Shirley
Traduction par Ch. Romey et A. Rolet.
Shirley et Shirley et Agnès GreyCh. Lahure et Cie (p. 108-119).


CHAPITRE VII.

L’écolier et la nymphe.


Briarmains étant plus près que Hollow, M. Yorke avait transporté là son jeune camarade. Il l’avait fait placer dans le meilleur lit de la maison, avec autant de sollicitude que s’il eût été un de ses propres fils. La vue de son sang s’échappant de la blessure en avait fait l’enfant de son cœur. Le spectacle de ce soudain événement ; de ce corps grand et froid abattu dans sa fierté en travers de la route ; de cette belle tête méridionale gisant dans la poussière ; de cette jeunesse en fleur devenue tout à coup devant lui pâle, sans vie, désespérée : toute cette combinaison de circonstances avait excité en M. Yorke le plus vif intérêt pour la victime.

Nulle autre main n’était là pour soulever, pour aider ; nulle autre voix pour adresser de bienveillantes questions ; nul autre cerveau pour concerter des mesures ; il fallait que M. Yorke fît tout lui-même. Cette absolue dépendance de ce jeune homme baigné dans son sang (car il le regardait comme un jeune homme), qui ne pouvait compter que sur sa bienveillance, lui avait fait accorder cette bienveillance sans réserve. M. Yorke aimait fort avoir le pouvoir et en user : il avait alors entre ses mains un pouvoir complet sur la vie d’un de ses semblables. Cela lui convenait.

Cela ne convenait pas moins à la meilleure moitié de lui-même, la triste mistress Yorke. La chose était tout à fait dans ses goûts. Quelques femmes auraient été frappées de terreur en voyant apporter dans leur demeure un homme ensanglanté, au milieu de la nuit. Cela, eussiez-vous supposé, était matière à attaque de nerfs. Eh bien, non : mistress Yorke avait une attaque de nerfs quand Jessie ne voulait pas quitter le jardin pour se remettre à son travail d’aiguille, ou quand Martin proposait de partir pour l’Australie, dans le but de jouir de la liberté ou d’échapper à la tyrannie de Mathieu ; mais une tentative de meurtre presque à sa porte, un homme à moitié assassiné, couché dans un de ses meilleurs lits, cela la faisait se redresser, animait ses esprits et donnait à son bonnet les allures d’un turban.

Mistress Yorke était juste la femme qui, tout en rendant misérable la vie pénible d’une servante, eût soigné comme une héroïne un hôpital rempli de pestiférés. Elle aimait presque Moore. Son cœur dur se remplit de tendresse pour lui, quand elle le vit confié à ses soins, remis entre ses mains, dépendant d’elle autant que ses petits enfants au berceau. Si elle avait vu un domestique, ou l’une de ses filles, lui donner à boire ou arranger son oreiller, elle eût frappé l’intrus sur l’oreille. Elle chassa Jessie et Rose de l’étage supérieur de la maison ; elle défendit aux servantes d’y mettre les pieds.

Si l’accident était arrivé aux portes de la rectorerie, et que le vieux Helstone eût pris soin de recueillir le martyr, ni Yorke ni sa femme n’eussent eu pitié de lui : ils eussent déclaré qu’il n’avait que ce que méritaient sa tyrannie et sa dureté, tandis que, chez eux, il devenait pour le moment leur enfant gâté.

Chose étrange ! Louis Moore reçut la permission d’entrer, de s’asseoir sur le bord du lit, de s’appuyer sur l’oreiller, de prendre la main de son frère et de presser son front pâle avec ses lèvres fraternelles : et mistress Yorke supporta cela. Elle souffrit qu’il restât là la moitié du jour ; elle souffrit une fois qu’il demeurât assis toute la nuit dans la chambre ; elle se leva elle-même à cinq heures d’un froid matin de novembre, et de ses propres mains alluma le feu de la cuisine, fit le déjeuner des deux frères et le leur servit. Majestueusement drapée dans une vaste couverture de flanelle, avec un châle et un bonnet de nuit, elle demeura là assise, les regardant manger avec autant de satisfaction qu’une poule voit ses poussins prendre leur nourriture. Cependant elle donna une admonition, ce jour-là, à la cuisinière, pour s’être permis de faire et de monter à M. Moore un bol de sagou ; et la servante perdit sa faveur, parce que, quand M. Louis partit, elle lui apporta de la cuisine son surtout, et, comme une complaisante créature qu’elle était, l’aida à le revêtir, et accepta en retour un sourire, un : « Merci, ma fille, » et un schelling. Deux ladies vinrent un jour, pâles et inquiètes, et demandèrent ardemment, humblement, qu’il leur fût permis de voir un instant M. Moore ; mistress Yorke endurcit son cœur, et refusa de les recevoir.

