Shirley
Traduction par Ch. Romey et A. Rolet.
Shirley et Shirley et Agnès GreyCh. Lahure et Cie (p. 176-190).


CHAPITRE XII.

Le dénoûment.


Lecteur, nous devons régler maintenant nos comptes. Je n’ai plus qu’à narrer brièvement le destin de quelques-uns des personnages dont nous avons fait la connaissance dans le cours de ce livre, puis il faudra nous donner la poignée de main et nous séparer.

Revenons d’abord aux vicaires, les bien-aimés, trop longtemps négligés. Avancez, mérite modeste ! Malone, je le vois, répond promptement à l’invitation : il croit que je m’adresse à lui.

Non, Pierre-Auguste, nous ne pouvons rien avoir à vous dire. Nous ne pourrions nous résoudre à conter la touchante histoire de vos faits et de votre destinée. Ne savez-vous pas, Pierre, que le public a ses caprices ; que le vrai sans fard ne lui va point ; qu’il ne digérerait pas les faits dans leur simplicité ? Ne savez-vous pas que le cri du cochon n’est pas plus goûté maintenant qu’autrefois ? Si je racontais la catastrophe qui vous a atteint, le public tomberait dans des attaques de nerfs, et il n’y aurait qu’un cri pour demander des sels volatils et des plumes brûlées. « Impossible ! dirait-on par ci ; faux ! s’écrierait-on par là ; de mauvais goût ! » répondrait-on de toutes parts. Remarquez-le bien ! toutes les fois que vous présentez aux gens la vérité réelle et simple, elle est toujours dénoncée comme un mensonge ; ils la désavouent, la renient, la rejettent sur la paroisse. Au contraire, la création imaginaire, la pure fiction, est adoptée, caressée, trouvée jolie, convenable, merveilleusement naturelle ; le misérable petit bâtard reçoit toutes les friandises, l’honnête et légitime petit enfant toutes les bourrades. Ainsi va le monde, Pierre ; et, comme vous êtes le marmot légitime, rude, crasseux et méchant, vous devez vous tenir à l’écart.

Faites place à M. Sweeting.

Le voici qui s’avance avec sa femme au bras ; la plus splendide et la plus pesante femme du Yorkshire : mistress Sweeting, ci-devant miss Dora Sikes. Ils furent mariés sous les plus heureux auspices, M. Sweeting venant d’être promu à une paroisse d’un revenu confortable, et M. Sikes se trouvant en position de donner à Dora une belle dot. Ils vécurent ensemble de longues et heureuses années, chéris de leurs paroissiens, et au milieu d’un nombreux cercle d’amis.

Eh ! voilà qui est, je pense, assez joliment tourné.

Avancez, monsieur Donne !

Ce gentleman tourna admirablement : beaucoup mieux que vous ou moi n’eussions pu l’espérer, lecteur. Lui aussi se maria avec une petite femme pleine de sens, et de manières douces et élégantes. Ce fut lui qui fit son choix ; il devint un modèle de caractère domestique et un prêtre de paroisse véritablement actif (il refusa consciencieusement jusqu’à sa mort d’agir en qualité de pasteur). Il brunissait l’intérieur de la coupe et du plateau avec la meilleure poudre à polir ; il surveillait les ornements du temple et de l’autel avec le zèle d’un tapissier, le soin d’un ébéniste ; sa petite école, sa petite église, son petit presbytère, lui durent leur érection, et ils lui faisaient honneur : chacun, était un modèle en son genre. Si l’uniformité et le goût en architecture eussent été la même chose que la consistance et le zèle en religion, quel berger d’un troupeau chrétien aurait fait M. Donne ! Il y avait un art dans lequel personne ne surpassait M. Donne : l’art de solliciter. Par ses propres efforts, il obtint de l’argent pour toutes ses constructions. En cette matière, il avait une puissance d’imagination, une activité d’action, tout à fait uniques. Il sollicitait du riche et du pauvre, du paysan sans souliers et du duc couronné. Il envoyait des lettres partout, à la vieille reine Charlotte, aux princesses ses filles, à ses fils les ducs royaux, au prince Castelreagh, à chaque membre du ministère alors en fonctions ; et ce qu’il y a de remarquable, c’est qu’il tirait quelque chose de chacun de ces personnages. Il obtint cinq livres sterling de l’avare vieille lady la reine Charlotte, et deux guinées de son fils aîné, le royal dissipateur. Quand M. Donne se mettait en campagne pour ses expéditions de mendicité, il se couvrait d’une armure complète de mailles d’airain ; vous lui auriez donné hier une centaine de guinées, que ce n’était pas une raison pour que vous ne lui en donnassiez pas deux cents aujourd’hui. Il vous eût tenu en face ce langage, et dix fois pour une vous lui auriez donné votre argent. On lui donnait pour se débarrasser de lui. Après tout, il faisait quelque bien avec cet or, et était utile à ses semblables.

