Shirley
Traduction par Ch. Romey et A. Rolet.
Shirley et Shirley et Agnès GreyCh. Lahure et Cie (p. 131-139).


CHAPITRE IX.

Cas de persécution domestique. — Remarquable exemple de pieuse persévérance dans l’accomplissement de devoirs religieux.


Martin avait bu à la coupe de l’excitation, y voulait tremper ses lèvres une seconde fois ; ayant senti la dignité du pouvoir, il lui répugnait de le quitter. Miss Helstone, cette fille qu’il avait toujours appelée laide, et dont le visage était maintenant perpétuellement devant ses yeux, le jour et la nuit, dans l’obscurité et à la clarté du soleil, s’était trouvée une fois dans sa sphère ; la pensée que cette visite ne se renouvellerait plus l’agitait.

Quoiqu’il ne fût qu’un écolier, ce n’était point un écolier ordinaire : il était destiné à devenir un original. Quelques années plus tard, il prit grand’peine à se parer et à se polir sur le patron du reste du monde, mais il n’y réussit jamais ; une empreinte unique le marqua toujours. Le voilà assis à son pupitre dans l’école de grammaire, cherchant dans son esprit le moyen d’ajouter un second chapitre à son roman commencé : il ne savait pas encore combien de vies de roman commencées sont condamnées à ne pas aller plus loin que le premier, ou au plus le second chapitre. Il passa son demi-congé du samedi dans le bois, en compagnie de son livre de légendes féeriques, et de cet autre livre non écrit de son imagination.

Martin avait une irréligieuse répugnance à voir arriver le dimanche. Son père et sa mère, tout en niant avoir rien de commun avec l’église établie, ne manquaient jamais, le saint jour venu, de remplir leur large banc dans l’église de Briarfield, avec toute leur jeune et florissante famille. En théorie, M. Yorke plaçait toutes les sectes et toutes les églises sur le même niveau ; mistress Yorke accordait la palme aux Moraves et aux Quakers, à cause de la couronne d’humilité que portaient ces dignes personnages. Ni l’un ni l’autre, cependant, ne mettaient jamais le pied dans un conventicule.

Martin, dis-je, détestait le dimanche, parce que le service du matin était long, et le sermon assez généralement peu de son goût : ce samedi après-midi, cependant, ses sylvestres méditations lui découvrirent un nouveau charme dans le jour qui allait suivre.

Ce fut un jour de neige abondante, si abondante que mistress Yorke, pendant le déjeuner, annonça sa conviction que les enfants, à la fois garçons et filles, feraient mieux de rester à la maison ; et sa décision qu’au lieu d’aller à l’église, ils resteraient pendant deux heures en silence dans le parloir du fond, tandis que Rose et Martin, liraient alternativement une suite de sermons, des sermons de John Wesley. John Wesley, étant un réformateur et un agitateur, avait à la fois place dans la faveur de mistress Yorke et dans celle de son époux.

« Rose fera bien ce qu’il lui plaira, dit Martin, sans détacher ses yeux du livre dans lequel, selon sa coutume alors et par la suite, il étudiait en digérant son pain et son lait.

— Rose fera ce qu’on lui commandera, et Martin aussi, dit la mère.

— Je veux aller à l’église. »

Ainsi répondit ce fils, avec l’ineffable quiétude d’un vrai Yorke, qui sait ce qu’il veut et connaît les moyens de faire sa volonté, et qui, mis au pied du mur et ne pouvant reculer, se ferait tuer plutôt que de capituler.

— Il ne fait pas un temps à sortir, » dit le père.

Pas de réponse : le jeune homme lisait sérieusement ; il brisait lentement son pain et buvait son lait.

« Martin n’aime pas aller à l’église, mais il aime moins encore obéir, dit mistress Yorke.

— Je suppose alors, dit Martin, que je suis influencé par pure perversité ?

— Oui, certainement.

— Ma mère, vous êtes dans l’erreur.

— Par quoi êtes-vous donc influencé ?

— Par une complication de motifs qu’il me serait aussi impossible de vous expliquer, que de retourner mon être à l’envers pour vous faire voir l’intérieur de ma machine humaine.

— Écoutez Martin, écoutez-le ! s’écria M. Yorke. Il faut que je fasse suivre à ce garçon-là la carrière du barreau ; la nature l’a destiné à vivre avec sa langue. Hesther, votre troisième fils, sera certainement un avocat : il a toutes les qualités de la profession, un orgueil cuirassé, et des mots, des mots, des mots !

— Un peu de pain, Rose, s’il vous plaît, » demanda Martin, avec une sérénité, une gravité, un flegme imperturbable.

