Shirley
Traduction par Ch. Romey et A. Rolet.
Shirley et Shirley et Agnès GreyCh. Lahure et Cie (p. 139-153).

CHAPITRE X.

Dans lequel les choses font quelque progrès, mais pas beaucoup.


Martin avait toujours été ingénieux : il avait imaginé pour son amusement privé un plan fort adroit ; mais de plus vieux et de plus sages rêveurs que lui sont souvent condamnés à voir leurs projets les mieux ourdis réduits au néant par un coup de balai de la Fatalité, cette cruelle femme de ménage dont personne ne peut gouverner le bras rouge. Dans la circonstance présente, le balai était fait des rudes fibres et de la résolution opiniâtre de Moore, et lié fortement avec sa volonté. Il reprenait de jour en jour ses forces, et tenait étrangement tête à miss Horsfall. Chaque matin il frappait cette matrone d’un nouvel étonnement. D’abord il la déchargea de ses fonctions de valet de chambre : il voulait s’habiller lui-même ; puis il refusa le café qu’elle lui apportait : il voulait déjeuner avec la famille ; puis enfin il lui défendit l’entrée de sa chambre. Le même jour, au milieu des cris de toutes les femmes de l’endroit, il sortit de la maison. Le matin suivant, il suivit M. Yorke à son comptoir, et lui demanda d’envoyer chercher une voiture à l’auberge de la Maison rouge. Il était résolu, dit-il, de retourner à Hollow dans l’après-midi même. M. Yorke, au lieu de s’y opposer, l’aida et l’encouragea : on envoya chercher la voiture, quoique mistress Yorke eût déclaré à Moore que cette imprudence était sa mort ; la chaise arriva. Moore, peu disposé à parler, laissa à sa bourse le soin de remplir les devoirs de sa langue ; il exprima sa gratitude aux domestiques et à mistress Horsfall avec le son de son argent. Cette dernière approuva et comprit parfaitement ce langage : il rachetait toutes les opiniâtretés passées. Elle et son patient se séparèrent les meilleurs amis du monde.

La cuisine visitée et apaisée, Moore se rendit au parloir : il avait à calmer mistress Yorke, tâche moins facile que celle d’apaiser les servantes. Elle avait l’air fort sombre : ses pensées étaient absorbées par les plus tristes réflexions sur la profondeur de l’ingratitude de l’homme. Il s’approcha et se pencha sur elle ; elle fut bien obligée de lever les yeux, n’eût-ce été que pour lui dire de se retirer. Il y avait encore de la beauté dans les traits pâles et ravagés du malade ; il y avait de la chaleur et une sorte de douceur, car il souriait, dans ses yeux caves.

« Au revoir ! » dit-il ; et, en parlant, un sourire d’attendrissement brilla sur son visage.

Il n’avait plus sur ses sensations son autorité de fer ; dans son état de faiblesse, il ne pouvait cacher une légère émotion.

« Et pourquoi allez-vous déjà nous quitter ? lui demanda-t-elle ; nous vous garderons, et nous ferons tout ce qu’il est possible de faire pour vous, si vous voulez seulement demeurer jusqu’à ce que vous soyez plus fort.

— Au revoir ! » répéta-t-il ; et il ajouta : « Vous avez été pour moi une mère : donnez un embrassement à votre fils obstiné. »

Comme un étranger qu’il était, il lui offrit d’abord une joue, puis l’autre : elle l’embrassa.

« Quel trouble, quel fardeau j’ai été pour vous ! murmura-t-il.

— C’est maintenant que vous me faites le plus de peine, entêté jeune homme. Je me demande qui va vous soigner au cottage de Hollow : votre sœur Hortense ne s’entend pas plus à ces sortes de choses qu’un enfant.