Mais comment fut accueillie Hortense Moore, lorsqu’elle vint ? Pas si mal qu’on eût pu s’y attendre. Toute la famille Moore semblait réellement convenir à mistress Yorke, comme aucune famille ne lui avait jamais convenu. Hortense et elle possédaient un inépuisable thème de conversation dans les penchants corrompus des domestiques. Leurs manières d’envisager cette classe étaient semblables : elles les surveillaient avec les mêmes soupçons, et les jugeaient avec la même sévérité. Hortense, d’ailleurs, tout d’abord, ne montra aucune espèce de jalousie des attentions de mistress Yorke pour Robert : elle lui laissa occuper le poste de garde-malade très-librement, et, pour elle, elle trouva une incessante occupation en se démenant à travers la maison, tenant la cuisine sous sa surveillance, rapportant ce qui s’y passait, enfin se rendant généralement utile. Toutes deux s’entendaient à merveille pour écarter les visiteurs de la chambre du malade. Elles tenaient le jeune fabricant captif, et permettaient à peine à l’air de souffler, au soleil de briller sur lui.

Mac Turk, le chirurgien auquel Moore avait été confié, déclara sa blessure dangereuse, mais non, croyait-il, d’un caractère désespéré. D’abord il voulait placer près de lui une garde de son propre choix ; mais ni mistress Yorke ni Hortense n’en voulurent entendre parler : elles promirent d’obéir fidèlement aux prescriptions. Le malade fut donc laissé provisoirement entre leurs mains.

Sans doute elles s’acquittèrent de la tâche le mieux qu’elles purent ; mais il arriva un accident : les bandages se déplacèrent ou furent dérangés ; il s’ensuivit une grande perte de sang. Mac Turk, appelé, arriva furieux. C’était un de ces chirurgiens qu’il est dangereux de vexer : abrupt dans sa meilleure humeur, dans sa mauvaise il était sauvage. En voyant l’état de Moore, il se soulagea par un flux d’expressions choisies dont il n’est pas nécessaire d’émailler cette page. Les plus fleuries tombèrent sur la tête imperturbable d’un M. Graves, un jeune aide insensible comme le marbre, qu’il emmenait ordinairement avec lui ; il gratifia d’un second bouquet un jeune gentleman de sa suite, un intéressant fac-similé de lui-même, qui n’était autre que son propre fils ; mais la corbeille entière fut le lot des femmes et du sexe féminin en masse.

Pendant la plus grande partie d’une nuit d’hiver, Mac Turk et ses satellites furent occupés autour de Moore. Enfermés seuls avec lui dans la chambre, ils travaillèrent et torturèrent sans pitié son pauvre corps épuisé. Tous trois se tenaient d’un côté du lit, et la Mort de l’autre. Le combat fut rude : il dura jusqu’au matin, et les chances des parties belligérantes parurent alors si égales, que toutes deux eussent pu s’attribuer la victoire.

Moore fut confié à la garde du jeune Mac Turk, pendant que le chirurgien en chef allait à la recherche d’un renfort, qu’il ramena en la personne de mistress Horsfall, la meilleure garde-malade de son état-major. C’est à cette femme qu’il abandonna Moore, avec les plus sévères injonctions touchant la responsabilité qui pesait sur ses épaules. Elle accepta d’un air abruti, et s’assit dans le fauteuil placé au chevet du lit. Dès ce moment, elle commença à régner.

