Shirley
Traduction par Ch. Romey et A. Rolet.
Shirley et Shirley et Agnès GreyCh. Lahure et Cie (p. 271-287).


CHAPITRE XVI.

Le festin des écoles.


Elle n’allait pas au combat, elle ne marchait pas à la rencontre de l’ennemi, cette armée commandée par des prêtres et par des femmes ; et cependant sa musique jouait des airs guerriers, et, à en juger par les yeux et l’attitude de quelques-uns, de miss Keeldar, par exemple, ces airs éveillaient un esprit sinon martial, du moins plein d’ardeur. Le vieux Helstone, se retournant par hasard, aperçut le visage de Shirley, et ne put retenir un rire qu’elle comprit et qu’elle partagea.

« Il n’y a aucune bataille en perspective, dit-il ; notre pays n’a pas besoin que nous combattions pour lui : aucun ennemi ou tyran ne met en question ou ne menace notre liberté ; il n’y a rien à faire, nous exécutons seulement une promenade. Serrez les rênes, capitaine, et comprimez le feu de cette ardeur : nous n’en avons pas besoin… et c’est tant pis !

— Gardez votre avis, docteur, répondit Shirley. » Puis elle murmura à Caroline : « Je veux emprunter à l’imagination ce que la réalité ne me donnera pas. Nous ne sommes pas des soldats, le carnage n’est point mon désir : ou, si nous en sommes, nous sommes soldats de la croix. Je veux m’imaginer que le temps a remonté de quelques siècles en arrière, et que nous accomplissons un pèlerinage en Palestine. Mais non, cela n’est pas suffisant. J’ai besoin d’un rêve plus sombre : nous sommes des Lowlanders d’Écosse, suivant un capitaine du Covenant en haut des montagnes, pour tenir un meeting hors de l’atteinte des soldats des persécuteurs. Nous savons que la bataille peut suivre la prière ; et comme nous croyons que, dans la plus fâcheuse issue du combat, le ciel doit être notre récompense, nous sommes prêts à rougir volontiers le sol de notre sang. Cette musique remue mon âme ; elle éveille toute ma vie ; elle fait battre mon cœur, non avec son pouls tempéré de chaque jour, mais avec une nouvelle et pénétrante vigueur. Je désire presque avoir un danger à affronter ; une foi, une patrie, ou au moins un bien-aimé à défendre.

— Regardez, Shirley ! interrompit Caroline. Quelle est cette tache que l’on aperçoit au sommet de la hauteur de Stilbro’ ? Vous avez meilleure vue que moi : tournez donc de ce côté votre œil d’aigle. »

Miss Keeldar regarda. « Je vois, » dit-elle ; puis elle ajouta aussitôt : « Il y a une ligne rouge. Ce sont des soldats, des cavaliers, dit-elle vivement ; ils vont au galop, ils sont six, ils vont passer près de nous… Non, ils ont tourné à droite ; ils ont vu la procession, et ils l’évitent en faisant un détour. Où vont-ils ?

— Peut-être ne font-ils qu’exercer leurs chevaux.

— Peut-être bien. Nous ne les voyons plus maintenant. »

Ici M. Helstone éleva la voix.

« Nous allons passer à travers Royd-Lane, afin d’arriver plus tôt à Nunnely par la traverse, » dit-il.

Et, en conséquence, l’armée s’engagea dans le défilé de Royd-Lane. Ce défilé était fort étroit, si étroit que deux seulement pouvaient passer de front sans tomber dans le fossé qui le bordait de chaque côté. On était arrivé au milieu, quand un mouvement d’excitation se manifesta parmi les commandants. Les lunettes de Boultby et le large chapeau d’Helstone s’agitèrent, et les vicaires se firent des signes. M. Hall se tourna en souriant vers les ladies.

« Qu’y a-t-il donc ? » lui fut-il demandé.

Il étendit son bâton vers l’extrémité du défilé devant eux. Une seconde procession, une procession d’un autre genre, s’engageait aussi dans le défilé, conduite également par des hommes vêtus de noir, et suivie, ainsi qu’on pouvait l’entendre, par de la musique.

« Est-ce que ce serait l’ombre de la nôtre ? demanda Shirley.

— Si vous désiriez une bataille, vous êtes à peu près certaine de l’avoir, au moins une bataille de regards, murmura en riant Caroline.

— Ils ne passeront pas ! s’écrièrent unanimement les vicaires ; nous ne céderons pas.

— Céder ! répondit Helstone sévèrement, se tournant vers eux ; qui parle de céder ? Vous, garçons, pensez à ce que vous avez à faire : les ladies, je le sais, seront fermes ; je peux compter sur elles. Il n’y a pas ici une femme dévouée à l’Église qui ne soit disposée à soutenir la lutte contre ces gaillards-là, pour l’honneur de l’établissement. Qu’en dit miss Keeldar ?

— Elle demande ce que c’est.

