Scènes du jeune âge/2/Texte entier

Dumont, libraire-éditeur (volume 2p. 1-219).

SCÈNES


DU JEUNE ÂGE.


IMPRIMERIE DE GUIRAUDET,


RUE SAINT HONORÉ, N. 315.


Quatre enfants, un professeur et trois uniforme. Une personne en uniforme retire d’une caisse un vase.
Mouchardinet. Il tira de la Caisse un beau vase d’argent.


SCÈNES


DU JEUNE ÂGE,


PAR


Mme SOPHIE GAY.


TOME II.




PARIS,
DUMONT, LIBRAIRE-ÉDITEUR,
PALAIS-ROYAL, No 88, AU SALON LITTÉRAIRE.


1834.




LE PETIT PATRONET.




     La rose la mieux ourdie
     Peut nuire à son inventeur ;
     Et souvent la perfidie
     Retourne sur son auteur.

LAFONTAINE. La Grenouille et le Rat.

(Fable.)


LE PETIT PATRONET ;

dédié
À JULES DE CANCLAUX.


— Que ferons-nous de cet enfant-là, disait un jour M. Gobelard à sa femme ? un soldat, un écrivain public, ou un commissionnaire ?

— Ma foi, il est bon à tout, répondit la mère Gobelard ; il est si vif, si gentil, ce cher petit Bonaventure !

— Si vif, si gentil, répéta M. Gobelard ; avec tout cela, il ne fait que des sottises. On ne peut pas laisser le buffet ouvert que mon gaillard n’y vienne chipper les noix et le fromage. Reste-t-il quelque bon morceau de la veille, il a bientôt mis la main dessus. L’épicier du coin ne peut pas étaler ses marchandises le matin, sans que mon gamin ne vole un pruneau par-ci, une biscotte par-là. Ce sont des plaintes de tous les voisins il n’est pas jusqu’à la fruitière qui ne le voit jamais passer en courant devant sa boutique sans crier au voleur, tant elle est sûre qu’il vient d’agripper une pomme, ou un petit fromage de Neufchâtel.

— C’est des farces d’enfant que tout cela, mon ami ; cela n’empêche pas que tout le monde l’aime dans le quartier, et qu’on dit bien qu’il n’y en a pas de plus intelligent pour faire ce qu’on lui demande.

— Surtout quand il y a un gâteau à gagner, reprit M. Gobelard ; je ne connais pas de gamin plus gourmand. Cependant il faut penser à lui donner un état ; ce n’est pas avec les pruneaux de l’épicier et les fromages volés à la fruitière qu’il pourra vivre : avec ces jeux d’enfants-là, on finit par être pendu ; le mieux est de le mettre quelque part en apprentissage.

— Sans doute, dit la mère Gobelard ; mais, si nous voulons ; qu’il réussisse dans quelque métier, il faut qu’il le choisisse lui-même ; sinon, il le fera à contre-cœur, et ce sera toujours ; un mauvais ouvrier. Vois, le fils d’Antoine Lagoutte : il avait l’idée d’être garçon marchand de vin ; son père en a fait un menuisier. Eh bien, il scie tout de travers et il rabote à faire pitié.

— Qu’à cela ne tienne, reprit le père Gobelard ; Bonaventure n’a qu’à choisir son état. Aussi bien je n’ai guère plus de quoi payer son apprentissage d’une façon que de l’autre ; mais avec du travail et de la santé on vient à bout de tout.

À la suite de cet entretien, on fit appeler Bonaventure, qui grignottait des noix sur la borne à côté de la porte ; et if fut questionné gravement sur le métier qu’il voulait prendre.

Il n’hésita pas à répondre : Je veux être pâtissier.

— Je l’aurais parié, s’écria le père Gobélard. Tu crois peut-être que les pâtissiers vivent de petits gâteaux ; tu te trompes, mon ami. Quand il leur arrive d’en manger, c’est qu’ils sont si durs, si secs, que personne ne voudrait les acheter.

— C’est égal, dit Bonaventure, j’ai du goût pour cet état-là ; et quand je vois passer Joseph, le garçon du pâtissier de la rue St-Jacques, avec sa corbeille pleine de brioches et d’échaudés, pour les porter aux écoliers de Louis-le-Grand, je me dis tout de même : J’aimerais mieux porter cela qu’un crochet de bois de poêle, comme fait tous les jours le pauvre Louis Brignon.

— Bien raisonné, mon garçon ; car enfin on doit proportionner le travail à la force, et tu en auras toujours bien assez pour porter des petits pâtés, n’est-ce pas ? dit M. Gobelard. Mais j’ai peur d’une chose.

— De quoi donc mon père ?

— C’est que tu ne manges la moitié de ceux qu’on te donnera à porter ; et cela tournerait mal, je t’en préviens, au moins. Le maître te caresserait le dos avec son rouleau à pâte, et tu serais pétri comme une talmouse.

— N’ayez donc pas cette crainte-là, mon père ; ça me ferait du tort. Je vois comme les autres font peut-être ; je n’en ferai pas plus qu’eux.

— Si c’est ainsi, dit Gobelard, ta mère parlera à M. Lacroûte, le pâtissier, et s’il ne nous demande pas trop cher, tu pourras entrer chez lui dès lundi prochain.

À ces mots, Bonaventure saute de joie, et chippe un bonnet de coton à son père, pour se donner par avance l’air d’un patronet.

L’affaire est bientôt conclue entre l’ancien marchand frippier et M. Lacroûte. Avant d’apprendre à pétrir, et à chauffer le four, Bonaventure ira chercher les fagots le matin à la cave ; puis il portera en ville les commandes ; et il aura grand soin d’aller le plus vite possible, afin que les pâtés chauds n’arrivent pas froids, et qu’il puisse servir un plus grand nombre de pratiques.

Avec quel plaisir Bonaventure voit venir le lundi ! Comme il se pare avec orgueil de son pantalon de bure, de son gilet d’indienne, et du fameux bonnet de coton ; véritable armure du garçon pâtissier.

— Ah ! mon Dieu est-ce que tu es malade ? lui demande un petit voisin, en le voyant sortir avec son bonnet de nuit.

— Malade, répond-il d’un ton dédaigneux ; tu t’y connais bien, ma foi ! Est-ce que le chef du grand hôtel là-bas est malade, et pourtant il ne quitte pas son bonnet de coton.

— Certainement puisqu’il est cuisinier ; mais toi…

— Moi, je suis mieux que cela, et tu en sauras bientôt quelque chose ; car je te connais, tu ne pas jettes pas les tartelettes aux chiens.

— Vraiment non, je n’en vois pas assez souvent pour cela.

— Eh bien, je t’en ferai voir moi, et des fraîches encore. Reste là sur ta porte, et je parie qu’avant une heure tu me verras passer avec une corbeille pleine de gâteaux.

— Beau plaisir, que celui de te voir passer ! Cela ne m’engraissera pas.

— Mais cela ne peut pas te maigrir nom plus. Et qui sait ? On dit que les vieux gâteaux sont pour nous. Si on m’en donne un, tu en auras la moitié, je te le promets.

Et Bonaventure continua son chemin, après avoir fait à son petit camarade un sourire protecteur, tel qu’en aurait pu faire un homme nouvellement en place.

À peine installé chez M. Lacroûte, voilà Bonaventure en course dans tout le quartier, gagnant par-ci par-là quelques sous dus à la générosité des amateurs de pâtisserie. D’abord, la crainte le rend exact, et l’empêche de se permettre aucun larcin ; mais il s’aperçoit bientôt que, dans les commandes du soir, on peut, sur six douzaines de gâteaux, en confisquer un au profit du porteur, sans inconvénient ; car les soirées où les domestiques ont beaucoup de monde à servir, ils prennent tout sans compter. Les jours suivants on lui confie un pâté chaud, dont les boulettes sont en si grande quantité, que la calotte est comme perchée dessus. Bonaventure, se donnant à lui-même pour prétexte de remettre d’aplomb la croûte de dessus, entre dans une allée et débarrasse le pâté de deux ou trois boulettes, le tout pour rétablir l’équilibre.

Le métier lui semble excellent ; et quand son père lui demande s’il y prend goût, Bonaventure répond qu’il n’en connaît pas de meilleur.

Encouragé par le succès, il devient chaque soir plus hardi ; les moindres pâtés au jus sont visités par son doigt, qu’il lèche ensuite pour se rendre compte du mérite de la pâtisserie de son maître. Les meringues arrivent toujours avec un peu moins de crème qu’au départ ; tout le petit-four qui se vend à la livre n’a pas le poids, et quelques pratiques commencent à s’en apercevoir. Mais comment soupçonner la probité d’un pâtissier qui fait de si bonnes choses.