— Dieu merci ! les soins pour me conserver la vie ne m’ont pas manqué. »

En ce moment, les petites filles arrivèrent, Jessie pleurant, Rose calme, mais grave. Moore les prit dans le vestibule pour les apaiser, les caresser et les embrasser. Il savait qu’il n’était pas dans la nature de leur mère de supporter la vue des caresses qui n’étaient point pour elle. Elle eût été contrariée de le voir même caresser un petit chat en sa présence.

Les garçons étaient autour de la voiture lorsque Moore y monta ; mais pour eux il n’eut point d’adieux. Il dit seulement à M. Yorke :

« Vous voilà heureusement débarrassé de moi. Ce coup de fusil a été malheureux pour vous, Yorke ; il a changé Briarmains en un hôpital. Venez me voir bientôt au cottage. »

Il releva la glace ; la voiture roula en avant. Au bout d’une demi-heure, il descendait au guichet de son jardin. Après avoir payé le conducteur et renvoyé la voiture, il s’appuya un instant sur ce guichet, à la fois pour se reposer et réfléchir.

« Il y a six mois, je sortis par cette porte, dit-il, fier, irrité, découragé ; je reviens plus triste et plus sage ; assez faible, mais non brisé. Un autre monde s’est fait pour moi, un monde froid et gris, calme cependant, et dans lequel, si je n’ai que peu d’espérance, je n’ai du moins pas de craintes. Toutes mes serviles terreurs d’embarras futurs m’ont abandonné : que le pire arrive, et je puis travailler, comme Joe Scott, pour gagner honorablement ma vie ; dans un tel sort je vois de la peine, mais point de dégradation. Autrefois, à mes yeux, la ruine pécuniaire équivalait au déshonneur. Il n’en est pas de même aujourd’hui : je connais la différence. La ruine est un mal, mais un mal auquel je suis préparé ; je sais le jour où elle viendra, j’ai calculé. Je puis encore la retarder de six mois, pas une heure de plus. Si pendant ce temps les choses changent, ce qui n’est pas probable ; si les liens qui garrottent notre commerce, et qui semblent en ce moment indissolubles, venaient à se relâcher (de toutes choses la moins probable), je pourrais être victorieux dans cette longue lutte ; je pourrais, grand Dieu ! que ne pourrais-je pas ?… Mais cette pensée est de la folie : voyons les choses d’œil sain. La ruine abattra sa hache sur les racines de ma fortune. J’en saisirai un rameau, je traverserai la mer et irai le planter dans les forêts de l’Amérique. Louis viendra avec moi. Ne viendra-t-il que Louis ? Je ne puis le dire ; je n’ai pas le droit de le demander. »

Il entra dans la maison.

C’était le soir ; le crépuscule n’avait pas encore fait place à nuit : un crépuscule sans étoiles et sans lune ; car, bien qu’il fît une gelée sèche, le ciel portait un masque de nuages congelés et denses. L’écluse du moulin était aussi gelée : Hollow était fort tranquille ; à l’intérieur, il faisait déjà nuit. Sarah avait allumé un bon feu dans le parloir, elle préparait le thé dans la cuisine.

« Hortense, dit Moore, pendant que sœur s’empressait de le débarrasser de son manteau, je suis heureux de rentrer à la maison. »

Hortense ne sentit point la singulière nouveauté de cette expression de son frère, qui n’avait jamais appelé le cottage sa maison, et auquel ses étroites limites avaient toujours paru plutôt restrictives que protectrices : cependant tout ce qui contribuait au bonheur de son frère lui faisait plaisir, et elle s’exprima en conséquence.

Il s’assit, mais se releva bientôt : il alla à la fenêtre, puis il revint auprès du feu.

« Hortense !

— Mon frère ?

— Ce petit parloir paraît très-propre et très-agréable ; il est plus brillant que d’habitude.

— C’est vrai, mon frère : j’ai fait nettoyer scrupuleusement toute la maison pendant votre absence.

— Ma sœur, je pense que, le premier jour de ma rentrée à la maison, nous devrions avoir un ami ou deux pour prendre le thé, ne fût-ce que pour leur faire voir combien vous avez rendu gai et propre ce petit endroit.

