Difficile ou non, il fallait tenter quelque chose ; il fallait dire quelque chose. Je ne pouvais, je ne voulais garder le silence avec toute cette beauté modestement muette en ma présence. Je parlai, et je parlai même avec calme : toutes tranquilles que fussent mes paroles, je les entendais tomber avec un son distinct, sonore et profond.

« Cependant, je le sais, je serais étrangement placé avec cette nymphe des montagnes, la liberté. Je la soupçonne d’être parente de cette solitude que je courtisais naguère, et avec laquelle je cherche maintenant à divorcer. Ces oréades sont singulières : elles viennent à vous avec des charmes qui n’ont rien de terrestre, comme une soirée étoilée ; elles vous inspirent un sauvage mais froid plaisir ; leur beauté est la beauté des esprits ; leur grâce n’est pas la grâce de la vie, mais celle des saisons ou des scènes de la nature ; à elles appartient la splendeur humide du matin, la lueur languissante du soir, le calme de la lune, l’inconstance des nuages. Je désire et je veux avoir quelque chose de différent. Les splendeurs du monde des esprits me laissent froid. Je ne suis pas poète : je ne peux vivre d’abstractions. Vous, miss Keeldar, dans votre satirique langage, vous m’avez quelquefois appelé philosophe matériel, me donnant à entendre que je vivais suffisamment pour le substantiel. Certainement je suis matériel de la tête aux pieds, et si glorieuse que soit la nature, si profond que soit le culte que je lui ai voué, j’aime mieux la voir à travers les doux yeux humains d’une femme aimée et aimable, qu’à travers les yeux farouches de la plus grande déesse de l’Olympe.

— Junon ne pourrait vous cuire une tranche de buffle comme vous l’aimez, dit-elle.

— Non. Mais je vais vous dire qui le pourrait : quelque jeune orpheline sans fortune et sans amis. Je voudrais pouvoir en trouver une semblable : assez jolie pour que je pusse l’aimer, avec quelque chose dans l’esprit et dans le cœur qui réponde à mes goûts ; ne manquant pas d’éducation, honnête et modeste. Je me soucie peu des talents ; mais j’aimerais qu’elle eût le germe de ces qualités naturelles que rien de ce qui est appris ne peut égaler. Un caractère un peu vif ne me déplairait pas, je puis manier les plus chauds. D’une telle créature j’aimerais à être d’abord le précepteur, puis l’époux. Je lui enseignerais mon langage, mes habitudes, mes principes, j’aimerais à la récompenser avec mon amour.

— La récompenser ! seigneur de la création ! la récompenser ! s’écria-t-elle avec une lèvre contractée.

— Pour en être remboursé au centuple.

— La contrainte est au métal de quelques âmes ce qu’est l’acier au caillou.

— Et l’amour est l’étincelle qui en jaillit.

— Qui se soucie de l’amour qui n’est qu’une étincelle, que l’on voit briller un instant et disparaître ?

— Il faut que je trouve mon orpheline. Dites-moi comment, miss Keeldar.

— Faites des annonces ; et surtout ne manquez pas d’ajouter parmi les qualifications exigées qu’elle doit être bonne cuisinière.

— Il faut que je la trouve et, quand je l’aurai trouvée, je l’épouserai.

— Vous ne le ferez pas ! » et sa voix prit soudain un accent de dédain tout particulier.

J’aimais cela. Je l’avais fait sortir de l’état pensif dans lequel je l’avais trouvée ; je voulus l’émouvoir davantage.

« Pourquoi en doutez-vous ?

— Vous, vous marier !

— Mais certainement ; il n’y a rien de plus évident que je le puis et que je le ferai.

— C’est le contraire qui est évident, monsieur Moore. »

Je la trouvais charmante ainsi, l’air de plus en plus dédaigneux, moitié insultant, et l’orgueil, la froide décision brillant dans ses beaux grands yeux, qui ressemblaient en ce moment à ceux d’un merle.

« Faites-moi la faveur de me dire les raisons d’une semblable opinion, miss Keeldar.

— Comment pourriez-vous accomplir un acte semblable, je vous le demande ?

— Très-aisément et promptement, si je trouvais la personne convenable.

— Acceptez le célibat ! (Elle fit un geste de la main, comme si elle me donnait quelque chose.) Prenez-le comme étant votre destinée.

— Non ; vous ne pouvez me donner ce que j’ai déjà. Le célibat a été mon lot pendant trente ans. Si vous désiriez m’offrir un présent, un cadeau d’adieu, un souvenir, il vous faut changer le don.

— Prenez pire, alors !

— Comment ? quoi ? »

En ce moment, je sentais, je regardais, je parlais avec feu. J’avais eu tort de quitter mon ancre de calme, même pour un instant ; cela me privait d’un avantage qui passait de son côté. La petite étincelle de dédain se changea en sarcasme et se répandit sur sa physionomie en rides d’un sourire moqueur.