Enfin, toutes les niches gourmandes de Bonaventure réussissant, il lui vient à l’idée d’en faire une plus forte. Le sous-préfet d’un arrondissement près de Paris apprend que son préfet doit venir visiter la petite ville dont il est la grande autorité. Aussitôt il dépêche un courrier champêtre à Paris, pour commander un énorme pâté de gibier, chez le maître de Bonaventure, avec ordre de le confier au cocher d’une diligence, qui le confiera lui-même à un cabaretier sur la grande route, lequel le fera porter ensuite par un gamin à la sous-préfecture.

— Voilà un pâté qui passera par bien du monde, pense Bonaventure ; on dit qu’un objet qui va ainsi de mains en mains y laisse toujours quelque chose : j’ai envie d’en prendre ma part.

En ce moment, son petit voisin Ambroise l’aborde ; il revenait de l’école avec son panier.

— Tu n’es pas mal blagueur, dit-il, avec tes gâteaux et tout ce que tu devais me donner. Je te vois passer tous les jours devant notre porte avec des piles de gâteaux, et je n’ai pas tant seulement encore goûté d’un seul.

— Tu as raison ; mais je réparerai cela, dit Bonaventure.

— Ah bien oui, je ne te crois plus maintenant ; tu fais ton capable, mais tu as trop peur du rondin pour être tant généreux.

— Quand je te dis que je te ferai faire un goûter fameux.

— Quand cela ?

— Tout à l’heure, si tu ne bavardes pas. Aime-tu le pâté de perdreaux ?

— Est-ce que je sais si je l’aime, répond Ambroise en haussant les épaules, puisque je n’en ai jamais mangé.

— Eh bien, entrons sous la remise du loueur de carrosse, et tu n’en sortiras pas sans savoir ce que c’est qu’un pâté de perdreaux. Mais avant, voilà deux sous, va-t’en nous chercher une demi-livre de pain ; car pour la croûte, bonsoir, tu n’en tâteras pas.

— Ça m’est égal, crie Ambroise courant chez le boulanger.

Et il revient aussitôt rejoindre son ami sous la remise. Il trouve Bonaventure occupé à enlever adroitement la croûte du fond, de manière à pouvoir la remettre en place après avoir vidé le pâté. Cela demande un bon couteau, et une main habile.

L’opération faite, les perdreaux et leurs truffes déposés, dans le panier d’Ambroise, entre son mouchoir rouge et son Abécédaire, les deux amis grimpent avec les provisions sur le derrière d’une calèche, et se mettent chacun à mordre après un perdreau, sans se donner la peine de le découper, Jamais Ambroise n’avait rien mangé de meilleur, même le jour de la St-Nicolas, que sa mère fêtait par une tarte aux pommes. Ravi des avantages attachés à la place de son ami :

— Est-ce que tu ne pourrais pas me faire entrer chez ton maître ? dit-il, la bouche pleine : je sens que je serais un très bon garçon pâtissier.

— Toi ! à la manière dont tu vas, tu mangerais toute la boutique !

— Oh ! que non ; je ne suis pas plus bête que toi : ce n’est déjà pas si difficile de vider les pâtés par le fond.

— Oui, mais il ne faut pas que cela paraisse ; il faut savoir recoller la croûte, et boucher avec de la mie de pain les trous que le couteau peut faire ; tiens, comme cela.

En parlant ainsi, Bonaventure mâchait un peu de sa mie de pain, et s’en servait comme d’un mastic pour clore le pâté vide, et effacer les traces du couteau. Ensuite il serra le pâté dans la caisse de bois blanc qui devait le mettre à l’abri des dangers du voyage ; et, le repas fini, au risque d’étouffer, car ils avaient tout dévoré sans boire, Bonaventure courut à la diligence faire enregistrer la boîte, en recommandant bien au conducteur le pâté qu’elle renfermait.

— En voilà une bonne, dit-il en se frottant les mains. Je voudrais être là quand le bourgeois du pâté en fera l’ouverture : Mon officier, dira-t-il comme ça au gros bonnet de la paroisse, je vais vous faire manger des perdreaux de ma chasse ; ceux-là m’ont coûté de la peine ; j’ai assez trimé pour les avoir… Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que je vois ?… Pas plus de perdreaux que sur ma main… Ils auront laissé la porte du garde-manger ouverte, les gueux de chats auront tout mangé… Mais non, la croûte est entière… Ce sont ces coquins d’employés qui auront fait le coup… ! Ou peut-être quelque voyageur ; ces gaillards-la sont si farceurs… » Et sa colère tombera sur un tas d’innocents, qui lui diront des sottises. La bonne farce, ajoutait-il en se tenant les côtes ; j’en étouffe de rire.

Réellement, Bonaventure étouffait, et il fut obligé de s’approcher d’un borne-fontaine, pour boire un peu d’eau dans le creux de sa main.

Pendant ce temps Ambroise étouffait de son côté. Entré chez sa mère au moment où elle trempait sa soupe, il avait imaginé d’en manger une grande assiettée, comme à son ordinaire, pour ne point donner de soupçon ; et il éprouvait toutes les douleurs de l’indigestion la plus complète.

— Mais qu’as-tu donc fait, pour être si long-temps sans revenir, dit madame Lacroûte à Bonaventure ?

— Ce sont ces messieurs de la diligence ce qui n’en finissent jamais, ils m’ont fait attendre une heure avant d’enregistrer le paquet ; encore ils avaient l’air de se moquer de moi. Quand je leur ai dit que c’était un pâté, ils voulaient ouvrir la boîte, et je ne serais pas étonné quand ils auraient fait cette farce-là après mon départ.

En jetant ainsi quelques soupçons sur les employés à la diligence, Bonaventure espérait se mettre à l’abri de ceux qu’il devait naturellement inspirer.

Plusieurs semaines se passèrent sans qu’il entendît parler du pâté vide, et, délivré d’inquiétude à cet égard, il ne pensa plus qu’à chercher un autre moyen de régaler lui et son cher Ambroise.

Un jour qu’il passait sur la place de la Madeleine avec un beau vol-au-vent, et la casserole remplie des quenelles qu’il devait contenir, il voit une demi-douzaine de petits polissons qui jouent aux billes ; il s’arrête pour juger des coups, et remarque qu’ils sont assez maladroits.

— Si je m’en mêlais, dit-il, je vous gagnerais tous.

— Voyons donc ce que tu sais faire ? disent les plus grands d’un ton goguenard. Parions que tu manques du premier coup.

Bonaventure, piqué de cette provocation, dépose le vol-au-vent, défendu par un simple couvercle de fer blanc, et la casserole, sur une des grosses poutres qui servent à la construction des charpentes de l’église ; puis il se met à viser, lancé sa bille, et atteint le but. Alors des applaudissements unanimes font retentir les airs. On se récrie sur son adresse ; mais quelques envieux prétendent que son succès est l’effet du hasard. À ce propos, Bonaventure dit qu’il va recommencer.

— C’est à mon tour, crie l’un des gamins.

— Si vous le laissez continuer, dit un autre, il gagnera tous nos sous ; au diable le patronet.

— Ah ! tu m’insultes, reprend Bonaventure, nous allons voir.

En parlant ainsi, il tombait à coups de poings sur l’imprudent, et le combat s’engageait d’une manière vigoureuse. Le bonnet de coton volait en l’air, et la casquette de loutre nageait dans le ruisseau.

Tout-à-coup les cris des combattants sont interrompus par les éclats de rire des témoins ; ils riaient…, ils riaient à perdre haleine en répétant : Enfoncé le patronet. Ah ! le pauvre patronet !

— Le gueux de chien, criait le plus jeune ; faut courir après.

— Ah bien oui, courir après ; il n’en a fait qu’une bouchée.

— Qu’entends-je, s’écrie Bonaventure. Et il voit un gros caniche noir et blanc, qui s’enfuit à toutes jambes avec le vol-au-vent, après avoir dévoré toutes les quenelles de la casserole. En vain Bonaventure court sur les pas de l’animal, dans l’espoir de sauver au moins la croûte du vol-au-vent, quitte à la faire remplir à ses frais chez le premier pâtissier. Mais le caniche a trop bon appétit pour ménager sa proie ; et Bonaventure n’a d’autre ressource pour assouvir sa colère qu’une volée de coups de pieds dirigée sur Azor. Mais celui-ci, qui a le sentiment de sa dignité, ne se laisse point frapper impunément ; il s’attache aux mollets de Bonaventure, en emporte un morceau, et le pauvre garçon boitant, saignant et pleurant, retourne avec bien de la peine chez son maître.

Heureusement, pour lui, sa blessure à la jambe confirme le récit qu’il se propose de faire, dans lequel récit il n’est point question de billes, de petits camarades, de vol-au-vent abandonné à lui-même, mais seulement d’un combat singulier entre un gros dogue et lui ; espèce de lutte inégale, où le patronet et le vol-au-vent devaient succomber.

