Shirley/13
Shirley et Shirley et Agnès Grey, Ch. Lahure et Cie, (p. 231-245).
CHAPITRE XIII.
Shirley cherche à se sauver par de bonnes œuvres.
« D’ailleurs, je sais qu’il épousera Shirley, furent les premières paroles de Caroline lorsqu’elle s’éveilla le lendemain matin. Et il faut qu’il l’épouse : elle peut lui venir en aide, ajouta-t-elle avec fermeté. Mais lorsqu’ils seront mariés, je serai oubliée, dit-elle aussitôt avec amertume. Je serai oubliée ! Et que ferai-je lorsque mon Robert sera perdu pour moi ? Que deviendrai-je ? Mon Robert ? Oh ! que ne puis-je l’appeler ainsi ! mais je suis la pauvreté et l’impuissance, moi ; Shirley est la richesse et le pouvoir. Elle est la beauté aussi et l’amour, je ne le puis nier. Ce mariage n’est point une sordide alliance ; elle l’aime, non d’un amour vulgaire ; elle l’aime, ou elle l’aimera, comme il doit être fier de se voir aimé. Aucune objection de quelque valeur ne peut s’élever. Qu’ils se marient donc, alors. Mais après je ne serai plus rien. Quant à être sa sœur et à le considérer désormais comme un frère, j’en méprise la pensée. Je veux être tout ou rien pour un homme comme Robert. Aussitôt qu’ils seront unis, certainement je les quitterai. Quant à rester ici, auprès d’eux, jouant l’hypocrite et affichant de calmes sentiments d’amitié, quand mon âme sera déchirée par d’autres sentiments, jamais je ne descendrai à une telle dégradation. Je me sens aussi peu capable de jouer le rôle de leur amie commune que celui de leur mortelle ennemie. Robert est un homme remarquable à mes yeux ; je l’ai aimé, je l’aime, et je dois l’aimer. Je voudrais être sa femme si je le pouvais. Comme je ne le puis, je ne dois plus le revoir. Il n’y a qu’une alternative : m’attacher à lui comme si j’étais une partie de lui-même, ou être séparée de lui comme les deux pôles d’une sphère. Que la Providence nous sépare alors, et nous sépare promptement. »
Ces réflexions occupaient encore son esprit à une heure avancée de l’après-midi, lorsque l’un des personnages qui remplissaient sa pensée vint à passer devant la fenêtre du parloir. Miss Keeldar marchait lentement : sa démarche, son expression, avaient ce mélange de rêverie et de nonchalance qui leur était habituel. Lorsqu’elle s’animait, la nonchalance disparaissait ; son air pensif, se mariant avec une douce gaieté, donnait à son rire, à son sourire et à son regard, un parfum de sentiment tout particulier.
« Pourquoi donc n’êtes-vous pas venue me voir cette après-midi, ainsi que vous me l’aviez promis ?
— Je n’étais pas d’humeur, » répondit miss Helstone avec beaucoup de vérité.
Shirley avait déjà fixé sur elle un regard pénétrant.
« Non, dit-elle, je vois que vous n’êtes pas d’humeur à m’aimer : vous êtes dans votre sombre et triste disposition d’esprit, lorsque la présence d’une compagne a l’air de vous ennuyer. Vous avez de semblables moments, le savez-vous ?
— Avez-vous l’intention de rester longtemps, Shirley ?
— Oui : je suis venue pour prendre le thé, et je veux le prendre avant de partir. Je me permettrai donc la liberté de me débarrasser de mon chapeau, sans attendre votre invitation. »
Ce qu’elle fit ; puis elle resta debout, les mains derrière le dos.
« Jolie expression que vous avez dans votre physionomie, continua-t-elle, regardant toujours Caroline avec son regard perçant, qui exprimait plutôt la pitié que tout autre sentiment. Vous paraissez disposée à vous renfermer en vous-même, pauvre biche blessée, cherchant la solitude. Avez-vous peur que Shirley ne vous tourmente, si elle découvre que vous êtes blessée et que votre plaie est saignante ?
— Je n’ai jamais peur de Shirley.
— Mais quelquefois vous avez de la répugnance pour elle ; souvent vous l’évitez. On ne peut dédaigner ni éviter Shirley sans qu’elle s’en aperçoive. Si vous n’étiez pas revenue hier à la maison en la compagnie que vous savez, vous seriez une toute différente fille aujourd’hui. À quelle heure êtes-vous arrivée à la rectorerie ?