« Prenez une femme qui vous a fait la cour pour sauver votre modestie, et s’est jetée elle-même à vous pour épargner vos scrupules.

— Montrez-moi seulement où elle est.

— Quelque grosse veuve qui a eu déjà plusieurs maris, et sait comment se pratiquent ces choses.

— Alors il ne faut pas qu’elle soit riche. Oh ! ces richesses !

— Ah ! ce n’est pas vous qui auriez jamais cueilli les produits du jardin des Hespérides. Vous n’avez pas le courage d’attaquer le vigilant dragon ; vous n’avez pas l’habileté de vous procurer l’assistance d’Atlas.

— Vous paraissez violente et hautaine.

— Et vous bien plus hautain. Votre fierté est l’orgueil monstrueux qui contrefait l’humilité.

— Je suis dépendant, je connais ma place.

— Je suis femme, je connais la mienne.

— Je suis pauvre, je dois être fier.

— J’ai reçu des lois, et j’ai des obligations aussi strictes que les vôtres. »

Nous avions atteint un point critique ; nous nous arrêtâmes pour nous regarder l’un l’autre. Elle n’irait pas plus loin, je le comprenais. Au delà, je ne sentais ni ne voyais rien. Peu d’instants seulement m’appartenaient : la fin approchait, je l’entendais se précipiter : mais elle n’était pas venue : je pouvais encore différer, attendre, parler et, au moment de l’impulsion, agir. Je ne suis jamais pressé : je n’ai jamais été pressé de ma vie. Les gens pressés boivent le nectar de l’existence brûlant : je le déguste frais comme la rosée du matin. Je continuai.

« Selon toute apparence, miss Keeldar, vous êtes aussi peu certaine de vous marier que moi : je sais que vous avez refusé trois ou quatre offres avantageuses, et je crois même une cinquième. Avez-vous rejeté sir Philippe Nunnely ? »

Je posai cette question soudainement et avec rapidité.

« Avez-vous pensé que je pourrais l’accepter ?

— Je pensais que vous le pouviez.

— Puis-je vous demander sur quoi vous vous fondiez ?

— Conformité de rang, d’âge ; agréable contraste de tempérament, car il est doux et aimable ; harmonie de goûts intellectuels.

— Jolie phrase ! mais réduisons-la vite en pièces. Conformité de rang : est-il fort au-dessus de moi ; comparez, s’il vous plaît, ma grange à son palais ; je suis dédaignée par sa famille. Convenance d’âge : nous sommes nés dans la même année ; donc il n’est qu’un jeune garçon, tandis que je suis une femme, de dix ans son aînée sous tous les rapports. Agréable contraste de tempérament : il est doux et aimable et moi je suis… dites-le moi.

— La sœur de la léoparde tachetée, brillante, vive et fière.

— Et vous voudriez m’accoupler avec un chevreau ! injuste barbare ! L’harmonie des goûts intellectuels, il est fou de poésie, et je la déteste.

— Vraiment ? voilà qui est nouveau.

— Je frissonne positivement à la vue d’une mesure ou au son d’une rime, soit que je sois au prieuré ou sir Philippe à Fieldhead. De l’harmonie, vraiment ! Quand m’avez-vous vue bâcler de ces sonnets pareils à de la crème fouettée, ou enfiler des stances fragiles comme des fragments de verroterie ? Quand vous ai-je montré la croyance que ces grains de verre étaient de vrais brillants ?

— Vous pourriez avoir la satisfaction de guider son talent dans des régions plus élevées, d’épurer son goût.

— Guider et épurer ! enseigner et reprendre ! endurer et supporter ! Bah ! mon mari ne sera jamais pour moi un enfant au maillot. La belle occupation vraiment que de lui donner chaque jour sa leçon, veiller à ce qu’il l’apprenne, lui donner une sucrerie s’il est sage, et une patiente et pathétique admonestation s’il est méchant ! Mais c’est d’un précepteur de parler de la satisfaction que procure l’enseignement. Je pense que vous croyez cela le plus agréable passe-temps du monde. Pour moi ce n’est pas la même chose, et je n’en veux pas. Perfectionner un mari ! non. Je veux au contraire que mon mari me rende meilleure, ou nous ne pourrions vivre ensemble.

— Dieu sait si cela est nécessaire !

— Que voulez-vous dire par là, monsieur Moore ?

— Ce que je dis. Le besoin d’amélioration est impérieux.

— Si vous étiez une femme, vous régenteriez fort agréablement monsieur votre mari ; cela vous conviendrait ; instruire et réprimander est votre vocation.

— Puis-je vous demander si, de ce ton simple et aimable, vous avez l’intention de me reprocher ma position de précepteur ?

— Oui, amèrement, et toute autre chose qu’il vous plaira ; tout défaut dont vous vous sentez péniblement convaincu.

— D’être pauvre, par exemple ?

— Oui, cela vous piquera ; la pauvreté, c’est votre point ulcéré ; vous aimez à revenir dessus.