— Vous avez raison, mon frère ; s’il n’était pas si tard, je pourrais envoyer chercher miss Mann.

— Oui ; mais il est réellement trop tard pour déranger cette bonne lady, et la soirée est beaucoup trop froide pour qu’elle sorte.

— Comme vous êtes pensif, Gérard ! Nous devons remettre cela à un autre jour.

— J’ai besoin de quelqu’un aujourd’hui, chère sœur ; quelque paisible convive, qui ne nous fatigue ni l’un ni l’autre.

— Miss Ainley ?

— Une excellente personne, dit-on ; mais elle demeure un peu trop loin. Dites à Harry Scott d’aller à la rectorerie, porter de votre part à Caroline Helstone une invitation de venir passer la soirée avec vous.

— Ne serait-il pas mieux de remettre cela à demain, cher frère ?

— J’aimerais qu’elle vît le cottage tel qu’il est maintenant ; sa brillante et parfaite propreté vous fait tant d’honneur !

— Cela pourrait lui servir d’exemple.

— Cela peut et doit lui en servir. Il faut qu’elle vienne. »

Il alla à la cuisine.

« Sarah, retardez le thé d’une heure, » dit-il. Puis il la chargea de dépêcher Harry à la rectorerie, lui donnant une note écrite à la hâte par lui-même, et adressée à miss Helstone.

À peine Sarah avait-elle eu le temps de s’impatienter dans la crainte que son thé préparé ne valût rien, que le messager revint, et avec lui le convive invité.

Elle entra par la cuisine, monta tranquillement l’escalier de Sarah pour ôter son chapeau et ses fourrures, et redescendit aussi tranquillement, avec ses belles boucles délicatement lissées, son gracieux vêtement de mérinos, son joli col, et son gai petit sac à ouvrage à la main. Elle s’arrêta pour échanger quelques mots bienveillants avec Sarah, pour regarder le nouveau petit chat qui se chauffait devant le foyer, et pour parler au canari que la soudaine flamme du feu avait éveillé sur son perchoir ; puis elle entra dans le parloir.

L’aimable salut, l’amical accueil, furent échangés avec la tranquillité qui convient à la rencontre entre cousins ; une sensation de plaisir, subtile et calme comme un parfum, se répandit dans la chambre ; la lampe qui venait d’être allumée brillait d’une vive clarté. Sarah apporta le thé.

« Je suis heureux d’être revenu à la maison, » répéta Moore.

Ils se réunirent autour de la table ; Hortense fit principalement les frais de la conversation. Elle congratula Caroline sur l’évidente amélioration de sa santé ; elle fit la remarque que les couleurs et la rondeur de ses joues revenaient. C’était vrai. Il y avait un changement visible en miss Helstone ; tout chez elle semblait élastique ; l’abattement, la crainte, l’air désespéré, avaient disparu. Elle n’était plus accablée, triste, languissante ; elle ressemblait à quelqu’un qui a goûté au cordial de la paix du cœur, et s’est élevé sur les ailes de l’espérance.

Après le thé, Hortense monta au premier étage ; elle n’avait pas fouillé ses tiroirs depuis un mois, et l’envie d’exécuter cette opération était devenue irrésistible. Pendant son absence, la parole passa à Caroline. L’agréable facilité et l’élégance de son langage donnèrent un nouveau charme à des sujets familiers : une nouvelle musique dans cette voix toujours douce surprit et captiva son auditeur. Des ombres et des éclairs d’expression inaccoutumés donnaient à sa jeune physionomie un caractère élevé et plein d’animation.

« Caroline, vous avez l’air d’une personne qui aurait entendu de bons présages, dit Moore après l’avoir avidement regardée pendant quelques minutes.

— Est-ce vrai ?

— Je vous ai envoyé chercher ce soir pour me réjouir ; mais vous me réjouissez plus que je ne l’avais pensé.