En voyant sa jambe déchirée, madame Lacroûte, bonne femme de sa nature, prend le parti du patronet contre son mari, qui soupçonne fort la vérité, et s’obstine à dire que le gamin se sera amusé quelque part, et aura laissé prendre la commande, pendant qu’il se colletait avec un camarade. N’importe, madame La croûte est pour lui, Bonaventure sent qu’il est sauvé.

On le panse, on le caline, et deux jours après il est en état de recommencer à porter les marchandises. Cette fois il se souvient de son ami Ambroise, et se promet bien de le régaler aux dépens d’une corbeille destinée au thé d’un riche financier. Deux, quatre, six gâteaux sont soustraits à cette masse de pâtisserie, sans qu’on s’en aperçoive ; Le lendemain pareil vol. Mais les réclamations, les plaintes, commencent à venir ; M. Lacroûte a de nouveaux soupçons. Une lettre du sous-préfet lui apprend l’histoire du pâté vide, et il imagine un moyen savoir la vérité.

Les délateurs, qui n’ont pas besoin de voir le mal pour le dénoncer, tant ils ont coutume de le faire, ne craignent pas d’affirmer que Bonaventure mange les boulettes de dessus, et vole des gâteaux à chaque envoi qu’on lui confie. Le pâtissier, profitant de l’avis, s’entend avec un bourgeois de ses amis, et lui envoie un énorme pâté chaud pour sa fête. Ce pâté, remis à Bonaventure, subit la réduction ordinaire.

Mais, à peine les trois boulettes, qui soulèvent la calotte légère sont-elles englouties dans son estomac, que Bonaventure sent un grand malaise qu’il est obligé de s’asseoir au milieu de l’escalier, avant de parvenir jusqu’à la cuisine où il est attendu, et qu’au sortir de la maison, il est pris de vomissements affreux. Il revient à la boutique pâle, et le front couvert d’une sueur ; froide.

— Ah ! c’est donc toi petit drôle, qui es cause que je perds toutes mes pratiques, s’écrie M. Lacroûte en voyant Bonaventure

— Moi ? monsieur, balbutie Bonaventure, en tâchant de prendre un air innocent.

— Oui, toi, mauvais sujet ; toi qui as vidé le pâté que tu as porté à la diligence ; toi qui m’as fait un conte de chien, à propos d’un vol-au-vent que tu as mangé, comme les boulettes sur lesquelles j’ai mis un poison dont tu ressens déjà les effets.

— Quoi ! du poison ! s’écrie Bonaventure terrifié. Je suis empoisonné… Au secours !…

— Ah ! tu en conviens donc, petit voleur !

— Au secours ! au secours ! crie plus fort Bonaventure.

Et il court chez l’apothicaire qui demeure en face, lui demande du contre-poison, et dénonce M. Lacroûte comme un empoisonneur. Il pleure, il supplie, il dit qu’il se sent prêt à mourir.

— En effet, répond le pharmacien ; vous me paraissez dans un état alarmant.

— Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! Dépêchez-vous donc de me donner quelque chose… Envoyez chercher ma mère, ajoute-t-il en montrant le garçon de la boutique ; qu’elle vienne. Je veux la voir avant de mourir… Mais non : elle me sauvera, j’en suis sûr.

Pendant ce temps, le pharmacien demandait de l’eau bouillante, et préparait une boisson que Bonaventure avala d’un seul trait. Puis, se couchant tout de son long sur deux chaises de la boutique, il attend, dans une anxiété impossible à décrire, sa résurrection ou sa mort.

Sa mère vint bientôt ; et, loin de s’attendrir sur l’état de son fils, elle le gronda sans pitié. Perdre un état qui va si bien, et toujours ! car le pâtissier se moque des révolutions, lui. Se faire chasser d’une boutique si achalandée ; et cela par gourmandise. Faire honte à sa famille pour de misérables petits pâtés. C’est une horreur !

— Ah ! ah ! pensa Bonaventure ; ma mère me gronde et ne pleure pas ? Donc je ne suis point en danger. C’est quelques drogues que le maître aura mis sur les boulettes, et qui me causent ces vilaines douleurs. Je vois bien que cela ressemble à ce qu’il m’ont fait prendre après ma rougeole, et que j’en serai quitte à bon marché. Mais je n’oserai plus me montrer après cela : ils m’appelleront voleur !

Alors Bonaventure fondit en larmes, et il se trouva presque aussi malheureux de se croire déshonoré que de se croire empoisonné. Ce repentir sincère lui valut son pardon, et M. Lacroûte le cite maintenant comme le plus honnête patronet qu’il connaisse. Ce n’est pas que Bonaventure soit moins friand de perdrix, de gâteaux et de vol-au-vent, qu’autrefois ; mais, lorsqu’il se sent prêt à succomber à la tentation, il se rappelle le grain d’émétique dont M. Lacroûte avait saupoudré les boulettes du pâté chaud ; et le souvenir de cette épreuve lui ôte tout appétit gourmand.

Pâtissiers et patronets, mettez à profit cette histoire.


LE PANIER DE POMMES.


DÉDIÉ


À CHARLES DE RESSÉGUIER.




C’est le cœur qui fait tout. Que la terre et que l’onde
Apprêtent un repas pour les maîtres du monde,
Ils lui préfèreront les seuls présents du cœur.

Lafontaine. Philémon et Baucis.

(Fable)





LE PANIER DE POMMES.




Il y a bien peu d’années que, dans le plus beau château de tous ceux qui bordent la Seine, s’élevait une petite fille, jolie, spirituelle adorée de son père, de sa mère, et fort doucement gâtée par ses grands parents ; elle pouvait à peine parler, que déjà de grandes dames et de vieux messieurs, toujours parés, s’empressaient de lui obéir, de satisfaire ses caprices. Le génie des fabricants de joujoux s’exerçait chaque jour pour lui en inventer de nouveaux. C’étaient des soins, des caresses, des présents, des plaisirs, enfin un enchantement perpétuel.

Cependant, cette petite fille, que la destinée avait fait naître au sein de la richesse et du pouvoir, connut de bonne heure la peine et les regrets. Un matin qu’elle dormait encore, on vient la prendre dans son berceau, et, sans même donner à sa gouvernante le temps de lui passer une robe, on l’enveloppe dans un manteau, on la porte en voiture ; puis, quelques minutes après elle se trouve près d’un lit ensanglanté. Une main pâle se lève sur sa jeune tête, pour la bénir ; un mourant la presse sur son sein, d’où le sang coule à grands flots ; ses traits sont tellement altérés par l’agonie, qu’elle a peine à reconnaître son père, et pourtant c’était lui. Elle pleure, car elle le voit souffrir ; mais bientôt il ne souffre plus, et la pauvre enfant sourit ; puis, se penchant sur le visage glacé, elle le baise et dit : « Chut, il dort, nous reviendrons quand il sera réveillé. »

Mais il ne se réveilla point ! Et le lendemain de ce triste jour on mit une robe noire à la petite Caroline ; on recouvrit d’étoffe de deuil les lambris dorés du palais de sa mère ; et tout prit autour d’elle un aspect douloureux. Pourtant une joie inattendue était réservée à sa noble famille, la naissance d’un frère. Et les plaisirs, les fêtes qu’amena cet heureux événement, effacèrent bientôt un lugubre souvenir dans l’esprit enfantin de Caroline.

Tout annonçait en elle les plus heureuses dispositions ; elle était vive, espiègle, un peu volontaire, mais bonne et généreuse ; on en pourra juger par le trait suivant :

On la menait tous, les étés à la campagne dans une belle habitation : là, elle jouait dans le même petit jardin qui avait été planté pour le fils du plus grand homme du siècle, pour cet enfant né roi de la plus glorieuse ville du monde, enfin pour le Roi de Rome. Si Caroline avait eu quelques années de plus, elle aurait sans doute fait de graves réflexions sur ces jeux du sort qui font marcher les princes du trône à l’exil, et de l’exil au trône. Mais, sans avoir la raison qui médite, elle avait dans le cœur cette pitié touchante qui fait deviner le malheur et inspire le besoin de le secourir.

Un jour qu’on venait de lui permettre de descendre de calèche pour aller cueillir de jolies fleurs bleues, dans le bois de Ville-d’Avray, une petite fille nu-pieds, couverte de haillons, vint lui demander l’aumône. Elle avait suivi la calèche depuis l’avenue de St-Cloud, et la pauvre enfant tomba, épuisée de faim et de fatigue avant d’avoir pu recevoir la pièce d’argent que Caroline s’apprêtait à lui donner. Au cri qu’elle fit en voyant la petite pauvresse se trouver mal, des paysans qui travaillaient près de là accoururent : on secourut Mariette ; quelques gouttes de vin la ranimèrent, et les paysans, qui la connaissaient pour être de leur village, apprirent à Caroline, et aux dames qui l’accompagnaient, comment le père de cette petite fille, autrefois jardinier de l’empereur, était mort de chagrin à la chute de l’empire, et avait laissé dans la misère sa femme et ses trois enfants. Deux étaient déjà morts de faim.