— De n’avoir qu’une très-laide personne à offrir à la femme qui pourrait se rendre maîtresse de mon cœur ?

— Précisément. Vous avez l’habitude de vous appeler laid. Vous êtes très-sensible à la coupe de vos traits, parce qu’ils ne sont pas tout à fait taillés sur ceux de l’Apollon. Vous les critiquez plus qu’il n’est nécessaire, dans l’espoir que d’autres diront un mot en leur faveur, ce qui n’a pas lieu. Votre visage n’a assurément rien dont vous puissiez tirer vanité. On n’y trouve aucune jolie ligne, aucune jolie teinte.

— Comparez-le au vôtre.

— Il ressemble à celui d’un dieu égyptien ; à quelque grande tête de granit retrouvée dans le sable : ou plutôt, pour ne point le comparer à quelque chose de si majestueux, il ressemble à celui de Tartare. Vous êtes le cousin de mon chien : je crois que vous lui ressemblez autant qu’un homme peut ressembler à un animal.

— Tartare est votre cher compagnon. Dans l’été, quand vous vous levez avec l’aurore pour courir dans les champs, mouiller vos pieds avec la rosée et rafraîchir vos joues à la brise qui fait flotter vos cheveux, c’est toujours lui qui vous suit. Vous l’appelez quelquefois avec un sifflement que je vous ai appris. Dans la solitude de vos bois, lorsque vous vous croyez entendue de Tartare seul, vous sifflez les mêmes airs que vous avez imités de mes lèvres, ou chantez les chansons que votre oreille a saisies à ma voix. Je ne vous demande point d’où coule le sentiment que vous donnez à ces chansons ; je sais qu’il coule de votre cœur, miss Keeldar. Dans les soirées d’hiver, Tartare est étendu à vos pieds : vous lui permettez de se coucher sur les bords de votre robe de satin. Sa peau rude est familière avec le contact de vos mains : je vous ai vue une fois le baiser sur cette blanche tache de beauté qui étoile son large front. Il est dangereux de dire que je ressemble à Tartare : cela me suggère l’idée de vouloir être traité comme Tartare.

— Peut-être, monsieur, pourrez-vous en obtenir autant de votre jeune orpheline sans fortune quand vous l’aurez trouvée.

— Oh ! si je pouvais la trouver telle que je me la représente ! Quelque chose à apprivoiser d’abord, à instruire ensuite ; à dompter, puis à aimer. Tirer de la pauvreté cette créature fière et dénuée, établir sur elle mon pouvoir, puis être indulgent pour des caprices qui n’auraient jamais été influencés, jamais satisfaits auparavant ; la voir alternativement irritée et apaisée douze fois en vingt-quatre heures ; et peut-être, après son éducation faite, la voir mère patiente et exemplaire d’une douzaine d’enfants, donnant seulement de temps en temps au petit Louis un soufflet cordial en manière d’intérêt de la vaste dette qu’elle aurait contractée envers son père. Oh (je continuai) ! mon orpheline me donnerait plus d’un baiser ; elle guetterait le soir, sur le seuil de la porte, mon retour à la maison ; elle se précipiterait dans mes bras ; elle tiendrait mon foyer aussi brillant que chaud. Quelle douce idée, grand Dieu ! il faut que je trouve mon orpheline ! »

Ses yeux lancèrent un éclair ardent, ses lèvres s’ouvrirent ; mais elle les referma et se détourna brusquement.

« Dites-moi, dites-moi où elle est, miss Keeldar ! »

Nouveau mouvement : tout d’orgueil, tout de feu.

« Il faut que je le sache. Vous pouvez me le dire ; vous me le direz.

— Jamais. »

Elle se détourna pour me quitter. Pouvais-je alors la laisser se séparer de moi comme elle l’avait toujours fait ? Non. J’étais allé trop loin pour ne pas finir… Je m’étais trop approché du but pour ne pas le toucher. Tout doute, toute indécision devaient cesser ; il fallait que la vérité m’apparût clairement. Il fallait qu’elle prît son rôle et me dit quel il était. Il fallait que je m’attachasse au mien.

« Une minute, madame, dis-je en plaçant ma main sur le bouton de la porte avant de l’ouvrir. Nous avons eu ce matin une longue conversation, mais le dernier mot n’a pas été dit : c’est à vous de le dire.

— Puis-je passer ?

— Non. Je garde la porte. Je mourrais plutôt que de vous laisser sortir avant que d’avoir dit le mot que je vous demande.

— Qu’osez-vous espérer me faire dire ?

— Ce que je meurs d’entendre ; ce que je dois et veux entendre ; ce que vous n’oserez taire en ce moment.

— Monsieur Moore, je ne sais pas ce que vous voulez dire : vous n’êtes plus le même. »

Je crois qu’en effet je ne devais plus être le même, car je l’effrayais. Je pouvais voir cela : mais il fallait l’effrayer pour la gagner.