Mistress Horsfall avait une qualité : elle obéissait à la lettre aux ordres de Mac Turk. Les dix commandements étaient moins sacrés à ses yeux que le dictum du chirurgien. Ce n’était point une femme, c’était un dragon. Hortense s’effaça devant elle ; mistress Yorke se retira froissée : cependant, ces deux femmes étaient des personnages de quelque dignité dans leur propre estime, et de quelque poids dans l’estime des autres. Elles se retirèrent dans le parloir du fond, parfaitement effrayées par la largeur, la hauteur, les gros os et les muscles charnus de mistress Horsfall. Celle-ci demeurait en haut quand cela lui plaisait, descendait au rez-de-chaussée si elle jugeait convenable ; elle prenait sa goutte trois fois par jour, et fumait sa pipe quatre fois.

Quant à Moore, personne n’osa plus s’enquérir de son état : mistress Horsfall l’avait en garde ; elle devait veiller à tous ses besoins, et la conjecture générale était qu’elle s’acquittait de sa tâche.

Le matin et le soir, Mac Turk venait lui rendre visite : sa position, ainsi compliquée par un nouvel accident, intéressait le chirurgien. Il le considérait comme une pièce d’horlogerie fort endommagée, dont la réparation ne pouvait que faire honneur à son habileté. Graves et le jeune Mac Turk, les seuls autres visiteurs de Moore, le regardaient comme ils avaient coutume de regarder les occupants de la salle de dissection à l’infirmerie de Stilbro’.

Robert Moore passait vraiment des heures agréables : accablé de souffrances aiguës, en danger de mort, presque trop faible pour parler, ayant pour garde une espèce de géante, et pour société trois chirurgiens. C’est ainsi qu’il traversa les jours brefs et les longues nuits de tout le triste mois de novembre.

Dans le commencement de sa captivité, Moore avait l’habitude de résister un peu à mistress Horsfall : il haïssait la vue de sa gigantesque corpulence et redoutait le contact de ses rudes mains ; mais elle lui enseigna la docilité en un instant. Elle ne tenait aucun compte de ses six pieds, de ses habitudes masculines et de ses muscles : elle le retournait dans son lit comme une autre femme eût retourné un enfant dans son berceau. Quand il était sage, elle lui disait quelquefois : « Mon chéri, mon cœur ; » quand il était méchant, elle le secouait. Essayait-il de parler lorsque Mac Turk était présent, elle levait la main et lui disait : « Chut ! » comme une nourrice réprimande un enfant mutin. Si elle n’avait pas fumé, si elle n’avait pas bu de gin, c’eût été mieux, pensait-il ; mais elle faisait les deux choses. Une fois, en son absence, il dit à Mac Turk que cette femme était une buveuse de gin.

« Peuh ! monsieur, elles sont toutes ainsi, fut la réponse qu’il obtint. Mais Horsfall a cette qualité, ajouta le chirurgien : ivre ou non, elle se souvient qu’elle doit m’obéir. »


Enfin l’automne se passa. Ses brouillards et ses pluies débarrassèrent l’Angleterre de leur deuil et de leurs pleurs. Ses vents disparurent chassés sur des terres lointaines. Derrière novembre vint l’hiver profond, avec son ciel pur, son calme et ses gelées.

Un jour tranquille avait fait place à une soirée transparente comme le cristal : toutes les lumières et les teintes de l’horizon semblaient des reflets de perles blanches, violettes ou gris pâle. Les montagnes étaient d’un bleu lilas ; les lueurs du soleil couchant étaient pourpres ; le firmament était de glace, son fond d’un azur argenté. Quand les étoiles se levèrent, elles parurent formées de cristal blanc et non d’or ; des teintes grises, céruléennes ou d’émeraude pâle, froides, pures, transparentes, coloraient la masse du paysage.