— Vers dix heures.
— Hum ! vous avez mis trois quarts d’heure pour faire un mille. Est-ce vous ou Moore qui avez ainsi ralenti le pas ?
— Shirley, vous dites des absurdités.
— C’est lui qui vous a dit cela, je n’en doute pas, ou il en a eu l’intention, ce qui est cent fois pire. Je vois encore la réflexion de ses yeux sur votre front en ce moment. Je serais disposée à l’appeler sur le terrain, si je pouvais seulement trouver un second sur qui je pusse compter. Je suis horriblement irritée. Je l’étais hier soir, et je l’ai été toute la journée. Vous ne me demandez pas pourquoi, continua-t-elle après une pause, vous, petite, silencieuse et trop modeste enfant ; et vous ne méritez pas que je verse mes secrets dans votre sein sans votre invitation. Sur ma parole, je me sentais disposée hier soir à guetter Moore avec de cruelles intentions : j’ai des pistolets, et je sais m’en servir.
— Vous plaisantez, Shirley ! Qui auriez-vous tué ? Moi ou Robert ?
— Ni l’un ni l’autre, peut-être, moi-même, qui sait ? plus probablement une chauve-souris ou une branche d’arbre. Votre cousin est un fat, un fat calme, sérieux, sensé, judicieux, et rempli d’ambition. Il me semble le voir, debout, devant moi, parlant avec son air moitié sérieux, moitié enjoué, me dominant (ce que je sens parfaitement) avec sa fixité de dessein, etc. ; et alors je ne puis le souffrir ! »
Miss Keeldar se mit à parcourir rapidement la chambre, répétant énergiquement qu’elle ne pouvait souffrir les hommes en général, et son tenancier en particulier.
« Vous vous trompez, dit Caroline un peu alarmée ; Robert n’est ni un fat ni un lovelace ; j’en puis répondre.
— Vous, en répondre ! Est-ce que vous pensez que je m’en fierai à vous sur ce sujet ? Il n’est pas de témoignage que je ne sois disposée à croire plutôt que le vôtre. Dans l’intérêt de Moore, vous vous couperiez la main droite !
— Mais je ne mentirais pas ; et, si je dis la vérité, je puis vous assurer qu’il n’a été que poli envers moi hier soir, voilà tout.
— Je ne vous ai pas demandé ce qu’il avait été, je peux le deviner : je le vis de la fenêtre prendre votre main dans ses longs doigts aussitôt qu’il eut passé ma porte.
— Cela n’est rien. Je ne suis pas une étrangère, vous le savez : je suis une ancienne connaissance, et de plus sa cousine.
— Je suis indignée, répondit miss Keeldar. Tout mon bonheur en ce moment, ajouta-t-elle, est détruit par ses manœuvres. Il s’interpose entre vous et moi ; sans lui nous serions inséparables ; c’est lui qui est cause des perpétuelles éclipses de notre amitié. À chaque instant il traverse et obscurcit le disque que je voudrais toujours voir lumineux ; à tout moment il me rend un objet d’ennui et de déplaisir pour vous.
— Non, Shirley ; non.
— J’ai dit la vérité. Vous n’avez pas éprouvé le besoin de ma société cette après-midi, et j’en ai été très-affligée. Vous êtes naturellement un peu réservée ; mais moi j’aime la société, je ne peux vivre seule. Si nous n’étions pas contrariées, je vous aime tant que je voudrais vous avoir en ma présence continuellement, et jamais il ne m’arrive, même pour une seconde, de désirer votre absence. Vous ne pouvez en dire autant par rapport à moi.
— Shirley, je peux dire tout ce que vous voudrez : Shirley, je vous aime !
— Vous me souhaiterez à Jéricho demain, Lina.
— Non. Chaque jour je me sens plus accoutumée, plus attachée à vous. Vous savez que je suis trop Anglaise pour me laisser entraîner tout d’un coup par une véhémente affection ; mais vous êtes si au-dessus du commun, vous êtes si différente de toutes les jeunes ladies, que je vous estime, je vous apprécie ; vous ne m’êtes jamais à charge, jamais. Croyez-vous à ma parole ?
— En partie, reprit miss Keeldar, avec un sourire quelque peu incrédule ; mais vous êtes une singulière fille. Calme comme vous le paraissez, il y a en vous quelque part une force et une profondeur qu’il est difficile de découvrir ou d’apprécier ; certainement, vous n’êtes pas heureuse.
— Et ceux qui ne sont pas heureux sont rarement bons ; est-ce là ce que vous voulez dire ?
