Shirley
Traduction par Ch. Romey et A. Rolet.
Shirley et Shirley et Agnès GreyCh. Lahure et Cie (p. 120-131).


CHAPITRE VIII.

Les tactiques de Martin.


Il fallait, pour la réussite du plan de Martin, qu’il pût demeurer pendant tout le jour à la maison. En conséquence, il ne trouva pas d’appétit pour le déjeuner et, au moment d’aller à l’école, il se plaignit d’un violent mal de cœur qui fit penser qu’au lieu d’aller à l’école de grammaire avec Marc, il valait mieux qu’il demeurât dans le fauteuil de son père, au coin du feu, à lire le journal. Ceci arrangé à sa satisfaction, Marc étant parti pour la classe de M. Sumner, et Mathieu et M. Yorke pour le comptoir, trois autres exploits, non, quatre, restaient à accomplir.

Le premier de ces exploits était de réaliser le déjeuner auquel il n’avait pas goûté, et dont son appétit de quinze ans pouvait difficilement se passer. Le second, le troisième, le quatrième, d’éloigner sa mère, miss Moore et mistress Horsfall, avant quatre heures de l’après-midi.

Le premier de ces exploits était le plus pressé, puisque le travail qu’il avait devant lui demandait une masse d’énergie que la vacuité présente de son jeune estomac ne semblait pas vouloir lui fournir.

Martin savait le chemin du garde-manger, et il le prit. Les domestiques étaient dans la cuisine, déjeunant solennellement, les portes fermées ; sa mère et miss Moore prenaient l’air sur la pelouse, discutant sur la fermeture de ces portes. Martin, en sûreté dans le garde-manger, faisait son choix dans les provisions. Si son déjeuner avait été retardé, il voulait au moins qu’il fût recherché : il lui semblait qu’une variante sur sa chère usuelle et insipide de pain et de lait était à la fois juste et désirable. Il pensait que le savoureux et le salutaire pouvaient être combinés. Une provision de pommes rosées, placées sur de la paille, garnissaient une tablette. Il en prit trois. Il y avait de la pâtisserie sur un plat ; il choisit un gâteau feuilleté aux abricots et une tarte aux prunes de Damas. Le pain ordinaire n’attirait pas son œil ; mais il regardait avec plaisir quelques gâteaux à thé aux raisins de Corinthe, et condescendit à en choisir un. Grâce à son couteau, il put s’approprier une aile de poulet et une tranche de jambon. Il pensa qu’un morceau de pouding froid s’harmonierait avec ces articles, et ayant fait cette addition à ses provisions, il se précipita dans le corridor.

Il en avait parcouru la moitié ; trois pas le séparaient du port, ou plutôt du parloir du fond, où il allait se trouver en sûreté, quand la porte d’entrée s’ouvrit et Mathieu se dressa devant lui. Mieux eût aimé Martin voir le diable en personne, avec son attirail de cornes, de queue et de pieds fourchus.

Mathieu, sceptique et railleur, n’avait pas voulu ajouter foi au subit mal de cœur : il avait murmuré quelques mots, parmi lesquels on avait distinctement entendu ceux d’imposteur. La vue de son frère s’installant dans la chaise de son père et lisant le journal avait paru l’affecter d’un spasme mental : le spectacle qu’il avait maintenant devant les yeux, les pommes, les tartes, les gâteaux à thé, la volaille, le jambon et le pouding, ne donnaient que trop raison à la bonne opinion qu’il avait de sa sagacité.

Martin demeura interdit pendant une minute, un instant ; mais il ne tarda pas à se remettre. Avec la vraie perspicacité des âmes d’élite, il vit à l’instant comment il pourrait tirer avantage de ce qui à première vue semblait un fâcheux contre-temps. Il vit comment il pourrait en profiter pour accomplir sa deuxième tâche, se débarrasser de sa mère. Il savait qu’une collision entre lui et Mathieu ne manquait jamais de donner à mistress Yorke une attaque de nerfs ; il savait aussi que, d’après ce principe que le calme succède à l’orage, après une matinée de spasmes nerveux, sa mère ne manquerait pas de passer l’après-midi au lit. Cela l’arrangeait parfaitement.