— Les écoles des Dissidents et des Méthodistes, les Baptistes, les Indépendants, les Wesleyens, réunis dans une alliance impie, et s’engageant à dessein dans le défilé pour obstruer notre marche et nous faire reculer.

— Mauvais procédés ! dit Shirley, et je hais les mauvais procédés. Ils méritent assurément une leçon.

— Une leçon de politesse ; » suggéra M. Hall, qui était toujours pour la paix, non un exemple de violence.

Le vieux Helstone se mit en marche, hâtant le pas ; il marcha un peu en avant de sa compagnie. Il avait presque joint les autres chefs noirs, quand celui qui paraissait agir comme le commandant en chef de l’armée hostile, un gros et gras personnage à cheveux noirs lissés sur le front, commanda une halte. La procession s’arrêta : il tira un livre d’hymnes, désigna le verset, donna le ton, et tous entonnèrent avec ensemble le plus douloureux des cantiques.

Helstone fit signe à ses musiciens. Ils éclatèrent avec toute la puissance des cuivres. Il leur commanda de jouer le Rule Britannia, et ordonna aux enfants d’accompagner vocalement, ce qu’ils firent avec une ardeur enthousiaste. L’ennemi fut foudroyé, son psaume interrompu. Sous le rapport du bruit, il était terrassé.

« Maintenant, suivez-moi ! s’écria Helstone, non à la course, mais d’un pas ferme et vif. Soyez fermes, enfants et femmes, soutenez-vous les uns les autres ; tenez-vous par les pans de vos vêtements, si c’est nécessaire. »

Et il marcha en avant d’un pas si roide et si déterminé, et il fut en outre si bien secondé par les écoliers et leurs maîtres, qui firent exactement ce qu’il leur avait dit et marchèrent avec une ferme et solide impétuosité ; par les vicaires aussi, forcés de faire de même, placés qu’ils étaient entre deux feux, Helstone et miss Keeldar, qui tous deux surveillaient toute déviation avec une vigilance de lynx, et étaient prêts, l’un avec sa canne, l’autre avec son parasol, à réprimer la plus légère infraction aux ordres, que les dissidents furent d’abord étonnés, puis alarmés ; ils reculèrent et se pressèrent en arrière, et, à la fin, ils furent forcés de tourner les talons et de laisser libre le défilé de Royd-Lane. Boultby souffrit un peu dans la mêlée ; mais Helstone et Malone le soutinrent entre eux, et il sortit de la bagarre avec tous ses membres, mais avec une respiration quelque peu gênée.

Le gras dissident qui avait entonné l’hymne fut laissé assis dans le fossé. C’était un marchand de spiritueux, un chef de non-conformistes, et l’on dit qu’il but plus d’eau dans cette après-midi qu’il n’en avait avalé pendant les douze mois précédents. M. Hall avait pris soin de Caroline, et Caroline de lui. Miss Keeldar et M. Helstone se pressèrent cordialement les mains lorsqu’ils eurent glorieusement fait passer toute l’armée à travers le défilé. Les vicaires commençaient à triompher ; mais M. Helstone mit un frein à leur innocente ardeur ; il leur fit observer qu’ils n’avaient jamais eu le bon sens de savoir ce qu’ils devaient dire, et qu’ils feraient mieux de retenir leur langue ; il leur rappela qu’ils n’avaient été pour rien dans la conduite de l’affaire.

Vers trois heures et demie, la procession se retourna, et à quatre heures elle était arrivée à son point de départ. De longues lignes de bancs furent placés dans les champs récemment fauchés autour de l’école. Les enfants s’y assirent, et d’énormes paniers couverts de linges blancs et de vases d’étain fumants furent apportés. Avant la distribution des mets, un court bénédicité fut prononcé par M. Hall et chanté par les enfants : ces jeunes voix retentissant ainsi en plein air étaient mélodieuses et même touchantes. De larges gâteaux et du thé chaud et bien sucré furent distribués avec la plus grande libéralité ; aucune limite n’était posée, pour ce jour du moins ; la règle était que chaque enfant reçût au moins deux fois autant qu’il pouvait manger, afin qu’il lui restât une réserve qu’il pût emporter à la maison pour ceux auxquels l’âge, la maladie ou d’autres empêchements, n’avaient pas permis de venir au festin. Des gâteaux et de la bière circulaient aussi parmi les musiciens et les chantres d’église ; plus tard, les bancs furent enlevés, et tous purent se livrer sans contrainte à leurs jeux.

Une cloche appela les maîtres, les patrons et les patronnesses, dans la salle d’école ; miss Keeldar, miss Helstone et plusieurs autres ladies étaient déjà là, examinant l’arrangement de leurs différents services et de leurs tables. Une grande partie des domestiques femelles du voisinage, avec les femmes des chantres, des clercs et des musiciens, avaient été mises en réquisition pour le service de ce jour ; toutes avaient mis leurs plus frais atours, et, parmi les plus jeunes, il y en avait de fort jolies ; une dizaine étaient occupées à couper le pain et le beurre, une autre dizaine à apporter l’eau prise aux chaudières de la cuisine du recteur. La profusion des fleurs et de la verdure qui décoraient les murs, l’éclat des théières d’argent et de la porcelaine qui couvraient les tables, l’activité qui régnait de toutes parts, les visages joyeux, les toilettes brillantes, tout cela formait un aimable et réjouissant spectacle. Tout le monde parlait, non très-haut, mais joyeusement, et les canaris faisaient entendre dans leurs cages leurs chants les plus aigus.