— Nullement. Je veux dire plutôt que les gens qui ne sont pas heureux sont souvent préoccupés, et peu d’humeur à discourir avec des compagnons de ma nature. D’ailleurs, il y a une sorte de malheur, qui non-seulement attriste, mais dévore, et celui-là, je le crains, est le vôtre. La pitié peut-elle vous servir à quelque chose, Lina ? Dans ce cas, recevez-en de Shirley ; elle vous en offre largement, et de la plus pure qualité.
— Shirley, je n’eus jamais de sœur, vous n’en eûtes jamais non plus ; mais je sens en ce moment ce que doivent être les sentiments de deux sœurs l’une pour l’autre : une affection, enracinée à leur vie, qu’aucun choc ne peut ébranler, que les petites querelles froissent un instant, afin qu’elle se redresse plus fraîche et plus vive lorsque la pression a disparu ; une affection qu’aucune passion ultérieure ne peut détruire, que l’amour même ne peut qu’égaler en force et en constance. L’amour nous blesse si cruellement, Shirley ; il nous cause de telles angoisses, de telles tortures, et nos forces sont consumées et détruites par ses flammes ; l’affection n’a ni tourments ni flammes, mais elle est la consolation et le baume. Je me sens consolée et soulagée lorsque vous, vous seulement, êtes près de moi, Shirley. Me croyez-vous maintenant ?
— Je crois toujours facilement ce qui me cause du plaisir. Nous sommes donc réellement amies, Lina, en dépit de la noire éclipse ?
— Bien réellement, répondit Caroline, attirant Shirley près d’elle et la faisant asseoir, et quoi qu’il puisse arriver.
— Alors, nous allons parler d’autre chose que de notre perturbateur. »
Mais en ce moment le recteur entra, et le sujet dont miss Keeldar voulait entretenir Caroline fut laissé de côté jusqu’au moment où elle se disposa à partir ; elle s’arrêta alors quelques minutes dans le corridor pour dire :
« Caroline, il faut que je vous dise que j’ai un grand poids sur l’esprit. Ma conscience est troublée, comme si j’avais commis ou si j’étais sur le point de commettre un crime. Ce n’est pas ma conscience privée, vous devez comprendre, mais ma conscience de propriétaire et de seigneur du manoir de Fieldhead. Je suis tombée dans les serres d’un aigle aux griffes de fer. Je suis sous une influence de sévérité que je n’approuve guère, mais à laquelle je ne peux résister. Quelque événement arrivera avant qu’il soit peu, auquel je n’aime pas à penser. Pour soulager mon esprit, et pour prévenir le mal autant qu’il est en mon pouvoir, j’ai l’intention d’entreprendre une série de bonnes œuvres. Ne soyez pas surprise, en conséquence, si vous me voyez devenir furieusement charitable. Je n’ai pas la moindre idée de la manière dont je dois commencer, mais vous me donnerez quelques conseils : nous parlerons plus au long sur ce sujet demain ; veuillez prier cette excellente personne, miss Ainley, de venir à Fieldhead ; j’ai quelques velléités de me mettre sous sa direction : n’aurait-elle pas une précieuse élève ? Donnez-lui à entendre, Lina, que, bien qu’avec d’excellentes intentions, je suis d’un caractère un peu nonchalant, afin qu’elle soit moins scandalisée de ma complète ignorance touchant les Sociétés de bienfaisance et autres choses semblables. »
Le lendemain, Caroline trouva Shirley gravement assise à son bureau, avec un livre de comptes, une liasse de banknotes et une bourse bien remplie devant elle. Elle paraissait fort sérieuse, mais quelque peu embarrassée.