Peut-être dois-je faire remarquer qu’à la profonde et soudaine disparition de M. Malone de la scène de la paroisse de Briarfield (vous ne pouvez savoir comment elle arriva, lecteur ; votre curiosité sera frustrée, afin de ne point choquer votre élégant amour du joli et de l’amusant), il vint pour le remplacer un autre vicaire irlandais, M. Macarthey. Je suis heureux de pouvoir vous apprendre, avec vérité, que ce gentleman fit autant d’honneur à son pays que Malone lui fit de discrédit. Il se montra décent, bien élevé et consciencieux, autant que Pierre était rampant, bruyant et… Je supprime cette dernière épithète, parce que ce serait mettre le chat hors du sac. Il travailla avec zèle au bien de la paroisse ; les écoles du dimanche et celles de la semaine fleurirent sous sa direction comme des lauriers. Étant humain, il avait certainement ses défauts ; ceux-là cependant étaient les défauts de son état, ce que beaucoup nommeraient des vertus. La circonstance de se trouver invité à un thé avec un dissident l’eût mis hors de son assiette pour une semaine ; le spectacle d’un quaker gardant son chapeau sur la tête à l’église, la pensée d’une petite créature morte sans baptême, enterrée avec les rites du culte, ces choses pouvaient faire un étrange ravage dans l’économie physique et intellectuelle de M. Macarthey ; autrement, il était sain et raisonnable, diligent et charitable.

Je ne doute pas que le public qui aime la justice n’ait remarqué jusqu’ici que j’ai apporté une criminelle nonchalance à poursuivre, saisir et conduire à un châtiment mérité l’assassin de M. Moore. C’était une belle occasion de mener, pour mes lecteurs qui aiment ces choses, un branle à la fois honnête et excitant ; une danse où se seraient trémoussés la loi et l’Évangile, le donjon, le dock et le gibet. Vous auriez peut-être aimé cela, lecteur, mais moi non. Je me serais bientôt querellé avec mon sujet, et je l’aurais abandonné. J’ai été heureux que les faits m’eussent parfaitement déchargé de cette tâche. Le meurtrier ne fut jamais puni, par la bonne raison qu’il ne fut jamais saisi, ce qui résulta de cette autre circonstance, qu’il ne fut jamais poursuivi. Les magistrats eurent l’air de vouloir se remuer et faire de grandes choses ; mais puisque Moore lui-même, au lieu de les presser et de les conduire comme auparavant, demeurait tranquille sur sa petite couche du cottage, riant sous cape et ricanant à chaque trait de sa pâle figure étrangère, ils se ravisèrent et, après avoir rempli certaines formalités indispensables, résolurent prudemment de laisser tomber l’affaire : ce qu’ils firent.

M. Moore savait qui lui avait tiré le coup de fusil ; tout Briarfield le savait : ce n’était autre que Michael Hartley, le tisserand à moitié fou dont nous avons déjà parlé, un frénétique antinomien en religion, et un forcené niveleur en politique. Le pauvre homme mourut du delirium tremens, une année après sa tentative de meurtre, et Moore donna à sa malheureuse femme une guinée pour le faire enterrer.

L’hiver a fui : le printemps l’a suivi avec son atmosphère embaumée, ses fleurs et sa brillante végétation ; nous sommes maintenant dans le cœur de l’été, au milieu de juin, juin 1812.