Caroline, en qualité de nièce du recteur, prit place à l’une des trois premières tables. Mistress Boultby et Marguerite Hall présidaient aux deux autres. C’est à ces tables que devait se placer l’élite de la réunion, les strictes règles de l’égalité n’étant pas plus pratiquées à Briarfield qu’ailleurs. Miss Helstone se débarrassa de son chapeau et de son écharpe, afin d’être moins incommodée par la chaleur ; les longues boucles de ses cheveux, retombant sur son cou, lui tenaient presque lieu de voile, et sa robe de mousseline, d’une coupe modeste si presque semblable à celle d’une religieuse, la dispensait de s’encombrer d’un châle.

La salle se remplissait. M. Hall avait pris son poste à côté de Caroline, qui, tout en terminant l’arrangement des tasses et des cuillers, lui faisait à voix basse des remarques sur les événements du jour. Il paraissait un peu préoccupé de ce qui était arrivé à Royd-Lane, et elle s’efforçait de le distraire. Miss Keeldar était assise près d’eux ; chose étonnante, elle ne parlait ni ne riait ; au contraire, elle était fort calme, et portait autour d’elle des regards vigilants ; elle semblait craindre que quelque intrus ne s’emparât d’une place demeurée vide à côté d’elle, et qu’elle réservait bien évidemment à quelqu’un. De temps à autre elle étalait sa robe de satin sur cette place réservée, ou y déposait ses gants ou son mouchoir brodé. Caroline s’aperçut enfin du manège, et lui demanda quel ami elle attendait. Shirley se pencha vers elle, effleura presque son oreille de ses lèvres roses, et murmura, avec cette douceur que prenait sa voix lorsque ce qu’elle avait à dire était de nature à éveiller quelque secrète source de plaisir dans son cœur :

« J’attends M. Moore ; je le vis hier soir, et lui fis promettre de venir avec sa sœur et de prendre place à notre table. Il ne me manquera pas de parole, j’en suis sûre ; mais je crains qu’il n’arrive trop tard et ne soit séparé de nous. Voici une nouvelle fournée qui entre, toutes les places vont être prises : c’est insupportable. »

Et en effet M. Wynne le magistrat, sa femme, son fils et ses deux filles, firent en ce moment leur entrée solennelle. Ils faisaient partie de l’aristocratie de Briarfield ; leur place était marquée à la première table ; ils y furent conduits et remplirent tout l’espace demeuré vacant. Pour l’agrément de miss Keeldar, M. Sam Wynne s’empara de la place réservée à M. Moore, se plantant résolument sur sa robe, sur ses gants et sur son mouchoir. M. Sam était l’un des objets de son aversion, d’autant plus qu’il affichait de sérieuses prétentions à sa main. Le vieux gentleman aussi avait publiquement déclaré que le domaine de Fieldhead et celui de de Walden étaient délicieusement contagieux, ce que la rumeur publique n’avait pas manqué de répéter à Shirley.

Les oreilles de Caroline tintaient toujours de ce vibrant murmure : « J’attends M. Moore, » qui faisait encore battre son cœur et colorait ses joues, lorsque les notes de l’orgue éclatèrent sur le bruit confus de l’assemblée. Le docteur Boultby, M. Helstone et M. Hall se levèrent ; tout le monde les imita ; le bénédicité fut chanté avec accompagnement de musique, et le thé commença. Caroline était trop occupée de son office pour avoir le temps de regarder autour d’elle ; mais, la dernière tasse remplie, elle jeta un regard inquiet à travers la salle. Plusieurs gentlemen et plusieurs ladies demeuraient encore debout et n’avaient point de sièges. Au milieu d’un groupe, elle reconnut sa vieille amie, miss Mann, que le beau temps et quelques sollicitations avaient déterminée à quitter sa triste solitude pour jouir de quelques heures de plaisir. Miss Mann semblait fatiguée de se tenir debout ; une lady en chapeau jaune lui apporta une chaise. Caroline reconnut ce chapeau jaune ; elle reconnut les cheveux noirs, la figure bienveillante, quoique renfrognée, que surmontait ce chapeau ; elle reconnut la robe de soie noire et même le châle gris de lin ; enfin elle reconnut Hortense Moore, et elle eut l’idée de franchir tous les obstacles, de courir à elle et de l’embrasser, de lui donner un baiser pour elle et deux pour son frère. Elle se leva même à moitié, avec une exclamation étouffée, et peut-être, car l’impulsion était violente, se serait-elle précipitée à travers la chambre, si une main ne l’eût retenue sur sa chaise, et si une voix derrière elle ne lui eût murmuré :

« Attendez après le thé, Lina, et je l’amènerai vers vous. »

Et, aussitôt qu’elle put de nouveau lever les yeux, elle regarda : Robert lui-même était là, non loin d’elle, qui souriait à son ardeur ; il lui parut mieux qu’elle ne l’avait jamais vu ; il sembla même si beau à ses yeux fascinés, qu’elle n’osa pas hasarder un second coup d’œil : car cette image éblouit son regard d’un éclat douloureux, et s’imprima dans sa mémoire comme si elle y eût été daguerréotypée par un rayon de l’éclair.

