Shirley
Traduction par Ch. Romey et A. Rolet.
Shirley et Shirley et Agnès GreyCh. Lahure et Cie (p. 260-271).


CHAPITRE XV.

La Pentecôte.


Le fonds prospéra. L’exemple de Shirley, les vigoureux efforts des trois recteurs et l’aide efficace, quoique peu remuante, de leurs lieutenants à lunettes, Marie-Anne Ainley et Marguerite Hall, produisirent une somme importante qui, judicieusement employée, servit à alléger grandement la détresse des pauvres sans travail. Le voisinage semblait devenir plus calme : depuis quinze jours, on n’avait pas détruit de drap ; aucun attentat contre les fabriques ou contre les demeures des drapiers n’avait été commis dans les trois paroisses. Shirley espérait presque avoir échappé au danger qu’elle avait eu l’intention de conjurer, et que l’orage n’éclaterait pas : avec l’approche de l’été, elle était certaine que le commerce s’améliorerait, ainsi que cela avait toujours lieu. D’ailleurs, la guerre fatale ne pouvait toujours durer ; la paix se ferait un jour, et avec la paix, quelle impulsion serait donnée au commerce !

Tel était le texte des observations qu’elle adressait à son tenancier Gérard Moore, toutes les fois qu’elle le rencontrait en un lieu où la conversation était possible ; observations qu’il écoutait fort tranquillement, trop tranquillement pour qu’elle en fût satisfaite. Par son regard impatient elle s’efforçait alors de tirer autre chose de lui, quelque explication, ou au moins quelque remarque additionnelle. Souriant à sa façon, avec cette expression qui donnait à sa bouche un si remarquable type de douceur, pendant que son front demeurait grave, il répondait que lui-même croyait à la fin de la guerre ; que c’était sur ce fond qu’il avait jeté l’ancre de ses espérances et basé ses spéculations.

« Car vous savez, continuait-il, que la fabrique de Hollow fonctionne en ce moment entièrement en vue de l’avenir : je ne vends rien ; il n’est pas de marché pour mes produits. Je me tiens prêt à profiter de la première issue qui s’offrira. Il n’y a que trois mois, cela m’était impossible. J’avais épuisé mon crédit et mon capital. Vous savez bien qui est venu à mon secours, de quelle main j’ai reçu le prêt qui m’a sauvé. C’est ce prêt qui m’a mis à même de continuer le jeu hardi que je craignais de ne plus pouvoir jouer. Une ruine totale, je le sais, suivrait la perte, et le gain est douteux ; mais je suis rempli de confiance : aussi longtemps que je peux être actif, que je peux lutter, aussi longtemps enfin que mes mains ne sont pas liées, il m’est impossible de me laisser abattre. Une année, non, six mois seulement du règne de l’olivier, et je suis sauvé : car, ainsi que vous le dites, la paix donnera une impulsion au commerce. En cela vous avez raison ; mais pour ce qui concerne le rétablissement de la tranquillité dans le voisinage, et l’effet permanent de votre fonds de bienfaisance, je doute. L’aumône, jusqu’ici, n’a jamais tranquillisé les classes ouvrières, elle ne leur a jamais inspiré de reconnaissance ; la nature humaine est ainsi faite, et on ne peut la changer. Si les choses étaient ordonnées comme elles devraient l’être, je suppose, ces classes ne seraient pas dans la position d’avoir besoin de ce secours humiliant, et elles sentent cela : nous le sentirions si nous étions dans la même position. D’ailleurs, pour qui auraient-elles de la reconnaissance ? Pour vous, pour le clergé peut-être, mais non pour nous propriétaires de fabriques. Elles nous détestent plus que jamais. La désaffection fait partout des progrès. Nottingham est un de leurs quartiers généraux, Manchester un autre, Birmingham un troisième. Les subalternes reçoivent les ordres de leurs chefs ; ils sont parfaitement disciplinés ; aucun coup n’est frappé sans mûre délibération. Dans les jours de grande chaleur, vous avez pu voir le ciel menacer de l’orage jour par jour, et cependant les nuages se dissipaient le soir et le soleil se couchait dans le calme ; mais le danger n’était pas passé, il était seulement différé : l’orage qui a menacé longtemps éclatera sûrement à la fin. Il y a de l’analogie entre l’atmosphère physique et l’atmosphère morale.