« Je viens, dit-elle, de jeter un coup d’œil sur la dépense hebdomadaire de ma maison, en cherchant sur quoi je pourrais retrancher ; j’ai eu une conférence avec mistress Gill, la cuisinière, et cette personne est sortie avec la conviction que j’ai le cerveau dérangé. Je l’ai chapitrée, d’une façon toute nouvelle pour elle, sur son devoir d’être soigneuse. J’ai été moi-même étonnée de mon éloquence sur le texte de l’économie : car, vous le voyez, cette idée est pour moi tout à fait neuve. Je n’avais jamais pensé à cela, je n’en avais jamais parlé. Mais tout cela n’était que de la théorie : car, lorsque j’en suis arrivée à la partie pratique, il m’a été impossible de retrancher un shilling. Je n’ai pas eu la fermeté nécessaire pour supprimer une seule livre de beurre, ou pour suivre une enquête sur la destinée des graisses, du lard, du pain, des viandes froides, etc. Je sais que nous n’avons jamais d’illumination à Fieldhead, et cependant je n’ai pas eu le courage de lui demander ce que signifiait la consommation d’une prodigieuse quantité de livres de chandelle ; nous ne blanchissons pas pour la paroisse, et cependant j’ai examiné en silence des articles de savon et de poudre à blanchir montant à un chiffre fabuleux ; je ne suis point carnivore ; mistress Pryor et mistress Gill elle-même le sont peu, et cependant j’ai ouvert de grands yeux en voyant le total des comptes du boucher, qui prouvait ce fait, cette fausseté, je veux dire. Caroline, vous pouvez vous moquer de moi, mais vous ne pouvez me changer. Je suis poltronne sur certains points, je le sens. Il y a un bas alliage de lâcheté morale dans ma nature. J’ai rougi et baissé la tête devant mistress Gill, lorsqu’elle aurait dû implorer ma clémence. Il m’a été impossible de lui donner à entendre, à plus forte raison de lui prouver, qu’elle était une friponne. Je n’ai aucune dignité calme, aucun vrai courage.
— Shirley, comme vous vous calomniez ! Mon oncle, qui n’a pas l’habitude de bien parler des femmes, dit qu’il n’y a pas dix mille hommes dans toute l’Angleterre aussi véritablement courageux que vous.
— Je suis courageuse physiquement. Je n’ai jamais peur du danger. Je ne fus point émue quand le grand taureau rouge de M. Wynne, se dressant avec un mugissement devant moi lorsque je traversais seule la prairie des Primevères, baissa sa tête terrible et féroce et se précipita sur moi ; mais j’avais peur de voir la honte et la confusion sur le visage de mistress Gill. Vous avez deux fois, dix fois ma force d’esprit sur certains sujets, Caroline ; vous que rien ne pourrait engager à passer auprès d’un taureau, quelque doux qu’il paraisse, vous eussiez fermement fait voir à ma femme de charge qu’elle avait mal agi ; puis vous l’eussiez sagement et doucement réprimandée, et enfin, j’en suis persuadée, pourvu qu’elle se fût montrée repentante, vous lui eussiez généreusement pardonné. Je suis incapable d’agir ainsi. Cependant, en dépit de ces dépenses dans les limites de nos moyens, j’ai en main de l’argent avec lequel je dois réellement faire quelque bien. Les pauvres de Briarfield souffrent cruellement ; il faut qu’ils soient secourus. Que pensez-vous que je doive faire, Lina ? Ne vaudrait-il pas mieux leur distribuer l’argent en une fois ?
— Non, certainement, Shirley, vous ne devez pas agir ainsi. J’ai souvent remarqué que toute votre charité consiste à distribuer des shillings et des demi-couronnes d’une manière généreuse et négligente qui donne lieu à de perpétuels abus. Il vous faut un premier ministre, ou vous vous jetterez vous-même dans une inextricable série d’embarras. Vous ayez nommé miss Ainley, je m’adresserai à miss Ainley ; et d’ici là, promettez-moi de rester tranquille et de ne pas commencer à jeter votre argent. Combien vous en avez, Shirley ! vous devez vous trouver bien riche avec tout cela ?
— Oui, je le suis en effet. Cette somme n’est pas immense, mais je me sens responsable de sa disposition, et réellement cette responsabilité pèse sur mon esprit plus lourdement que je n’aurais pu m’y attendre. On dit qu’il y a dans Briarfield des familles sur le point de mourir de faim ; quelques-uns de mes paysans sont dans une position misérable : je dois et je veux les secourir.
— Il y a des gens qui disent que nous ne devons pas donner d’aumônes aux pauvres, Shirley.
— Ces gens-là sont profondément insensés. Pour ceux qui n’ont pas faim, il est fort aisé de discourir sur la dégradation de la charité, etc. ; mais ils oublient la brièveté de la vie aussi bien que son amertume. Nul de nous n’a longtemps à vivre ; aidons-nous donc les uns les autres dans les moments de détresse et d’affliction autant que nous le pouvons, sans nous mettre le moins du monde en peine des vains scrupules de la philosophie.
— Mais vous secourez les autres, Shirley ; vous avez déjà l’habitude de donner beaucoup.