Il fait un temps brûlant. Le ciel est d’un azur profond et d’un rouge d’or : il convient à l’époque ; il convient au siècle ; il convient à l’esprit actuel des nations. Le xixe siècle folâtre dans son adolescence de géant. Le jeune Titan déracine des montagnes dans ses ébats, et roule des rochers dans ses jeux sauvages. Cet été, Bonaparte est en selle. Il parcourt avec ses armées les déserts russes ; il a avec lui les Français et les Polonais, les Italiens et les enfants du Rhin, au nombre de six cent mille. Il marche sur l’antique Moscou ; sous les vieux murs de cette ville le rude Cosaque l’attend. Barbare stoïque ! il attend sans crainte de la ruine immense qui s’avance comme un tourbillon. Il met sa confiance dans un nuage chargé de neige. La steppe, le vent, l’orage et la grêle sont ses refuges. Ses alliés sont les éléments ; l’air, le feu, l’eau. Et quels sont ceux-là ? trois terribles archanges toujours debout devant le trône de Jéhovah. Ils sont vêtus de blanc, et portent des ceintures d’or. Ils tiennent des fioles qui regorgent de la colère de Dieu. Leur temps est le jour de la vengeance, leur signal le nom du Dieu des armées, tonnant avec la voix de sa majesté.

« Es-tu entré dans les trésors de neige ? ou as-tu vu les trésors de grêle que j’ai réservés contre les temps de trouble contre le jour de bataille et de guerre ?

« Allez : versez les fioles de la colère de Dieu sur la terre.

« C’est fait : la terre est brûlée par le feu ; la mer ressemble au sang d’un homme mort ; les îles fuient ; on ne trouve plus les montagnes. »

Cette année-là, lord Wellington prit le commandement en Espagne. Ils le firent, généralissime, pour leur propre salut. Cette année-là il prit Badajoz, il combattit au camp de Victoria, il emporta Pampelune, et prit d’assaut Saint-Sébastien ; cette année-là, il gagna Salamanque.

Hommes de Manchester ! je vous demande pardon pour ce petit résumé de vos exploits guerriers : mais il est sans conséquence. Lord Wellington n’est pour vous maintenant qu’un vieux gentleman décrépit. Je crois même que quelques-uns de vous l’ont appelé « radoteur ; » vous l’avez raillé sur son âge, sur la perte de sa vigueur physique. Quels beaux héros vous êtes vous-mêmes ! Des hommes comme vous ont le droit de fouler aux pieds tout ce qu’il y a de mortel dans un demi-dieu. Raillez à votre aise, votre mépris ne brisera jamais son grand et vieux cœur.

Mais arrivez, amis, quakers, ou imprimeurs d’indiennes, tenons un congrès de la paix et distillons paisiblement notre venin. Nous avons parlé avec un zèle indécent contre les batailles sanglantes et les généraux bouchers. Nous arrivons enfin à un triomphe dans notre sphère. Le 18 juin 1812, les ordres en conseil furent rapportés, et les ports bloqués ouverts. Vous savez bien, vous tous qui êtes assez vieux pour vous le rappeler, comme vous fîtes retentir le Yorkshire et le Lancashire de vos cris de joie à cette occasion. Les sonneurs fêlèrent une cloche du beffroi de Briarfield ; elle sonne faux encore maintenant. L’Association des Marchands et des Manufacturiers se réunit dans un grand dîner à Stilbro’, et tous retournèrent chez eux dans un état que leurs femmes ne désirent pas revoir. Liverpool tressaillit et renifla comme un cheval marin éveillé au milieu de ses roseaux par un coup de tonnerre. Quelques-uns des marchands américains se sentirent menacés d’apoplexie et se firent saigner. Tous, en hommes sages, dans ce premier moment de prospérité, se préparèrent à se ruer dans la spéculation, et à prévoir les nouvelles difficultés dans les profondeurs desquelles ils pourraient se perdre dans l’avenir. Les approvisionnements qui avaient été accumulés pendant des années s’écoulèrent en un clin d’œil. Les magasins furent dégarnis, les navires chargés ; le travail abonda, les salaires s’élevèrent. Le bon temps semblait venu ; les espérances pouvaient être trompeuses, mais elles étaient brillantes ; pour quelques-uns elles étaient même réelles. À cette époque, dans le seul mois de juin, plus d’une solide fortune fut réalisée.

Lorsque toute une province se réjouit, les plus humbles de ses habitants prennent leur part du festin. Le son des cloches pénètre dans les demeures les plus fermées comme une invitation à la joie. Ainsi pensait Caroline Helstone, en s’habillant plus élégamment que de coutume dans ce jour de triomphe du commerce, pour aller passer l’après-midi à Fieldhead et présider à certaines préparations de toilette qui avaient lieu en vue d’un grand événement, le dernier mot en ces matières étant réservé à son goût parfait. Elle décida sur la couronne, le voile, la robe qui devaient être portés à l’autel ; elle choisit diverses robes et autres objets pour les occasions plus ordinaires, sans beaucoup consulter l’opinion de la fiancée, cette lady se trouvant alors dans une humeur peu facile.