Il s’avança et parla à Shirley, qui, irritée par quelques attentions importunes de Sam Wynne, et parce que ce gentleman demeurait assis sur ses gants et sur son mouchoir, et probablement aussi par le manque de ponctualité dont Moore s’était rendu coupable, n’était rien moins que de bonne humeur. Elle haussa d’abord les épaules, puis lui lança un ou deux mots amers sur son insupportable lenteur. Moore ne répliqua ni ne s’excusa. Il s’assit tranquillement à côté d’elle, comme s’il attendait qu’elle fût calmée, ce qu’elle fit en moins de cinq minutes ; elle lui offrit sa main, qu’il prit avec un sourire moitié grondeur, moitié reconnaissant : un imperceptible mouvement de tête marquait distinctement la première qualité de ce sourire ; il est probable qu’une aimable pression de main exprima la seconde.

« Vous allez vous asseoir où vous pourrez maintenant, monsieur Moore, dit Shirley, souriant aussi ; vous voyez qu’il n’y a pas un pouce de place pour vous ici ; mais je vois un espace vide à la table de M. Boultby, entre miss Armitage et miss Birtwhistle. Allez ; John Sykes sera votre vis-à-vis, et vous nous tournerez le dos. »

Cependant Moore préféra rester où il était ; de temps à autre il faisait le tour de la grande table, s’arrêtant pour saluer d’autres gentlemen qui, comme lui, étaient sans place ; mais il revenait toujours vers son aimant, Shirley, apportant avec lui des observations qu’il était nécessaire de lui murmurer à l’oreille.

Pendant ce temps, le pauvre Sam Wynne semblait loin d’être à son aise. Sa jolie voisine, à en juger par ses mouvements, paraissait d’une humeur peu égale et peu accommodante ; elle ne restait pas tranquillement assise pendant deux secondes de suite ; elle avait chaud, elle faisait jouer son éventail, se plaignait du manque d’air et d’espace. Elle faisait hautement la remarque que, dans son opinion, lorsque les gens avaient fini de prendre leur thé, ils devaient quitter la table, et annonçait qu’elle allait se trouver mal, si l’état des choses continuait. M. Sam lui offrit de l’accompagner dehors, vrai moyen de lui faire prendre un rhume mortel, dit-elle. Bref, son poste n’était plus tenable ; et, après avoir avalé son quantum de thé, il jugea à propos d’évacuer la place.

Moore eût dû être prêt à s’en emparer, tandis qu’il se trouvait à l’autre bout de la salle, en profonde conférence avec Christophe Sykes. Un grand marchand de grains, Timothée Ramsden, Esq., qui se trouvait plus rapproché et était fatigué d’être debout, s’avança pour s’emparer de la place vacante. Mais les expédients de Shirley ne lui firent pas défaut : un mouvement de son écharpe renversa la théière, dont le contenu se répandit partie sur l’endroit du banc demeuré vacant, et partie sur sa robe de satin ; il fallut appeler un garçon pour réparer le malheur. M. Ramsden, gentleman gros et bouffi, dont la personne était aussi vaste que la fortune, se retira aussitôt ; Shirley, ordinairement d’une indifférence coupable pour les petits accidents affectant la toilette, s’agita d’une façon qui eût fait honneur à la plus nerveuse lady : M. Ramsden ouvrit la bouche, se recula lentement, et, comme miss Keeldar menaçait de se laisser aller et de tomber en pâmoison à l’endroit même, il tourna sur ses talons et opéra une lourde retraite.

Moore revint enfin. Examinant avec calme le brouhaha, et souriant malicieusement de la contenance énigmatique de Shirley, il fit à part soi la remarque que le climat de ce bout de la salle était véritablement le plus chaud, et qu’il ne pouvait convenir qu’à des tempéraments froids comme le sien ; puis, jetant de côté garçons, nappes, robe de satin, etc., il s’installa lui-même à la place qui lui était évidemment marquée par sa destinée. Shirley s’apaisa, ses traits changèrent, son front crispé et l’inexplicable courbe de sa bouche reprirent leur expression naturelle ; tous les mouvements anguleux à l’aide desquels elle venait de vexer le pauvre Sam Wynne furent calmés comme par un charme. Et cependant elle ne jeta à Moore aucun regard gracieux ; au contraire, elle l’accusa de lui avoir donné un monde de contrariétés, et lui reprocha d’être cause de la perte qu’elle venait de faire de l’estime de M. Ramsden et de l’inappréciable amitié de M. Samuel Wynne.