Quel est cet objet bleu, mouvant, isolé, au milieu du bois dépouillé de feuillage ? Eh ! c’est un écolier, un écolier de Briarfield, qui a laissé ses compagnons gagner la maison par la grand’route, et qui cherche un certain arbre, avec un certain tertre mousseux à la racine, convenable pour un siége. Pourquoi flâne-t-il en cet endroit ? l’air est froid et il se fait tard. Il s’assied : à quoi pense-t-il ? Éprouve-t-il le chaste et pur charme de cette belle soirée ? Une lune d’un blanc de perle sourit à travers les arbres gris : fait-il attention à ce sourire ?

Impossible de le dire ; car il est silencieux et sa contenance ne parle point : son visage n’est point un miroir qui réfléchit les sensations, mais plutôt un masque qui les cache. C’est un jeune garçon de quinze ans, droit et grand pour son âge ; son air annonce aussi peu d’aménité que de servilité. Son œil semble prêt à remarquer toute tentative de contrôle et de domination, et ses traits indiquent des facultés alertes pour la résistance. Les sous-maîtres sages évitent, autant qu’ils le peuvent, de se mêler des affaires de ce garçon-là. Le réduire par la sévérité serait une tentative inutile ; le gagner par la flatterie serait pire encore. Il vaut mieux le laisser à lui-même. Le temps fera son éducation, l’expérience se chargera de le former.

Martin Yorke (car c’est un jeune Yorke) fait profession de fouler aux pieds la poésie. Parlez-lui sentiment, il vous répondra par un sarcasme. Il est là, errant seul, regardant respectueusement la nature, pendant qu’elle déroule sous ses yeux attentifs une page de sévère, silencieuse et solennelle poésie.

Aussitôt assis, il tire un livre de son sac, non une grammaire latine, mais un volume de contrebande, des contes de fées ; il y a encore bien une heure de jour pour sa jeune vue ; d’ailleurs, la lune est là ; sa lumière, encore faible et vague, remplit la clairière où il est assis.

Il lit : il se trouve transporté dans une région solitaire et montagneuse ; tout, autour de lui, est rude et désolé, sans forme et presque sans couleur. Il entend des clochettes tinter dans l’air. Sortant de la masse informe du brouillard, lui apparaît la plus brillante vision, une lady vêtue de vert, montée sur un palefroi blanc comme la neige ; il distingue son vêtement, ses perles, sa monture ; elle lui adresse une mystérieuse question : il est enchanté, et doit la suivre dans une terre féerique.

Une seconde légende le transporte au bord de la mer : là les flots viennent se briser à la base de rocs dont la hauteur donne le vertige. Il pleut et il vente. Au loin, dans la mer, s’étend une ligne de rochers noirs et escarpés, sur le sommet et autour desquels éclaboussent et flaquent des flots d’écume blanche comme la neige. Sur ces rocs un promeneur solitaire foule d’un pas prudent les herbes marines, plongeant ses regards dans les abîmes profonds où la mer, couleur d’émeraude, cache sa végétation plus grande, plus sauvage, plus étrange que celle de la terre, avec ses coquillages les uns verts, les autres pourpres et couleur de perles, entremêlés dans les replis des longues herbes. Martin entend un cri. Levant les yeux et regardant devant lui, il voit sur un point blafard du rocher une forme grande et pâle, semblable à un homme, mais faite d’écume, transparente, frémissante, terrible : elle n’est pas seule ; de nombreuses formes humaines, des femmes aussi formées d’écume, de blanches Néréïdes, folâtrent sur ces rochers.

Silence ! il ferme le livre : il le cache dans son sac. Martin entend un pas. Il écoute : non… oui. De nouveau les feuilles sèches, légèrement froissées, bruissent sur le sentier. Martin regarde : les branches s’écartent, et une femme paraît.

C’est une lady vêtue de soie noire ; un voile couvre son visage. Jamais Martin n’a rencontré de lady dans ce bois, ni aucune femme, si ce n’est, de temps à autre, quelque petite paysanne des environs venant y cueillir des noisettes. Ce soir, l’apparition ne lui déplaît point. Il remarque, à mesure qu’elle approche, qu’elle n’est ni vieille ni laide, mais au contraire très-jeune ; et s’il ne la reconnaissait pas pour être celle qu’il a plusieurs fois déclarée fort laide, il lui semblerait découvrir des traits de beauté sous la gaze légère de ce voile.