Louis avait présagé des difficultés, et il les avait rencontrées. Dans le fait, son amante s’était montrée exquisement provocante, différant son mariage de jour en jour, de semaine en semaine, de mois en mois ; d’abord le cajolant avec de douces paroles, puis enfin forçant sa nature forte et délibérée à se révolter contre sa tyrannie, à la fois si douce et si intolérable.

Il avait fallu une sorte d’orage pour l’amener à ce point ; mais elle était enfin là, enchaînée à un jour fixe, conquise par l’amour et liée par sa parole.

Ainsi vaincue et asservie, elle gémissait comme l’enfant du désert enchaîné. Son dompteur seul pouvait la consoler ; sa présence seule pouvait remplacer sa liberté perdue ; en son absence elle restait assise ou errait seule de côté et d’autre ; elle parlait peu, et mangeait encore moins.

Elle ne s’occupa d’aucun préparatif pour la noce ; Louis fut obligé de diriger lui-même tous les arrangements. Il fut le maître de fait à Fieldhead, plusieurs semaines avant de le devenir de nom : le moins présomptueux et le plus bienveillant des maîtres ; mais absolu avec sa lady. Elle abdiqua sans un mot ni une lutte. « Allez à M. Moore ; demandez à M. Moore, » telle était sa réponse lorsqu’on lui demandait des ordres. Jamais amoureux d’une riche fiancée ne fut si complètement délivré du rôle subalterne, si inévitablement forcé d’assumer un pouvoir souverain.

Dans tout cela mistress Keeldar cédait partiellement à sa disposition ; mais une remarque qu’elle fit une année après prouva qu’elle agissait aussi un peu par système, « Louis, disait-elle, n’eût jamais appris à régner, si je n’avais cessé de gouverner : l’incapacité du souverain a développé les pouvoirs du premier ministre. »

Il avait été décidé que miss Helstone serait la demoiselle d’honneur dans les noces qui approchaient ; mais la fortune lui avait destiné un autre rôle.

Elle revint à la rectorerie d’assez bonne heure pour arroser ses plantes. Elle avait accompli cette petite tâche. La dernière à laquelle elle avait donné ses soins était un rosier-arbuste, qui fleurissait dans un coin tranquille sur le derrière de la maison. Cette plante avait reçu la rafraîchissante ondée : Caroline se reposait alors une minute. Près du mur était un fragment de pierre sculptée, une relique monacale, autrefois peut-être la base d’une croix : elle monta dessus afin de mieux dominer de la vue ce qui l’entourait. Elle tenait encore l’arrosoir d’une main ; de l’autre elle relevait sa jolie robe, de peur qu’elle ne fût tachée par quelques éclaboussures : elle regarda par-dessus le mur, le long de quelques champs solitaires ; au loin trois arbres sombres se dressaient côte à côte contre le ciel ; une épine solitaire apparaissait très-loin au bout d’un défilé. Elle vit le sombre marais, où s’allumaient les feux de joie : la soirée d’été était chaude ; le carillon des cloches était joyeux ; la fumée bleue des feux semblait douce, leur flamme brillante ; au-dessus d’eux, dans le firmament d’où le soleil venait de disparaître, étincelait un point argenté, l’Étoile d’Amour.

Caroline n’était pas malheureuse ce soir-là ; bien au contraire : mais en regardant, elle soupira, et pendant qu’elle soupirait, une main l’entoura et se reposa doucement sur sa taille ; Caroline crut savoir qui s’était approché d’elle : elle reçut l’attouchement sans tressaillir.

« Je regarde Vénus, maman ; voyez comme elle est belle. Comme son éclat est brillant, comparé àla flamme rouge des feux de joie ! »

La réponse fut une caresse plus prononcée ; Caroline se retourna et se trouva non en face du visage de matrone de mistress Pryor, mais d’un sombre et mâle visage. Elle laissa tomber son arrosoir, et descendit du piédestal.

« Je viens de rester une heure avec maman, dit l’intrus. J’ai eu avec elle une longue conversation. Où êtes-vous allée pendant ce temps-là ?