Touchée de ce récit, Caroline fit inscrire le nom de Mariette au nombre des orphelines dont l’hospice était sous son patronage ; et, lui donnant un louis de sa bourse particulière, elle l’envoya porter ce secours à sa mère.

Ce fut une grande joie pour celle-ci d’apprendre la protection que le ciel envoyait à son enfant : car, étant devenue malade à force de travail et de douleur, elle ne savait plus comment la nourrir. Mais cette joie fut cruellement troublée, lorsque le jour de se rendre à l’hospice arriva. Mariette n’avait pas prévu ce qu’il lui en coûterait pour se séparer de sa mère. Ne pouvant se faire à l’idée de la laisser seule et souffrante, elle déclara à la personne qui venait la chercher qu’elle préférait demander encore la charité pour sa pauvre mère, que de la quitter. Tant d’amour pour sa mère la rendit encore plus intéressante ; et Caroline ayant raconté ce beau trait à sa mère, elle obtint la permission d’assurer à Mariette une pension suffisante pour subvenir aux besoins de sa famille et aux frais de son éducation.

Le bonheur rendit bientôt la santé à la mère de Mariette. Elle était belle encore ; son courage dans le malheur, ses qualités de bonne ménagère, inspirèrent à un riche serrurier des environs l’envie de l’épouser ; et Mariette se vit un beau jour installée dans une gentille maisonnette, avec un joli jardin, dont on mit un petit coin à sa disposition. Un pommier de pommes d’apis était le principal ornement et le plus grand revenu de cette portion de terre. Mariette mit tous ses soins à le cultiver dans l’intention d’en recueillir les fruits pour les offrir à l’époque de la Saint-Charles à sa jeune bienfaitrice.

Dans l’attente de cette grande fête, elle achète un joli petit panier à la foire de Saint-Cloud ; le jour arrivé, elle choisit les pommes les plus colorées, les sépare avec de la mousse, et charmée de l’effet que produit à l’œil sa pyramide rouge et verte, elle se rend à la porte du parc de Bagatelle, à l’heure où Caroline vient s’y promener. Le temps est assez beau pour la saison ; les piqueurs arrivent ; la calèche paraît. Mariette présente de loin sa corbeille : Caroline fait signe d’arrêter.

— C’est justement le fruit que j’aime le mieux, dit-elle, en mordant tout de suite dans la plus belle pomme ; puis elle remercie sa protégée de la meilleure grâce, et détachant la croix de petites perles qu’elle porte à son cou : Tiens, ajoute-t-elle, prends cela pour te souvenir de moi.

L’an d’après, à la Saint-Charles, Mariette revint avec une semblable corbeille et le tribut de sa reconnaissance fut reçu avec la même bonté affectueuse.

Mais l’année qui suivit, Mariette versa des pleurs amères en voyant arriver la fête de sa bienfaitrice : car elle était loin, bien loin de ce beau château où elle l’avait vue si heureuse et si brillante ; et Mariette désespérait de jamais la revoir. Le mois d’octobre était arrivé les pommes étaient cueillies, et Mariette les considérait d’un œil triste, quand on vint lui dire de mettre sa robe des dimanches, parce que le capitaine Braineau, le cousin de son beau-père le serrurier, devait venir dîner à la maison.

— Eh bien ! tu vas donc t’embarquer ces jours-ci ? dit le cousin.

— Oui ; j’ai à conduire à Edimbourg un petit bâtiment chargé de vins de France.

— À Edimbourg ? s’écria Mariette. Ah ! monsieur le capitaine, si vous vouliez m’emmener avec vous ?

— En voilà une fameuse, dit le marin ; quoi, ma petite, tu voudrais voir la mer, et t’embarquer avec des vieux fumeurs comme nous ?

— Ah ! mon Dieu non ; je voudrais seulement aller à Edimbourg.

— Mais, mon enfant, je n’y dois passer qu’une semaine ; tu n’auras pas le temps de t’y amuser.

— C’est égal, mon cousin, emmenez-moi ; ma mère le voudra bien, j’en suis sûre.

Et la mère, qui devinait la pensée de son enfant, n’osait la contrarier. Cependant elle lui fit beaucoup d’observations sur ce qu’elle était encore trop jeune pour faire presque seule un semblable voyage.

Mais le vieux marin leva toute difficulté eh disant que sa femme était de la traversée, et qu’elle aurait soin de Mariette : car les travaux du ménage ne permettaient pas à sa mère de l’accompagner. Enfin Mariette. pria tant, que dès le surlendemain elle partit avec le vieux capitaine. Soir léger bagage consistait dans un peu de linge, sa robe des dimanches, et une petite caisse où ses pommes d’apis et une jolie corbeille étaient emballées avec un soin particulier.

Elle n’avait aucune idée de la mer. Quand elle vit ce spectacle imposant, et le frêle bateau marchand qui allait se lancer sur cette étendue d’eau sans fin, elle se rappela les naufrages qu’elle avait entendu raconter, et la peur la prit ; mais la crainte qu’on ne se moque d’elle, et plus encore le motif de son voyage, lui font surmonter sa frayeur : elle s’embarque. Le vent est bon, à ce que dit le capitaine : c’est-à-dire qu’il souffle bien fort, et qu’il imprime un tel mouvement au bateau marchand, que tous les passagers éprouvent le mal de mer. Mariette est malade comme les autres, et sa mère n’est pas là pour l’aider à souffrir ; personne n’est occupé d’elle, car chacun l’est de soi ; et le vent, qui tourne à l’orage, ne permet pas aux matelots de soigner les malades.

Alors elle comprend tout le prix du sacrifice qu’elle a fait ; mais elle a confiance en Dieu, qui punit les ingrats et protége les cœurs reconnaissants.

Après une pénible traversée, ils arrivent enfin sur la rive d’Écosse : c’était le 2 novembre. Le 4, Mariette se leva avant le jour, et supplia la fille de son hôtesse de la conduire au château d’Holy-Rood. Un beau ruban de Paris, que sa mère lui avait donné, fut offert à la jeune Écossaise, en retour de sa complaisance. Le temps était brumeux et froid ; il était probable que les habitants du château ne sortiraient pas pour se promener ; et Mariette se tourmentait l’esprit pour savoir comment elle parviendrait jusqu’à sa bienfaitrice ; elle ignorait que les exilés sont toujours faciles à aborder. Pensant qu’une cour nombreuse devait encore entourer la petite princesse, elle ne tenta pas même de pénétrer dans l’intérieur du château ; mais, ayant obtenu du concierge la permission d’entrer dans la cour, elle alla se placer sous les fenêtres de l’appartement de sa bienfaitrice. Là, découvrant la corbeille, qu’elle avait enveloppée de son tablier, elle se prosterna devant cet asyle du malheur ; puis, élevant à deux mains la corbeille au-dessus de sa tête, en signe d’offrande ; elle pria Dieu pour être aperçue de celle qu’elle venait fêter si de loin.

Bientôt le bruit d’une fenêtre qu’on ouvrait la fit tressaillir.

— C’est elle…, c’est Mariette ! cria une jeune voix aussitôt reconnue. On lui fit signe d’aller vers l’escalier de la tour ; une femme s’y trouvait déjà pour la conduire vers la princesse.

Elle venait de France ! avec quelle joie Mariette fut reçue !… Combien ce pèlerinage à la reconnaissance faisait oublier d’ingratitudes ! Que de questions Caroline lui adressa sur les pauvres enfants du village dont elle prenait soin autrefois, sur sa maison des orphelines.

— Oh ! le ciel m’est témoin, dit-elle en soupirant, que, si je regrette tout l’argent qu’on me donnait, c’est en pensant à elles.

Puis elle fait raconter à Mariette son voyage.

On fait cercle pour l’écouter. Caroline s’informe du temps que Mariette doit rester à Edimbourg.

— Notre cousin le marin doit se rembarquer demain, répond-elle.

Demain ! répète Caroline. Ah ! mon Dieu, j’aurai bien peu de temps ; mais n’importe, ne pars pas sans me dire adieu, je te donnerai une commission pour mes petites amies.