« Vous savez ce que je veux dire, et pour la première fois je suis devant vous moi-même. J’ai jeté le précepteur, et vous demande la permission de vous présenter l’homme : et, souvenez-vous-en, c’est un gentleman. »

Elle tremblait. Elle mit sa main sur la mienne, comme pour l’enlever de la serrure. Autant eût valu pour elle chercher à séparer avec sa douce main deux métaux soudés ensemble. Elle sentit son impuissance et se recula ; mais elle tremblait toujours.

Quel changement s’opéra en moi, je ne puis l’expliquer ; mais son émotion fit passer dans mon âme un nouveau sentiment. Je n’étais ni écrasé ni enorgueilli par ses terres et son or. Je n’y pensais pas, je ne m’en souciais nullement. Elles n’étaient pour moi que des scories incapables de m’éblouir. Je ne vis qu’elle-même, sa jeune et belle forme, la grâce, la majesté, la modestie de la jeune fille.

« Mon élève ! lui dis-je.

— Mon maître, répondit-elle d’une voix faible.

— J’ai une chose à vous dire. »

Elle attendit le front baissé, le visage voilé par ses cheveux.

« J’ai à vous dire que pendant quatre années vous avez grandi dans le cœur de votre précepteur, et que vous y êtes enracinée maintenant. J’ai à vous déclarer que vous m’avez ensorcelé, en dépit de ma raison et de mon expérience, de la différence de position et de fortune, avec votre air, vos paroles, votre démarche. Vous m’avez montré sous un tel aspect vos défauts et vos vertus, vos beautés plutôt, car elles n’ont guère la sévérité ordinaire des vertus, que je vous aime, que je vous aime de toute ma vie et de toutes mes forces. Voilà tout. »

Elle chercha quelque chose à dire, mais elle ne trouva pas une parole. Elle voulut railler, mais en vain. Je lui répétai passionnément que je l’aimais.

« Eh bien, monsieur Moore, quoi donc ? »

Ce fut la seule réponse que j’obtins, prononcée d’un ton qui eût été pétulant, s’il n’eût été mal assuré.

« N’avez-vous rien à me dire ? n’avez-vous aucun amour pour moi ?

— Un peu.

— Je ne veux pas être torturé ; je ne veux pas même être plaisanté à présent.

— Je ne désire pas plaisanter, je désire m’en aller.

— Je m’étonne que vous osiez parler de vous en aller en ce moment. Vous partir ! avec mon cœur dans votre main, pour le placer sur votre toilette et le percer avec vos épingles ? Vous ne bougerez pas de ma présence ; vous ne vous éloignerez pas de mon atteinte avant que je n’aie un otage, gage pour gage, votre cœur pour le mien.

— L’objet que vous demandez est égaré, perdu depuis quelque temps : laissez-moi l’aller chercher.

— Déclarez qu’il est où sont souvent vos clefs, en ma possession.

— Vous devez le savoir. Et où sont mes clefs, monsieur Moore : vraiment, je les ai perdues de nouveau ; mistress Gill a besoin d’argent, et cette pièce de six pence est tout ce que je possède. »

Elle prit la pièce de monnaie dans la poche de son tablier, et la montra dans le creux de la main. J’eusse pu plaisanter avec elle ; mais ce n’en était pas le moment : la vie et la mort étaient en jeu. M’emparant à la fois de la pièce de six pence et de la main qui la tenait, je lui demandai :

« Suis-je destiné à mourir sans vous, ou à vivre avec vous ?

— Faites comme il vous plaira ; loin de moi de vous dicter votre choix.

— Vous me direz de vos propres lèvres si vous me condamnez à l’exil, ou si vous m’appelez à l’espérance.

— Allez, votre départ ne me fera pas mourir.

— Peut-être moi aussi je pourrais survivre à votre absence : mais répondez, Shirley, mon élève, ma souveraine, répondez.

— Mourez sans moi si vous voulez ; vivez pour moi si vous l’osez.

— Je n’ai pas peur de vous, ma léoparde : j’ose vivre pour vous et avec vous, depuis ce moment jusqu’à ma mort. Maintenant donc, je vous possède ; vous êtes à moi ; je ne vous laisserai jamais partir. En quelque lieu que soit ma maison, j’ai choisi ma compagne. Si je reste en Angleterre, en Angleterre vous resterez ; si je traverse l’Atlantique, vous le traverserez avec moi ; nos vies sont rivées l’une à l’autre ; nos destins sont enchaînés.

— Et sommes-nous donc égaux, monsieur ? sommes-nous enfin égaux ?

— Vous êtes plus jeune, plus frêle, plus faible, plus ignorante que moi.

— Serez-vous bon pour moi ? ne me tyranniserez-vous jamais ?

— Laissez-moi respirer, ne m’accablez pas. Vous ne devez pas sourire, à présent. Le monde tourne et change autour de moi. Le soleil est une flamme écarlate qui m’étourdit ; le firmament un tourbillon violet qui roule au-dessus de ma tête. » Je suis un homme fort, mais je tremblais en parlant. Toute la création me paraissait exagérée : la couleur devenait plus vive, la motion plus rapide, la vie elle-même plus vitale.