— Pas assez ; je dois donner davantage, ou, je vous le dis, le sang de mon frère criera quelque jour vers le ciel contre moi : car, après tout, si des incendiaires politiques venaient d’allumer l’incendie dans le village, et que ma propriété fût attaquée, je la défendrais comme une tigresse ; je sais que je la défendrais. Laissez-moi prêter l’oreille à la Miséricorde pendant qu’elle est près de moi ; la voir une fois étouffée par les cris de provocation des scélérats, je serais remplie d’ardeur pour résister et réprimer. Si une fois les pauvres s’assemblent sous forme de populace, je dois me montrer à eux comme aristocrate. S’ils me bravent, je dois les défier ; s’ils attaquent, je dois résister, et je résisterais.
— Vous parlez comme Robert.
— Je sens comme Robert ; seulement avec plus d’ardeur. Qu’ils s’attaquent à Robert, ou à sa fabrique, ou à ses intérêts, et je les haïrai. À présent je ne suis point une patricienne et je ne regarde point les pauvres qui m’environnent comme des plébéiens ; mais si une fois ils emploient la violence envers moi ou les miens, et veulent nous imposer des conditions, la pitié pour leur misère et le respect pour leur pauvreté feront place chez moi au mépris pour leur ignorance et au ressentiment de leur insolence.
— Shirley, comme vos yeux étincellent !
— Parce que mon âme est en feu ; voudriez-vous, plus que moi, laisser Robert écrasé par le nombre ?
— Si j’avais votre pouvoir pour aider Robert, je voudrais en user comme vous entendez le faire. Si je pouvais être pour lui une amie comme vous pouvez l’être, je voudrais demeurer à ses côtés, comme vous entendez le faire, jusqu’à la mort.
— Et maintenant, Lina, si vos yeux ne lancent pas des éclairs, ils brillent cependant ; vous baissez vos cils, mais j’ai vu s’allumer une étincelle. Cependant le moment de combattre n’est pas arrivé. Ce que je voudrais pouvoir faire, c’est prévenir le mal ; je ne puis oublier, ni le jour ni la nuit, que ces amers sentiments du pauvre contre le riche ont été engendrés par la souffrance ; ils n’auraient pour nous ni haine ni envie, s’ils ne nous croyaient pas beaucoup plus heureux qu’eux. Pour adoucir cette souffrance et par là même diminuer cette haine, laissez-moi donner largement mon superflu, et, afin que la donation soit plus efficace, faisons-la sagement. Pour cela, donnons place dans nos conseils au bon sens calme, éclairé et pratique ; ainsi, allez me chercher miss Ainley. »
Sans attendre un mot de plus, Caroline mit son chapeau et partit. Il paraîtra étrange peut-être que ni elle ni Shirley n’aient songé à consulter mistress Pryor sur le sujet en question ; mais elles agissaient sagement en s’abstenant. La consulter, elles le savaient instinctivement, c’eût été la jeter dans le plus pénible embarras. Elle était beaucoup plus instruite, plus expérimentée que miss Ainley ; mais, pour de l’énergie administrative et de l’activité exécutive, elle n’en avait aucune. Elle eût souscrit volontiers pour sa modeste obole à toute œuvre charitable ; elle faisait l’aumône en secret : mais elle n’était capable de prendre aucune part dans une œuvre de charité publique et sur une large échelle ; quant à l’organiser, cela était tout à fait hors de question. Shirley le savait, et c’est pourquoi elle ne troubla point mistress Pryor par d’inutiles conférences, qui pouvaient seulement lui rappeler sa propre incapacité, sans produire aucun bien.
Ce fut un beau jour pour miss Ainley que celui où elle fut appelée à Fieldhead pour délibérer sur un projet qui rentrait si bien dans ses vues ; lorsque assise à la place d’honneur devant une table avec du papier, des plumes et de l’encre, et, ce qui valait mieux que tout cela, de l’argent comptant devant elle, on la pria de dresser un plan régulier pour distribuer des secours aux pauvres de Briarfield. Miss Ainley, qui les connaissait tous, qui avait étudié leurs besoins, avait souvent vu de quelle façon ils pourraient être plus efficacement secourus, si les moyens de secours pouvaient être trouvés ; miss Ainley était tout à fait compétente dans la question, et une joie douce s’empara de son cœur lorsqu’elle se vit à même de répondre clairement et promptement aux pressantes questions qui lui étaient adressées par les deux jeunes filles, lorsqu’elle leur montra par ses réponses quelle précieuse connaissance elle avait acquise de la condition des pauvres qui vivaient autour d’elle.