« Je voudrais pour tout au monde n’avoir offensé ni l’un ni l’autre de ces gentlemen, dit-elle. J’ai toujours eu coutume de les traiter tous deux avec la plus parfaite considération, et aujourd’hui, grâce à vous, comment ont-ils été reçus ? Je ne serai pas tranquille que je n’aie réparé cette sottise. Je ne puis être heureuse sans l’amitié de mes voisins ; ainsi, demain il me faudra faire un pèlerinage au moulin de Royd, caresser le meunier, louer le grain ; et le lendemain je devrai aller à de Walden, ou je déteste d’aller, et porter dans mon réticule la moitié d’un gâteau d’avoine pour les chiens d’arrêt favoris de M. Sam.

— Vous connaissez le plus sûr chemin du cœur de chacun d’eux, je n’en doute pas, » dit tranquillement Moore.

Il paraissait très-content d’avoir enfin trouvé sa place ; mais il ne fit aucune belle phrase pour exprimer sa reconnaissance, et n’offrit aucune excuse pour le trouble qu’il avait causé. Son flegme lui allait d’ailleurs merveilleusement : il était si sérieux, si posé, qu’il en paraissait encore plus beau. On aimait à se trouver dans son voisinage, tant le calme de sa personne était communicatif. On n’eut pas pensé, en le voyant là, qu’il était un pauvre homme luttant contre la ruine, assis à côté d’une riche lady. Le calme de l’égalité se peignait sur son visage ; peut-être régnait-il aussi dans son cœur. De temps à autre, à la manière dont il baissait son regard sur miss Keeldar en lui parlant, vous eussiez pu croire qu’il la dominait par sa position autant que par sa taille. Des éclairs presque austères sillonnaient son front et brillaient dans ses yeux : leur conversation était devenue animée, quoiqu’elle fût contenue dans un diapason inférieur. Elle le pressait de questions ; évidemment il refusait de donner satisfaction à sa curiosité. Elle chercha une fois son œil avec les siens : on lisait dans leur douce mais ardente expression qu’elle sollicitait des réponses plus catégoriques. Moore sourit agréablement, mais ses lèvres ne se desserrèrent pas. Alors elle parut piquée et lui tourna le dos ; mais en deux minutes il rappela son attention : il semblait lui faire des promesses, qu’elle avait l’air d’accepter comme des confidences.

Il paraît que la chaleur de la salle ne convenait point à miss Helstone : elle devint de plus en plus pâle à mesure que le thé s’avançait. Aussitôt que les grâces eurent été récitées, elle quitta la table et se hâta de suivre sa cousine Hortense, qui, avec miss Mann, avait déjà cherché le grand air. Robert Moore s’était levé en même temps qu’elle, peut-être avec l’intention de lui parler ; mais il fallait échanger le mot d’adieu avec miss Keeldar en la quittant, et pendant ce temps Caroline avait disparu.

Hortense accueillit son ancienne pupille avec plus de dignité que de chaleur : elle avait été sérieusement offensée de la conduite de M. Helstone, et avait toujours blâmé Caroline d’obéir trop littéralement à son oncle.

« Vous êtes tout à fait une étrangère, » dit-elle pendant que son élève lui prenait les mains qu’elle serrait dans les siennes.

Caroline la connaissait trop bien pour se plaindre de sa froideur ; elle laissa passer ce petit accès de délicatesse outrée, bien sûre que sa bonté naturelle ne tarderait pas à prendre le dessus. En effet, Hortense n’eut pas plus tôt remarqué le visage et les traits amaigris de sa cousine, que son air s’adoucit. L’embrassant sur les deux joues, Lina lui demanda anxieusement des nouvelles de sa santé : elle eût probablement été forcée de subir un long interrogatoire, suivi d’une plus longue mercuriale sur ce chapitre, si miss Mann n’eût détourné l’attention de la questionneuse en la priant de la reconduire à la maison. La pauvre invalide était déjà fatiguée : sa lassitude la rendait maussade, trop maussade presque pour parler à Caroline ; de plus, les vêtements blancs et l’air joyeux de cette jeune personne déplaisaient à miss Mann. Sa robe d’étoffé brune ou de guingamp gris de tous les jours, et son air mélancolique habituel, convenaient plus à la solitaire vieille fille : elle voulut à peine reconnaître ce soir-là sa jeune amie, et la quitta avec un froid salut. Hortense ayant promis de la reconduire chez elle, elles partirent ensemble.

Caroline chercha alors Shirley. Elle aperçut son écharpe aux couleurs de l’arc-en-ciel et sa robe pourpre, dans le centre d’une réunion de ladies, toutes d’elle bien connues, mais qu’elle avait l’habitude d’éviter systématiquement toutes les fois qu’elle le pouvait. Plus timide en certains moments que dans d’autres, elle ne se sentait précisément alors nul courage de se joindre à cette compagnie ; elle ne pouvait cependant pas demeurer seule quand tous les autres se réunissaient par paire ou par groupes ; elle s’approcha donc d’une réunion de ses propres écolières, grandes filles, ou plutôt jeunes femmes, qui regardaient quelques centaines de plus jeunes enfants jouer au colin-maillard.