Elle passe auprès de lui sans rien dire. Il s’y attendait : toutes les femmes sont d’orgueilleuses guenons, et il ne connaît pas de poupée plus infatuée d’elle-même que cette Caroline Helstone. Cette pensée est à peine gravée dans son esprit, que la lady revient sur ses pas, et, relevant son voile, repose son regard sur son visage en lui demandant avec douceur :

« Êtes-vous un des fils de M. Yorke ? »

Aucune évidence humaine n’eût été capable de persuader à Martin Yorke qu’il avait changé de couleur à la demande de la jeune fille ; et pourtant il avait rougi jusqu’aux oreilles.

« Oui, dit-il avec brusquerie, et en s’encourageant à attendre orgueilleusement ce qui allait arriver.

— Vous êtes Martin, je crois ? » dit la jeune lady.

Cette simple phrase, sans apprêt et prononcée avec une sorte de timidité, résonna comme une douce harmonie dans la nature de ce jeune garçon. Elle l’apaisa comme eût fait une note de musique.

Martin avait un sentiment profond de sa valeur personnelle ; il fut agréablement flatté de voir que cette jeune fille pût le distinguer de ses frères. Comme son père, il détestait la cérémonie : il aimait à entendre une femme l’appeler Martin, et non monsieur Martin ou maître Martin. Pire que la cérémonie lui paraissait l’autre extrême, la trop grande familiarité : le léger ton de timidité, l’hésitation à peine visible de Caroline, lui semblèrent parfaitement à leur place.

« Je suis Martin, dit-il.

— Comment se portent votre père et votre mère ? (Par bonheur elle ne dit pas papa et maman ; cela eût tout gâté.) Et Rose et Jessie ?

— Bien, je crois.

— Ma cousine Hortense est-elle toujours à Briarmains ?

— Oh ! oui. »

Martin prononça cela d’un ton comique et avec un demi-sourire. Le demi-sourire lui fut retourné par Caroline, qui devinait trop en quelle odeur devrait être Hortense auprès des jeunes Yorke.

« Votre mère l’aime-t-elle ?

— Elles s’entendent si bien à propos des domestiques, qu’elles ne peuvent s’empêcher de s’aimer l’une l’autre.

— Il fait froid ce soir.

— Pourquoi êtes-vous dehors si tard ?

— J’ai perdu mon chemin dans le bois. »

Pour le coup, Martin se permit un rire moqueur.

« Vous avez perdu votre chemin dans la vaste forêt de Briarmains ? vous méritez de ne le point retrouver.

— Je ne suis jamais venue ici, et je crois que je suis en contravention. Vous pouvez me faire condamner à l’amende ; c’est le bois de votre père.

— Je sais cela ; mais, puisque vous avez été si simple que de perdre votre chemin, je vais vous guider.

— C’est inutile ; j’ai trouvé le sentier maintenant. Je sortirai bien toute seule. Martin, comment va M. Moore ? »

Martin avait connaissance de certains bruits ; il crut pouvoir se divertir par une expérience.

« Il est près de mourir. Rien ne peut le sauver. Tout espoir est perdu ! »

Elle détourna son voile. Elle le regarda dans les yeux et dit :

« Mourir !

— Mourir. Et grâce aux femmes, ma mère et les autres ; elles ont touché à ses bandages, et c’est fini. Sans elles, il irait mieux. Elles mériteraient d’être arrêtées, emprisonnées, jugées, et envoyées à Botany-Bay tout au moins. »

Peut-être que la questionneuse n’entendit pas ce jugement : elle semblait frappée d’immobilité. Au bout de deux minutes, sans prononcer une parole, elle se mit en marche, sans dire bonsoir, sans faire de questions nouvelles. Ce n’était pas amusant ; ce n’était pas sur cela que Martin avait compté. Il s’attendait à quelque chose de dramatique. Ce n’était pas la peine d’effrayer la jeune fille, si elle ne lui donnait pas le plaisir de jouir de sa frayeur. Il la rappela :

« Miss Helstone ! »

Elle n’entendit pas, ou ne voulut pas se retourner. Il courut après elle et la rejoignit.