Dès que Caroline est seule avec sa gouvernante, elle prie celle-ci de l’aider dans son projet. Une jolie toile d’Écosse a été achetée la veille pour lui faire une robe dont la simplicité répond à sa situation ; car, seulement accompagnée de serviteurs fidèles, elle parcourt souvent à pied les rues d’Edimbourg. Cette toile est bientôt taillée sur le patron d’une robe de la jeune princesse, et la voilà qui se met à coudre la jupe, le corsage, avec toute l’application de la meilleure couturière. Ce travail était long, car elle ne voulait point que personne l’aidât. L’heure de se coucher arrive ; Caroline se met au lit comme à l’ordinaire ; puis, quand elle est sûre que sa gouvernante est profondément endormie, elle se lève sans bruit, et va travailler de nouveau à la lueur de la lampe qui éclaire faiblement sa chambre. Le jour la surprend au moment où elle finit le dernier ourlet ; elle se recouche aussitôt pour n’être pas grondée ; mais la robe n’a pu s’achever toute seule, et sa ruse ne trompe personne, Mariette arrive ; elle lui remet son ouvrage.

— Tu porteras cette petite robe, dit-elle, chez la comtesse de R… ; tu lui diras que je l’ai faite moi-même pour être mise en loterie. Je connais madame de R… : quand elle saura que le produit de cette loterie est destiné à mes orphelines, elle mettra bien du zèle à placer une grande quantité de billets. Je n’ai plus d’autres moyens de les secourir, ajouta-t-elle en essuyant ses yeux ; mais grâce à toi il réussira, j’en suis sûre. Puis elle embrassa Mariette comme elle eût embrassé sa sœur, car en ce moment la bonne action de l’une et celle de l’autre les plaçaient au même rang devant Dieu.

La robe a été fidèlement remise ; les orphelines ont reçu les secours de la jeune exilée comme elles recevaient autrefois ceux de la riche princesse ; et l’on dit que Mariette vient de mettre en gage sa jolie croix de perles pour acheter encore un petit panier de pommes.


MOUCHARDINET.




Et puis nous y pouvons apprendre
Que tel est pris qui croyait prendre.

Lafontaine, le Rat et l’Huître.

(Fable.)





MOUCHARDINET.




Le collége où vous êtes, où vous serez, mes enfants, c’est le monde en herbe, avec tous ses vices, ses défauts, son ironie, ses vertus et sa justice : car, si chaque homme en particulier se laisse diriger ou aveugler trop souvent par son propre intérêt, les hommes réunis sont justes, et savent punir le mal en rendant hommage au bien.

Les jugements de collége, comme tous ceux de la multitude, ont une grande influence sur le reste de la vie ; ils sont presque toujours sanctionnés par le temps. Au collége d’Harcourt, le jeune Boileau passait, en dépit de l’opinion de son père, pour un bon versificateur. Sa tragédie des Trois Géants, dans laquelle le roi Grisatar, autre géant, survenait, et disait pour les apaiser :

      Géants, apaisez-vous
Gardez pour l’ennemi la fureur de vos coups.

Cette tragédie, trouvée fort mauvaise par l’auteur lui même, avait pourtant donné à ses camarades l’idée du talent que Boileau aurait un jour. Tant il est vrai que dans l’enfance on juge bien des facultés d’un élève.

À l’âge de dix ans, Turenne, ayant entendu répéter plusieurs fois que sa constitution était trop faible pour qu’il pût jamais soutenir les travaux de la guerre, se détermina, pour faire tomber cette opinion, à passer une nuit d’hiver sur le rempart de Sedan. Commeil ne fit part de son projet à personne, on le chercha long-temps inutilement. Enfin on le trouva sur l’affût d’un canon, où il s’était endormi. Depuis ce jour, ses jeunes compagnons prédirent qu’il serait un grand capitaine. Et l’on sait s’il a bien réalisé la prédiction.

Le Brun, notre fameux peintre, dès l’âge de trois ans, dessinait des batailles, au charbon, sur les murs de l’atelier de son père ; douze ans, le portrait qu’il fit de son aïeul fut couronné par ses petits camarades ; ils avaient deviné le talent qui nous donnerait un jour les batailles d’Alexandre, et le beau portrait de madame de La Vallière. Ce n’est pas la connaissance des arts qui rend les enfants si habiles à prédire le talent, mais bien la connaissance des caractères. Ils savent qu’il n’y a rien à attendre de l’élève paresseux, menteur ou lâche : c’est pourquoi il faut se faire autant que possible une bonne réputation au collége ; car, si elle est mauvaise, on risque de la garder toute sa vie.

Il y avait dernièrement dans un collége dont nous tairons le nom, pour ne pas faire deviner celui du petit héros de cette aventure, un élève né de parents honnêtes, et doué d’assez d’intelligence pour faire des progrès dans tous les genres d’études. Malheureusement cette intelligence lui servait plus souvent à découvrir ce qui lui était inutile de savoir qu’à apprendre ce qui aurait formé son esprit et son goût.

Entendait-il un maître défendre la lecture d’un livre, c’était celui-là qu’il cherchait à se procurer ; deux amis causaient-ils dans un coin de la classe ou dans la cour, aux heures des récréations, il se glissait sous les tables pour écouter leur conversation, ou passait et repassait tant de fois près d’eux durant leur promenade, qu’il attrapait toujours quelques-uns des mots qu’ils disaient. Sur ce peu de mots il forgerait une histoire, moitié vraie, moitié fausse, selon que ses conjectures tombaient bien ou mal ; puis il allait en divertir le maître de la classe, qui, en retour des avis qu’il lui donnait souvent sur l’un ou sur l’autre, ne lui épargnait pas les exemptions.

Beaucoup de choses sont défendues au collége, et l’on a presque toujours raison de les défendre ; mais de ce nombre sont de petites gourmandises assez innocentes lorsqu’on n’en fait point abus. Ernest Langlois, par exemple, avait un goût très prononcé pour les cervelas de dix sous ; il en faisait provision les jours de sortie, et trouvait toujours moyen de les glisser dans de gros rouleaux de papier, qui faisaient l’effet de cahiers de verbes latins ou français. Son exactitude à prendre toujours sur lui un de ces rouleaux, quand la cloche appelait les élèves au dortoir, avait été remarquée par Hippolyte Vernaud. C’est ainsi que nous nommerons le petit favori du maître de classe.

— Est-ce pour étudier la nuit, pensa-t-il, que Langlois prend son cahier de verbes ? Non, cela est impossible : car il ne verrait pas clair ! et l’on nous éveille avant le jour.

Alors, animé par la curiosité, il attend que ses camarades voisins soient endormis, puis il se glisse à quatre pattes vers le lit d’Ernest ; là, il entend le bruit d’un papier qu’on déplie, et d’un couteau qu’on ouvre, puis deux voix qui chuchottaient tout bas, tout bas.

— Quel petit morceau… Tu m’en as donné un bien plus gros l’autre soir.

— Oui, dit l’autre, mais tu as manqué en crever ; et sans les tasses de thé du proviseur, Dieu sait ce qui serait arrivé.

— Parce que j’avais encore ces chiens de haricots du souper sur l’estomac ; mais aujourd’hui que je n’ai mangé que des pruneaux…

— Eh bien ! prends encore cela, et tais-toi.

— Bon ! n’aie pas peur, le lit du gardien est à l’autre bout du dortoir, et on l’entend ronfler d’ici.

— Ce n’est pas lui qui m’inquiète, c’est Mouchardinet : je crois qu’il m’a vu prendre le cervelas dans ma table ; et, bien qu’il fût joliment déguisé dans un rouleau de verbes, le pestard est capable de s’être douté de la frime et s’il nous entendait, il irait bien vite faire son calin à nos dépens.

— Ah ! si je savais qu’il nous fît encore ce tour-là, je lui donnerais un assortiment de calottes qui lui tiendrait chaud tout l’hiver.

— Belle avance ! si tu l’assommes à moitié, il te fera renvoyer du collége, voilà tout ce que tu y gagneras.


— C’est que je lui en dois déjà pour avoir été dire dimanche dernier que j’avais ri pendant la messe, que je m’étais moqué du vieux sacristain.

— Et moi, donc, crois-tu que je lui pardonne de m’avoir dénoncé comme ayant mis le feu au paquet de pétards qui a brûlé tout un pan de l’habit du nouveau professeur. Je connaissais bien, moi, celui qui avait glissé les pétards dans la poche de l’habit. Je lui avais bien dit que c’était un vilain tour, et qu’il avait tort de le faire ; mais je me suis laissé punir pour lui, plutôt que de le dénoncer. J’aurais eu trop peur qu’on me donnât aussi le nom de Mouchardinet ! comme toute la classe en a baptisé Vernaud.

On devine ce qu’éprouva Hippolyte en écoutant cette conversation, et le violent désir qu’il conçut de se venger de la justice qu’on lui rendait : car il avait bien mérité ce qu’on disait de lui.