Miss Helstone savait que ces jeunes filles l’aimaient, et cependant elle était timide même avec elles en dehors de l’école ; elle ne leur inspirait pas plus de crainte qu’elle n’en ressentait elle-même pour elles ; si elle s’approchait de leur groupe en ce moment, c’était plutôt pour trouver protection en leur compagnie que pour les patronner par sa présence. Par instinct elles sentirent sa faiblesse, et leur civilité naturelle la leur fit respecter. Son instruction commandait leur estime lorsqu’elle les enseignait ; sa gentillesse attirait leurs regards ; et, parce qu’elle était considérée comme douce et bonne dans l’exercice de ses fonctions, elles oublièrent généreusement son évidente timidité en ce moment et n’en tirèrent aucun avantage. Toutes paysannes qu’elles fussent, elles avaient trop de sa propre sensibilité anglaise pour se rendre coupables de cette grossière erreur. Elles l’entourèrent poliment et affectueusement, accueillant ses légers sourires et ses efforts pour engager la conversation avec une bienveillance et une civilité qui la mirent aussitôt à son aise.

M. Sam Wynne arrivant en grande hâte pour insister afin que les grandes filles se mêlassent aux jeux aussi bien que les jeunes, Caroline demeura encore une fois seule. Elle méditait une tranquille retraite à la maison, lorsque Shirley, remarquant de loin son isolement, s’empressa de la rejoindre.

« Montons en haut des champs, lui dit-elle ; je sais que vous n’aimez pas les foules, Caroline.

— Mais ce sera vous priver d’un plaisir, Shirley, que de vous enlever à ce beau monde qui vous courtise si assidûment, et auquel vous pouvez, sans art ni effort, vous rendre si agréable.

— Non pas tout à fait sans efforts ; je suis déjà fatiguée de la tâche ; c’est un insipide et ingrat exercice que de causer et de rire avec ces bonnes gens de Briarfield. Depuis dix minutes je cherche à découvrir votre blanc costume. J’ai plaisir à observer ceux que j’aime au milieu de la foule et à les comparer avec les autres ; je vous ai comparée, vous ne ressemblez à aucune de celles qui sont ici, Lina : il y a ici de plus jolis visages que le vôtre ; vous n’êtes pas, par exemple, une beauté comme Harriet Sykes ; à côté d’elle, votre personne paraît presque insignifiante ; mais vous avez l’air agréable, vous avez l’air réfléchi, ce que j’appelle intéressant.

— Ah ! Shirley ! vous me flattez.

— Je ne m’étonne pas que vos écolières vous aiment.

— Vous plaisantez, Shirley, parlons d’autre chose.

— Nous allons parler de Moore, alors, et nous allons le surveiller ; je le vois en ce moment.

— Où ? »

Et, en faisant cette question, Caroline ne regardait point à travers les champs, mais dans les yeux de miss Keeldar, comme elle avait l’habitude de faire toutes les fois que Shirley mentionnait un objet qu’elle découvrait au loin. Son amie avait meilleure vue qu’elle, et Caroline semblait penser que le secret de la subtilité d’aigle de son regard pouvait se lire dans l’iris gris sombre de son œil ; ou plutôt, peut-être cherchait-elle à se guider par la direction de ces deux vifs et brillants petits globes.

« Voilà Moore, dit Shirley, indiquant un point à travers le vaste champ où un millier d’enfants jouaient, et où un nombre égal de spectateurs adultes se promenaient çà et là. Là-bas, pouvez-vous ne pas distinguer sa haute stature et son port droit ? Il ressemble, au milieu de la foule qui l’environne, à Éliab parmi les plus humbles bergers, à Saül au milieu d’un conseil de guerre ; et c’est bien en effet, si je ne me trompe, un conseil de guerre.

— Et pourquoi cela, Shirley ? demanda Caroline, dont l’œil avait à la fin saisi l’objet cherché. Robert parle en ce moment à mon oncle, et ils se donnent une poignée de main : ils sont donc réconciliés.

— Et non sans de bonnes raisons, soyez-en sûre : ils font cause commune contre l’ennemi commun. Et pourquoi pensez-vous que MM. Wynne, Sykes, Armitage et Ramsden se pressent en cercle autour d’eux ? Et pourquoi font-ils signe à Malone de les joindre ? Quand on appelle celui-là, croyez-le, c’est qu’on a besoin d’un bras vigoureux. »

Sbirley, en regardant, devint agitée : son œil lançait des éclairs.

« Ils n’ont pas voulu se fier à moi, dit-elle ; c’est toujours ainsi, lorsqu’arrive le moment !

— De quoi s’agit-il donc ?

