Shirley/14
Shirley et Shirley et Agnès Grey, Ch. Lahure et Cie, (p. 245-259).
CHAPITRE XIV.
L’exode de M. Donne.
Le lendemain, Shirley exprima à Caroline combien elle avait éprouvé de plaisir dans la petite réunion de la veille.
« J’aime à traiter une réunion d’hommes, disait-elle : il est amusant d’observer comme ils savourent un repas bien préparé. Pour nous, vous le voyez, ces vins choisis et ces plats recherchés ne sont d’aucune importance ; mais les hommes semblent conserver, à propos de la nourriture, quelque chose de la naïveté des enfants, et on aime à leur faire plaisir, c’est-à-dire quand ils montrent la convenance et la réserve de nos admirables recteurs. Je surveille Moore quelquefois, pour tâcher de découvrir la manière de lui faire plaisir, mais il n’a rien de cette simplicité enfantine. Avez-vous jamais découvert son point vulnérable, Caroline ? Vous avez été plus que moi dans sa société.
— Ce n’est pas, à coup sûr, celui de mon oncle et du docteur Boultby, » répondit en souriant Caroline. Elle éprouvait toujours une sorte de plaisir discret à suivre miss Keeldar dans la discussion sur le caractère de son cousin. Laissée à elle-même, elle n’eût jamais touché à ce sujet ; mais lorsqu’elle y était invitée, la tentation de parler de celui qui occupait incessamment sa pensée était irrésistible. « Mais, ajouta-t-elle, je ne sais réellement pas quel est ce point ; car je n’ai jamais dans ma vie surveillé une seule fois Robert sans être déconcertée dans mon examen, en m’apercevant qu’il me surveillait lui-même.
— C’est cela ! s’écria Shirley : vous ne pouvez fixer vos yeux sur lui sans que les siens brillent aussitôt sur vous. Il n’est jamais pris au dépourvu ; jamais il ne vous donne l’avantage : même lorsqu’il ne vous regarde pas, ses pensées ont l’air de courir à travers vos propres pensées, remontant à la source de vos paroles et de vos actions, et contemplant vos motifs à son aise. Oh ! je connais cette sorte de caractère, ou quelque chose dans le même genre : cela me pique singulièrement ; de quelle façon en êtes-vous affectée ? »
Cette question était un spécimen des soudaines et abruptes interrogations de Shirley. Dans les commencements, Caroline se troublait ; mais elle avait maintenant trouvé la manière de parer ces attaques imprévues avec le calme d’une petite quakeresse.
« Cela vous pique ! et de quelle façon ? dit-elle.
— Le voici qui vient ! s’écria tout à coup Shirley, brisant l’entretien et courant à la fenêtre. Voici une diversion qui nous arrive. Je ne vous ai jamais parlé d’une superbe conquête que j’ai faite récemment à l’une de ces réunions auxquelles je n’ai jamais pu vous persuader de m’accompagner ; et la chose a été faite sans effort et sans intention de ma part : cela, je vous l’affirme. Voilà la sonnette qui s’agite ; par ma foi, en voilà deux ! Est-ce qu’ils ne chassent jamais que par couples ? Il y en aura un pour vous, Lina, et vous aurez le choix. J’espère que je suis assez généreuse. Écoutez Tartare ! »
Le chien au poil basané et au noir museau, dont il a été question dans le chapitre où le lecteur a fait la première fois connaissance avec sa maîtresse, donna en ce moment de la voix dans le vestibule, et son aboiement creux retentit d’une manière formidable dans la vaste salle. Un grognement plus terrible que l’aboiement, et menaçant comme le grondement du tonnerre, se fit entendre ensuite.
« Écoutez, s’écria de nouveau Shirley en riant. On dirait le prélude d’un combat sanglant : ils vont être effrayés ; ils ne connaissent pas comme moi le vieux Tartare. Ils ne savent pas que tout ce vacarme n’est que du bruit et une vaine furie, et ne signifie rien. »
On entendit une certaine agitation. « À bas ! monsieur, à bas ! » s’écria une voix haute et impérieuse ; puis on entendit le bruit d’un bâton ou d’un fouet. Un hurlement, une course précipitée, un tumulte effroyable, suivirent.
« Oh ! Malone ! Malone !
— À bas ! à bas ! à bas ! criait la voix.