— Mouchardinet, pensait-il en regagnant son lit à pas de loup ; ils m’appellent Mouchardinet ! Eh bien ! je me montrerai digne de ce beau nom, et ils paieront cher le plaisir de m’avoir donné ce charmant sobriquet.

Alors, repassant dans sa tête tous ses moyens de vengeance, il redoubla d’astuce et de perfidie. Les cervelas d’Ernest furent saisis, et les coupables qui s’en étaient régalés mis en retenue. Depuis ce temps, la moindre petite faute, la plus légère espièglerie, aussitôt dénoncée, subissait la pénitence requise par l’autorité ; et comme Hippolyte, heureux de faire gronder tous ses camarades, ne voulait point perdre de son crédit auprès du maître, il affectait de travailler avec zèle, et paraissait faire d’au tant plus de progrès qu’il donnait en cachette ses versions et ses thèmes à corriger à son frère ainé, qui était en seconde.

Mais, si prudente que soit la perfidie, elle finit toujours par se trahir. À force de mettre au jour les petites peccadilles des écoliers, qui n’en avaient tiré d’autre vengeance contre Vernaud que de le flétrir du nom de Mouchardinet, ils se réunirent pour chercher un moyen de prouver à leurs supérieurs la bassesse du caractère d’Hippolyte, et de confondre leur ennemi. Ernest, qui eut le premier cette bonne idée, fut choisi à l’unanimité pour mener à bien cette grande affaire. Le plus profond secret étant indispensable, il fit jurer jusqu’au plus petit de la classe de ne rien dire sur ce qu’il saurait, ou sur ce qu’il ne comprendrait pas relativement au complot.

D’abord chaque élève devait lui remettre ce qu’il avait d’argent, et celui qu’il pourrait obtenir de la générosité de sa famille. Cet impôt volontaire devait former une somme considérable dont l’emploi serait confié à Langlois, qui, sortant tous les quinze jours, avait plus qu’un autre la facilité de faire les démarches nécessaires. Malgré la discrétion observée religieusement, il y avait parmi les élèves un air de mystère qui parut suspect à Mouchardinet. Ne voyant plus acheter ni gâteaux, ni fruits, à aucun écolier les jours de promenade, il chercha ce qu’ils pouvaient faire de leur argent, et questionna à ce sujet un des plus jeunes.

— Je n’en sais rien, répondit l’enfant.

— Comment, tu ne sais pas ce que tu as fait de l’argent de ta semaine ? reprit-il ; tu l’as donc perdu ? On te l’a donc volé ?

— Je n’en sais rien, répétait le petit garçon.

Et Mouchardinet s’en allait en branlant la tête, tandis que le gamin lui faisait les cornes. Alors un éclat de rite général avertit Hippolyte de la niche. Il se retourne furieux, et se battrait volontiers pour soulager sa colère ; mais, seul contre tous, il faut qu’il se modère. Le soin de découvrir le mystère qui l’entoure l’aide à prendre patience : il sait déjà que l’argent de tous les écoliers a été mis en réquisition ; il ne doute pas qu’on n’en fasse un coupable usage, et c’est ce qu’il saura bientôt.

La nuit, faisant le guet, le jour, surveillant les groupes qui se forment dans la cour, il a déjà recueilli plusieurs phrases qui révèlent un complot.

— Nous ferons entrer la caisse de nuit, a dit l’un.

— Il est temps de nous venger, a dit un autre.

— J’ai promis cinq francs au portier, avait dit Ernest ; il est dans nos intérêts.

— Qu’est-ce qui donnera le signal ? avait demandé un grand.

— Moi, répondit Ernest ; mais silence, que les maîtres ne se doutent de rien.

— J’aurai une lanterne sourde.

— C’est bon, car le cabinet est bien noir.

— Et quand minuit sonnera…

— Chut ! Mouchardinet nous écoute, dit Langlois assez haut.

Et chacun alla reprendre sa balle pour la lancer sur le mur rebondissant.

Diable ! ceci ; est grave, pensa Mouchardinet ; une caisse qui entrera de nuit dans la maison, une lanterne sourde, un signal… Cela m’a bien l’air d’une sérieuse conspiration. Si tout cet argent, soutiré aux élèves, était employé à l’achat d’un baril de poudre, ou bien à quelque chose de semblable ! Oui, cela ne peut être que pour tramer quelque tour infâme, dont je serai la première victime, qu’ils se réunissent ainsi. Il faut les déjouer.

Et voilà Mouchardinet qui se décide à saisir la prochaine occasion de parler au proviseur : car l’affaire lui paraît trop importante pour être confiée à une autorité subalterne. D’ailleurs, les grâces, l’avancement, les prix, tout cela dépend beaucoup du proviseur. Il peut en acquérir la bienveillance par un éminent service ; c’est un coup de fortune.

Le proviseur du collége, homme d’esprit et de bon sens, reçut la déposition de Mouchardinet d’un air confiant ; puis, feignant d’être vivement alarmé sur ce qui pouvait résulter de ce complot :

— Quelle horreur ! s’écrie-t-il, comploter de nous tuer tous pour se venger de la justice d’un maître, cela ne sera point. Je vais à l’instant même requérir la force armée, pour arrêter les chefs de cette conspiration, et se saisir du corps de délit que vous prétendez être entré cette huit par les soins d’un domestiqué corrompu avec l’argent des rebelles.

Ah ! Monsieur, attendez encore dit Vernaud, effrayé des mesures qu’on allait prendre.

— Comment ? vous voulez que j’attende que la maison saute, que nous soyons tous écrasés sous ses débris, où qu’il soit arrivé un malheur à vous ou au maître de votre classe, pour faire justice d’un pareil délit ! ce serait trop risquer, vraiment ; et l’on m’accuserait à bon droit d’imprudence. Sans doute, vous ne portez une si grande accusation contre vos camarades qu’avec la certitude des faits que vous avancez ; vous êtes placé de manière à savoir mieux que nous leurs sentiments de haine et d’ingratitude envers leurs supérieurs, et nous devons vous en croire. Ainsi donc, il faut que justice se fasse. Asseyez-vous là ; je vais écrire au commandant du poste, et vous guiderez les soldats dans le cabinet noir où la caisse est cachée.

— Moi, Monsieur ? mais que dirons mes camarades.

— Monsieur, reprit le proviseur, d’un ton sévère, quand on fait une action louable, peu importe ce qu’en disent les mauvais sujets ; vous trouverez dans votre conscience de quoi leur répondre : c’est le calomniateur qu’un mot déconcerte, et qui fait bien d’avoir peur.

Ces mots, qui auraient dû le confondre, ranimèrent l’audace de Mouchardinet, et il fit assez bonne contenance pendant le temps que le domestique mit à porter la lettre du proviseur ; mais lorsqu’il vit revenir François accompagné d’un piquet de gardes, il lui prit un tremblement de la tête aux pieds. Sa pâleur fut remarquée par l’officier.

— Est-ce un des coupables ? demandait-il : Le pauvre diable a l’air bien abattu ; je crois qu’on peut lui faire grâce : il ne recommencera plus, j’en réponds.

— Non, c’est le délateur, dit le secrétaire du proviseur, qui écrivait près d’une fenêtre de la chambre.

À ce mots de délateur, un regard de mépris tomba de tous les yeux sur Mouchardinet.

— Allons, point de noms injurieux, dit le proviseur : il faut savoir avant s’ils sont mérités. Marchez, Vernaud ; guidez ces messieurs dans votre dortoir, je vous suis : c’est l’heure de la classe, et nous sommes sûrs de ne rencontrer aucun élève.

En effet, c’était le moment du travail pour tous les écoliers ; mais l’un d’eux venait de voir entrer les gendarmes, et tout était en rumeur. Nous sommes perdus, s’écriaient les camarades de Mouchardinet ; nous sommes vendus.

— Monsieur, disait Ernest au maître de la classe, laissez-moi aller me jeter aux pieds du proviseur, pour obtenir la grâce de tous ces malheureux : car c’est moi seul qui les ai entraînés.

— Et il courait comme un fou vers l’escalier du dortoir, et les grands et les petits camarades le suivaient, en dépit de ce que l’on faisait pour les retenir. Langlois arrive à la porte du dortoir comme le proviseur et la garde venaient d’y entrer ; il se fait jour à travers les soldats pour venir implorer la clémence du proviseur.

— On vous a dit vrai, s’écria-t-il avec l’accent du désespoir ; oui, il existe un complot, dont j’ai eu l’audace de vouloir être le chef ; il a été tramé dans le plus profond mystère ; et, sans la trahison de l’un de nous, il aurait eu un plein succès ce soir même.