— Eh ! ne le sentez-vous pas ? il y a quelque mystère en jeu ; on attend quelque événement. Des préparatifs se font, j’en suis certaine. Je l’ai vu dans la contenance de Moore ce soir ; il était animé et cependant dur.

— Dur pour vous, Shirley !

— Oui, pour moi. Il est souvent dur pour moi. Il nous arrive rarement de converser tête à tête ; mais il m’a fait souvent sentir que le fond de son caractère n’est pas d’édredon.

— Cependant il paraissait vous parler avec douceur.

— Assurément ; ton très-aimable et manières charmantes ; et cependant l’homme est péremptoire et réservé : sa réserve m’agace.

— Oui, Robert est réservé.

— Et il a à peine le droit de l’être avec moi, d’autant moins qu’il a commencé par me donner sa confiance. N’ayant rien fait pour perdre cette confiance, elle ne devrait pas m’être retirée ; il pense sans doute, je suppose, que je n’ai pas l’âme assez vigoureuse pour qu’il puisse se fier à moi dans une crise.

— Il craint probablement de vous causer de l’inquiétude.

— Précaution inutile : ma nature est élastique et ne se laisse pas facilement déprimer ; il devrait savoir cela ; mais cet homme est fier : il a ses défauts, quoi que vous puissiez dire, Lina. Remarquez combien ce groupe est animé ; ils ne se doutent pas que nous les observons.

— Avec de la vigilance, Shirley, nous pourrons peut-être trouver le fil de leur secret.

— Il y aura quelques mouvements inaccoutumés avant peu, demain, cette nuit peut-être. Mais mes yeux et mes oreilles sont grands ouverts. Monsieur Moore, vous serez sous ma surveillance. Vous aussi, soyez vigilante, Lina.

— Je le serai : Robert part, je l’ai vu se retourner, je crois qu’il nous a aperçues… Les voilà qui se donnent des poignées de main.

— Oui, ils se pressent les mains avec chaleur, » ajouta Shirley, comme pour ratifier quelque ligue solennelle.

Elles virent Robert quitter le groupe, passer à travers une porte et disparaître.

« Et il ne nous a pas dit au revoir, » murmura Caroline.

À peine ces mots se furent-ils échappés de ses lèvres, qu’elle essaya par un sourire de cacher le désappointement qu’ils semblaient trahir. Des larmes involontaires vinrent un moment humecter et illuminer ses yeux.

« Oh ! nous y aurons bientôt remédié, s’écria Shirley ; nous le forcerons de nous dire adieu.

— Le forcer ! cela n’est pas la même chose, répondit Caroline.

— Ce sera la même chose.

— Mais il est parti ; vous ne pourrez le rejoindre.

— Je connais un chemin plus court que celui qu’il a pris ; nous lui intercepterons le passage.

— Mais, Shirley, j’aimerais mieux ne pas y aller. »

Caroline dit cela comme miss Keeldar lui saisissait le bras et l’entraînait en bas des champs. Il était inutile de résister : rien n’égalait l’obstination de Shirley lorsqu’elle avait un caprice en tête. Caroline se trouva hors de la vue de la foule presque avant qu’elle pût se rendre compte de ce qu’elle faisait, et fut entraînée dans un passage étroit et ombreux, dont la voûte était formée de hautes épines et le tapis de marguerites. Elle ne fit nulle attention au soleil du soir qui traçait une marqueterie sur le gazon, ni au pur encens qui s’exhalait en ce moment des plantes et des arbres ; elle entendit seulement le guichet qui s’ouvrait à une extrémité du passage, et comprit que Robert approchait. Les longues branches d’épine qui se dressaient devant elles formaient une espèce d’écran : elles le virent avant qu’il ne pût les apercevoir. D’un coup d’œil, Caroline vit que sa joyeuse hilarité était passée : il l’avait laissée derrière lui dans les champs où les écoliers prenaient leurs ébats ; il ne lui restait plus que son air sombre, calme et préoccupé. Ainsi que l’avait dit Shirley, une certaine rudesse caractérisait son expression, tandis que son œil était animé, mais austère. La fantaisie de Shirley était donc parfaitement hors de saison ; s’il avait paru bien disposé, passe encore, mais en ce moment…

« Je vous avais dit de ne pas venir, » dit Caroline, avec une certaine amertume, à son amie.

Elle paraissait réellement troublée : être ainsi jetée sur le passage de Robert, malgré elle, lorsqu’il ne s’y attendait pas et qu’évidemment il ne tenait pas à être retardé, la contrariait très-vivement. Cela n’ennuyait pas le moins du monde Shirley : elle s’élança au-devant de son tenancier, et lui barrant le chemin :

« Vous avez oublié de nous dire adieu, dit-elle.

— J’ai oublié de vous dire adieu ! Et d’où sortez-vous donc ? Êtes-vous des fées ? J’en ai laissé deux semblables à vous, l’une vêtue de pourpre et l’autre de blanc, debout sur le haut d’un talus, quatre champs plus loin, il n’y a qu’une minute.