— Eh bien ! monsieur Moore (c’est ainsi que se terminaient toutes ces conférences), veillez sur vous. Si vous pensez que je vous aie jamais fait quelque bien, récompensez-moi en me promettant de veiller sur vous.

— Je vous le promets. Je prendrai de moi un soin strict et vigilant. Je désire vivre, et non mourir. L’avenir se montre à moi comme un Éden ; et, lorsque je plonge mes regards dans les profondeurs de mon paradis, j’aperçois une vision, que je préfère à celle des séraphins ou des chérubins, glisser à travers les perspectives lointaines.

— Vraiment ? quelle vision, je vous prie ?

— Je vois… »

En ce moment la domestique entra brusquement, apportant le thé.

La première partie du mois de mai, comme on l’a vu, avait été belle ; le milieu avait été pluvieux ; mais la dernière semaine, au changement de lune, le temps s’éclaircit de nouveau. Un vent frais balaya les nuages argentés, les chassant vers l’horizon oriental où ils se dissipèrent et disparurent, laissant l’immense voûte derrière eux pure, azurée, et prête pour le règne du soleil d’été. Ce soleil se leva radieux le matin de la Pentecôte. Le rassemblement des écoles fut signalé par un temps splendide.

Le mardi de la Pentecôte était le grand jour pour lequel les deux immenses salles d’école de Briarfield, bâties par le recteur actuel, à peu près entièrement à ses frais, furent nettoyées, lavées, repeintes, et décorées avec des fleurs et des arbres toujours verts, fournis partie par le jardin du recteur, par le domaine de Fieldhead, qui en avait envoyé deux voitures, partie par le domaine de de Walden, qui, plus ladre, n’en avait fourni qu’une brouette. Dans ces deux salles, vingt tables, pouvant recevoir chacune vingt convives, furent dressées, entourées de bancs et couvertes de nappes blanches. Au-dessus de ces tables furent suspendues au moins vingt cages contenant le même nombre de canaris, suivant une habitude du district particulièrement chérie du clerc de M. Helstone, qui affectionnait beaucoup les chansons perçantes de ces oiseaux, dont le chant n’était jamais plus bruyant qu’au milieu de la confusion des langues. Ces tables, il faut le dire, n’étaient point dressées pour les douze cents élèves qui devaient s’assembler des trois paroisses, mais seulement pour les patrons et les maîtres des écoles : le repas des enfants devait avoir lieu en plein air. À une heure, les troupes devaient arriver ; à deux heures, elles devaient être passées en revue ; jusqu’à quatre heures elles devaient parader dans la paroisse ; puis venait le festin, et ensuite le meeting, avec la musique et les discours prononcés dans l’église.

Il faut expliquer pourquoi Briarfield était choisi comme point de rendez-vous et scène de la fête. Ce n’était point parce que la paroisse était la plus grande et la plus populeuse : Whinbury l’emportait de beaucoup sous ce rapport ; ni parce qu’elle était la plus ancienne : car, si antiques que fussent sa sombre église et sa rectorerie, le temple à basse toiture et le presbytère moussu de Nunnely, cachés tous deux sous des chênes séculaires, étaient encore plus âgés. C’était simplement parce que M. Helstone le voulait ainsi, et que la volonté de M. Helstone était plus puissante que celle de Boultby ou de Hall ; le premier ne pouvait pas, le second ne voulait pas disputer une question de préséance avec leur frère impérieux et résolu, et ils le laissaient conduire et gouverner.

Ce notable anniversaire avait toujours été un jour d’épreuve pour Caroline, parce qu’elle était forcée alors de se produire en public, et de se trouver en face de tout ce qu’il y avait de riche, de respectable, d’influent dans le voisinage, sans autre appui que celui que voulait bien lui accorder l’aimable bienveillance de M. Hall. Obligée d’être en évidence, de marcher en tête de son régiment, en qualité de nièce du recteur et de première maîtresse de sa classe ; obligée de préparer le thé à la première table pour une multitude mêlée de gentlemen et de ladies ; et tout cela sans l’appui d’une mère, d’une tante, ou d’un autre chaperon, elle qui était naturellement timide et redoutait la publicité, on comprendra facilement qu’elle dût trembler à l’approche de la Pentecôte.