La collision eut conséquemment lieu dans le corridor. Un rire sec, un insultant sarcasme, une méprisante provocation, accueillis par une nonchalante mais cruelle réplique, furent le signal du combat. Ils se ruèrent l’un sur l’autre. Martin, qui ordinairement faisait peu de bruit en ces occasions, en fit beaucoup cette fois. Les domestiques, mistress Yorke, miss Moore, accoururent : aucune main de femme ne put les séparer, et on appela M. Yorke.

« Mes fils, dit-il, l’un de vous devra quitter mon toit si cela se renouvelle ; je ne veux voir ici aucune lutte entre Abel et Caïn. »

Martin alors se laissa enlever : il avait été blessé ; il était le plus jeune et le plus faible : il était tout à fait froid et nullement en colère ; il souriait même, content de voir accomplie la plus difficile partie de la tâche qu’il s’était imposée.

Une fois il sembla indécis dans le cours de la matinée.

« Cela ne vaut pas la peine que je me tourmente pour cette Caroline, » dit-il.

Mais un quart d’heure après, il était de nouveau dans la salle à manger, regardant la tête aux cheveux épars et aux yeux troublés par le désespoir.

« Oui, dit-il, je l’ai fait pleurer, frissonner, presque s’évanouir. Je veux la voir sourire avant d’en finir avec elle : d’ailleurs, il faut que je joue toutes ces femelles. »

Aussitôt après le dîner, mistress Yorke accomplit les prévisions de son fils en se retirant dans sa chambre. Il ne restait plus qu’Hortense.

Cette lady était confortablement assise à raccommoder des bas dans le parloir du fond, quand Martin, étendu sur le sofa (il se disait toujours indisposé), quittant un livre qu’il était en train de lire avec toute la voluptueuse nonchalance d’un jeune pacha, dit avec indifférence quelques mots sur Sarah, la servante de Hollow. Il insinua adroitement que cette demoiselle passait pour avoir trois amoureux, Frédéric Murgatroyd, Jérémie Pighills et un certain John ; et que miss Mann avait affirmé que cette fille, depuis qu’elle était seule gardienne du cottage, les invitait souvent aux repas et les traitait avec tout le confortable dont la maison était susceptible.

Il n’en fallait pas davantage. Hortense n’eût pu demeurer une heure de plus sans se porter sur les lieux où s’accomplissaient de telles horreurs et voir les choses par ses yeux. Mistress Horsfall resta seule.

Martin, maître de la place, prit dans la corbeille à ouvrage de sa mère un trousseau de clefs avec lesquelles il ouvrit le buffet ; il en retira une bouteille noire et un petit verre qu’il plaça sur la table. Puis il monta lestement au premier étage et frappa à la porte de la chambre de M. Moore, que la garde-malade vint ouvrir.

« S’il vous plaît, madame, vous êtes invitée à descendre au parloir pour prendre quelque rafraîchissement : vous ne serez pas troublée ; toute la famille est sortie. »

Il la vit descendre, il la vit entrer, lui-même ferma la porte ; il saisit son bonnet et courut vers le bois.

Il n’était alors que trois heures et demie ; la matinée avait été belle, mais le ciel s’était assombri : il commençait à neiger et le vent était glacial. Le bois avait un air triste ; les vieux arbres étaient terribles à voir. Cependant Martin était content de trouver cette ombre sur son chemin. Il trouvait un charme dans l’aspect des vieux chênes, qui ressemblaient à des spectres.

Il dut attendre : il se promena de long en large, pendant que les flocons de neige tombaient plus serrés. Le vent, qui auparavant pleurait, hurlait alors d’une façon lamentable.

« Elle est bien longtemps à venir, murmurait-il en regardant le long de l’étroit sentier. Je ne sais, se disait-il, pourquoi je désire si fort la voir. Elle ne vient pas cependant pour moi ; mais j’ai un pouvoir sur elle, et j’ai besoin qu’elle vienne, afin que je puisse exercer ce pouvoir. »

Il continua sa promenade.

« Si elle manque de venir, reprit-il après un instant, je la haïrai, je la mépriserai. »

Quatre heures sonnèrent. Il entendit au loin l’horloge de l’église. Un pas si vif, si léger que, sans le bruit des feuilles, on l’eût à peine entendu sur le sentier du bois, mit fin à son impatience. Le vent soufflait furieusement alors, et la neige tombait d’une façon effrayante ; mais néanmoins elle venait, et sans crainte. »

« Eh bien ! Martin, dit-elle avec empressement, comment va-t-il ?