« Allons ! ce que je vous ai dit vous a-t-il affligée ?

— Vous ne savez pas ce que c’est que la mort, Martin : vous êtes trop jeune pour que je cause avec vous sur un tel sujet.

— Est-ce que vous m’avez cru ? C’est une plaisanterie que j’ai voulu faire. Moore mange comme trois hommes. Elles ne cessent de faire du sagou, du tapioca ou quelque chose de bon pour lui : je ne puis aller dans la cuisine qu’il n’y ait une casserole sur le feu contenant quelques friandises. Cela me donne l’envie de jouer au vieux soldat, et d’être nourri sur la graisse du pays comme lui.

— Martin ! Martin !… » Sa voix trembla et elle s’arrêta. « C’est extrêmement mal à vous. Vous m’avez presque tuée. »

Elle s’arrêta de nouveau : elle s’appuya contre un arbre, tremblante, pâle comme la mort.

Martin la contemplait avec une exprimable curiosité. D’un côté, comme il l’eût exprimé dans son langage pittoresque, c’était pour lui « des noix » de voir cela : cela lui disait tant de choses, et il commençait à avoir une si grande envie de découvrir des secrets ! d’un autre côté, cela lui rappelait ce qu’il avait autrefois ressenti lorsqu’il entendit un merle pleurant sa couvée que Mathieu avait écrasée avec une pierre, et ce n’était point un sentiment de plaisir. Incapable de trouver rien de bien convenable à dire pour la consoler, il commença à chercher en son esprit ce qu’il devait faire ; il sourit : le sourire de ce jeune garçon donnait une étonnante clarté à sa physionomie.

« Eurêka ? s’écria-t-il. Je vais tout réparer à l’instant. Vous êtes mieux maintenant, miss Caroline : marchez en avant, » lui dit-il.

Sans réfléchir qu’il serait plus difficile pour miss Helstone que pour lui d’escalader un mur ou de traverser une haie, il la conduisit par une courte traverse qui ne menait à aucune ouverture. La conséquence fut qu’il se trouva obligé de l’aider à franchir de formidables obstacles, et tout en la raillant de sa faiblesse, il éprouvait une vive satisfaction de se sentir utile.

« Martin, avant de nous séparer, assurez-moi sérieusement, et sur votre parole d’honneur, que M. Moore est mieux.

— Combien vous pensez à ce Moore !

— Non… mais… beaucoup de ses amis peuvent me demander de ses nouvelles, et je désire pouvoir leur donner une réponse exacte.

— Vous pouvez leur dire qu’il est assez bien, seulement paresseux. Vous pouvez leur dire qu’il mange des côtelettes de mouton à dîner, et la meilleure arrow-root pour souper. J’en interceptai un soir un bol au passage, et j’en mangeai la moitié.

— Et qui le soigne, Martin ? qui est auprès de lui ?

— Qui le soigne ?… le grand enfant ! eh mais, une femme aussi ronde et aussi grosse que notre plus gros tonneau, une rude et laide vieille fille. Je ne doute pas qu’elle ne mène près de lui riche vie : personne qu’elle ne l’approche ; il est presque dans l’obscurité. Je crois qu’elle lui administre de terribles corrections dans cette chambre. Je colle quelquefois mon oreille au mur lorsque je suis couché, et il me semble que je l’entends le rouer de coups. Il faut voir son poing ; elle tiendrait une demi-douzaine de petites mains comme la vôtre dans une des siennes. Après tout, malgré les côtelettes et les gelées qu’il reçoit, je ne voudrais pas être dans ses souliers. Dans mon opinion, elle mange la plus grande partie de ce qui est servi en haut à Moore. Pourvu qu’elle ne l’affame pas ! »

Profond silence et méditation de la part de Caroline, et vigilance rusée de la part de Martin.

« Vous ne le voyez jamais, je suppose, Martin ?