— Il est réellement capable de les mettre en pièces ! s’écria Shirley. Ils l’ont frappé, et il n’est pas accoutumé à recevoir des coups : il s’en vengera. »
Elle se précipita au dehors : un homme grimpait précipitamment l’escalier de chêne, cherchant en grande hâte un refuge dans la galerie ou dans les chambres. Un autre se tenait fermement adossé au pied de l’escalier, brandissant un bâton noueux et répétant : « À bas ! à bas ! à bas ! » pendant qu’un énorme chien aboyait, hurlant, grondant autour de lui, et qu’une foule de domestiques accouraient de la cuisine. Le chien s’élança : le second gentleman tourna sur les talons et se précipita sur les pas de son compagnon. Le premier était déjà en sûreté dans une chambre, dont il ferma la porte au nez de son camarade, car il n’est rien d’aussi impitoyable que la terreur ; mais le second fugitif poussait vigoureusement, et la porte allait céder à ses efforts.
« Messieurs, leur cria Shirley de sa voix argentine mais vibrante, épargnez mes serrures, s’il vous plaît. Calmez-vous, et descendez ! Regardez Tartare, il ne ferait pas de mal à un chat. »
Et elle caressait Tartare, qui s’était accroupi à ses pieds, allongeait ses pattes de devant, agitait sa queue d’une façon menaçante, faisait ronfler ses narines, et dont les yeux de bouledogue brillaient d’un feu sombre. C’était un honnête, fantastique, stupide, mais opiniâtre caractère de chien. Il aimait sa maîtresse et John, l’homme qui lui donnait sa nourriture, mais était fort indifférent pour le reste du monde. Il était généralement assez calme, à moins qu’il ne fût frappé ou menacé d’un bâton ; dans ce cas il devenait féroce.
« Comment vous portez-vous, monsieur Malone ? continua Shirley en levant sa figure joyeuse vers la galerie. Ce n’est pas là le chemin du parloir ; c’est l’appartement de mistress Pryor. Priez votre ami M. Donne de vouloir bien l’évacuer. J’aurai le plus grand plaisir de le recevoir dans une salle moins élevée.
— Ah ! ah ! s’écria Malone d’un rire sourd, quittant la porte et s’appuyant sur la massive balustrade. Réellement, cet animal a effrayé Donne. Il est un peu timide, mon ami, continua-t-il en se redressant et s’avançant hardiment sur le devant de l’escalier. J’ai cru devoir le suivre afin de le rassurer.
— Et c’est ce que vous avez fait : eh bien, descendez, s’il vous plaît ; John, montez l’escalier et allez délivrer M. Donne. Prenez garde, monsieur Malone, l’escalier est glissant. »
Il était glissant, en effet, car il était en chêne poli. L’avertissement venait un peu tard pour Malone : il avait glissé déjà dans sa descente, et ne put se préserver d’une chute qu’en se cramponnant à la balustrade, ce qui fit craquer de nouveau toute la construction.
Il sembla à Tartare que la descente du visiteur s’opérait avec un éclat inconvenant, et il se mit à gronder de nouveau. Malone, cependant, n’était pas poltron ; l’attaque imprévue du chien l’avait pris par surprise : mais il passait maintenant à côté de lui avec plus de fureur réprimée que de crainte. S’il eût pu étrangler Tartare d’un regard, la pauvre bête n’eût pas respiré longtemps. Oubliant la politesse dans sa sombre rage, Malone entra au parloir avant miss Keeldar. Il regarda miss Helstone, et eut de la peine à se décider à la saluer. Il lança ensuite sur les deux ladies des regards furieux.
Cependant Shirley eut pitié de lui ; elle cessa de rire. Caroline était trop bien élevée pour se permettre même de sourire de quiconque subissait une mortification. Tartare fut renvoyé ; Pierre-Auguste fut calmé : car Shirley avait des regards et une voix qui eussent calmé un taureau furieux. D’ailleurs, il ne manquait pas de bon sens, et, puisqu’il ne pouvait provoquer le propriétaire du chien, ce qu’il avait de mieux à faire, c’était de se montrer poli. Il essaya d’être aimable, et ses avances étant bien accueillies, il devint tout à fait poli. Il était venu, d’ailleurs, dans l’intention d’être charmant et fascinateur. De fâcheux présages l’avaient accueilli dans sa première visite à Fieldhead ; mais, cet accident passé, il résolut de charmer et de séduire. Il était entré comme un lion, il voulut sortir comme un agneau.