— C’est étrange, comme elle pense à lui ! se dit Martin ; la neige et le froid ne lui font rien, je crois ; cependant ce n’est qu’une enfant, comme dirait ma mère. Je voudrais avoir un manteau pour l’envelopper dedans. »

Plongé ainsi dans ses réflexions, il négligeait de répondre à miss Helstone.

« Vous l’avez vu ?

— Non.

— Oh ! vous m’aviez promis que vous le verriez.

— Je crois pouvoir faire pour vous mieux que cela. Ne vous ai-je pas dit que je ne me souciais pas de le voir ?

— Mais maintenant il se passera si longtemps avant que j’apprenne quelque chose de certain sur lui ! et l’incertitude me rend malade. Martin, voyez-le, je vous prie ; assurez-le de l’intérêt que lui porte Caroline Helstone ; dites-lui qu’elle désirerait savoir comment il était, et si elle pouvait faire quelque chose pour lui.

— Je ne ferai pas cela.

— Vous êtes changé. Vous étiez si bienveillant hier soir !

— Venez ; nous ne devons pas demeurer dans ce bois ; il fait trop froid.

— Mais avant de m’en aller, promettez-moi de revenir demain avec des nouvelles.

— Je ne promets pas des choses semblables ; je suis d’une santé beaucoup trop délicate pour promettre et tenir de tels engagements dans la saison d’hiver ; si vous saviez quel mal j’avais dans la poitrine ce matin, et comme je me suis passé de déjeuner et j’ai été rossé par-dessus le marché, vous sentiriez combien il est imprudent de me faire venir ici dans la neige.

— Êtes-vous réellement maladif, Martin ?

— Est-ce que je n’en ai pas l’air ?

— Vous avez les joues roses.

— C’est la fièvre. Voulez-vous venir, oui ou non ?

— Où ?

— Avec moi. J’ai été un fou de ne pas apporter un manteau ; je vous aurais empêchée de grelotter.

— Vous retournez chez votre mère ; mon chemin est dans la direction opposée.

— Mettez votre bras sous le mien ; je prendrai soin de vous.

— Mais, le mur, la haie, c’est si difficile à escalader ! et vous êtes trop jeune et trop faible pour m’aider sans vous blesser.

— Vous passerez par la porte.

— Mais…

— Mais !… mais !… Voulez-vous, oui ou non, vous confier à moi ? »

Elle le regarda dans les yeux.

« Je crois que oui, dit-elle. Tout, plutôt que de m’en retourner dans l’anxiété où je suis venue.

— Je ne puis répondre de cela. Je vous promets cependant ceci : laissez-vous diriger par moi, et vous verrez Moore vous-même.

— Moi-même ?

— Vous-même.

— Mais, cher Martin, sait-il… ?

— Ah ! je suis cher, maintenant. Non, il ne sait pas.

— Et votre mère, et les autres ?

— J’ai songé à tout. »

Caroline tomba dans un long accès de rêverie silencieuse, mais elle marcha cependant avec son guide ; ils arrivèrent en vue de Briarmains.

« Avez-vous pris votre parti ? » demanda-t-il.

Elle garda le silence.

« Décidez-vous. Nous sommes juste sur les lieux. Je ne veux pas le voir, je vous le dis, excepté pour lui annoncer votre arrivée.

— Martin, vous êtes un singulier garçon, et ceci est une étrange démarche. Mais tout ce que j’éprouve est et a été depuis longtemps étrange. Je le verrai.

— Vous n’hésiterez ni ne vous rétracterez ?

— Non.

— Nous y voici donc. N’ayez pas peur en passant devant la fenêtre du parloir ; personne ne vous verra. Mon père et Mathieu sont à la fabrique, Marc est à l’école, les servantes sont à la cuisine, miss Moore est au cottage, ma mère est dans son lit, et mistress Horsfall en paradis. Voyez, je n’ai pas besoin de sonner : j’ouvre la porte ; le corridor est vide, l’escalier tranquille, et aussi la galerie ; la maison entière et ses habitants sont sous un enchantement que je ne romprai que lorsque vous serez partie.

— Martin, j’ai confiance en vous.