Pendant un moment, je la vis à peine ; mais j’entendis sa voix ineffablement douce. Par compassion, elle n’eût pas imposé silence à un de ses charmes : peut-être ne savait-elle pas ce que j’éprouvais.

« Vous m’appelez léoparde ; souvenez-vous que la léoparde est indomptable.

— Apprivoisée ou féroce, sauvage ou domptée, vous êtes à moi.

— Je suis aise de connaître mon gardien, et je suis habituée à lui. Sa voix seule je suivrai ; sa main seule saura me gouverner ; c’est à ses pieds seulement que je veux reposer. »

Je la portai sur son siége et je m’assis à côté d’elle ; j’avais besoin de l’entendre parler encore ; je ne pouvais jamais me rassasier de sa voix, de ses paroles.

« Combien m’aimez-vous ? lui demandai-je.

— Ah ! vous le savez, je ne veux pas vous flatter.

— Je ne sais pas la moitié de ce que je voudrais savoir ; mon cœur implore sa nourriture ; si vous saviez combien il est affamé et féroce, vous vous hâteriez de l’apaiser avec un ou deux mots aimables.

— Pauvre Tartare ! dit-elle, touchant et frappant doucement ma main ; pauvre compagnon, fidèle ami, l’idole et le favori de Shirley, couchez-vous !

— Mais je ne veux pas me coucher avant d’être rassasié par un tendre mot. »

Et à la fin elle me le donna.

« Cher Louis, soyez-moi fidèle, ne me quittez jamais, je me soucie peu de la vie, si je ne peux la passer à votre côté.

— Quelque chose de plus. »

Elle changea du sujet. Ce n’était pas son habitude d’offrir deux, fois le même plat.

« Monsieur, dit-elle en se levant tout à coup, à vos risques, ne parlez jamais de choses sordides ; comme d’argent, de pauvreté, d’égalité. Il serait absolument dangereux de me tourmenter avec ces stupides scrupules. Je vous défends de le faire. »

Mon visage devint rouge ; je désirai une fois de plus n’être pas si pauvre, ou qu’elle fût moins riche. Elle vit mon angoisse passagère, et me donna une caresse. Mon tourment se changea en extase.

« Monsieur Moore, dit-elle en me regardant avec un visage doux, ouvert et animé, apprenez-moi, aidez-moi à être bonne. Je ne vous demande pas d’ôter de mes épaules tous les soucis et les devoirs de la fortune ; mais je vous demande de partager le fardeau, et de me montrer comment je dois faire pour en porter convenablement ma part. Votre jugement est juste, votre cœur est bon, vos principes sont sains. Je sais que vous êtes sage, je sens que vous êtes bienveillant, je crois que vous êtes consciencieux. Soyez mon compagnon à travers la vie, soyez mon guide dans les choses que j’ignore, soyez mon maître pour me corriger de mes défauts, soyez mon ami toujours !

— Avec l’aide de Dieu, je serai tout cela ! »



Voici encore un passage du livre de Moore : si vous l’aimez, lecteur, lisez-le ; si vous ne l’aimez pas, laissez-le :

Les Sympson sont partis ; mais non avant découvertes et explications. Mes manières ou mes regards doivent avoir trahi quelque chose ; j’étais calme, mais j’oubliais quelquefois d’être sur mes gardes. Je demeurais dans la chambre plus longtemps que d’habitude ; je ne pouvais vivre hors de sa présence ; j’y revenais, je m’y réchauffais, comme Tartare au soleil. Si elle quittait le parloir, instinctivement je me levais et le quittais aussi. Elle me gronda à ce sujet plus d’une fois : je le faisais avec une vague idée d’obtenir d’elle un mot dans le vestibule ou ailleurs. Hier, vers le soir, je l’eus auprès de moi pendant cinq minutes à côté du feu ; nous étions assis à côté l’un de l’autre, elle me raillait, et je me délectais au son de sa voix ; les jeunes ladies passèrent et nous regardèrent : nous ne nous séparâmes point. Un instant après elles repassèrent et nous regardèrent encore ; mistress Sympson vint : nous ne bougeâmes pas. M. Sympson ouvrit la porte de la salle à manger ; Shirley lui lança le payement de son espionnage ; elle crispa sa lèvre et secoua sa chevelure. Le regard qu’elle lui jeta contenait à la fois une explication et un défi ; il disait : « J’aime la société de M. Moore, et je vous défie de le trouver mauvais. »

Je lui demandai : « Avez-vous l’intention de lui faire comprendre où en sont les choses ?