Mais cette année Shirley serait avec elle, et cela changeait singulièrement l’aspect de l’épreuve ; cela le changeait même totalement : ce n’était plus une épreuve, c’était un plaisir. Miss Keeldar valait mieux à elle seule qu’une légion d’amis ordinaires. Entièrement maîtresse d’elle-même, remplie de vivacité et d’aisance, ayant conscience de son importance sociale et n’en tirant pas vanité, il suffisait de la regarder pour prendre courage. La seule crainte de Caroline était que Shirley ne fût pas ponctuelle. Elle avait souvent l’habitude de se faire attendre, et Caroline savait que son oncle n’attendrait pas une seconde pour qui que ce fût ; qu’au moment même où l’horloge sonnerait deux heures, les cloches se feraient entendre et la marche commencerait. Il fallait qu’elle s’assurât donc de l’exactitude de Shirley, afin que sa compagne attendue ne lui fît pas défaut.

Le mardi de la Pentecôte vit Caroline levée presque avec le soleil. Elle, Fanny et Élisa, furent occupées tout le matin à préparer les chambres de la rectorerie pour recevoir une compagnie choisie, et à disposer une collation et des rafraîchissements, du vin, des fruits, des gâteaux, sur la crédence de la salle à manger. Puis elle dut revêtir sa plus belle robe de mousseline blanche. La parfaite beauté du temps et la solennité de l’occasion nécessitaient ce costume. Sa nouvelle robe, un présent que lui avait fait Marguerite Hall le jour de sa fête, et qu’elle avait toute raison de croire achetée par Cyrille lui-même, et en retour de laquelle elle lui avait donné une paire de collets en batiste dans une belle botte, fut attachée par les doigts habiles de Fanny, qui prit un grand plaisir à parer sa jolie maîtresse pour cette occasion. Son simple bonnet avait été fait pour aller avec la robe. Sa jolie et peu coûteuse écharpe de crêpe blanc s’harmoniait parfaitement avec le reste de la toilette. Lorsqu’elle fut prête, elle offrit un tableau qui n’était pas assez brillant pour éblouir, mais qui était assez joli pour intéresser ; qui ne frappait point par son éclat, mais qui plaisait par sa délicatesse : un tableau dans lequel la douceur du ton, le pittoresque et la grâce de la mine, compensaient l’absence de riche couleur et de magnifique contour. Ce que son œil brun et son front serein montraient de son âme était en rapport avec son vêtement et avec son visage modeste, doux, et, quoique rêveur, harmonieux. Ni l’agneau ni la colombe ne la devaient redouter ; ils pouvaient saluer au contraire dans son air de simplicité et de douceur une conformité avec leur propre nature, ou avec la nature que nous leur attribuons.

Après tout, c’était une imparfaite et défectueuse créature humaine : assez belle de forme, de teint et d’accoutrement ; mais, comme le disait Cyrille Hall, elle n’était ni si bonne ni si grande que la vieille et sèche miss Ainley, qui en ce moment mettait sa meilleure robe noire, son châle de quakeresse et son chapeau, dans la chambre étroite de son cottage.