— Je suis heureuse de cela. Est-ce que réellement je vous réjouis ?

— Vous êtes étincelante ; vos mouvements sont pleins de légèreté ; votre voix est harmonieuse.

— Il est agréable de se retrouver ici.

— Il est agréable vraiment : je l’éprouve comme vous. Il est agréable aussi de voir la santé sur vos joues et l’espérance dans vos yeux, Cary : mais quelle est cette espérance, et quelle est la source de cette joie qui brille sur votre visage ?

— D’abord, une première chose : je suis heureuse en maman. Je l’aime tant, et elle m’aime. Elle m’a soigné longtemps et tendrement ; maintenant que ses soins m’ont guérie, je puis m’occuper d’elle, et je suis sa femme de chambre aussi bien que son enfant. Je l’aime et vous ririez si vous saviez le plaisir que j’ai à lui faire des robes et à coudre pour elle. Elle paraît si gentille maintenant, Robert ! je ne veux plus qu’elle se mette à la vieille mode. Et puis elle est charmante dans la conversation : pleine de sagesse, mûre de jugement, riche d’instruction, les trésors que ses facultés ont péniblement amassés sont inépuisables. Chaque jour que je passe avec elle, je l’estime davantage et je la chéris plus tendrement.

— Cette façon dont vous parlez de votre maman, Cary, suffirait pour rendre quelqu’un jaloux de la vieille lady.

— Elle n’est pas vieille, Robert.

— De la jeune lady, alors.

— Elle ne prétend pas être jeune.

— Eh bien, de la matrone ; mais vous avez dit que l’affection de maman était une chose qui vous rendait heureuse ; voyons maintenant l’autre chose.

— Je suis heureuse de vous voir guéri.

— Puis encore ?

— Je suis heureuse que nous soyons amis.

— Vous et moi ?

— Oui, une fois j’ai pensé que nous ne le serions jamais.

— Cary, je veux vous dire quelque jour une chose qui n’est pas à mon avantage, et conséquemment ne vous fera pas plaisir.

— Ah ! ne la dites pas ! je ne pourrais supporter d’être obligée de penser mal de vous.

— Et moi je ne puis supporter que vous pensiez de moi mieux que je ne le mérite.

— Bien ; mais je sais à moitié votre « chose ; » et vraiment, je crois que je la sais tout entière.

— Vous ne la savez pas.

— Je crois la savoir.

— Quelle personne concerne-t-elle avec moi ? »

Elle rougit, elle hésita, elle garda le silence.

« Parlez, Cary ! qui concerne-t-elle ? »

Elle essaya de prononcer un nom, elle ne le put.

« Dites-le-moi : il n’y a ici que nous deux ; soyez franche.

— Mais si j’ai mal deviné !

— Je pardonnerai ; dites-le-moi à voix basse, Cary. »

Il inclina son oreille près de ses lèvres ; cependant elle ne voulut ou ne put parler. Voyant que Moore attendait et était résolu d’entendre quelque chose, elle dit enfin :

« Miss Keeldar a passé un jour à la rectorerie. La soirée étant devenue très-mauvaise, nous lui avons persuadé de rester toute la nuit.

— Et vous et elle avez frisé vos cheveux ensemble ?

— Comment savez-vous cela ?

— Et alors vous avez causé ; et elle vous a dit…

— Ce n’est pas dans le temps où nous frisions nos cheveux ; ainsi, vous n’êtes pas aussi clairvoyant que vous le pensez ; et, en outre, elle ne me l’a pas dit.

— Vous avez ensuite couché ensemble ?

— Nous avons occupé la même chambre et le même lit. Nous n’avons pas dormi beaucoup ; nous avons causé toute la nuit.

— J’en jurerais ; et alors elle vous a dit la chose… Tant pis ! J’aurais préféré que vous l’eussiez apprise de moi.