— À Fieldhead. Shirley est aussi fantasque que jamais, Robert. Elle ne répond ni oui ni non à aucune des questions qu’on lui adresse. Elle se plaît seule : je ne pourrais dire si elle est mélancolique ou nonchalante : si vous l’excitez ou la raillez, elle vous jette un regard moitié pensif, moitié insouciant, qui vous rend aussi étrange, aussi malade qu’elle. Je ne sais ce que Louis fera d’elle ; pour ma part, si j’étais gentleman, je pense que je ne voudrais pas l’entreprendre.

— Ne vous mettez pas en peine d’eux : ils ont été faits l’un pour l’autre. Louis, c’est étrange à dire, ne l’aime que mieux à cause de ses caprices. Si quelqu’un est capable de la gouverner, c’est lui. Elle le soumet à de rudes épreuves, cependant. Avec son caractère calme, il a eu à lui faire une cour orageuse ; mais vous voyez que pour lui tout se termine par la victoire. Caroline, je vous ai cherchée pour vous demander une audience. Pourquoi les cloches sonnent-elles ?

— Pour le rappel de votre terrible loi, les ordres que vous haïssez tant. Vous êtes content, n’est-ce pas ?

— Hier soir, à cette même heure, j’emballais quelques livres pour un voyage à travers l’Océan : c’étaient les seules possessions, excepté quelques habits, des semences, des racines et des outils, que je me crusse libre d’emporter avec moi au Canada. J’allais vous quitter.

— Me quitter ? »

Ses petits doigts s’attachaient à son bras. Elle paraissait effrayée.

« Pas maintenant, pas maintenant. Examinez mon visage ; oui, regardez-moi bien : est-ce que vous y lisez le désespoir de la séparation ? »

Elle vit une physionomie animée, dont les caractères étaient tous radieux, bien que la page elle-même fût sombre : ce visage, puissant par la noblesse de ses traits, versa sur elle l’espérance, l’amour, la joie.

« Est-ce que ce rappel vous fera du bien, beaucoup de bien, un bien immédiat ? demanda-t-elle.

— Le rappel des ordres en conseil me sauve. Maintenant, je ne serai pas banqueroutier ; maintenant, je n’abandonnerai pas mes affaires ; maintenant, je ne quitterai pas l’Angleterre ; maintenant, je ne serai plus pauvre, je pourrai payer mes dettes ; tout le drap que j’ai dans mes magasins me sera acheté, et je recevrai des commissions pour une quantité beaucoup plus considérable. Ce jour donne à ma fortune une large et solide fondation, sur laquelle, pour la première fois de ma vie, je puis construire avec sécurité. »

Caroline dévorait ses paroles ; elle tenait ses mains dans les siennes ; elle respira longuement.

« Vous êtes sauvé ? Vos lourds embarras sont levés ?

— Ils sont levés ; je respire, je puis agir.

— Enfin ! Oh ! la Providence est bonne. Remerciez-la, Robert.

— Je remercie la Providence.

— Et moi aussi, je la remercie, pour l’amour de vous. »

Elle levait au ciel des yeux pleins de ferveur.

« Maintenant, je puis prendre plus d’ouvriers, donner de meilleurs salaires, concevoir des plans plus sages et plus libéraux, faire quelque bien, être moins égoïste. Maintenant, Caroline, je peux avoir une maison, une maison que je pourrai appeler mienne, et maintenant… »

Il s’arrêta, car sa voix était profondément émue.

« Et maintenant, reprit-il, maintenant, je puis penser au mariage ; maintenant, je puis chercher une femme. »

Ce n’était point pour elle le moment de parler, elle garda le silence.

« Est-ce que Caroline, qui espère tendrement être pardonnée comme elle pardonne, me pardonnera tout ce que je lui ai fait souffrir, tout ce long tourment que je lui ai méchamment causé, toute cette maladie de corps et d’esprit qu’elle m’a due ? Oubliera-t-elle ce qu’elle sait de ma pauvre ambition, de mes desseins sordides ? Me permettra-t-elle d’expier tout cela ? Me permettra-t-elle de lui prouver que, si je l’ai autrefois abandonnée cruellement, si j’ai joué avec son affection, si je l’ai injuriée bassement, je peux maintenant l’aimer fidèlement, la chérir avec tendresse ? »

Sa main était toujours dans celle de Caroline : une douce pression lui répondit.

« Est-ce que Caroline est à moi ?

— Caroline est à vous.