— Vous ai-je menti ? dit alors Mouchardinet en s’adressant d’un air présomptueux au proviseur : car l’aveu d’Ernest lui ôtait une grande inquiétude. Il s’était trompé plus d’une fois en supposant le mal, et il jouissait en ce moment du plaisir d’avoir rencontré juste ; la vue du chagrin de ceux qui le méprisaient le comblait de joie. C’était une joie féroce, mais les méchants n’en connaissent pas de douce.

— Relevez-vous, dit le proviseur à Langlois, qui embrassait ses genoux ; je ne puis plus rien dans cette affaire : l’autorité en décidera, laissez-la agir.

— Qu’elle sévisse contre moi, reprenait Ernest avec l’accent du désespoir, je me soumettrai à toute la rigueur de la loi ; mais faites grâce à ces pauvres enfants qui, sans moi, n’auraient jamais eu l’idée d’une chose semblable ; ne réduisez pas à la misère ce malheureux François, qui ne sait pas le crime qu’il a commis en m’aidant à faire entrer la caisse, et qui nourrit sa femme et ses enfants avec ses gages de portier du collége.

— Tout cela est bel et bon, mon petit monsieur, dit l’officier, et nous y répondrons après avoir vu le contenu de cette caisse.

— Méchant ! disaient les plus petits de la classe à Mouchardinet, n’as-tu pas de honte de nous faire traiter ainsi ? Ah ! si l’on allait aussi rapporter à ton père tout le mal que tu fais, il te punirait comme tu le mérites ; mais il n’y a point un autre Mouchardinet parmi nous. Et les petits coquins faisaient semblant de pleurer.

Enfin on arrive à la porte du cabinet noir. Ernest en a la clé : il voudrait bien ne la remettre que sous condition d’amnistie pour tous, un seul excepté, et l’on devine que c’est lui qui veut porter tout le poids du crime et de la punition ; mais les soldats n’attendent point qu’il ait capitulé : un d’eux lui arrache la clé des mains, il ouvre la porte, et dès son premier pas dans le cabinet il heurte son pied contre un grand baquet plein d’eau, le renverse, inonde ses jambes, celles de toute la compagnie ; et, perdant l’équilibre, le soldat tombe le nez sur une caisse que l’obscurité du cabinet l’a empêché de voir.

— Peste soit des gamins ! dit-il en jurant, et en cherchant à se dégager des cerceaux du vieux baquet, qui ont abandonné leur poste. En tout cas, s’ils ont rempli cette caisse d’artifice, voilà de quoi noyer la poudre. Qu’est-ce que c’est que ces légumes-là ? ajouta-t-il en ramassant les paquets de giroflée et de réséda dont ses pieds étaient couverts.

— Laisse ces fleurs, et prends la caisse, dit l’officier : ces messieurs nous diront ensuite à quoi tout cela devait servir.

Alors deux soldats rangent le baquet, et bravent l’eau qui se répand de tous côtés, pour aller chercher la caisse. Elle leur paraît lourde ; ils la déposent sur une table au milieu du dortoir ; et le portier complice est chargé du marteau qui doit en faire céder les planches : car elle n’a point de serrure et n’est fermée que par de gros clous.

Ce moment est dramatique ; les coups de marteau retentissent dans le silence : car maîtres, élèves, délateur, coupables, simples témoins, tout le monde est ému. La première planche est soulevée : on aperçoit des morceaux de papier gris dont on entoure ordinairement les fusées.

— Prenez garde à vous, brave homme, dit le maître, dont l’habit porte encore la trace de l’explosion d’une douzaine de pétards ; prenez garde, ils sont capables d’avoir mis là-dedans des bombes qui partiraient dans vos mains ! Je connais ce qu’ils savent faire en ce genre ; prenez garde, vous dis-je.

Des rires étouffés répondirent à cette recommandation prudente.

Sur la planche qu’on venait de briser se trouvait l’adresse du père d’Ernest. On la remit au proviseur.

— Vous le voyez, dit Langlois, c’est moi qui ai tout conduit. Arrêtez, arrêtez, crie-t-il au portier.

Alors chacun recule d’effroi, et croit déjà entendre la détonation qu’il redoute.

— C’est au dénonciateur qu’appartient l’honneur de tout découvrir ; laissez-le fouiller la caisse.

— Oui, oui, s’écrient tous les élèves, à Mouchardinet l’honneur de découvrir la mèche.

Mais ce mot de mèche fait frémir Hippolyte ; il va se cacher derrière le proviseur.

— Ah ! vous n’êtes pas plus courageux que cela, dit le sergent : en ce cas vous ferez bien de ne pas porter d’épaulettes. Tenez, moi j’ai plus de confiance ; ces gaillards-là ne m’ont pas l’air si méchants qu’ils voudraient bien le faire croire. Allons, morbleu, je me risque !

Et voilà le soldat qui fouille la caisse, dont le portier a détaché tout le dessus.

— Mille tonnerres ! s’écrie le soldat, il n’y a pas d’artifice là-dedans. C’est bien de ce qu’il y a de plus vrai dans ce monde : voyez, ça reluit comme un soleil.

En disant ces mots, il tirait de la caisse un beau vase d’argent ciselé par notre meilleur orfèvre. D’un côte on voyait deux lettres gothiques ; de l’autre, on lisait cette inscription : Offert à notre bon proviseur par ses élèves.

— C’est fort bien, cela, dit le soldat aux jambes mouillées ; mais il n’était pas nécessaire de faire garder cette caisse par un baquet plein d’eau.

— Et nos bouquets donc, s’écrièrent les élèves, ne fallait-il pas les tenir au frais jusqu’à ce soir ? n’est-ce donc pas demain la Saint-François ?

Alors, petits et grands, tous passèrent sur les pieds des maîtres, des soldats, pour aller chercher une fleur échappée du baquet, et pour la porter au bon proviseur, qui pleurait comme un enfant, en recevant un si doux témoignage de l’amitié de ses élèves.

— Parlez-moi de ces sortes de complots, dit le sergent, et des émeutes qui s’ensuivent ; cela ne fait pas peur au gouvernement.

— Et cela venge des Mouchardinet, dit Langlois. Puis, se tournant vers le proviseur : Pardonnez-nous, ajouta-t-il, de vous avoir trompé ainsi ; mais il fallait bien nous donner un air coupable pour éprouver la manie du pestard, et lui faire la leçon. Celle-ci est bonne, n’est-ce pas ?

— J’espère qu’il en profitera, dit le proviseur en regardant Mouchardinet, et qu’il sentira ce qu’il y a d’infamie attachée au nom de délateur. Vous qui le savez, mes amis, gardez-lui le secret de cette mauvaise action, car vous connaîtrez un jour l’importance des réputations de collége.

— Allons, point de rancune, dit Langlois, en tendant la main à Hippolyte ; ce que tu souffres depuis une heure suffit bien pour commencer ta conversion, et si tu veux devenir bon garçon, notre amitié fera le reste.

— Congé pour aujourd’hui, dit le proviseur ; et ce soir à goûter chez moi, tous…, excepté…

En ce moment des sanglots se firent entendre.

— Point d’exception, grâce, point d’exception ! crièrent une foule de voix.

— Regardez comme il pleure, dit Ernest en montrant Hippolyte, qui suffoquait. Ah ! je réponds de lui maintenant. Il a senti la honte, il voit notre bonheur : comment ne choisirait-il pas ce qui rend le plus heureux !

— Vous le voulez, mes enfants, je ne puis rien vous refuser ce jour-ci, répondit le proviseur.

Et Vernaud reçût son pardon de chacun, excepté de lui-même.

Depuis ce jour, Vernaud n’a plus dénoncé personne : car, si la justice punit, c’est l’indulgence et la générosité qui corrigent.


PERROQUETTE.




Il est bon de parler, et meilleur de se taire ;
Mais tous deux sont mauvais alors qu’ils sont outrés.

Lafontaine. L’Ours et l’Amateur des jardins.

(Fable.)





PERROQUETTE ;


DÉDIÉ
À Mlle MARIE DE PONTÉCOULANT.




Ce conte ne pouvait être adressé sans injure qu’à une petite fille bien élevée, discrète par la crainte de mal dire, et soumise par le désir de bien faire. C’est pour cela que je le dédie à ma chère Marie.



— Savez-vous bien, Elvina, que voilà près de dix jours que M. d’Hervins n’est venu voir votre maman, et que j’ai bien peur qu’il ne revienne plus ici.

— Ah ! pourquoi donc cela, ma bonne ?

— Pourquoi ? parce que vous lui avez dit l’autre jour, quand il nous a rencontrées aux Tuileries, quelque chose qui ne lui a pas été agréable.

— Moi faire de la peine à M. d’Hervins, qui est si bon, qui donne toujours de si jolies étrennes ! ah ! mon Dieu ! j’en serais bien fâchée.