— Vous êtes tout à fait dans l’erreur : elle ne m’a pas dit ce que vous soupçonnez. Ce n’est pas une personne à proclamer de telles choses ; mais cependant j’ai inféré quelque chose de ses paroles : j’en ai recueilli davantage par la rumeur publique, et mon instinct a fait le reste.

— Mais si elle ne vous a pas dit que je désirais l’épouser pour l’amour de sa fortune, et qu’elle m’a refusé avec indignation et mépris (vous n’avez pas besoin de tressaillir et de rougir, ni de piquer ainsi vos doigts tremblants avec votre aiguille : c’est la vérité toute nue, qu’elle vous plaise ou non), si telle n’a pas été le sujet de ses augustes confidences, sur quel point ont-elles roulé ? Vous dites que vous avez causé toute la nuit : sur quoi ?

— Sur des choses que nous n’avions jamais discutées complètement auparavant, quoique nous fussions amies. Mais vous n’attendez pas que je vous dise cela ?

— Oui, oui, Cary, vous me le direz ; vous avez dit que nous étions amis, et les amis doivent toujours se confier leurs secrets.

— Mais vous êtes sûr que vous ne le répéterez pas ?

— Bien sûr !

— Pas même à Louis ?

— Pas même à Louis ! Qu’a à faire Louis avec des secrets de jeune lady ?

— Robert, Shirley est une curieuse, une magnanime créature.

— J’ose le dire. Je m’imagine qu’il y a en elle quelque chose de singulier et de grand.

— Je l’ai trouvée circonspecte à laisser voir ses sentiments ; mais comme ils font irruption comme un fleuve et passent devant vous pleins et puissants, presque à son insu, vous la regardez, vous vous étonnez, vous l’admirez, vous l’aimez.

— Vous avez vu ce spectacle ?

— Oui, dans l’obscurité de la nuit, lorsque toute la maison faisait silence, que le scintillement des étoiles et le froid reflet de la neige brillaient faiblement dans notre chambre ; c’est alors que j’ai vu le cœur de Shirley.

— Le fond de son cœur ? Pensez-vous qu’elle vous ait montré cela ?

— Le fond de son cœur.

— Et comment était-il ?

— Comme un tabernacle, car il était saint ; comme la neige, car il était pur ; comme une flamme, car il était ardent ; comme la mort, car il était fort.

— Peut-elle aimer ? dites-moi cela.

— Que pensez-vous ?

— Elle n’a aimé aucun de ceux qui l’ont aimée encore.

— Qui sont ceux qui l’ont aimée ? »

Moore cita une liste de gentlemen, finissant par sir Philippe Nunnely.

« Elle n’a aimé aucun de ceux-là.

— Cependant quelques-uns étaient dignes de l’amour d’une femme ?

— De certaines femmes, mais non de Shirley.

— Est-elle meilleure que celles de son sexe ?

— Elle est particulière, et plus dangereuse à prendre pour femme témérairement.

— Je m’imagine cela.

— Elle parla de vous…

— Oh ! vraiment ! Je croyais que vous aviez nié cela ?

— Elle n’en parla pas de la façon que vous vous imaginez ; mais je lui demandai et je lui fis dire ce qu’elle pensait de vous, ou plutôt ce qu’elle éprouvait pour vous. J’avais besoin de le savoir. J’avais longtemps désiré le savoir.

— Et moi aussi ; mais j’écoute : elle me méprise, sans doute.

— Elle a presque de vous l’idée la plus haute qu’une femme puisse avoir d’un homme. Vous savez qu’elle est éloquente : il me semble encore entendre le langage bouillant avec lequel elle exprimait son opinion.

— Mais quels sont ses sentiments ?

— Jusqu’à ce que vous l’eussiez offensée (elle m’a dit que vous l’aviez offensée, sans me dire comment) elle avait pour vous les sentiments d’une sœur pour un frère qu’elle aime et dont elle est fière.