— Oui, me répondit-elle ; mais je laisse le développement au hasard. Il y aura une scène ; je ne la cherche ni ne la crains : seulement, il faut que vous soyez présent ; car je suis affreusement fatiguée de me trouver seule en face de lui. Je n’aime pas à le voir en fureur ; il met alors de côté toutes ses jolies façons et ses déguisements de convention, et l’homme se montre ce qu’il est réellement : commun, plat, bas, vilain et un peu méchant. Ses idées ne sont pas propres, monsieur Moore ; elles ont besoin d’être passées au savon doux et à la terre à foulon. Je pense que, s’il pouvait ajouter son imagination au contenu du panier à lessive de mistress Gill, pour qu’elle la fît bouillir dans sa chaudière avec de l’eau de pluie et de la poudre à blanchir (je vais sans doute vous paraître une blanchisseuse émérite), cela lui ferait un bien incalculable. »

— Ce matin, m’imaginant l’avoir entendue descendre de très-bonne heure, je me trouvai en bas instantanément. Je ne m’étais pas trompé. Elle était là, au travail dans la salle à manger, dont la servante complétait l’arrangement et l’époussetage. Elle s’était levée de bonne heure pour terminer quelque petit keepsake qu’elle destinait à Henry. Je ne reçus qu’un froid accueil, que j’acceptai jusqu’à ce que la fille fût partie, me retirant très-tranquillement avec mon livre auprès de la fenêtre. Même quand nous étions seuls, je n’aimais pas à la déranger. Être assis dans le même lieu qu’elle était du bonheur, et le bonheur qui convenait pour une heure matinale, serein, incomplet, mais progressif. Je savais qu’en me montrant importun je m’exposais à une rebuffade. Sur son visage était clairement écrit : « Je ne suis pas à la maison pour les galants. » Je lus, je hasardai de temps à autre un regard ; je vis sa physionomie s’adoucir et s’ouvrir, lorsqu’elle s’aperçut que je respectais sa disposition d’esprit.

La distance qui nous séparait disparut, et la légère glace fondit insensiblement. Avant qu’une heure se fût écoulée, j’étais à côté d’elle, la regardant coudre, recueillant ses doux sourires et ses joyeuses paroles qui tombaient pour moi abondants. Nous étions assis, comme nous avions le droit de l’être, côte à côte. Mon bras reposait sur sa chaise ; j’étais assez près pour compter les points de son travail et discerner le trou de son aiguille. La porte s’ouvrit tout à coup.

Je crois que, si je m’étais alors levé d’auprès d’elle en sursaut, elle m’eût méprisé. Grâce au flegme de ma nature, je tressaille rarement. Lorsque je me trouve bien et confortablement, il n’est pas facile de me déranger ; j’étais bien, très-bien, conséquemment immuable. Aucun de mes muscles ne s’agita ; je regardai à peine la porte.

« Bonjour, oncle, dit-elle en s’adressant à ce personnage qui s’arrêta pétrifié sur le seuil.

— Il y a longtemps que vous êtes ici seule avec M. Moore ?

— Oui, très-longtemps ; nous sommes tous deux descendus de bonne heure ; il faisait à peine jour.

— Cette conduite n’est pas convenable…

— Elle ne l’a pas été d’abord : je me suis montrée de mauvaise humeur et peu polie ; mais vous pouvez voir que nous sommes maintenant les meilleurs amis du monde.

— J’en aperçois plus que vous ne voudriez que j’en aperçusse.

— Je ne crois pas, monsieur, dis-je ; nous ne déguisons rien. Permettez-moi de vous dire que toutes les observations que vous avez à faire, vous pouvez me les adresser. À partir de ce moment, je me place entre miss Keeldar et toute espèce d’ennui.

— Vous ! et qu’avez-vous donc à faire avec miss Keeldar ?

— La protéger, veiller sur elle, la servir.

— Vous, monsieur ? vous, le précepteur !

— Pas de paroles d’insulte, monsieur ! dit-elle ; pas d’expression méprisante envers M. Moore dans cette maison !

— Est-ce que vous prenez sa défense ?

— Sa défense ? oh ! oui. »

Elle se tourna vers moi avec un soudain et tendre mouvement, auquel je répondis en l’entourant de mon bras. Nous nous levâmes tous deux.

Good Ged[1] ! s’écria le personnage en robe de chambre qui frémissait à sa porte. Ged, je pense, est le nom d’un des lares de M. Sympson. Dans la détresse, il invoque toujours cette idole.

« Avancez, mon oncle, vous allez tout entendre : dites-lui tout, Louis.

— Je le défie de parler, le mendiant, le coquin, l’hypocrite, le vil, l’insinuant, l’infâme domestique ! Éloignez-vous de ma nièce, monsieur ; laissez-la aller ! »

Elle s’attacha à moi avec énergie, « Je suis près de mon futur mari, dit-elle ; qui osera le toucher en ma présence ?

— Son mari ! » dit-il.

Il leva et étendit les mains, et tomba sur son siége.

« Il y a quelque temps, vous désiriez savoir qui j’épouserais : mon intention était formée alors, mais je ne pouvais vous la communiquer ; à présent elle est mûre, parfaite ; acceptez Louis Moore pour mon mari.

— Mais vous ne l’épouserez pas, il ne vous aura pas ! s’écria-t-il avec rage.