Caroline se dirigea, en traversant les champs les plus écartés et les pelouses les plus cachées, du côté de Fieldhead. Elle glissait rapidement sous les haies vertes, et à travers les prairies plus vertes encore. Il n’y avait ni poussière ni humidité pour souiller l’ourlet de sa robe blanche ou mouiller sa légère chaussure. Les dernières pluies avaient tout lavé ; le soleil qui brillait alors avait tout séché. Elle marchait sans crainte sur les pâquerettes et sur le gazon et à travers les épaisses plantations ; elle arriva à Fieldhead et pénétra dans la chambre de toilette de miss Keeldar. Elle avait bien fait de venir, ou Shirley fût arrivée trop tard. Au lieu de s’apprêter en toute hâte, elle était étendue sur un lit de repos, occupée à lire. Mistress Pryor, debout à côté d’elle, la pressait vainement de se lever et de s’habiller. Caroline ne perdit pas de temps en paroles : elle s’empara du livre, et, de ses propres mains, commença l’opération de la toilette. Shirley, que la chaleur rendait encore plus indolente, et gaie de sa jeune et joyeuse nature, voulait parler, rire et s’amuser ; mais Caroline, qui voulait arriver à l’heure, persévéra à l’habiller aussi vite que ses doigts pouvaient attacher des cordons ou piquer des épingles. À la fin, comme elle achevait de réunir une rangée d’agrafes et d’œillets, elle trouva le loisir de la gronder, lui disant que c’était fort mal à elle d’avoir si peu d’exactitude ; qu’elle ressemblait en ce moment même à l’image de la Nonchalance : ce qui était vrai, mais c’était au moins une fort aimable figure de cette élégante déité, née de la richesse et du loisir.

Shirley offrait un frappant contraste avec Caroline : il y avait du style dans chaque pli de ses vêtements, dans chaque ligne de son visage : la riche étoffe de soie l’habillait mieux qu’un costume plus simple ; l’écharpe richement brodée lui allait à merveille ; elle la portait négligemment, mais avec grâce ; la guirlande qui ornait son chapeau faisait un excellent effet ; chaque ornement était à la place que le goût et la mode lui assignaient. L’ensemble de la mise était en harmonie parfaite avec le franc éclat de ses yeux, le sourire un peu satirique qui se jouait sur ses lèvres, son port droit et ferme et son pas léger. Caroline lui prit la main lorsqu’elle fut habillée, la fit descendre rapidement, et elles se mirent à courir en riant à travers les champs, semblables à une blanche colombe et à un oiseau de paradis aux vives et brillantes couleurs, associés dans leur volée commune.

Grâce à la promptitude de miss Helstone, elles arrivèrent en temps opportun. Pendant que les arbres leur dérobaient encore l’église, elles entendirent les cloches sonner un appel mesuré, mais pressant. On entendait déjà distinctement le bruit des pas, le murmure des voix. D’un tertre élevé, elles apercevaient, sur la route de Whinbury, l’école de Whinbury qui approchait : elle se composait de cinq cents âmes. Le recteur et le vicaire, Boultby et Donne, étaient en tête : le premier marchant, comme il convient à un prêtre bénéficiaire, sous le dais d’un large chapeau, avec la dignité d’une ample corpulence, embelli par le plus carré et le plus vaste des habits noirs, et s’appuyant sur la plus solide des cannes à pomme d’or. En marchant, le docteur brandissait de temps à autre légèrement sa canne et inclinait son large chapeau d’une façon dogmatique vers son aide de camp. Cet aide de camp, c’est-à-dire Donne, étroit si l’on comparait sa stature avec la large corpulence de son principal, s’efforçait néanmoins de paraître tout à fait un vicaire : tout chez lui dénotait l’impertinence et la bonne opinion de lui-même, depuis son nez en trompette et son menton relevé jusqu’à ses cléricales guêtres noires, ses culottes sans bretelles et ses souliers à pointe carrée.

Allez, monsieur Donne ! vous venez de subir un minutieux examen. Vous avez une excellente opinion de vous-même ; mais que les deux figures blanches et roses qui vous surveillent du haut de la colline là-bas pensent comme vous, c’est une autre question.