— Je ne l’offenserai plus, Cary, car l’offense a rebondi sur moi de façon à me faire chanceler longtemps ; mais cette comparaison de frère et de sœur est un non-sens : elle est trop riche et trop fière pour avoir envers moi des sentiments fraternels.

— Vous ne la connaissez pas, Robert ; et même je pense maintenant (j’avais d’autres idées autrefois) que vous ne pouvez la connaître : vous et elle n’êtes pas organisés pour vous comprendre entièrement l’un l’autre.

— C’est possible. Je l’estime ; je l’admire ; et cependant mes impressions sur elle sont dures, peu charitables peut être. Je crois, par exemple, qu’elle est incapable d’amour…

— Shirley incapable d’amour !

— Qu’elle ne se mariera jamais : je me la figure jalouse de compromettre sa fierté, de quitter son pouvoir, de partager sa fortune.

— Shirley a blessé votre amour-propre.

— Elle l’a blessé, quoique je n’eusse aucune émotion de tendresse, aucune étincelle de passion pour elle.

— Alors, Robert, c’était très-mal à vous de chercher à l’épouser.

— Et très-vil, mon petit pasteur, ma petite prêtresse. Je n’ai jamais dans ma vie désiré embrasser miss Keeldar ; quoiqu’elle ait de belles lèvres, écarlates et rouges comme des cerises mûres : ou si je l’ai désiré, c’était le seul désir des yeux.

— Je doute que vous disiez vrai : les raisins… ou les cerises, sont aigres s’ils sont placés trop haut.

— Elle a une jolie figure, de beaux cheveux : je reconnais tous ces charmes, mais ils ne me touchent pas, ou ils me touchent seulement d’une façon qu’elle dédaignerait. Je crois que si j’ai été véritablement tenté, c’est par la seule dorure de l’amorce. Caroline, quel noble personnage que votre Robert, grand, bon, désintéressé, et si pur !

— Mais non parfait ; il a une fois commis une sottise, mais n’en parlons plus.

— Et n’y pensons plus, Cary ! Est-ce que nous ne le méprisons pas dans notre cœur tendre, mais juste, compatissant, mais droit ?

— Jamais ! Nous rappelant que nous serons jugés comme nous aurons jugé les autres, nous n’aurons pas de mépris, seulement de l’affection.

— Ce qui ne suffira pas, je vous avertis de cela. Autre chose que l’affection, quelque chose de plus fort, de plus doux, de plus chaud, vous sera demandé un jour : le pourrez-vous donner ? »

Caroline était émue, fort émue.

« Calmez-vous, Lina, dit doucement Moore. Je n’ai aucune intention, parce que je n’ai aucun droit, de troubler votre esprit maintenant ni de quelque temps encore. N’ayez donc pas l’air de vouloir me quitter : nous ne ferons plus de ces allusions qui agitent ; nous allons reprendre notre causerie. Ne tremblez pas ; regardez-moi en plein visage : voyez quel pauvre, pâle et triste fantôme je suis, plus pitoyable que formidable. »

Elle regarda timidement.

« Tout pâle que vous soyez, il y a encore en vous quelque chose de formidable, dit-elle en baissant ses yeux sous ceux de Moore.

— Pour en revenir à Shirley, continua Moore, croyez-vous probable qu’elle se décide jamais à se marier ?

— Elle aime.

— Platoniquement, théoriquement… balivernes !

— Elle aime sincèrement.

— Vous a-t-elle dit cela ?

— Je ne puis affirmer qu’elle me l’ait dit : nulle confession semblable n’a passé sur ses lèvres.

— J’en suis persuadé.