Shirley mit trois cents guinées à la disposition de miss Ainley, dont les yeux se remplirent de douces larmes à la vue de cet argent, qui lui représentait de la nourriture pour ceux qui avaient faim, des vêtements pour ceux qui étaient nus, des médicaments pour les malades. Elle rédigea aussitôt un plan simple et judicieux pour l’emploi de cette somme, et elle assura Shirley et Caroline que des temps plus heureux ne tarderaient pas à arriver, car elle ne doutait point que l’exemple donné par la châtelaine de Fieldhead ne fût bientôt suivi par d’autres. Elle voulait essayer de réunir quelques souscriptions additionnelles et former un fonds ; mais il fallait qu’elle consultât d’abord le clergé ; sur ce point elle était péremptoire ; M. Helstone, le docteur Boultby, M. Halle, devaient être consultés (car non-seulement il fallait soulager les pauvres de Briarfield, mais aussi ceux de Whinbury et de Nunnely) ; il y aurait de sa part de la présomption à faire la moindre démarche sans y être autorisée par eux.
Les membres du clergé étaient des êtres sacrés aux yeux de miss Ainley ; quelle que pût être l’insignifiance de l’individu, sa fonction en faisait un saint homme. Les vicaires mêmes, qui, dans leur triviale arrogance, étaient à peine dignes de dénouer les cordons de sa chaussure ou de porter son parapluie de coton, passaient à ses yeux, dans son sincère enthousiasme, pour de jeunes saints. Peu importait qu’on lui fît remarquer clairement leurs petits vices et leurs énormes absurdités, elle ne les pouvait voir : elle était aveugle pour les défauts ecclésiastiques. Le blanc surplis pouvait couvrir une multitude d’imperfections.
Shirley, connaissant cette innocente infatuation de la part de celle qu’elle venait de choisir pour son premier ministre, stipula expressément que les vicaires n’auraient pas voix délibérative pour l’emploi de l’argent. Les recteurs devaient avoir la haute main, et l’on pouvait se fier à eux ; ils avaient quelque expérience, quelque sagacité, et M. Hall, au moins, avait de la sympathie et une bienveillance dévouée pour ses paroissiens ; mais quant aux jeunes gens sous leurs ordres, il fallait les tenir à l’écart et leur apprendre que la subordination et le silence étaient ce qui convenait le mieux à leur âge et à leur capacité.
Ce fut avec une espèce d’horreur que miss Ainley entendit un pareil langage. Caroline, cependant, la calma en prononçant quelques mots à la louange de M. Sweeting. Sweeting était le favori de miss Ainley ; elle s’efforçait de respecter MM. Malone et Donne ; mais les tranches de pâtisserie et les verres de vin de primevère qu’elle avait offerts à Sweeting, toutes les fois qu’il était venu la visiter dans son petit cottage, étaient toujours donnés avec une attention et des sentiments tout maternels. Elle avait une fois offert la même frugale collation à Malone ; mais ce personnage avait affecté pour son offre un si évident mépris, qu’elle ne s’était jamais aventurée à la renouveler. Elle servait souvent aussi ce régal à Donne, et se trouvait heureuse de lui voir manifester son approbation d’une manière évidente en mangeant deux tranches de gâteau, et en en mettant une troisième dans sa poche.
Infatigable quand il s’agissait de faire le bien, miss Ainley se fût aussitôt mise en route et eût entrepris une tournée de dix milles pour voir les trois recteurs, leur soumettre le plan et solliciter leur approbation ; mais miss Keeldar lui interdit cette démarche, et proposa, comme amendement, de réunir le clergé en petit comité le soir même à Fieldhead. Miss Ainley y assisterait, et le plan serait discuté en conseil privé.
Shirley fit donc appeler à Fieldhead MM. les recteurs, et, avant l’arrivée de miss Ainley, elle soutint la conversation avec eux de la plus aimable façon. Elle s’était chargée elle-même du docteur Boultby et de M. Helstone. Le premier était un vieux Gallois, entêté, violent, obstiné, mais qui n’en faisait pas moins beaucoup de bien, peut-être avec un peu trop d’ostentation ; le dernier, nous le connaissons. Elle avait pour tous deux une sympathie amicale, surtout pour le vieux Helstone, et il lui en coûtait peu d’être charmante pour eux. Elle leur fit faire le tour du jardin, elle leur cueillit des fleurs, elle se montra comme leur fille dévouée. Elle laissa M. Hall à Caroline, ou plutôt ce fut aux soins de Caroline que M. Hall se confia lui-même.