Pour avoir de l’air, sans doute, ou peut-être pour sortir plus facilement si cela devenait nécessaire, il s’assit non point sur le sofa, où miss Keeldar lui offrit une place, ni au coin du feu, à côté de Caroline, qui l’y invita avec un geste amical et plein de bienveillance, mais sur une chaise auprès de la porte. N’étant plus sombre et furieux, il devint, selon son habitude, contraint et embarrassé. Il parla par accès et par boutades, choisissant pour sujet de sa conversation ce qu’il y avait de plus vulgaire ; il soupirait à chaque pause, et il soupirait même avant d’ouvrir la bouche. À la fin, voulant ajouter l’aisance à ses autres charmes, il appela à son aide un énorme mouchoir de poche en soie : c’était le gracieux joujou qui devait occuper ses mains oisives ; il se mit à l’œuvre avec une certaine énergie ; il plia en coin le carré jaune et rouge ; il le déplia en l’agitant ; il le plia de nouveau et en fit une belle bande. À quel usage voulait-il appliquer cette ligature ? En envelopperait-il son cou ou sa tête ? S’en ferait-il une cravate ou un turban ? ni l’un ni l’autre. Pierre-Auguste avait un génie inventif et original. Il allait montrer à ces dames des grâces qui avaient au moins le charme de la nouveauté. Il s’assit sur sa chaise avec ses athlétiques jambes irlandaises croisées, et dans cette attitude commode il passa le mouchoir autour de ses jambes et les attacha solidement. Il pensait évidemment que l’invention méritait les honneurs du bis, car il répéta plusieurs fois la même manœuvre. À la seconde fois, Shirley fut obligée d’aller à la fenêtre pour donner pleine liberté, sans être vue, à un rire qu’elle ne pouvait plus réprimer ; Caroline détourna la tête pour cacher le sourire qui égayait son visage. Miss Helstone s’amusait fort de la contenance de Pierre-Auguste. Elle était parfaitement édifiée sur la complète et quelque peu abrupte diversion par laquelle il reportait à miss Keeldar les hommages qu’autrefois il lui adressait à elle-même : les cinq mille livres sterling qu’il supposait devoir un jour échoir à la nièce du recteur ne pouvaient point entrer en balance avec le domaine et le manoir de miss Keeldar. Il ne prenait aucune peine pour cacher ses calculs et sa tactique : il faisait tout à coup volte-face ; la poursuite de la petite fortune était ouvertement abandonnée pour celle de la grande. Par quels moyens espérait-il réussir, il le savait sans doute ; mais il ne comptait certainement pas sur d’habiles ménagements.
D’après le temps qui s’était écoulé, il était évident que John avait eu quelque difficulté à persuader à M. Donne de descendre. À la fin, cependant, ce gentleman fit son apparition. Il ne se montra pas le moins du monde confus ou honteux de ce qui était arrivé. Donne, il est vrai, avait cette nature froide, flegmatique, inébranlable et pleine de confiance en elle-même, qui est insensible à la honte. Il n’avait pas encore rougi une fois dans sa vie ; aucune humiliation ne pouvait le confondre. Ses nerfs n’étaient point assez sensibles pour agiter son être et faire monter la couleur à ses joues : il n’avait ni feu dans le sang, ni modestie dans l’âme ; c’était la vulgarité impudente, arrogante, infatuée d’elle-même, vaine et insipide : et ce personnage avait des vues sur miss Keeldar ! Il ne savait pas plus comment s’y prendre, cependant, pour faire sa cour, que s’il eût été une statue taillée dans le bois. Jamais il n’avait eu l’idée qu’en semblable affaire il fût nécessaire de plaire et de toucher le cœur. Son intention était, après lui avoir fait quelques visites de formalité, de lui adresser par écrit une proposition de mariage. Il se flattait d’être accepté à cause de son office ; il se voyait déjà le mari de miss Keeldar, le maître de Fieldhead, vivant confortablement, ayant des domestiques sous ses ordres, faisant grande chère, étant enfin un homme d’importance. Vous n’eussiez pas cependant soupçonné ses intentions lorsqu’il dit à sa future fiancée d’un ton fort impertinent :
« Vous avez un chien très-dangereux, miss Keeldar ; je m’étonne que vous gardiez un semblable animal.
— Vraiment, monsieur Donne ? Peut-être vous étonnerez-vous bien davantage lorsque je vous aurai dit que je l’aime beaucoup.