— Je mourrais plutôt que d’en avoir un autre ; je mourrais si je ne l’avais pas. »

Il murmura des mots dont je ne souillerai jamais cette page.

Elle devint pâle comme la mort ; elle tremblait de tout son être ; ses forces l’abandonnèrent. Je la plaçai sur le sofa, je la regardai le temps nécessaire pour voir qu’elle n’était pas évanouie, ce dont elle m’assura par un divin sourire ; je l’embrassai, et je ne pourrais me rendre compte de ce qui se passa dans l’intervalle de cinq minutes. Elle m’a dit depuis, en pleurant, en riant et en tremblant, que je devins terrible et que je me donnai au démon ; elle m’a dit que je la quittai et fis un bond à travers la chambre, que M. Sympson disparut à travers la porte comme s’il eût été emporté par un canon ; je disparus aussi, et elle entendit mistress Gill pousser des cris d’effroi.

Mistress Gill criait encore lorsque je revins à moi : j’étais alors dans un autre appartement, le parloir aux boiseries de chêne, je crois ; je tenais M. Sympson terrassé devant-moi sur une chaise, ma main sur sa cravate. Ses yeux roulaient dans sa tête ; je l’étranglais, je crois. La femme de charge était là, se tordant les mains, me suppliant de le laisser ; je le laissai alors, et me sentis froid comme le marbre. Mais je dis à mistress Gill d’aller à l’instant chercher une chaise de poste à l’auberge de la Maison-Rouge, et j’avertis M. Sympson qu’il eût à quitter Fieldhead aussitôt qu’elle serait arrivée. Quoique effrayé et hors de lui, il répondit qu’il ne partirait pas. Répétant le premier ordre, j’y ajoutai celui d’aller chercher un constable ; je lui dis :

« Vous partirez, de gré ou de force. »

Il menaça de poursuites ; je ne m’inquiétais de rien ; je l’avais dominé une fois déjà, non pas aussi terriblement que maintenant, mais avec autant d’autorité. C’était une nuit que des voleurs attaquèrent la maison de Sympson-Grove. Dans sa misérable couardise, il se fût contenté d’appeler vainement au secours sans oser se défendre. J’avais alors été obligé de protéger sa famille et sa demeure en le dominant, et j’avais réussi. Cette fois je demeurai avec lui jusqu’à ce que la chaise arrivât, et je l’y accompagnai ; il m’injuria pendant tout ce temps. Il était aussi effaré qu’enragé ; il eût bien voulu résister, mais il ne savait comment. Il demanda que sa femme et ses filles partissent avec lui. Je lui dis qu’elles le suivraient aussitôt qu’elles auraient eu le temps de se préparer. Sa rage, son agitation, étaient inexprimables ; mais c’était une furie incapable d’action. Cet homme, convenablement manié, devait toujours demeurer impuissant. Je sais qu’il n’emploiera jamais la loi contre moi. Je sais que sa femme, qu’il tyrannise sans cesse dans les bagatelles, le guide dans les affaires d’importance. J’ai depuis longtemps gagné la gratitude de la mère par mon dévouement à son fils. Dans quelques maladies d’Henry, je l’ai soigné, mieux, dit-elle, qu’aucune femme n’eût pu le faire : elle n’oubliera jamais cela. Elle et ses filles m’ont quitté aujourd’hui dans une consternation muette et irritée, mais elle me respecte. Lorsque Henry s’est pendu à mon cou, pendant que j’arrangeais son manteau pour qu’il n’eût pas froid, bien qu’elle détournât la tête, j’ai vu les larmes jaillir de ses yeux. Elle plaidera ma cause avec d’autant plus de zèle, parce qu’il m’a quitté en colère. Je suis content de cela, non pour moi, mais pour cette idole de ma vie, ma Shirley.

Une semaine après il écrit encore :

Je suis maintenant à Stilbro’ ; j’ai pris ma résidence temporaire avec un ami, un commerçant, auquel je puis être utile dans ses affaires. Chaque jour je vais à cheval à Fieldhead. Combien se passera-t-il de temps avant que je puisse appeler ce manoir ma maison, et la maîtresse ma femme ? je ne suis pas content, je ne suis pas tranquille. Je suis quelquefois torturé. À la voir maintenant, on croirait que jamais elle n’a pressé sa joue contre mon épaule, que jamais elle ne s’est attachée à moi avec tendresse et confiance. J’ai de l’inquiétude ; elle me rend malheureux. Quand je la visite, elle m’évite, elle me fuit. Aujourd’hui j’ai rencontré une fois son visage, résolu à obtenir un plein regard de ses yeux noirs et profonds ; il est difficile de décrire ce que j’ai lu dans ses yeux. Panthère ! belle enfant des forêts ! nature sauvage, indomptée, incomparable ! elle mord sa chaîne : je vois ses dents blanches ronger l’acier. Elle rêve de ses forêts sauvages, elle soupire après sa liberté virginale. Je voudrais que les Sympson revinssent, pour l’obliger à m’enlacer de ses bras. Je voudrais qu’elle se crût en danger de me perdre, comme je cours le risque de la perdre. Non : ce n’est pas la perte que je crains, mais le délai.