Le jeune garçon avait naturellement une voix douce et plaintive, qui dans ses moments d’humeur atteignait à peine au murmure d’une femme ! plus son humeur était inflexible et entêtée, plus douce et plus triste était sa voix. Il agita la sonnette et demanda doucement ses souliers.

« Mais, Martin, fit observer son père, il y a de la neige tout le long de la route ; un homme pourrait à peine se frayer un chemin au travers. Cependant, mon garçon, continua-t-il, voyant que Martin se levait au moment où la cloche de l’église commençait à sonner, ceci est un cas dans lequel je ne voudrais en aucune façon empêcher un obstiné garçon de faire sa volonté. Allez à l’église comme vous pourrez. Il fait un vent affreux, le verglas est glissant et la neige abondante sous les pieds. Allez donc, puisque vous préférez cela à un bon feu. »

Martin prit tranquillement son manteau et son bonnet et sortit avec résolution.

« Mon père a plus de sens que ma mère, dit-il. Combien les femmes en ont peu ! elles enfoncent leurs ongles dans la chair, pensant qu’elles frappent sur une pierre insensible. »

Il arriva de bonne heure à l’église.

Maintenant, si le temps l’effraye (et c’est une véritable tempête de décembre), ou si cette mistress Pryor s’oppose à ce qu’elle sorte, et que je ne puisse la voir, cela me vexera beaucoup. Mais tempête ou tourbillon, grêle ou glace, elle doit venir ; et, si elle a une âme digne de ses yeux et de ses traits, elle viendra. Elle se trouvera ici dans l’espoir de me voir, comme je m’y trouve moi-même dans l’espoir de l’y rencontrer : elle aura besoin d’entendre un mot touchant son maudit amoureux, comme j’ai besoin de respirer de nouveau le parfum de ce que je crois être l’essence de la vie. L’aventure est à la stagnation ce que le Champagne est à la bière éventée.

Il regarda autour de lui. L’église était froide, silencieuse et vide ; il n’y avait encore qu’une seule femme. Comme le carillon cessait, et qu’une seule cloche continuait à tinter lentement, quelques vieilles paroissiennes entrèrent l’une après l’autre, et allèrent prendre place sur les siéges communs. Ce sont toujours les plus faibles, les plus vieux et les plus pauvres, qui bravent le temps le plus mauvais, pour prouver leur fidélité et leur attachement à leur chère vieille mère l’Église ; ce matin-là aucune famille riche ne vint, aucune voiture ne parut, tous les bancs garnis d’étoffe et de coussins demeurèrent vides ; sur les bancs de chêne nus se tenaient seuls rangés les vieillards pauvres et faibles.

Je la mépriserai, si elle ne vient pas, se murmurait Martin à voix basse et avec irritation. Le large chapeau du recteur avait passé le porche : M. Helstone et son clerc étaient dans la sacristie. Les cloches firent silence, le pupitre fut rempli, les portes furent fermées, et le service commença : le banc de la rectorerie était demeuré vide, elle n’était pas là. Martin la méprisait.

« Indigne créature ! créature éventée et vulgaire ! elle est comme toutes les autres filles, faible, égoïste et frivole ! »

Telle était la liturgie de Martin.

« Elle ne ressemble pas à la femme de notre tableau ; ses yeux ne sont ni grands ni expressifs ; son nez n’est pas droit, délicat, grec ; sa bouche n’a pas ce charme que je lui croyais, et qui, je m’imaginais, eût pu dissiper la tristesse de mes moments de plus mauvaise humeur. Qu’est-elle donc ? une poupée, un joujou, une fille, enfin ! »

Le jeune cynique était si absorbé, qu’il oublia de se relever au moment convenable, et qu’il était encore à genoux dans une exemplaire attitude de dévotion lorsque, les litanies finies, la première hymne fut commencée. La pensée d’être ainsi aperçu ne contribua pas à le radoucir : il se leva en rougissant, car il était aussi sensible au ridicule qu’une jeune fille. Pour empirer encore les choses, la porte de l’église se rouvrit et les ailes commencèrent à se remplir. Une centaine de petits pieds firent résonner le pavé du temple. C’étaient les écoliers du dimanche. Selon la coutume suivie à Briarfield pendant l’hiver, ces enfants étaient tenus dans un endroit où il y avait un poêle chaud, et on ne les conduisait à l’église qu’avant la communion et le sermon.

Les petits furent d’abord placés, et enfin, quand les plus jeunes garçons et les plus jeunes filles furent tous rangés, quand l’orgue fit entendre ses notes sonores, quand le chœur et la congrégation se levèrent pour entonner un cantique, une classe de jeunes femmes entra tranquillement, fermant la procession. Leur maîtresse, après qu’elles se furent assises, passa dans le banc de la rectorerie. Le manteau gris à la française et le petit chapeau de castor étaient connus de Martin : c’était ce même costume que ses yeux brûlaient de rencontrer. Miss Helstone n’avait pas souffert que l’orage lui fût un empêchement ; après tout, elle était venue à l’église. Martin murmura probablement sa satisfaction à son livre d’heures ; du moins, il le tint collé sur son visage pendant deux minutes.