— Vous ne pouvez parlez sérieusement. Je ne puis m’imaginer qu’une lady aime cette brute ; il est si laid ! un vrai chien de charretier ; je vous en prie, pendez-le.
— Que je pende ce que j’aime ?
— Et achetez à sa place un joli petit bichon au nez retroussé, quelque chose d’approprié au beau sexe. Les ladies aiment généralement les petits chiens.
— Peut-être suis-je une exception.
— Oh ! ce n’est pas possible ! toutes les dames se ressemblent dans ces sortes de choses. C’est universellement admis.
— Tartare vous a fait une terrible frayeur, monsieur Donne ; j’espère qu’il ne vous en arrivera aucun mal.
— J’en serai malade, assurément. Il m’a causé une révolution que je n’oublierai de longtemps. Quand je l’ai vu prêt à s’élancer, j’ai cru que j’allais m’évanouir.
— Vous vous êtes peut-être évanoui dans la chambre à coucher. Vous y êtes resté bien longtemps.
— Non ; j’avais résolu de défendre vigoureusement la porte. J’étais déterminé à ne laisser entrer personne. Je voulais ainsi élever une barrière entre moi et l’ennemi.
— Mais si votre ami Malone avait été déchiré ?
— Malone doit prendre soin de lui-même. Votre homme m’a persuadé de sortir en m’assurant que le chien était enchaîné dans le chenil ; si je n’avais pas été convaincu de cela, je serais demeuré dans la chambre toute la journée. Mais que vois-je ? Je déclare que cet homme a menti. Le chien est là. »
En effet, Tartare passa en ce moment devant la porte vitrée ouvrant sur le jardin, aussi menaçant, aussi rébarbatif que jamais. Il semblait encore de mauvaise humeur, il grognait toujours, et sifflait de ce sifflement à demi étranglé qu’il avait hérité de ses ancêtres les bouledogues.
« Voici d’autres visiteurs qui arrivent, » dit Shirley avec cette froideur provocante que les propriétaires de formidables chiens ont coutume de montrer pendant que leurs animaux font rage.
Tartare bondit vers la porte extérieure avec une explosion de mugissements. Sa maîtresse ouvrit tranquillement la porte vitrée et se dirigea vers lui en lui parlant pour l’apaiser. Mais il n’aboyait déjà plus, et il présentait aux nouveaux venus sa tête énorme et stupide à caresser.
« Eh quoi ! Tartare, Tartare ! disait une voix joyeuse et presque enfantine, est-ce que vous ne nous connaissez pas ? Bonjour, mon vieux garçon ! »
Et le petit Sweeting, qui ne craignait ni homme, ni femme, ni brute, tant il avait conscience de l’influence exercée par sa bonne nature, passa la porte en caressant le gardien. Son recteur, M. Hall, le suivait : il n’avait aucune crainte de Tartare non plus, et Tartare n’avait aucune mauvaise disposition contre lui ; il flaira les deux nouveaux venus de tous côtés, et, comme s’il fût arrivé à cette conclusion qu’ils n’avaient point de mauvaises intentions et qu’on pouvait les laisser passer, il se retira devant la partie du manoir exposée au soleil, laissant le passage libre. M. Sweeting le suivit, et eût voulu jouer avec lui ; mais Tartare ne fit aucune attention à ses caresses ; les caresses de sa maîtresse seules pouvaient lui faire éprouver du plaisir, et il se montrait obstinément insensible à celles de tout autre.
Shirley s’avança au-devant de MM. Hall et Sweeting et leur donna de cordiales poignées de main. Ils étaient venus pour lui rendre compte du succès qu’ils avaient obtenu le matin même dans leurs démarches pour recueillir des souscriptions au fonds de secours. Les yeux de M. Hall brillaient d’un doux et bienveillant éclat derrière ses lunettes. La bonté qui s’épanouissait sur sa figure la rendait positivement belle, et, lorsque Caroline se précipita à sa rencontre et mit ses deux mains dans les siennes, il la regarda avec une expression aimable, sereine et affectueuse, qui lui donnait l’aspect d’un Mélanchton souriant.