— Jamais vous n’avez dit une meilleure parole. Laissez-moi prendre votre châle ; j’en secouerai la neige et le ferai sécher. Vous avez froid et vous êtes mouillée, ne vous inquiétez pas de cela ; il y a du feu là-haut. Êtes-vous prête ?

— Oui.

— Suivez-moi. »

Il laissa ses souliers sur le paillasson, et monta l’escalier pieds nus ; Caroline se glissa auprès de lui d’un pas léger : il y avait une galerie, puis un passage ; au bout de ce passage, Martin s’arrêta devant une porte et frappa. Il fut obligé de frapper deux, et même trois fois ; une voix connue de l’une des deux personnes présentes dit à la fin :

« Entrez. »

Le jeune garçon entra lestement.

« Monsieur Moore, une lady est venue demander de vos nouvelles ; aucune des femmes n’était là ; c’est jour de lessive, et les servantes sont plongées dans l’eau de savon jusque par-dessus la tête dans la cuisine. Ainsi, je lui ai dit de monter ici.

— Ici, monsieur ?

— Oui, ici ; mais si vous vous y opposez, elle en sera quitte pour redescendre.

— Est-ce ici un endroit pour recevoir une dame, et suis-je moi-même en état de la recevoir, absurde garnement ?

— Non : ainsi, je vais l’emmener.

— Martin, vous allez rester ici. Qui est-elle ?

— Votre grand’mère de ce château sur le Scheldt dont parle miss Moore.

— Martin, dit un doux murmure derrière la porte, ne plaisantez pas.

— Est-elle là ? demanda Moore avec empressement : il avait saisi un son confus.

— Elle est là, près de s’évanouir ; elle se tient debout sur le paillasson, choquée de votre manque d’affection filiale.

— Martin, vous êtes quelque chose de malfaisant, qui tient du démon et du page. À qui ressemble-t-elle ?

— Plus à moi qu’à vous ; car elle est jeune et belle.

— Vous allez la faire avancer, entendez-vous ?

— Venez, miss Caroline.

— Miss Caroline ! » répéta Moore.

Et, lorsque miss Caroline entra, elle fut rencontrée au milieu de la chambre par un personnage grand, maigre et portant les traces de la maladie, qui lui prit les deux mains.

« Je vous donne un quart d’heure, dit Martin en se retirant, pas plus. Dites-vous ce que vous avez à vous dire pendant ce temps ; jusqu’à ce qu’il soit écoulé j’attends dans la galerie : personne ne pourra approcher ; je veillerai sur votre sûreté. Si vous persistiez à vouloir rester plus longtemps, je vous abandonnerais à votre sort. »

Il ferma la porte. Dans la galerie, il était aussi fier qu’un roi. Jamais il ne s’était trouvé engagé dans une aventure qui fût autant de son goût ; car jamais aventure ne lui avait donné autant d’importance, ou ne lui avait inspiré autant d’intérêt.

« Vous êtes enfin venue ! dit l’homme maigre en regardant sa visiteuse avec ses yeux caves.

— M’attendiez-vous auparavant ?

— Pendant un mois, près de deux mois, nous avons été bien près l’un de l’autre, et j’ai passé de longues heures de souffrances, de danger, de misère, Cary !

— Je ne pouvais venir.

— Ne pouviez-vous venir ? mais la rectorerie et Briarmains sont très-rapprochés ; il n’y a pas deux milles de distance. »

Il y avait de la peine, il y avait du plaisir, sur la figure de la jeune fille en entendant ces reproches ; il lui était doux, il lui était amer de se défendre.

« Quand je dis que je ne pouvais venir, je veux dire que je ne pouvais vous voir. Car je vins avec maman le jour même où nous apprîmes l’accident qui était arrivé. M. Mac Turk nous dit qu’il était impossible d’admettre aucun étranger.

— Mais depuis, chaque belle après-midi de ces semaines passées, j’ai attendu et j’ai écouté. Quelque chose là, Cary (appuyant sa main sur sa poitrine), me disait qu’il était impossible que vous m’eussiez oublié. Non que je mérite d’occuper vos pensées ; mais nous sommes de vieilles connaissances nous sommes cousins.

— Je vins de nouveau, Robert ; maman et moi vînmes de nouveau.