Satisfait ou non, il eut le temps de s’irriter violemment contre elle avant que le sermon ne fût fini : elle ne tourna pas les yeux de son côté, ou il n’eut pas une seule fois la chance de rencontrer son regard.

« Si elle ne fait aucune attention à moi, se disait-il, si elle fait voir que je n’occupe pas sa pensée, j’aurai d’elle une plus mauvaise opinion que jamais. Ce serait honteux à elle d’être venue pour ces écolières du dimanche à face de brebis, et non à cause de moi ou de ce grand squelette de Moore. »

Le sermon eut une fin ; la bénédiction fut prononcée, la congrégation se dispersa ; elle ne s’était pas rapprochée de lui.

Cette fois, quand Martin mit son visage dehors, il trouva que le froid était mordant et le vent de l’est glacial.

Son plus court chemin était à travers les champs : il était dangereux, parce qu’il n’y avait pas de passage tracé ; il n’y fit pas attention, et il le prit. Vers la seconde barrière s’élevait un bouquet d’arbres : est-ce que c’était un parapluie qui attendait là ? Oui ; un parapluie maintenu difficilement contre le vent ; derrière ce parapluie voltigeait un manteau gris à la française. Martin grinçait les dents en s’efforçant de gravir la montée encombrée par la neige, et aussi difficile à escalader que les pentes des régions supérieures de l’Etna. Sa figure avait une expression indéfinissable quand, ayant atteint la barrière, il s’assit dessus froidement, et ouvrit ainsi une conférence que, pour sa part, il n’eût pas été fâché de prolonger indéfiniment :

« Vous devriez faire un marché : me changer contre mistress Pryor…

— Je n’étais pas sûre que vous prendriez ce chemin, Martin ; mais j’ai cru devoir courir la chance. Il est impossible de se dire tranquillement un mot dans l’église ou dans le cimetière.

— Consentez-vous ? voulez-vous céder mistress Pryor à sa mère, et me mettre dans les jupes de cette dame ?

— Comme si je pouvais vous comprendre ! Qu’est-ce qui vous a mis mistress Pryor dans la tête ?

— Vous l’appelez maman, n’est-ce pas ?

— C’est maman.

— Ce n’est pas possible, ou c’est une maman si inutile ou si négligente, que je vaudrais cinq fois mieux qu’elle. Vous pouvez rire ; je n’ai aucune objection à vous voir rire : vos dents, j’abhorre les vilaines dents, vos dents sont aussi jolies que les perles d’un collier, d’un collier dont toutes les perles seraient belles, égales et bien assorties, encore.

— Martin, qu’est-ce que cela veut dire ? Je croyais que les Yorke ne faisaient jamais de compliments.

— Ils n’en ont pas fait jusqu’à la présente génération ; mais je me sens la vocation de créer une autre espèce de Yorke. Je commence à être fatigué de mes propres ancêtres : nous avons des traditions qui remontent à quatre siècles, des histoires d’Hiram, qui était le fils d’Hiram, qui était le fils de Samuel, qui était le fils de John, qui était le fils de Jérubabel. Tous, depuis Jérubabel jusqu’au dernier Hiram, ont été ce que vous voyez mon père. Avant celui-là il y eut un Godefroy : nous avons son portrait ; il est dans la chambre de Moore : il me ressemble. Je ne sais rien de son caractère ; mais je suis sûr qu’il était différent de celui de ses descendants : il a de longs cheveux noirs bouclés ; il est soigneusement et cavalièrement vêtu. Ayant dit qu’il me ressemble, je n’ai pas besoin d’ajouter qu’il est beau.

— Vous n’êtes pas beau, Martin.

— Non ; mais attendez un peu ; laissez-moi le temps : j’entends dès ce jour commencer à me cultiver, à me polir, et vous verrez.

— Vous êtes un étrange et fort extraordinaire garçon, Martin ; mais ne vous imaginez pas jamais devenir beau ; vous ne le pouvez.

— Je veux essayer. Mais nous parlions de mistress Pryor ; elle doit être la mère la plus dénaturée qui soit au monde, de laisser froidement sortir sa fille par un temps pareil. La mienne était dans une telle rage parce que je voulais aller à l’église, qu’elle eût été capable de me jeter le balai de la cuisine après les talons.

— Maman était fort en peine et ne voulait pas me laisser sortir ; mais je crains de m’être montrée obstinée. Je voulais sortir.