Au lieu de rentrer, ils se mirent à parcourir le jardin, les deux jeunes filles marchant de chaque côté de M. Hall. La journée était belle ; la chaleur du soleil était tempérée par une douce brise. L’air rafraîchissait les joues des jeunes filles et jetait dans leur chevelure bouclée un désordre gracieux. Toutes deux étaient jolies, l’une d’elles était gaie ; M. Hall adressait plus souvent la parole à la plus brillante ; il regardait davantage celle qui était calme. Miss Keeldar cueillit des fleurs à profusion ; elle en donna quelques-unes à Caroline en lui disant d’en composer un bouquet pour M. Hall ; et, avec son tablier rempli de fleurs délicates et splendides, Caroline s’assit sur les marches d’un pavillon : le recteur se tint debout auprès d’elle, appuyé sur sa canne.
Shirley, qui ne pouvait être inhospitalière, appela les deux vicaires, qu’on avait laissés seuls au parloir. Elle accompagna Donne pour passer devant Tartare, qui, le museau allongé sur ses pattes de devant, ronflait au soleil ; Donne ne lui témoigna pas de reconnaissance : il n’était jamais reconnaissant pour la bienveillance et les attentions, mais il était enchanté de la sauvegarde. Miss Keeldar, désireuse de se montrer impartiale, offrit des fleurs aux vicaires : ils les acceptèrent avec leur gaucherie native. Malone parut surtout fort embarrassé, avec son bouquet dans une main et son bâton dans l’autre. Le : « Je vous remercie » de Donne fut curieux à entendre : c’était, comme ton, ce que l’on pouvait imaginer de plus fat et de plus arrogant ; il avait l’air de considérer l’offrande comme un hommage rendu à son mérite, et une tentative de la part de l’héritière pour gagner son inappréciable affection. Sweeting seul reçut la poétique offrande comme un vif et sensible petit homme qu’il était, et la mit galamment à sa boutonnière.
Comme récompense de ses bonnes manières, miss Keeldar le prit à part et lui donna une commission qui fit étinceler ses yeux de plaisir. Il partit comme un trait, en tournant la cour, vers la cuisine ; il n’était pas besoin de lui donner des instructions : partout il était comme chez lui. Bientôt il reparut, portant une table ronde qu’il plaça sous le cèdre ; puis il réunit six chaises de jardin qu’il trouva dans les différents bosquets, et les plaça en cercle. La domestique (miss Keeldar n’avait point de valet), arriva avec le service. Sweeting l’aida à placer les assiettes, les verres, les couteaux et les fourchettes ; il l’aida aussi à servir un joli goûter, consistant en volailles froides, jambon et pâtisseries.
Shirley aimait à offrir cette sorte de régal impromptu à quiconque venait la visiter, et rien ne lui plaisait plus que d’avoir un petit ami alerte et obligeant comme Sweeting, pour recevoir joyeusement et exécuter lestement ses instructions hospitalières. David et elle étaient dans les meilleurs termes ; et son dévouement pour l’héritière était tout désintéressé, et ne portait nul préjudice à la fidélité inébranlable qu’il avait vouée à la magnifique Dora Sykes.
Le repas devint d’une gaieté fort vive, à laquelle Donne et Malone, il est vrai, contribuèrent peu, uniquement occupés qu’ils étaient avec le couteau, la fourchette et le verre. Mais, où quatre personnes comme M. Hall, David Sweeting, Shirley et Caroline étaient réunies, amicalement autour d’une table, au milieu d’une verte pelouse, sous un ciel radieux, parmi les fleurs, il ne pouvait y avoir de tristesse.
Dans le cours de la conversation, M. Hall rappela aux ladies que la Pentecôte approchait, et que ce jour-là devaient avoir lieu la grande réunion des Écoles du dimanche, le thé monstre, et la procession des trois paroisses de Briarfield, de Whinbury et de Nunnely. Il savait, dit-il, que Caroline serait à son poste comme maîtresse d’une classe, et il espérait que miss Keeldar n’y manquerait pas et voudrait bien faire sa première apparition publique parmi eux ce jour-là. Shirley n’était pas femme à manquer une occasion semblable : elle aimait l’excitation, la joie, la concentration et la combinaison de plaisants amusements, une réunion de visages joyeux et de cœurs contents. Elle dit à M. Hall qu’on pouvait avec certitude compter sur elle, qu’elle ne savait pas ce qu’on pourrait lui donner à faire, mais que l’on pouvait disposer d’elle à volonté.
« Et vous, monsieur Hall, vous allez me promettre de venir à ma table et de vous asseoir à côté de moi, dit Caroline.