Ces deux figures descendent en courant, aussitôt que le régiment a passé : le cimetière est rempli d’élèves et de maîtres, tous dans leurs plus beaux habits des dimanches ; et, dans un district si malheureux, dans des temps si mauvais, il est étonnant qu’ils soient parvenus à s’habiller d’une façon si décente, si élégante même. Cet amour de la décence chez les Anglais peut produire des miracles : la pauvreté qui réduit une fille irlandaise aux haillons est impuissante à dépouiller la fille anglaise de la garde-robe qu’elle sait être indispensable à sa dignité. En outre la dame du manoir, cette Shirley qui regarde avec plaisir cette foule bien habillée et heureuse, n’est pas étrangère à ce bien-être, Sa libéralité opportune a consolé plus d’une pauvre famille qui voyait avec terreur s’approcher les jours de fête, et fourni à plus d’un enfant un habit et un chapeau pour la circonstance ; elle le sait, et elle s’en réjouit ; elle est satisfaite que son argent, son exemple, son influence, aient été réellement de quelque utilité à ses semblables. Elle ne peut être charitable à la manière de miss Ainley, cela n’est pas dans sa nature ; elle est heureuse de voir qu’il y a une autre manière d’exercer la charité, praticable pour d’autres caractères et dans d’autres circonstances.

Caroline aussi est satisfaite ; car elle aussi a fait du beau dans la mesure ses moyens ; elle s’est dépouillée de plus d’un vêtement, d’un ruban ou d’un collet dont elle pouvait difficilement se passer, pour subvenir à l’habillement des élèves de sa classe ; et, comme elle n’avait point d’argent à donner, elle a suivi l’exemple de miss Ainley, en donnant son temps et son industrie et en cousant pour les enfants.

Non-seulement le cimetière est rempli, mais le jardin du recteur est couvert aussi d’une foule compacte : des couples et des compagnies de ladies et de gentlemen se promènent au milieu des lilas et des laburnes. La maison aussi est occupée ; aux fenêtres ouvertes se tiennent des groupes joyeux. Ce sont tous les patrons et les maîtres qui doivent grossir la procession. Dans le petit enclos de le paroisse derrière la rectorerie sont les musiciens des trois paroisses, avec leurs instruments. Fanny et Élisa, vêtues de la plus piquante façon, et avec des tabliers d’une blancheur éblouissante, parcourent leurs rangs, leur servant des quarts d’ale, dont une provision a été brassée dans les meilleures conditions, d’après les ordres du recteur et sous sa surveillance spéciale. Toutes les fois qu’il mettait la main à quelque affaire, elle devait être dirigée parfaitement. Il ne sanctionnait aucune dépense inutile ou inefficace ; depuis l’érection d’un bâtiment public ; d’une église, d’une école, ou d’une maison de justice, jusqu’à la cuisson d’un dîner, il était le partisan des choses libéralement et princièrement faites. Miss Keeldar lui ressemblait en cela, et ils s’approuvaient mutuellement.

Caroline et Shirley ne tardèrent pas à se mêler à la société. La première montra une aisance qu’elle n’avait pas d’habitude ; au lieu de s’asseoir dans un coin, ou de se retirer dans sa chambre jusqu’à ce que la procession fût passée en revue, comme elle avait coutume de faire, elle se mit à parcourir les salles, souriant et adressant la parole à l’un et à l’autre, et se montrant une tout autre créature. C’était à la présence de Shirley qu’elle était redevable de cette transformation : la vue de l’air et des manières de miss Keeldar lui avait fait un bien immense. Shirley n’avait aucune crainte de ses semblables, aucune tendance à s’éloigner d’eux et à les éviter. Tous êtres humains, hommes, femmes, enfants, que leur manque d’éducation ou leur présomption grossière ne rendait pas positivement insupportables, étaient également les bienvenus auprès d’elle. Cette disposition la faisait aimer de tout le monde, car elle dépouillait sa raillerie même de son aiguillon et donnait à sa conversation sérieuse ou enjouée un charme tout particulier : elle ne diminuait toutefois en rien la valeur de son amitié intime, qui était chose tout à fait distincte de sa bienveillance sociale, et dépendait d’une tout autre partie de son caractère. Miss Helstone était le choix de son affection et de son intelligence ; les misses Pearson, Sykes et Wynne, ne faisaient que profiter de sa bonne nature et de sa vivacité.