— Moi ! non. Et je ne tiens pas à le voir. »

Nouveau silence.

« N’êtes-vous pas venue à notre maison une fois avec Mme Pryor, il y a environ six semaines, pour demander après lui ? demanda encore Martin.

— Oui.

— Je crois que vous désiriez monter auprès de lui ?

— Nous le désirions, nous le sollicitions ; mais votre mère nous refusa.

— Oui, elle refusa, j’entendis tout ; elle vous traita comme elle se plaît à traiter les visiteurs de temps à autre ; elle se conduisit envers vous durement.

— Elle ne fut pas bienveillante ; car vous savez, Martin, nous sommes parents, et il est naturel que nous prenions de l’intérêt à M. Moore. Mais il faut nous quitter ici. Nous voici à la porte de votre père ?

— Eh bien ! qu’est-ce que cela fait ? Je vous reconduirai jusqu’à la rectorerie.

— Ils s’apercevront de votre absence ; ils ne sauront pas où vous êtes.

— Ne vous inquiétez pas de cela. Je suis assez grand pour prendre soin de moi, je suppose. »

Martin savait qu’il avait déjà encouru la peine d’une réprimande et du pain sec avec son thé. N’importe, la soirée lui avait procuré une aventure : cela valait mieux que des gâteaux et des rôties.

Il accompagna Caroline à la rectorerie. Pendant le trajet, il promit de voir M. Moore, en dépit du dragon qui gardait sa chambre, et fixa une heure du lendemain, à laquelle Caroline devait se rendre dans le bois de Briarmains et avoir des nouvelles du malade. Il la rencontrerait auprès d’un certain arbre. Ce plan ne menait à rien ; cependant l’idée lui sourit.

De retour à Briarmains, le pain sec et la réprimande lui furent dûment administrés, et il fut envoyé au lit de très-bonne heure. Il accepta la punition avec le plus ferme stoïcisme.

Avant de monter dans sa chambre, il fit une secrète visite à la salle à manger, calme, froide et majestueuse pièce servant rarement, car la famille dînait ordinairement dans le parloir du fond. Il s’arrêta devant la cheminée et éleva sa chandelle vers deux tableaux placés au-dessus : c’étaient des têtes de femmes ; l’une un type de beauté sereine, heureuse et innocente ; l’autre, plus gracieuse, mais triste et désespérée.

« Elle ressemblait à celle-là, dit-il en regardant la dernière image, quand elle sanglotait et, d’une pâleur mortelle, s’appuyait contre l’arbre. Je suppose, continua-t-il lorsqu’il fut dans sa chambre, assis sur le bord de son lit, je suppose qu’elle est ce qu’ils appellent amoureuse ; oui, amoureuse de ce grand objet qui est dans la chambre voisine. Chut ! est-ce que cette Horsfall lui administre une correction ? Je m’étonne qu’il ne hurle pas, Cela résonne réellement comme si elle lui était tombée dessus avec les dents et avec les ongles ; mais je suppose qu’elle fait le lit. Je l’ai vue le faire une fois ; elle frappe sur le matelas comme si elle boxait. Chose singulière ! Zillah (on la nomme Zillah), Zillah Horsfall est une femme, et Caroline Helstone est aussi une femme : ce sont deux êtres de la même espèce, et pourtant elles ne sont guère semblables. Est-elle jolie fille, cette Caroline ! On a plaisir à la regarder ; il y a quelque chose de si clair sur son visage, de si doux dans ses yeux ! J’aime qu’elle me regarde ; cela me fait du bien. Elle a de longs cils ; leur ombre semble se reposer où elle regarde, et communique la paix et la pensée. Si elle se comporte bien et continue de me plaire comme elle m’a plu aujourd’hui, je pourrai l’en récompenser. J’aime assez la pensée de circonvenir ma mère et cette ogresse de vieille Horsfall. Non que je tienne à faire plaisir à Moore ; mais tout ce que je ferai pour lui me sera payé, et en monnaie de mon choix. Je sais quelle récompense je réclamerai : une récompense désagréable à Moore et agréable pour moi. »

Il se coucha.