— Je connais le prix de ce trésor ; le sentiment de sa valeur est là, dans mon cœur. Ma vie est nécessairement liée à la sienne ; le sang qui circule dans mes artères ne m’est pas plus précieux que son bonheur et son bien-être.

— Je vous aime aussi, Robert, et j’aurai pour vous le plus entier dévouement.

— Oui, vous aurez pour moi un soin dévoué, fidèle ! Comme si cette rose pouvait promettre d’abriter contre la tempête cette pierre dure et grise ! Mais elle aura soin de moi, à sa manière : ces mains seront les aimables dispensatrices de tout le bonheur que je puis goûter. Je sais que l’être que je désire lier à moi m’apportera une consolation, un amour, une pureté auxquels, de moi-même, je suis étranger. »

Tout à coup Caroline se troubla ; sa lèvre frémit.

« Qui trouble ma colombe ? demanda Moore, comme elle se pressait contre lui, et se reculait tout à coup avec embarras.

— Pauvre maman ! Je suis tout ce qu’elle possède : devrais-je la quitter ?

— J’ai pensé à cette difficulté. Moi et maman l’avons discutée.

— Dites-moi ce que vous voulez, ce que vous exigez, et je verrai s’il m’est possible de consentir. Mais je ne puis l’abandonner, je ne puis lui briser le cœur, même pour vous.

— Elle vous a été fidèle lorsque je vous ai abandonnée, n’est-ce pas ? Je n’ai jamais approché de votre lit de douleur ; elle n’a pas quitté un instant votre chevet.

— Que dois-je faire ? Tout, plutôt que de la quitter.

— Je veux que vous ne la quittiez jamais.

— Elle pourra demeurer très-près de nous.

— Avec nous. Seulement, elle aura son appartement et sa servante. Elle a stipulé cela elle-même.

— Vous savez qu’elle a un revenu qui, avec ses habitudes d’économie, la rend tout à fait indépendante ?

— Elle me l’a dit avec une aimable fierté qui m’a rappelé celle d’une autre personne.

— Elle n’aime point à se mêler des affaires d’autrui, et est tout à fait incapable de commérages.

— Je la connais, Cary ; mais si, au lieu d’être la personnification de la réserve et de la discrétion, elle était quelque chose de tout opposé, je ne la craindrais encore pas.

— Cependant elle sera votre belle-mère ? »

Caroline fit un petit signe de tête espiègle. Moore sourit.

« Louis et moi ne sommes pas de cette espèce d’hommes qui craignent leurs belles-mères, Cary ; nos ennemis n’ont jamais été, ne seront jamais les membres de notre propre famille. Je ne doute pas que ma belle-mère ne fasse beaucoup de cas de moi.

— Assurément, à sa façon calme, vous savez. Elle n’est pas démonstrative, et, lorsque vous la voyez silencieuse, ou même froide, il ne vous faut pas croire qu’elle soit contrariée : c’est seulement sa manière d’être. Laissez-moi me faire son interprète toutes les fois que son caractère vous embarrassera ; croyez toujours ce que je vous dirai d’elle, Robert.

— Oh ! entièrement. Plaisanterie à part, je crois que nous nous conviendrons on ne peut mieux. Hortense, vous savez, est excessivement susceptible, et peut-être pas toujours raisonnable dans ses exigences ; cependant, la chère et honnête fille, je ne l’ai jamais affligée, je n’ai jamais de ma vie eu une sérieuse querelle avec elle.

— Non, vous êtes généreusement, tendrement indulgent pour elle, et vous serez de même pour maman. Vous êtes un gentleman des pieds à la tête, Robert, et nulle part aussi parfait que dans votre intérieur.

— Voilà un éloge que j’aime, il m’est très-doux. Je suis aise que ma Caroline m’envisage sous cet aspect.

— Maman pense de vous absolument comme moi.

— Pas tout à fait, j’espère ?

— Elle ne pense pas à vous épouser : ne soyez pas vain ; mais elle me dit l’autre jour : « Ma chérie, M. Moore a d’agréables manières ; c’est un des rares gentlemen que j’aie vus unir la politesse à un air de sincérité. »

— Maman est un peu misanthrope, n’est-ce pas ? Elle n’a pas la meilleure opinion du sexe le plus fort ?