— Vous nous avez laissées là et vous nous retrouvez ici. Nous vous avons surveillé, et nous vous surveillerons encore : vous serez un jour questionné, mais pas aujourd’hui. À présent, tout ce que vous avez à faire est de nous dire bonsoir et de passer. »

Moore regarda de l’une à l’autre sans changer de contenance :

« Les jours de fête ont leurs privilèges, ainsi que les jours de péril, dit-il gravement.

— Allons, ne moralisez pas : dites bonsoir et passez, répondit Shirley.

— Dois-je vous dire bonsoir, miss Keeldar ?

— Oui, et à Caroline aussi. Il n’y a rien là de nouveau, j’espère. Il vous est arrivé déjà de nous dire bonsoir à toutes deux. »

Il prit sa main, la tint dans l’une des siennes et la couvrit avec l’autre ; il abaissa son regard sur elle gravement, avec bienveillance, mais avec autorité. L’héritière ne pouvait faire de cet homme son sujet ; dans la manière dont il regardait ce charmant visage, il n’y avait aucune servilité, à peine de l’hommage ; mais il y avait de l’intérêt, de l’affection, rehaussés par un autre sentiment : quelque chose dans le ton dont il lui parlait, aussi bien que dans les expressions dont il se servait, disait que ce sentiment était la gratitude.

« Votre débiteur vous souhaite une bonne nuit. Puissiez-vous reposer tranquillement et sûrement jusqu’au matin !

— Et vous, monsieur Moore, qu’allez-vous faire ? Que disiez-vous à Helstone, avec lequel je vous ai vu échanger des poignées de main ? Que faisaient tous ces gentlemen autour de vous ? Mettez pour une fois de côté la réserve. Soyez franc avec moi.

— Qui pourrait vous résister ? Je serai franc : demain, s’il y a quelque chose à relater, vous l’entendrez.

— Parlez maintenant, insista Shirley ; ne remettez pas à demain.

— Mais je ne pourrais vous dire que la moitié d’une histoire, et mon temps est limité, je n’ai pas un moment à perdre. Plus tard, je ferai amende honorable de ce délai par ma franchise.

— Mais vous rentrez à Hollow ?

— Oui.

— Pour n’en plus sortir cette nuit ?

— Certainement. À présent, adieu à toutes deux. »

Il eût certainement voulu prendre la main de Caroline pour la joindre dans les siennes à celle de Shirley, mais elle ne se trouvait point à sa portée ; Caroline s’était éloignée de quelques pas : sa réponse à l’adieu de Moore fut seulement une légère inclinaison de tête, et un tendre et sérieux sourire. Il ne chercha pas de plus cordial témoignage : il répéta de nouveau adieu, et les quitta.

« Voilà, c’est fini ! dit Shirley lorsqu’il fut parti. Nous l’avons obligé de nous dire bonsoir, et n’avons rien perdu dans son estime, je pense, Cary.

— Je l’espère, répondit brièvement Caroline.

— Vous me paraissez bien timide et bien peu démonstrative, dit miss Keeldar. Pourquoi n’avez-vous pas donné votre main à Moore, lorsqu’il vous a offert la sienne ? Il est votre cousin, vous l’aimez. Avez-vous honte de lui laisser apercevoir votre affection ?

— Il en aperçoit tout ce qui peut l’intéresser : il est inutile de faire étalage de sentiment.

— Vous êtes laconique : vous seriez stoïque si vous le pouviez. Est-ce qu’à vos yeux l’amour serait un crime, Caroline ?

— L’amour un crime ! Non, Shirley : l’amour est une vertu divine ; mais pourquoi amener de force ce mot dans la conversation ? il est singulièrement déplacé.

— Bien ! » dit Shirley.

Les deux jeunes filles parcoururent le verdoyant passage en silence. Caroline la première reprit :

« Chercher les attentions d’un homme, lui faire des avances est un crime ; mais l’amour ! l’ange le plus pur ne devrait point en rougir. Et lorsque je vois ou que j’entends homme ou femme associer une idée de honte à l’amour, je déclare leur intelligence grossière, leur association dégradée. Nombre de ladies et de gentlemen qui se croient raffinés, et aux lèvres desquels est continuellement suspendu le mot vulgarité, ne peuvent mentionner l’amour sans trahir leur naturelle et imbécile dégradation : dans leur esprit, c’est un sentiment bas qu’ils ne rattachent qu’à des idées d’abjection.

— Vous décrivez ainsi les trois quarts du monde, Caroline.

— Ils sont froids, ils sont lâches, ils sont stupides sur ce sujet, Shirley ! Ils n’ont jamais aimé : ils n’ont jamais été aimés !

— Vous avez raison, Lina ! Et dans leur profonde ignorance ils blasphèment contre ce feu divin, ravi par un séraphin à un divin autel.

— Ils le confondent avec l’étincelle qui monte de l’enfer ! »

Le soudain et joyeux carillon des cloches mit fin au dialogue en rappelant tout le monde à l’église.