M. Hall recherchait la société de Caroline dans toutes les réunions où il se trouvait avec elle. Ce n’était pas généralement un dameret, quoiqu’il plût à toutes les dames : c’était un dévoreur de livres, qui avait la vue basse, portait lunettes, et était sujet à de fréquentes distractions. Pour les vieilles ladies, il était bienveillant comme un fils ; il convenait aux hommes de tout état et de toute condition ; la sincérité, la simplicité, la franchise de ses manières, la noblesse de son intégrité, la réalité et l’élévation de sa piété, lui gagnaient des amis dans tous les rangs. Ses pauvres clercs et sacristains l’affectionnaient ; le noble patron de son bénéfice avait pour lui une haute estime. C’était seulement avec les jeunes, belles, fashionables et élégantes ladies, qu’il se trouvait un peu timide ; étant lui-même un homme simple, simple d’aspect, de manières, de langage, il paraissait craindre leur pétulance, leur vivacité, leur élégance et leurs grands airs. Miss Caroline Helstone n’avait ni pétulance ni grands airs, et son élégance native était du genre le plus calme, calme comme la beauté de ces fleurs qui se cachent sous les haies. M. Hall était un facile, joyeux et agréable causeur : Caroline aussi pouvait causer dans le tête-à-tête. Elle aimait à voir M. Hall, dans les réunions, prendre un siège à côté d’elle, et la préserver ainsi de Pierre-Auguste Malone, de Joseph Donne ou de John Sykes ; et M. Hall ne manquait jamais de se prévaloir du privilège toutes les fois qu’il le pouvait. Une semblable préférence montrée par un célibataire à une lady non mariée eût assurément, dans les cas ordinaires, donné lieu à la médisance ; mais Cyrille Hall avait quarante-cinq ans, était légèrement chauve, commençait à grisonner, et jamais personne n’avait dit ou pensé qu’il pût se marier avec Caroline Helstone. Il ne le pensait pas lui-même : depuis longtemps il avait épousé ses livres et sa paroisse ; sa bonne sœur Marguerite, portant lunettes et savante comme lui, le rendait heureux dans sa position de célibataire ; il pensait qu’il était trop tard pour changer. En outre, il avait connu Caroline lorsqu’elle n’était qu’une charmante petite fille ; elle s’était assise plusieurs fois sur ses genoux ; il lui avait acheté des joujoux et donné des livres ; il sentait que l’amitié qu’elle avait pour lui était mêlée d’une sorte de respect filial. Pour rien au monde il n’eût voulu essayer de donner une autre couleur aux sentiments de cette jeune fille, et son âme sereine pouvait servir de miroir à une charmante image, sans se sentir troublée par la réflexion.
Lorsque miss Ainley arriva, elle fut accueillie affablement par tout le monde. Mistress Pryor et Marguerite Hall lui firent une place sur le sofa au milieu d’elles, et, lorsqu’elles furent assises toutes trois, elles formèrent un trio qui eût prêté à rire à de joyeux étourdis (une veuve d’un âge mûr et deux vieilles filles à lunettes), mais qui n’en avait pas moins sa valeur, ainsi que le pouvaient attester les pauvres et les malheureux.
Shirley exposa l’affaire et développa le plan.
« Je connais la main qui l’a tracé, » dit M. Hall, jetant un coup d’œil à miss Ainley et souriant bénignement : son approbation était gagnée. Boultby écouta et délibéra le front baissé et la lèvre inférieure avancée : la chose lui paraissait trop importante pour qu’il donnât son consentement à la légère. Helstone regarda autour de lui d’un air éveillé et soupçonneux, comme s’il eût craint que quelque artifice féminin ne fût à l’œuvre, et que quelque personnage en jupons n’essayât, en dessous main, d’acquérir une trop grande importance.
Shirley saisit et comprit l’expression de son regard.
« Le projet n’est rien, dit-elle nonchalamment ; c’est seulement un canevas, une simple suggestion. Vous êtes priés, messieurs, de faire vous-mêmes un règlement. »
Et elle s’en fut aussitôt chercher le pupitre à écrire, se souriant malicieusement à elle-même en se penchant sur la table où il se trouvait ; elle en tira une feuille de papier, une plume neuve, approcha de la table une chaise à bras, et présentant sa main à Helstone, lui demanda la permission de l’y installer. Pendant une minute il fit quelques difficultés, et plissa d’une façon étrange son front bronzé. À la fin il murmura :
« Bien ; vous n’êtes ni ma femme ni ma fille, et je me laisserai faire pour cette fois ; mais faites-y attention, je sais que vous me mettez dedans : vos petites manœuvres féminines ne m’aveuglent point.