— Elle s’abstient de juger les hommes en général ; mais elle a ses exceptions qu’elle admire : Louis et M. Hall, et depuis longtemps vous-même. Elle ne vous aimait pas autrefois. Je savais cela parce qu’elle ne parlait jamais de vous. Mais Robert…

— Eh bien, quoi maintenant ? quelle est cette nouvelle pensée ?

— Vous n’avez pas encore vu mon oncle ?

— Je l’ai vu ; maman l’a appelé dans sa chambre ; il a consenti conditionnellement. Si je prouve que je puis suffire aux besoins d’une femme, vous serez à moi. Et je puis y suffire mieux qu’il ne le pense, mieux que je ne voudrais m’en vanter.

— Si vous devenez riche, vous ferez du bien avec votre argent, Robert ?

— Je ferai du bien : vous me direz comment il faudra faire. J’ai d’ailleurs quelques idées particulières dont nous parlerons au sein de notre foyer quelque jour. J’ai vu la nécessite de faire le bien. J’ai appris combien il est insensé d’être égoïste. Caroline, je vois ce que je vais vous prédire. Cette guerre doit avant peu arriver à sa fin. Le commerce est assuré de prospérer pendant quelques années. Il peut survenir quelque mésintelligence entre l’Angleterre et l’Amérique, mais cela ne pourra durer. Que diriez-vous si un jour, peut-être dans dix ans d’ici, Louis et moi partagions entre nous la paroisse de Briarfield ? Louis, à tout événement, est assuré de la puissance et de la fortune ; il n’enterrera pas ses talents. C’est un garçon charitable, et il possède en outre une intelligence supérieure. Son esprit est lent, mais fort : il doit agir, il peut agir après mûre délibération, mais il agira bien. Il sera fait magistrat du district. Shirley l’a dit : elle se mettrait impétueusement et prématurément à l’œuvre pour lui obtenir cette dignité, s’il la laissait faire ; mais il l’en empêchera. Comme d’habitude, il n’est pas pressé. Il n’aura pas été le maître de Fieldhead pendant un an, que tout le district sentira sa tranquille influence et reconnaîtra sa supériorité modeste. On a besoin d’un magistrat, et ils l’investiront en temps opportun, volontairement et sans contrainte, de cette fonction. Tout le monde admire sa future femme, et avec le temps il sera aimé de tout le monde. Il est de la pâte que l’on aime généralement, « bon comme le pain, » le pain quotidien, pour les plus délicats : bon pour l’enfant et pour le vieillard, charitable pour le pauvre, il ne portera point ombrage au riche. Shirley, en dépit de ses caprices et de ses singularités, de ses tergiversations et de ses délais, a pour lui un attachement profond. Un jour elle le verra aussi universellement aimé qu’elle peut le désirer ; il sera aussi universellement estimé, considéré, consulté ; on s’en rapportera à lui pour toute chose, trop peut-être. Son avis sera toujours judicieux, son assistance pleine de bienveillance ; avant qu’il soit peu, tous deux lui seront trop demandés : il faudra qu’il impose des restrictions. Pour moi, si je réussis dans ce que j’ai l’intention de faire, mon succès ajoutera à son revenu et à celui de Shirley : je puis doubler la valeur de leur propriété ; je puis couvrir le stérile Hollow de rangées de cottages et de jardins.

— Robert !… vous défricheriez les taillis !

— Le taillis sera du bois à brûler avant que cinq ans se soient écoulés ; la belle et sauvage ravine sera une douce descente ; la verte terrasse naturelle sera une rue pavée ; il y aura des cottages dans la sombre ravine et des cottages sur la pente stérile ; le dur sentier hérissé de cailloux sera une route unie, ferme, large et noire, formée avec les cendres de ma fabrique ; et ma fabrique, Caroline, ma fabrique remplira toute la cour actuelle.

— C’est horrible ! vous voulez changer l’air bleu et pur de la campagne pour l’atmosphère fumeuse de Stilbro’.

— Je veux répandre les eaux du Pactole à travers la vallée de Briarfield.

— J’aime mille fois mieux le ruisseau.

— J’obtiendrai une loi pour enclore le communal de Nunnely et le diviser en fermes.

— Le marais de Stilbro’ vous défie, cependant, grâce au ciel ! Que pourrez-vous faire venir sur la mousse de Bilberry ? Qu’est-ce qui fleurira sur Rushedge ?