Donne vint par hasard dans le salon, pendant que Shirley, assise sur le sofa, formait le centre d’un groupe assez important. Elle avait déjà oublié l’exaspération à laquelle elle s’était laissée aller contre lui ; elle le salua et lui sourit gracieusement. Le caractère de l’homme apparut alors clairement. Il ne sut point décliner l’avance avec dignité, comme quelqu’un dont la juste susceptibilité a été blessée, ni l’accepter avec franchise, comme quelqu’un qui est content d’oublier et de pardonner ; sa punition ne lui avait infligé aucun sentiment de honte, et il n’était pas assez vigoureux dans le mal pour que sa méchanceté prît un caractère actif : il passa simplement avec un air pusillanime et renfrogné. Rien ne put dans la suite le réconcilier avec son ennemie, et des mortifications plus dures et plus ignominieuses furent impuissantes à éveiller la passion du ressentiment dans sa lymphatique nature.

« Il ne valait pas que je lui fisse une scène ! dit Shirley à Caroline. Combien j’ai été folle ! Punir le pauvre Donne pour son stupide mépris du Yorkshire, autant eût valu écraser un moucheron s’attaquant à la peau d’un rhinocéros. Si j’avais été un homme, je crois que je l’aurais jeté de vive force à la porte : je suis contente de ne m’être servie que de la force morale. Mais qu’il ne m’approche plus : je ne l’aime pas ; il m’irrite. Il n’y a pas même d’amusement à tirer de lui. Sous ce dernier rapport, je préfère Malone. »

Il sembla que Malone voulût justifier la préférence, car ces paroles étaient à peine prononcées, que Pierre-Auguste arriva en grande tenue, ganté et parfumé, avec ses cheveux huilés et brossés à la perfection, et portant à la main un énorme bouquet de roses qu’il présenta à l’héritière avec une grâce qui eût défié le plus habile crayon. Et qui eût osé, après cela, dire que Pierre n’était pas galant pour les dames ? Il avait cueilli et offert des fleurs : il avait déposé un sentimental et poétique tribut sur l’autel de l’Amour… ou de Mammon. Hercule tenant la quenouille ne représentait que faiblement Pierre offrant des roses. C’est ce qu’il pensa sans doute lui-même, car il demeura étonné de ce qu’il venait de faire. Il se retira sans prononcer un mot. Il s’en allait en se félicitant intérieurement, lorsqu’il lui vint à l’idée de se retourner pour s’assurer s’il avait bien réellement présenté le bouquet : oui, les six roses étaient bien là sur le tablier de satin pourpre, tenues par une main blanche dont les doigts effilés étaient ornés d’anneaux d’or ; sur elles flottaient des boucles de cheveux cachant à moitié une figure riante : seulement cachant à moitié ; Pierre vit le rire ; il n’y avait pas à s’y tromper, on riait de sa galanterie ; sa conduite chevaleresque était un sujet de plaisanterie pour un jupon, pour deux jupons ! car miss Helstone riait aussi. Pierre devint sombre comme le nuage qui recèle la foudre. Lorsque Shirley leva la tête, un œil farouche était attaché sur elle : Malone, du moins, avait assez d’énergie pour haïr ; elle put s’en convaincre à son regard.

« Pierre veut une scène, et il l’aura un jour s’il la cherche, » murmura-t-elle à l’oreille de son amie.

En ce moment, plus solennels et plus sombres par la couleur de leurs vêtements que par leur visage, les trois recteurs apparurent sur la porte de la salle à manger : jusqu’alors ils avaient été occupés à l’église, et ils venaient prendre quelque rafraîchissement avant que la marche commençât. La large chaise couverte de maroquin avait été laissée vacante pour le docteur Boultby ; il s’y assit, et Caroline, suivant les instructions de Shirley, qui lui dit que le temps était venu de jouer son rôle d’hôtesse, s’empressa d’offrir au vaste, révéré et surtout très-digne ami de son oncle, un verre de vin et une assiette de macarons. Les sacristains de Boultby, tous deux patrons de l’École du dimanche, étaient déjà à côté de lui ; mistress Sykes et les autres ladies de sa congrégation se tenaient à sa droite et à sa gauche, lui exprimant leurs espérances qu’il n’était pas trop fatigué, leurs craintes que la chaleur du jour ne fût trop grande pour lui. Mistress Boultby, qui avait coutume de dire que, lorsque son époux et seigneur s’endormait après un bon dîner, son visage ressemblait à celui d’un ange, était là penchée sur lui, essuyant tendrement sur son front une sueur réelle ou imaginaire : Boultby, enfin, était dans sa gloire, et, d’une pleine voix de poitrine, distribuait autour de lui des remercîments pour les attentions dont il était l’objet, et des assurances sur l’état tolérable de sa santé. Il ne fit aucune attention à Caroline lorsqu’elle s’approcha de lui, excepté pour prendre ce qu’elle lui offrait : il ne la vit pas, il ne la voyait jamais ; il savait à peine qu’une telle personne existât. Il vit les macarons, néanmoins, et, comme il aimait fort les sucreries, il en prit une légère poignée. Quant au vin, mistress Boultby voulut absolument y ajouter de l’eau chaude, du sucre et de la muscade.