— Mais le sentiment se fait jour malgré elle, et je l’ai vu. Elle a parlé d’un homme de façon à ce que l’on ne pût se méprendre. Sa voix seule était un témoignage suffisant. Lui ayant arraché son opinion sur votre caractère, je lui demandai une seconde opinion touchant… une autre personne sur laquelle j’avais mes conjectures, bien que ce fussent les plus embarrassées et les plus confuses conjectures du monde. Je voulais la faire parler : je la secouai, je la grondai, je lui pinçai les doigts lorsqu’elle essaya de me dérouter avec ses étranges et provocantes railleries, et enfin le secret sortit. Sa voix, à peine plus élevée qu’un murmure, et cependant d’une si douce véhémence de ton, suffisait, je le répète. Il n’y eut aucune confession, aucune confidence sur la matière ; elle ne pourrait condescendre à ces choses-là. Mais je suis sûre que le bonheur de cet homme lui est aussi cher que sa propre vie.

— Qui est-il ?

— Je lui dis ce que j’avais deviné ; elle ne nia pas, elle n’avoua pas ; mais elle me regarda : je vis ses yeux à la lueur que jetait la neige. C’était assez. Je triomphais sur elle sans pitié.

— Quel droit aviez-vous de triompher ? Voulez-vous dire que vous êtes…

— Peu importe ce que je suis. Shirley est une esclave. La lionne a trouvé son dompteur. Elle peut être la maîtresse de tout ce qui l’entoure, elle n’est plus sa propre maîtresse.

— Ainsi, vous avez triomphé en reconnaissant une compagne d’esclavage dans cette femme si belle, si impériale ?

— J’ai triomphé, Robert, vous dites vrai, si belle, si impériale.

— Vous le confessez, une compagne d’esclavage ?

— Je ne confesse rien ; mais je dis que la hautaine Shirley n’est pas plus libre que ne l’était Agar.

— Et qui, je vous prie, est l’Abraham, l’héroïque patriarche qui a accompli une telle conquête ?

— Vous parlez dédaigneusement, cyniquement et avec aigreur ; mais je veux vous faire changer de ton avant que je n’aie fini avec vous.

— Nous verrons cela : peut-elle épouser ce Cupidon ?

— Un Cupidon ! Il ressemble à peu près autant à Cupidon que vous à un Cyclope.

— Peut-elle l’épouser ?

— Vous le verrez.

— Je voudrais savoir son nom, Cary.

— Devinez-le.

— Est-ce quelqu’un du voisinage ?

— Oui, de la paroisse de Briarfield.

— Alors, c’est quelqu’un indigne d’elle. Je ne connais personne dans Briarfield qui soit son égal.

— Devinez.

— Impossible. Je pense qu’elle est frappée de vertige, et qu’après tout elle se plongera dans quelque absurdité. »

Caroline sourit.

« Approuvez-vous le choix ? demanda Moore.

— Entièrement, tout à fait.

— Alors, je donne ma langue aux chiens ; car la tête qui possède ces flots luxuriants de boucles brunes est une excellente petite machine pensante, très-régulière dans ses fonctions. Elle peut se vanter d’un jugement correct et ferme, qu’elle a hérité de « maman, » je suppose.

— Et j’ai approuvé tout à fait, et maman a été charmée.

— Maman charmée ! mistress Pryor ! Cela ne peut être romanesque alors ?

— C’est romanesque, mais c’est convenable aussi.

— Dites-moi ce secret, Cary ; par pitié, dites-le moi. Je suis trop faible pour endurer ce supplice de Tantale.

— Vous l’endurerez ; il ne vous fera pas de mal ; vous n’êtes pas si faible que vous le prétendez.

— J’ai eu ce soir deux fois la pensée de tomber à vos genoux…

— Vous avez eu raison de n’en rien faire. Je ne vous relèverais pas.

— Et de vous adorer. Ma mère était catholique romaine ; vous ressemblez à ses plus douces images de la Vierge. Je crois que j’embrasserai sa croyance pour m’agenouiller devant vous et vous adorer.

— Robert, Robert, restez tranquille ; ne soyez pas absurde. Je vais aller auprès d’Hortense, si vous commettez des extravagances.