— Est-ce vrai ? Allons, j’aime à entendre cela : puisque vous êtes venue de nouveau, nous allons nous asseoir et causer de cela. »

Ils s’assirent, Caroline approcha sa chaise de la sienne. L’air était en ce moment obscurci par la neige ; un vent glacial la chassait avec fureur. Le couple n’entendit point le long sifflement du vent, et ne vit point le blanc fardeau qu’il poussait devant lui : chacun d’eux ne semblait s’apercevoir que d’une chose, de la présence de l’autre.

« Ainsi, maman et vous êtes venues une seconde fois ?

— Et mistress Yorke nous a traitées étrangement. Nous demandâmes à vous voir. « Non, dit-elle, pas dans ma maison. Je suis à présent responsable de sa vie ; elle ne sera pas compromise pour une demi-heure d’inutile bavardage. » Mais je ne dois pas vous rapporter tout ce qu’elle nous a dit ; c’était très-désagréable. Cependant, nous revînmes encore, maman, miss Keeldar et moi. Cette fois nous pensions devoir l’emporter, étant trois contre une, et ayant Shirley de notre côté. Mais mistress Yorke ouvrit une telle batterie… »

Moore sourit.

« Que dit-elle ?

— Des choses qui nous étonnèrent. Shirley se mit enfin à rire ; je pleurai ; maman était sérieusement contrariée : nous fûmes toutes trois expulsées du champ de bataille. Depuis ce temps, je me suis contentée de passer devant la maison une fois par jour, pour avoir la satisfaction de regarder à votre fenêtre, que je pouvais distinguer à cause des rideaux qui étaient tirés. Je n’osais réellement pas entrer.

— Je vous ai désirée, Caroline.

— Je ne savais pas cela ; je n’ai jamais songé un instant que vous pensiez à moi. Si j’avais seulement pu imaginer cette possibilité…

— Mistress Yorke vous eût encore mises à la porte.

— Oh ! que non ! j’aurais employé le stratagème, si la persuasion m’eût fait défaut ; je serais venue à la porte de la cuisine. Les servantes m’auraient laissé entrer, et je serais montée droit à l’étage supérieur. Dans le fait, c’était bien plus la crainte de l’intrusion, la crainte de vous-même, qui me retenaient, que la crainte de mistress Yorke.

— Seulement hier soir je désespérai de vous voir jamais. La faiblesse avait produit sur moi un terrible découragement.

— Et vous étiez seul ?

— Pis que seul !

— Mais vous devez aller mieux, puisque vous pouvez quitter votre lit ?

— Je ne sais si je vivrai ; je ne vois rien de possible, après un tel épuisement, que le dépérissement.

— Vous retournerez à Hollow.

— La tristesse m’y accompagnerait, rien de gai ne m’approche.

— Je veux changer cela ; il faut que cela soit changé, fallût-il lutter pour cela contre dix mistress Yorke.

— Cary, vous me faites sourire.

— Souriez, souriez encore. Faut-il vous dire ce que j’aimerais ?

— Dites-moi tout, seulement continuez de causer ; je suis comme Saül : faute de musique, je périrais.

— J’aimerais à vous voir transporté à la rectorerie et confié à mes soins et à ceux de maman.

— Précieux cadeau ! Je n’ai pas ri une seule fois depuis qu’ils m’ont voulu assassiner.

— Souffrez-vous, Robert ?

— Pas beaucoup maintenant ; mais je suis ordinairement faible, et mon esprit est singulièrement sombre, vide et impuissant. Ne lisez-vous pas tout cela sur mon visage ? je ressemble à un vrai fantôme.

— Vous êtes changé, oui ; et cependant je vous eusse reconnu partout. Mais je comprends vos sentiments : j’ai éprouvé quelque chose de pareil. Depuis que nous ne nous sommes vus, moi aussi j’ai été très-malade.

— Très-malade ?

— Je croyais que j’allais mourir. L’histoire de ma vie me semblait achevée. Chaque nuit, juste à l’heure de minuit, j’avais coutume de m’éveiller après de terribles rêves, et le livre était là, ouvert devant moi, à la page où se trouvait écrit le mot : fin. J’avais d’étranges pensées.

— Vous parlez d’après ma propre expérience.