— Je n’y manquerai pas, Deo volente, dit-il. J’ai occupé la place à sa droite à ces thés monstres les six dernières années, continua-t-il en se tournant vers Shirley. On la fit maîtresse d’une classe du dimanche lorsqu’elle n’était encore qu’une petite fille de douze ans. Elle n’est pas très-confiante de sa nature, comme vous avez pu le remarquer, et la première fois qu’elle eut à disposer le service et à faire le thé en public, elle rougissait et tremblait d’une façon pitoyable. Je remarquai sa panique muette : les tasses se heurtaient sous sa petite main et la théière trop remplie débordait. Je vins à son aide ; je pris un siège à côté d’elle, je m’emparai de l’urne et du plateau ; enfin je fis le thé à sa place, comme eût pu le faire une vieille femme.
— Je vous fus très-reconnaissante, dit Caroline.
— C’est vrai : vous me témoignâtes cette reconnaissance avec une sincérité et une vivacité qui me récompensèrent amplement. Elle n’agit point, miss Keeldar, comme la majorité de nos petites ladies de douze ans, que vous pouvez aider et caresser à plaisir sans qu’elles se montrent plus touchées de votre bienveillance que si elles étaient de bois ou de cire. Caroline resta auprès de moi le reste de la soirée ; elle se promena avec moi sur la prairie où jouaient les enfants ; elle me suivit à la sacristie quand tout le monde fut rappelé à l’église ; elle serait, je crois, montée avec moi en chaire, si je n’avais pris la précaution de la conduire auparavant dans le banc de la rectorerie.
— Et depuis il a toujours été mon ami, dit Caroline.
— Et toujours je me suis assis à sa table auprès d’elle pour lui présenter les tasses. Voilà l’étendue de mes services. La première chose que je ferai pour elle maintenant sera de la marier un jour avec quelque vicaire ou propriétaire de fabrique. Mais faites attention, Caroline, je prendrai des renseignements sur le caractère de votre futur, et, si ce n’est pas un gentleman qui promette de rendre heureuse la petite fille que je promenais par la main dans la prairie de Nunnely, je n’officierai pas : ainsi, prenez garde.
— L’avis est inutile : je ne me marierai pas. Je demeurerai fille, comme votre sœur Marguerite, monsieur Hall.
— Fort bien, vous pourriez faire plus mal. Marguerite n’est pas malheureuse. Elle a ses livres pour son plaisir, son frère à soigner, et elle est contente. Si vous aviez jamais besoin d’une maison ; s’il arrivait un jour que la rectorerie de Briarfield ne fût plus à vous, venez à la cure de Nunnely. Si la vieille fille et le vieux célibataire sont encore de ce monde, ils vous feront un tendre accueil.
— Voilà vos fleurs. Je sais, dit Caroline, qui avait gardé le bouquet qu’elle avait préparé pour lui jusqu’à ce moment, que vous ne vous souciez pas d’un bouquet ; mais vous le donnerez à Marguerite. Seulement, pour être une fois sentimental, gardez cette petite ne m’oubliez pas ; c’est une petite fleur sauvage que j’ai cueillie sous l’herbe ; et, pour être encore plus sentimental, laissez-moi prendre deux ou trois de ses pétales bleus et les mettre dans mon souvenir. »
Et elle prit un petit livre à couverture d’émail et à fermoir d’argent, l’ouvrit, y plaça les pétales, et écrivit autour au crayon : » À conserver pour le révérend Cyrille Hall, mon ami, mai 18.. » Le révérend Cyrille Hall, de son côté, plaça une tige en sûreté entre trois feuillets d’un Nouveau Testament de poche ; dans la marge, le seul mot : « Caroline. »
« Et maintenant, dit-il en souriant, j’espère que nous voilà suffisamment romanesques. Miss Keeldar, continua-t-il (les vicaires, durant cette conversation, étaient trop occupés de leurs propres plaisanteries pour remarquer ce qui se passait à l’autre bout de la table), j’espère que vous allez rire de ce trait d’exaltation du vieux curé à tête grise ; mais je suis si accoutumé à obéir à votre jeune amie, que je ne sais rien lui refuser. Vous direz sans doute que les fleurs et les ne m’oubliez pas ne sont pas mon affaire ; mais, vous le voyez, lorsqu’on me demande d’être sentimental, j’obéis.