— Oh ! dit Shirley, plongeant la plume dans l’encre et la lui mettant dans la main, vous devez me regarder aujourd’hui comme le capitaine Keeldar. Ceci est tout à fait une affaire de gentleman, la vôtre et la mienne, docteur. Les ladies que voilà sont seulement destinées à être nos aides de camp, et elles parlent à leurs risques et périls, jusqu’à ce que nous ayons réglé toute cette affaire. »
Souriant d’une façon qui ressemblait fort à une grimace, M. Helstone se mit à écrire. Il s’interrompit bientôt pour adresser des questions et consulter ses collègues, tantôt levant un œil dédaigneux sur les têtes bouclées des deux jeunes filles et sur les têtes graves des vieilles ladies, tantôt regardant les lunettes et les têtes grises des deux autres prêtres. Dans la discussion qui suivit, les trois recteurs montrèrent, à leur grand honneur, une connaissance approfondie de la condition des pauvres de leur paroisse, et même une expérience minutieuse des besoins individuels de chacun. Chaque recteur savait où le besoin de vêtements se faisait sentir, où la nourriture était la plus urgente, où un secours d’argent pouvait être accordé le plus judicieusement et sans crainte d’abus. Toutes les fois que la mémoire venait à leur faire défaut, miss Ainley ou miss Hall, si elles en étaient priées, leur venaient immédiatement en aide : mais ni l’une ni l’autre ne parlait sans y être invitée, ni l’une ni l’autre ne tenait à se mettre en avant ; elles n’avaient toutes deux que le désir sincère de se rendre utiles, et, le clergé voulant bien le leur permettre, elles acceptaient le bienfait avec reconnaissance.
Shirley se tenait debout derrière les recteurs, s’appuyant de temps à autre sur leurs épaules pour jeter les yeux sur les articles du règlement, prêtant une oreille attentive à tout ce qui se disait, et par intervalles se permettant encore son étrange sourire, sourire qui n’avait rien de méchant, mais qui était significatif ; trop significatif pour qu’on le crût généralement aimable. Rarement les hommes aiment que d’autres hommes lisent trop clairement leurs sentiments et leurs pensées les plus intimes. Il est bon pour les femmes, particulièrement, d’être douées d’un doux aveuglement ; d’avoir des yeux faibles et qui ne pénètrent jamais au-dessous de la surface des choses, qui prennent toute chose pour ce qu’elle paraît être. Beaucoup, convaincus de ceci, tiennent systématiquement leurs cils baissés ; mais l’œil le plus voilé a toujours une échappée par laquelle il peut, à l’occasion, jeter un regard sur la vie. Je me rappelle avoir vu une fois une paire d’yeux bleus, qui paraissaient habituellement endormis, prendre secrètement l’alerte ; et je connus par leur expression, une expression qui me glaça le sang et que je ne m’attendais guère à trouver en cet endroit, que depuis des années ces yeux lisaient sournoisement au fond des âmes. Le monde appelait celle qui possédait ces yeux bleus « une bonne petite femme. » Ce n’était point une Anglaise. J’étudiai sa nature par la suite, je l’appris par cœur, dans ses replis les plus secrets et les plus cachés : elle était la plus fine, la plus profonde, la plus subtile femme à projets de l’Europe.
Lorsque tout fut réglé selon les intentions de miss Keeldar, et que les recteurs furent entrés dans l’esprit de son projet au point de consentir à placer leur signature en tête de la liste de souscription chacun pour une somme de cinquante livres sterling, elle ordonna qu’on servît le souper. Elle avait recommandé à mistress Gill de déployer toute son habileté dans la préparation de ce repas. M. Hall n’était pas un bon vivant, il était naturellement sobre ; mais Boultby et Helstone aimaient tous deux la bonne cuisine. Le souper, des plus recherchés, les mit d’excellente humeur ; ils lui firent raison, comme des gentlemen toutefois, et non comme eût fait M. Donne, s’il avait été présent. Les vins fins furent dégustés avec plaisir et discernement. Le capitaine Keeldar fut complimenté sur son goût ; le compliment le charma : il avait voulu satisfaire ses religieux convives ; il avait réussi, et son visage rayonnait de plaisir.