M. Hall se tenait debout près d’une fenêtre ouverte, respirant l’air et le parfum des fleurs, et causant comme un frère avec miss Ainley. Caroline tourna vers lui ses attentions avec plaisir. Que lui apporterait-elle ? Il ne voulut point se servir lui-même, mais être servi par elle, et elle se pourvut d’un petit plateau, afin de lui pouvoir offrir de la variété. Marguerite Hall les joignit, puis miss Keeldar : les quatre ladies entouraient leur pasteur favori ; elles aussi s’imaginaient regarder le visage d’un ange terrestre : Cyrille Hall était leur pape, pour elles aussi infaillible que le docteur Thomas Boultby l’était pour ses admirateurs. Une foule aussi environnait le recteur de Briarfield : plus de vingt personnes se pressaient autour de lui, et jamais curé n’avait été plus puissant dans un cercle que le vieux Helstone. Les vicaires, attroupés à leur manière, formaient une constellation de trois planètes inférieures. Quelques jeunes ladies les regardaient de loin, mais ne s’aventuraient pas à les approcher.

M. Helstone tira sa montre et annonça à haute voix : « Deux heures moins dix minutes ; c’est l’heure pour tout le monde de se mettre en ligne. Allons ! » Il saisit son large chapeau et sortit. Tous se levèrent et suivirent en masse.

Les douze cents enfants furent divisés en trois corps de quatre cents chacun : à l’arrière-garde de chaque régiment stationnait une bande de musiciens ; entre chaque vingtaine était un intervalle dans lequel Helstone plaça les maîtres deux à deux. L’avant-garde des trois armées fut ainsi composée :

Grâce Boultby et Marie Sykes, pour Whinbury ;

Marguerite Hall et Marie-Anne Ainley, pour Nunnely ;

Caroline Helstone et Shirley Keeldar, pour Briarfield.

Puis M. Helstone commanda ; M. Donne à Whinbury ; M. Sweeting à Nunnely ; M. Malone à Briarfield.

Et les trois vicaires s’avancèrent devant les généraux en jupons.

Les recteurs se placèrent à l’extrême avant-garde, les clercs de la paroisse à l’extrême arrière-garde. Helstone agita son chapeau : en un instant s’ébranlèrent les huit cloches de la tour ; les orchestres retentirent, le clairon répondit à la flûte, les tambours firent entendre leur roulement, et les armées se mirent en marche.

La route déroulait sa large voie blanche devant la longue procession ; le soleil brillait dans un ciel sans nuages ; le vent agitait doucement les feuilles des arbres. Les douze cents enfants et les cent cinquante adultes qui composaient les trois armées marchaient au pas et au son de la musique, le visage joyeux et le cœur content. C’était une belle scène et qui faisait plaisir à voir : c’était un jour de bonheur pour le riche et pour le pauvre ; l’œuvre de Dieu d’abord, puis celle du clergé. Rendons justice aux prêtres d’Angleterre. C’est une corporation qui laisse à désirer sous quelques rapports : ils sont de chair et de sang comme nous ; mais le pays serait dans un triste état sans eux. La Grande-Bretagne regretterait son Église, si cette Église venait à tomber. Que Dieu la conserve ! que Dieu aussi la réforme !