— Je croyais que je ne vous reverrais plus ; et j’étais devenue si maigre ! aussi maigre que vous êtes en ce moment. Je ne pouvais rien faire pour moi-même, ni me lever, ni me coucher, et je ne pouvais manger ; cependant, vous voyez que je suis mieux.

— Consolatrice triste et douce ! Je suis trop faible pour exprimer ce que je sens ; mais, pendant que vous parlez, je sens là quelque chose.

— Je suis ici, à votre côté, où je pensais ne me retrouver jamais : ici je vous parle, je vous vois m’écouter avec plaisir, me regarder avec bienveillance. Est-ce que je comptais sur cela ? je désespérais. »

Moore poussa un soupir, un soupir profond, presque un gémissement ; il couvrit ses yeux de sa main.

« Puissé-je être épargné, pour faire quelque expiation ! »

Telle était sa prière.

« Et pourquoi ?

— Nous ne toucherons pas à ce sujet maintenant, Cary ; faible comme je le suis, je n’ai pas le pouvoir d’aborder une telle question. Mistress Pryor était-elle avec vous pendant votre maladie ?

— Oui (Caroline sourit joyeusement) ; vous savez qu’elle est ma mère ?

— Je l’ai appris ; Hortense me l’a dit : mais je veux aussi apprendre cette histoire de votre bouche. Ajoute-t-elle à votre bonheur ?

— Quoi ! maman ? Elle m’est chère ; je ne puis dire combien elle m’est chère. J’étais toujours abattue, elle m’a soutenue.

— Je mérite d’apprendre cela en un moment où je puis à peine porter ma main à ma tête. Je le mérite.

— Ce n’est pas un reproche contre vous.

— Ce sont des charbons ardents amoncelés sur ma tête ; il en est de même de chaque mot que vous m’adressez, de chaque regard qui illumine votre doux visage. Approchez-vous encore plus près, Lina, et donnez-moi votre main, si mes doigts maigres ne vous font pas peur. »

Elle prit ses doigts décharnés dans ses deux petites mains ; elle baissa la tête et les effleura de ses lèvres. Moore était très-ému ; une ou deux grosses larmes coulaient sur ses joues creuses.

« Je veux garder ces choses-là dans mon cœur, Cary : je veux mettre à part ce baiser, et vous en entendrez parler quelque jour.

— Sortez ! s’écria Martin ouvrant la porte. Venez vite, vous avez eu vingt minutes au lieu d’un quart d’heure.

— Elle ne va pas encore partir, petit drôle.

— Je n’ose rester plus longtemps, Robert.

— Pouvez-vous promettre de revenir ?

— Non, elle ne le peut pas, répondit Martin. La chose ne doit pas dégénérer en habitude ; je ne peux pas me donner cette peine-là. C’est fort bien pour une fois, mais je ne veux pas que cela se répète.

— Vous ne voulez pas que cela se répète !

— Chut ! ne le vexez pas, nous n’aurions pu nous voir aujourd’hui sans lui : mais je reviendrai, si c’est votre désir que je revienne.

— C’est mon désir, mon seul désir, presque le seul désir que je puisse éprouver.

— Venez à l’instant ; ma mère a toussé, elle s’est levée et vient de poser ses pieds sur le parquet. Qu’elle vous surprenne seulement sur l’escalier, miss Caroline ! vous n’avez pas le temps de lui dire au revoir (s’avançant entre elle et Moore) ; il faut marcher.

— Mon châle, Martin.

— Je l’ai. Je vous le mettrai lorsque vous serez dans le vestibule. »

Il les força de se séparer. Il ne voulut permettre d’autres adieux que ceux des regards : il porta à moitié Caroline en bas de l’escalier. Dans le vestibule, il l’enveloppa de son châle, et si le pas de sa mère, qui se faisait entendre dans la galerie, et un sentiment de timidité, la noble et naturelle impulsion de son jeune cœur, ne l’eussent retenu en arrière, il eût réclamé sa récompense, il eût dit : « Maintenant, miss Caroline, pour, tout cela, donnez-moi un baiser. » Mais avant que les paroles fussent tombées de ses lèvres, elle était sur la route, plutôt effleurant que traversant la neige.

« Elle est ma débitrice, et je serai payé, » dit-il.

Il se flattait que c’était l’occasion, non l’audace, qui lui avait manqué. Il se jugeait mal, et s’estimait un peu moins qu’il ne valait.