— Il l’est d’ailleurs naturellement, fit remarquer Caroline ; Marguerite me l’a dit, et je sais ce qui lui fait plaisir.
— Que vous soyez bonne et heureuse ? Oui, c’est là un de mes plus grands plaisirs. Puisse Dieu vous conserver longtemps le bienfait de la paix et de l’innocence ! innocence comparative, je veux dire ; car devant lui, je le sais, nul n’est pur. Ce qui, à nos perceptions humaines, semble sans tache et pur comme les anges, n’est pour lui que fragilité qui a besoin d’être purifiée par le sang de son fils, et soutenue par la force du Saint-Esprit. Entretenons-nous tous dans des sentiments d’humilité, moi comme vous, mes jeunes amies ; et nous pouvons bien être humbles, quand nous regardons dans notre cœur et que nous y voyons des tentations, des inconséquences, des propensions qui nous font rougir. Et ce n’est pas la jeunesse, la bonne mine, la grâce, ni aucun charme extérieur, qui constituent la beauté aux yeux de Dieu. Jeunes ladies, lorsque votre miroir ou la langue des hommes vous flattent, souvenez-vous qu’aux yeux du créateur Marie-Anne Ainley, une femme dont jamais miroir ni louanges humaines n’ont fait le panégyrique, est plus belle et meilleure que vous. Oui, meilleure que vous, répéta-t-il après une pause. Vous, jeunes personnes tout entières à vous-mêmes et à vos terrestres espérances, vous ne vivez nullement de la vie du Christ ; peut-être ne le pouvez-vous pas encore : l’existence vous est si douce et la terre si souriante ! Elle, avec un cœur humble et une vénération sainte, marche de près sur les traces de son rédempteur. »
En ce moment, la voix criarde de Donne couvrit la douce parole de M. Hall.
« Hem ! fit-il, débarrassant sa gorge évidemment pour un speech de quelque importance. Hem ! miss Keeldar, votre attention un instant, s’il vous plaît.
— Eh bien ! dit nonchalamment Shirley, qu’y a-t-il ? j’écoute : tout ce qui en moi n’est pas œil est oreille en ce moment.
— J’espère qu’une partie de vous-même est main aussi, reprit Donne dans le jargon présomptueux et vulgaire qui lui était familier, et une autre partie, bourse. C’est à la main et à la bourse que je me propose de faire appel. Je suis venu ce matin dans l’intention de solliciter de vous…
— Vous auriez dû vous adresser à mistress Gill ; elle est mon aumônière.
— Pour solliciter de vous une souscription en faveur d’une école. Moi et le docteur Boultby avons l’intention d’en ériger une dans le hameau d’Ecclefigg, qui dépend de notre cure de Whinbury. Les Baptists se sont emparés de ce hameau ; ils ont là une chapelle, et nous voulons leur disputer le terrain.
— Mais je n’ai rien à faire avec Ecclefigg ; je n’y possède aucune propriété.
— Qu’est-ce que cela signifie ? Vous êtes une femme dévouée à l’Église, n’est-ce pas ?
— Admirable créature ! murmura intérieurement Shirley. Quelle exquise convenance ! quel ton ! quel ravissement il excite en moi ! » Puis elle dit à haute voix : « Certainement, je suis dévouée à l’Église.
— Alors vous ne pouvez refuser votre souscription en cette circonstance. La population d’Ecclefigg est un tas de brutes ; nous voulons les civiliser.
— Qui sera le missionnaire ?
— Moi probablement.
— Vous ne craignez pas d’échouer par le manque de sympathie de votre troupeau ?
— J’espère que non, j’attends le succès ; mais il nous faut de l’argent. Voilà le papier ; je vous en prie, inscrivez une belle somme. »
Rarement Shirley refusait une demande d’argent. Elle inscrivit son nom pour cinq guinées : après les trois cents qu’elle venait de donner, et les petites sommes qu’elle donnait chaque jour, c’était tout ce qu’elle pouvait alors accorder. Donne déclara la souscription « méprisable » et demanda brusquement davantage. Miss Keeldar rougit d’indignation et plus encore d’étonnement.
« En ce moment, je ne donnerai rien de plus, dit-elle.
— Vous ne me donnerez rien de plus ? moi qui m’attendais à vous voir vous inscrire en tête de la liste pour une centaine de guinées ! Avec votre fortune, vous ne devriez jamais mettre votre signature pour une moindre somme. »
Shirley garda le silence.