— Pour me voir ?

— Précisément : je ne pensais à rien autre chose. Je craignais beaucoup que la neige ne vous empêchât de venir. Vous ne sauriez croire combien j’ai eu de plaisir à vous voir à l’église.

— Je suis venu pour remplir mes devoirs, et donner à la paroisse un bon exemple. Ainsi, vous avez été obstinée, dites-vous ? J’aurais aimé à vous voir dans ce moment-là. Si vous m’apparteniez, je vous disciplinerais bien. Laissez-moi prendre le parapluie.

— Je ne puis rester plus de deux minutes : notre dîner va être prêt.

— Et le nôtre aussi ; et nous avons toujours un dîner chaud le dimanche. Aujourd’hui une oie rôtie avec un pâté aux pommes et un pouding au riz. Je m’arrange toujours de façon à connaître la carte : j’aime beaucoup ces choses ; eh bien ! j’en ferai le sacrifice, si vous le voulez.

— Nous avons un dîner froid ; mon oncle ne permet le jour du sabbat aucune cuisine qui ne soit absolument indispensable. Mais il faut que je m’en retourne : la maison serait en révolution, si je ne paraissais pas.

— Il en sera de même à Briarmains, bien sûr ! il me semble entendre mon père envoyer le contre-maître et cinq des teinturiers pour chercher, dans six directions différentes, le corps de son enfant prodigue dans la neige, et ma mère se repentir de ses nombreux torts envers moi, maintenant qu’elle me croit perdu.

— Martin, comment se trouve M. Moore ?

— Voilà pourquoi vous êtes venue, juste pour me dire ce mot.

— Allons, dites-moi vite…

— Que le diable l’étrangle ! Il n’est pas plus mal ; mais aussi malmené que de coutume, tenu en cage, et dans le plus complet isolement. Ils veulent en faire un idiot ou un maniaque. Horsfall le fait mourir de faim : vous avez vu comme il était maigre.

— Vous avez été très-bon l’autre jour, Martin.

— Quel jour ? je suis toujours bon, un modèle de bonté.

— Quand serez-vous de nouveau aussi bon ?

— Je vois où vous voulez en venir. Mais vous ne m’enjôlerez pas : je ne suis pas une patte de chat.

— Mais il faut que cela soit : c’est une chose tout à fait juste, tout à fait nécessaire.

— Comme vous y allez ! souvenez-vous que j’arrangeai la chose l’autre jour de mon propre et libre arbitre.

— Et vous agirez de même encore.

— Je ne veux pas : l’affaire m’a donné beaucoup trop d’ennuis ; j’aime mes aises.

— M. Moore désire me voir, Martin ; et moi je désire aussi le voir.

— Je le crois, dit Martin froidement.

— C’est très-mal à votre mère d’exclure ainsi les amis de Moore.

— Dites-lui cela.

— Ses propres parents.

— Venez, et faites-lui des reproches.

— Vous savez que cela n’avancerait à rien. Eh bien, je m’attacherai à mon idée. Je veux le voir. Si vous ne voulez pas me prêter votre concours, je m’en passerai.

— Faites : il n’y a rien de tel que de ne compter que sur soi, de ne dépendre que de soi.

— Je n’ai pas le temps de raisonner plus longtemps avec vous maintenant ; mais je vous trouve agaçant. Bonjour. »

Et elle s’en alla, le parapluie fermé, car elle n’eût pu le tenir contre le vent.

« Elle n’est pas éventée, elle n’est pas frivole, se dit Martin. Je la surveillerai : il me tarde de savoir comme elle s’y prendra pour se passer de mon aide. La tempête ne serait pas de neige, mais de feu, semblable à celle qui tomba sur les villes maudites, qu’elle se précipiterait au travers pour se procurer cinq minutes de la conversation de ce Moore. Maintenant, il me semble que j’ai eu une agréable matinée : les désappointements sont allés leur train ; les craintes et les accès de colère ont seulement rendu ce court entretien plus agréable lorsqu’il est enfin venu. Elle croyait tout d’abord m’enjôler, elle n’y arrivera pas du premier effort : il faudra qu’elle y revienne de nouveau, et encore, et encore. J’aurais du plaisir à la faire mettre en colère, à la faire pleurer : j’ai besoin de savoir jusqu’où elle ira, ce qu’elle fera et osera pour satisfaire son désir. Il me semble étrange et nouveau de trouver une créature humaine penser autant à une autre créature qu’elle pense à Moore. Mais il est temps de retourner à la maison : mon appétit marque l’heure : je veux prendre ma part de l’oie, et nous verrons lequel, de Mathieu ou de moi, aura aujourd’hui la plus grosse part du pouding. »