— Vous m’avez pris ma raison ; il ne me vient plus maintenant à l’esprit que les litanies de la sainte Vierge. « Rose céleste, Reine des anges ! »

— « Tour d’ivoire, Maison d’or ; » n’est-ce pas cela ? allons, restez tranquillement assis et cherchez à deviner votre énigme.

— Mais, « maman charmée, » voilà ce qui est le plus embarrassant.

— Je vais vous citer les paroles que dit ma mère en apprenant le secret : « Soyez-en sûre, ma chère, un tel choix fera le bonheur de la vieille miss Keeldar. »

— Je vais deviner une fois, mais pas davantage. C’est le vieux Helstone. Elle va devenir votre tante.

— Je le dirai à mon oncle ! Je le dirai à Shirley ! s’écria Caroline en riant joyeusement. Devinez encore, Robert ; vos erreurs sont charmantes.

— C’est le curé Hall.

— Non vraiment ; celui-là est le mien, s’il vous plaît.

— Le vôtre ! oui, l’entière génération des femmes de Briarfield semblent avoir fait leur idole de ce prêtre : je me demande pourquoi : il est chauve et myope.

— Fanny viendra me chercher avant que vous n’ayez trouvé le mot de l’énigme, si vous ne vous hâtez.

— Je ne devine plus, je suis fatigué ; et puis je m’en inquiète peu. Que mis Keeldar épouse le Grand-Turc si elle veut, cela m’est égal.

— Faut-il vous le dire à voix basse ?

— Oui, et vivement ; Voici Hortense. Approchez, plus près, ma petite Lina ; j’aime mieux les murmures que les paroles. »

Elle murmura un mot. Robert fit un bond, ses yeux lancèrent un éclair, et il partit d’un bref éclat de rire. Miss Moore entra, et Sarah derrière elle vint annoncer que Fanny était venue. L’heure de la causerie était passée.

Robert trouva un moment pour échanger quelques phrases à voix basse ; il attendait au pied de l’escalier, lorsque Caroline descendit après être allée mettre son châle.

« Dois-je maintenant appeler Shirley une noble créature ?

— Si vous voulez dire la vérité, certainement.

— Dois-je lui pardonner ?

— Lui pardonner ? méchant Robert ! Qui avait tort, d’elle ou de vous ?

— Dois-je l’aimer franchement, Cary ? »

Caroline lui lança un regard perçant et fit vers lui un mouvement dans lequel il y avait de la tendresse et de la pétulance.

« Seulement dites le mot, et je m’efforcerai de vous obéir.

— Vous ne devez pas l’aimer d’amour : la simple idée en est coupable.

— Mais cependant elle est belle, particulièrement belle ; sa beauté est de celles qui gagnent à être vues souvent. La première fois que vous l’avez vue, vous ne l’avez trouvée que gracieuse ; au bout d’un an de connaissance, vous la trouvez très-belle.

— Ce n’est pas vous qui devez dire ces choses-là. Maintenant, Robert, soyez bon.

— Oh ! Cary, je n’ai pas d’amour à donner ; la déesse de la Beauté voudrait me courtiser que je ne pourrais répondre à ses avances : le cœur qui bat dans cette poitrine n’est pas à moi.

— Tant mieux ; vous n’en êtes que plus en sûreté. Bonsoir.

— Pourquoi voulez-vous toujours partir, Lina, au moment où j’ai le plus besoin que vous restiez ?

— Parce que vous désirez plus vivement garder lorsque vous êtes plus certain de perdre.

— Écoutez ; un mot encore. Prenez soin de votre propre cœur, m’entendez-vous ?

— Il ne court aucun danger.

— Je ne suis pas convaincu de cela ; ce platonique curé, par exemple.

— Qui ? Malone ?

— Cyrille Hall : plus d’un tourment de jalousie m’est venu de ce côté.

— Quant à vous, vous avez fait le galant avec miss Mann : elle m’a montré l’autre jour une plante que vous lui avez donnée. Fanny, je suis prête. »