» En vérité, continua Donne, une lady qui a mille livres sterling de revenu devrait avoir honte de donner cinq guinées pour une œuvre de bienfaisance. »
Shirley, si rarement hautaine, le paraissait en ce moment. Ses traits distingués prirent tout à coup une expression de dédain méprisant.
« Étranges remarques ! dit-elle, et des plus inconsidérées ! Un reproche comme remercîment d’une libéralité est chose tout à fait déplacée !
— Une libéralité ! Appelez-vous cinq guinées une libéralité ?
— Oui ; et cette libéralité, si je ne l’avais faite à l’école projetée du docteur Boultby, école dont j’approuve l’érection, et nullement à son vicaire, qui me paraît fort malavisé dans sa manière de solliciter et d’extorquer des souscriptions, sans cette considération, cette libéralité, je le répète, je la retirerais à l’instant. »
Donne avait l’épiderme épais : il ne sentit pas la moitié de ce que le ton, le regard de son interlocutrice voulaient dire ; il ne savait sur quel terrain il se trouvait.
« Quel misérable pays que ce Yorkshire ! continua-t-il. Je n’eusse jamais pu m’en former une idée si je ne l’avais vu. Et quel peuple, riches et pauvres ! Comme ils sont grossiers et incultes ! Comme ils seraient traités dans le Sud ! »
Shirley était appuyée en avant sur la table ; ses narines se dilataient légèrement, et ses doigts effilés s’entrelaçaient et se comprimaient avec force.
« Les riches, poursuivit l’infatué et aveugle Donne, sont un tas d’avares, ne vivant jamais comme ils devraient le faire avec leur fortune ; c’est à peine si l’on trouve une famille qui ait une voiture convenable et un sommelier. Quant aux pauvres, voyez-les se presser en foule aux portes de l’église les jours de mariage et d’enterrement, piétinant en sabots ; les hommes en manches de chemises et avec leurs tabliers de cardeurs de laine, les femmes en bonnet et en robe de nuit. Ils mériteraient positivement qu’on lançât au milieu d’eux une vache furieuse pour les mettre en déroute. Hi ! hi ! comme ce serait drôle !
— Là, vous avez atteint la limite, dit Shirley avec calme. Vous avez atteint la limite, répéta-t-elle en lui lançant son regard étincelant. Vous ne pouvez la dépasser, et, ajouta-t-elle en appuyant sur les mots, vous ne la dépasserez pas dans la maison. »
Elle se leva : personne n’eût pu l’arrêter alors, car elle était exaspérée ; elle marcha droit aux portes du jardin, qu’elle ouvrit toutes grandes.
« Sortez ! dit-elle, et vivement, et ne remettez jamais les pieds dans cette maison. »
Donne était abasourdi. Pendant tout le temps, il avait cru se montrer à son grand avantage et comme une personne du premier ton. Il s’imaginait produire une impression étourdissante. N’avait-il pas exprimé son dédain pour tout ce qui tenait au Yorkshire ? Quelle preuve plus concluante pouvait-il donner de sa supériorité sur les habitants de ce comté ? Et, malgré cela, il allait se voir jeté comme un chien à la porte d’un jardin du Yorkshire. Dans de telles circonstances, où était « l’enchaînement mutuel des causes ? »
« Débarrassez-moi de votre présence à l’instant, à l’instant ! réitéra Shirley en le voyant hésiter.
— Madame, un ecclésiastique ! chasser un ecclésiastique !
— Fussiez-vous un archevêque, vous venez de me prouver que vous n’êtes pas un gentleman. Vous allez sortir, et promptement. »
Sa résolution était inébranlable ; ce n’était pas un jeu. D’ailleurs Tartare se levait ; il apercevait les symptômes d’une commotion et manifestait l’intention d’y jouer son rôle. Il n’y avait évidemment pas d’autre parti à prendre, et Donne opéra son exode : l’héritière lui envoya une profonde révérence en fermant la porte sur lui.
« Comment ce prêtre pompeux ose-t-il traiter ainsi ses paroissiens ? Comment cet infatué cockney ose-t-il mépriser le Yorkshire » fut la seule observation de Shirley en revenant prendre sa place à table.
Bientôt la réunion se sépara. Le front assombri, la lèvre contractée, l’œil en feu, Shirley ne paraissait nullement disposée à prendre sa part de joyeux amusements.