— Caroline, les ouvriers sans asile, sans pain, sans travail, viendront de loin à la fabrique de Hallow ; Joe Scott leur donnera de l’ouvrage, Louis Moore leur louera une maison, et mistress Gill pourvoira à leurs besoins jusqu’au premier jour de paye. »

Caroline sourit avec bonheur.

« Quelle école du dimanche vous allez avoir, Cary ! Quelles assemblées vous allez réunir ! Quelles écoles de chaque jour vous, Shirley et miss Ainley, aurez à gouverner, à surveiller ! La fabrique trouvera des salaires pour un maître et une maîtresse, et le squire et le drapier donneront un festin quatre fois par an. »

Elle lui offrit un baiser muet, baiser dont il prit avantage pour lui en extorquer cent autres.

« Rêves extravagants ! dit Moore avec un soupir et un sourire ; peut-être cependant en pourrons-nous réaliser quelques-uns. Mais, la rosée tombe : mistress Moore, prenez mon bras, nous allons rentrer. »

Nous sommes en août : les cloches retentissent encore, non-seulement à travers le Yorkshire, mais aussi à travers l’Angleterre. D’Espagne la voix de la trompette a sonné longtemps ; elle devient de plus en plus retentissante ; elle proclame Salamanque gagnée. Ce soir-là Briarfield doit être illuminé. Ce jour-là tous les fermiers du domaine de Briarfield dînent ensemble ; les ouvriers de la fabrique de Hollow seront réunis pour un semblable objet. Les écoles ont une grande fête. Le matin, deux mariages ont été célébrés dans l’église de Briarfield : celui de Louis Gérard Moore, Esq., avec Shirley, fille de feu Charles Cave, de Fieldhead, et celui de Robert Gérard Moore, de la fabrique de Hollow, avec Caroline, nièce du Révérend Matthewson Helstone, maître ès arts, recteur de Briarfield.

Le premier de ces mariages a été célébré par M. Helstone, Hiram Yorke, squire de Briarmains, conduisant la fiancée ; le second, par M. Hall, curé de Nunnely. Parmi les invités, les plus remarquables personnages étaient les deux jeunes garçons d’honneur, Henry Sympson et Martin Yorke.

Je suppose que les prophéties de M. Moore se réalisèrent, du moins en partie. L’autre jour je passais près de Hollow, que la tradition dit avoir autrefois été vert, solitaire et sauvage ; là je vis le corps des rêves du manufacturier, une jolie maison en pierres et en briques, la grande route formée de cendres noires, les cottages et les jardins ; là je vis une puissante fabrique, et une cheminée ambitieuse comme la tour de Babel. À mon retour, je dis à ma vieille femme de ménage où j’étais allé.

« Ah ! dit-elle, le monde a de singuliers changements. Je me rappelle avoir vu bâtir le vieux moulin, le premier qui fut construit dans tout le district ; puis je me souviens aussi de l’avoir vu jeter par terre, et d’être allée avec mes compagnes voir poser la première pierre du nouveau. Les deux messieurs Moore firent grand étalage en cette occasion ; ils étaient là, et il y avait une grande quantité de beau monde ; leurs deux ladies y étaient aussi ; elles paraissaient jolies et magnifiques, mais la plus splendide était mistress Louis : elle portait toujours de si belles robes ! Mistress Robert était plus simple. Mistress Louis souriait en parlant : elle avait l’air heureuse, contente et bonne ; mais elle avait des yeux qui vous traversaient le corps. Il n’y a plus de ladies comme celles-là de nos jours.

— Comment était Hollow à cette époque, Marthe ?

— Différent de ce qu’il est maintenant. Mais je l’ai vu bien plus différent encore, lorsqu’il n’y avait ni moulin, ni cottages, ni maisons, excepté Fieldhead, à deux milles de distance. Je me rappelle qu’un soir d’été, il y a de cela cinquante ans, ma mère revint à la maison à l’entrée de la nuit, tout effarée, disant qu’elle venait de voir une fée dans le creux de Fieldhead ; et ce fut la dernière fée que l’on vit dans ce pays-ci (quoique l’on ait dit plusieurs fois en avoir vu ailleurs depuis cinquante ans). C’était un endroit très-désert, et un joli endroit, couvert de chênes et de noyers. Il est bien changé maintenant. »

Mon histoire est dite. Il me semble voir le judicieux lecteur mettre ses lunettes pour en rechercher la morale. Ce serait insulter à sa sagacité que de la lui indiquer. Que Dieu l’assiste dans sa recherche !



FIN.