Il est nuit en ce moment… minuit : j’ai passé l’après-midi et la soirée à Fieldhead. Il y a quelques heures elle a passé auprès de moi, descendant l’escalier de chêne pour entrer dans le vestibule. Elle ne savait pas que j’étais là dans l’obscurité, regardant les brillantes constellations de cette nuit glaciale. Comme elle glissait le long de la rampe ! avec quel éclat voilé son œil brillait sur moi, pendant qu’elle passait fugitive, svelte et rapide comme une aurore boréale !

Je l’ai suivie dans le salon. Mistress Pryor et Caroline Helstone étaient là toutes deux. Elle les a priées de venir lui tenir compagnie pendant quelque temps. Dans son blanc costume de soirée, avec ses longs cheveux flottans, son pas léger, ses joues pâles, son œil plein d’éclairs, elle ressemblait à un esprit, à un être composé d’un seul élément, l’enfant de l’air et de la flamme, la fille d’un rayon et d’une goutte de pluie, une chose qu’il est impossible d’atteindre, d’arrêter, de fixer. J’eusse désiré pouvoir éviter de la suivre du regard pendant qu’elle se mouvait çà et là, mais c’était impossible. Je parlais du mieux que je pouvais avec les autres ladies, mais je ne regardais qu’elle. Elle était très-silencieuse ; je crois qu’elle ne m’a pas parlé, qu’elle ne m’a pas offert de thé. Il est arrivé que mistress Gill l’a appelée pour une minute. J’ai passé dans le vestibule éclairé par la lune, dans l’espoir de recevoir un mot à son retour. J’ai réussi.

« Miss Keeldar, restez un instant ! lui ai-je dit en allant au-devant d’elle.

— Pourquoi ? le vestibule est trop froid.

— Il n’est pas froid pour moi ; à mon côté il ne devrait pas être froid pour vous.

— Mais je grelotte.

— De crainte, je crois. Pourquoi me craignez-vous ? vous êtes réservée et me fuyez. Pourquoi ?

— Il y a bien de quoi avoir peur de se voir rencontrée par un grand et noir fantôme au clair de la lune.

— Oh ! ne passez pas ! restez un instant ; échangeons quelques mots ensemble. Voilà trois jours que je n’ai pu vous parler en particulier. De tels changemens sont cruels.

— Je n’ai aucune envie d’être cruelle, a-t-elle répondu avec assez de douceur (et vraiment il y avait de la douceur dans toute sa manière d’être, dans son visage, dans sa voix ; mais il y avait aussi de la réserve).

— Vous m’avez certainement causé de la peine, lui ai-je dit. Il y a à peine une semaine que vous m’avez appelé votre futur époux et traité comme tel : maintenant je suis plus que jamais pour vous le précepteur. Vous m’appelez M. Moore ; vos lèvres ne se souviennent plus du nom de Louis.

— Non ; Louis, c’est un nom limpide et aisé à prononcer ; je ne l’oublierai pas de sitôt.

— Soyez cordiale pour Louis, alors ; approchez-le, laissez-vous approcher.

— Je suis cordiale, a-t-elle dit en se redressant comme une blanche statue.

— Votre voix est très-douce, et très-basse, ai-je répondu en avançant doucement ; vous semblez subjuguée, mais cependant effrayée.

— Non, je suis tout à fait calme et ne m’effraye de rien, m’a-t-elle répondu.

— De rien, excepté de votre adorateur. »

Je courbai un genou devant elle.

« Vous voyez que je suis dans un monde nouveau, monsieur Moore : je ne me connais pas moi-même : je ne vous connais pas ; mais relevez-vous ; quand vous agissez ainsi, je me sens troublée et émue. »

J’ai obéi. Cela ne m’eût guère convenu de rester longtemps dans cette attitude. Je ne lui ai pas demandé vainement le calme et la confiance : elle s’est attachée à moi de nouveau.

« Maintenant, Shirley, lui ai-je dit, vous devez concevoir combien je suis loin d’être heureux dans mon état incertain et non fixé.

— Oh ! oui, vous êtes heureux ! s’écria-t-elle avec rapidité. Vous ne savez pas combien vous êtes heureux ! tout changement serait à votre préjudice.

— Heureux ou non, je ne puis supporter d’attendre plus longtemps ; vous êtes trop généreuse pour exiger cela.

— Soyez raisonnable, Louis, soyez patient. J’admire votre patience.

— Ne m’admirez plus, alors ; aimez-moi, au contraire : fixez le jour de notre mariage ; pensez à cela ce soir, et décidez. »

Elle a soupiré un murmure inarticulé, mais expressif ; elle s’est précipitée ou plutôt s’est évanouie de mes bras, et je l’ai perdue.





  1. Pour Good God ! Bon Dieu !