— Certainement vous êtes bien fâchée, mon enfant, quand un mot répété par vous, à tort et à travers, amène quelque événement ou bien la moindre querelle qui puisse contrarier votre mère et ses amis ; mais cela n’empêche pas que, tout en déplorant l’inconséquence de la veille, vous ne recommenciez le lendemain.

— Vrai, ma bonne, répondait Elvina, en joignant ses petites mains, je n’ai rien dit au bon M. d’Ervins qui pût le fâcher.

— Qu’en savez-vous ? connaissez-vous assez la valeur des mots que vous répétez pour prévoir l’effet qu’ils doivent produire ?

— Vraiment ! ma bonne ; ah ! je ne me doutais pas…

— Et voilà, mademoiselle, comment, avec un bon cœur, vous faites souvent du mal.

— Eh bien, reprit Elvina avec dépit, puisqu’on ne peut rien dire sans être grondée, je n’ouvrirai plus la bouche. Et elle alla bouder dans l’embrasure d’une fenêtre.

Mais, à l’âge de six ans, la mauvaise humeur est facile à dissiper ; et les voitures qui entraient dans la cour, celles qui passaient devant la porte, les gens qui allaient et venaient sur les trottoirs, les joueurs d’orgues, les crieurs, la troupe des chiens savants, enfin tout ce qui anime une des plus belles et des plus bruyantes rues de Paris, avaient bientôt captivé l’attention d’Elvina tout entière.

Ah ! voici le cabriolet de M. de Saint-Etienne qui s’arrête chez madame Barival, pensa-t-elle ; voyons un peu s’il regardera de mon côté quand il s’en ira.

Et la gentille Elvina resta derrière le carreau de la fenêtre tant que dura la visite de M. Saint-Étienne. Elle fut longue, car il s’agissait de l’arrangement d’un procès qui maintenait brouillés depuis six mois M. Barival et M. Saint-Étienne. Dans l’intention de les concilier, madame Barival, et son père avaient engagé M. de Saint-Étienne à venir s’entendre secrètement avec eux sur les moyens de terminer l’affaire à l’amiable.

Ah ! voici le cabriolet qui s’en va ; M. de Saint-Étienne reste donc à dîner chez notre voisine, pense Elvina ; et, curieuse de savoir si elle devinait juste, elle fixa ses yeux sur la petite porte de madame Barival, jusqu’au moment où M. de Saint-Etienne en sortit.

Comme tous les enfants gâtés, Elvina dînait à table avec sa mère, madame de Bagny, et tous ceux qu’elle y admettait. Ce même jour M. Barival vint lui demander à dîner, en disant que sa femme ayant été obligée d’accompagner son père chez des gens d’affaires, il ne voulait pas rester seul. Madame de Bagny l’accueillit avec grâce ; puis, autant par politesse que par intérêt pour lui, elle lui demanda où en était son procès, et ce que devenait M. de Saint-Étienne.

— Vraiment, je n’en sais rien répondit M. de Barival ; depuis que nous sommes brouillés, nous ne traitons plus ensemble que par procureur, et le sien m’a dit l’autre jour qu’il était en voyage pour long-temps.

— Oh ! mon Dieu non, il n’est pas en voyage, dit Elvina, car je l’ai vu entrer ce matin chez vous.

— Chez moi ? ah ! vous vous trompez certainement, ma petite, car il n’y met plus les pieds depuis ce jour…

— Ne l’écoutez pas, interrompit madame de Bagny ; elle ne sait ce qu’elle dit : c’est quelque autre jeune blond qu’elle aura pris pour M. de Saint-Étienne.

— Oh ! non, maman ; je le connais bien, et son grand cheval gris aussi. Ils étaient tous les deux là à votre porte, monsieur, demandez-le plutôt.

— Allons, taisez-vous, reprit madame de Bagny avec humeur : les petites filles ne doivent pas se mêler de la conversation.

Elvina se leva avant la fin du dîner, en enviant beaucoup l’âge de sa grande sœur, qui lui donnait le droit d’écouter et de parler tout le temps qu’on restait à table.

Cette vieille sœur, ainsi que l’appelait Elvina, venait d’avoir seize ans, et toute sa famille s’occupait déjà du soin de lui trouver un mari ; il s’en présentait un qui réunissait toutes les qualités essentielles à une tournure distinguée ; et qui, sans être beau, pouvait passer pour un homme agréable. Le malheur voulait que Jules le frère aîné de Léontine et d’Elvina, avait pris en grippe M. d’Artimont, et qu’il ne manquait pas une occasion de le tourner en ridicule ; c’était un peu pour taquiner sa sœur, car, dans le fond, Jules rendait justice à l’aimable prétendu.

Lorsque Elvina passa dans le salon, elle y trouva M. d’Artimont qui attendait la fin du dîner pour proposer à madame de Bagny une loge à l’Opéra. Elvina sentit battre son cœur d’espérance.

— Ah ! si vous vouliez demander à maman de m’emmener avec elle à l’Opéra, je suis sûre qu’elle ne vous refuserait pas, dit Elvina en faisant la mine la plus gracieuse, et d’un ton suppliant.

— S’il ne s’agit que de l’en prier, répondit M. d’Artimont, je ne demande pas mieux ; mais je crains qu’elle ne me refuse, car elle ne veut pas ordinairement vous faire veiller.

— Non, maman ne vous refusera pas ; elle vous aime beaucoup.

— Vrai ! charmante enfant ! dit M. d’Artimont en prenant Elvina sur ses genoux ; et votre sœur ?

— Léontine ?

— Oui, l’aimable Léontine.

— Ah ! je crois bien qu’elle vous aime, et plus que tout le monde, puisqu’elle se dispute toute la journée avec Jules à cause de vous.

— Ah ! vraiment ? dit M. d’Artimont.

— Je ne mens pas, reprit Elvina, ravie d’être écoutée, si attentivement, et de causer comme une grande personne ; hier encore ils se sont disputés après le déjeuner.

« Tu veux nous faire accroire que tu en es folle, disait Jules à sa sœur ; ah ! mon Dieu ! nous savons bien pourquoi tu l’aimes : tu aimes sa fortune, son nom, son titre, la calèche et les chevaux anglais qu’il a fait venir de Londres, et tu as raison, car il n’a guère que cela pour lui. »

— C’en est trop ! s’écrie M. d’Artimont, en posant Elvina à terre, et je lui prouverai bien que, si je ne suis pas aimable, je ne suis pas plus endurant.

— Ah ! mon Dieu, qu’avez-vous donc ? reprit Elvina, effrayée de la colère qui se peignait dans les yeux de M. d’Artimont.

— Ah ! ce sont mes chevaux anglais, ma fortune, qu’on aime ! répétait-il en se promenant à grands pas dans la chambre. Moi qui croyais à l’attachement de Léontine, à l’amitié de ses parents ; pauvre dupe que j’étais ! Mais il est encore temps, grâce au ciel, de ne pas être le jouet de la vanité de cette famille. Pour ma calèche, mes chevaux…, murmurait-il en sortant. Puis s’apercevant qu’Elvina le regardait d’un air étonné, il revint sur ses pas, lui remit le coupon de la loge pour qu’elle le donnât à sa mère, et lui recommanda bien de lui-dire qu’il regrettait infiniment de ne pouvoir l’accompagner.

Elvina ne comprend rien à ce brusque départ ; mais lorsque sa mère la questionne, elle lui raconte naïvement ce qu’elle a dit à M. d’Artimont, et la colère où il s’est mis tout à coup sans qu’elle en sache la cause.

— Je l’aurais parié ! s’écrie Jules en montrant Elvina ; c’est encore un tour de cette petite perroquette, qui ferait battre des montagnes, avec sa rage de redire tout ce qu’elle entend, sans le comprendre. En vérité, elle mériterait qu’on lui donnât le fouet tous les matins, pour lui apprendre à répéter les propos de la veille. Savez-vous bien, ma mère, ce qu’elle a fait depuis huit jours ? Elle a fait renvoyer le pauvre François, en racontant les sottises qu’il a dites le soir du jour où il s’est grisé en buvant à sa santé, car c’était pour fêter l’anniversaire de sa naissance que ce malheureux a commis cette faute ; elle nous a privés de la présence d’un vieil ami qui nous est tendrement attaché, et cela pour lui avoir redit une mauvaise plaisanterie. M. Barival vient de nous quitter pour aller faire une scène chez lui sur la visite qu’elle prétend avoir vue ; et voilà qu’aujourd’hui elle m’oblige à me couper la gorge avec le futur de ma sœur ; car je connais d’Artimont, il n’est pas homme à me pardonner d’avoir imaginé le mal que j’en ai dit pour taquiner Léontine. Si vous n’y mettez bon ordre, je vous en préviens, ma mère, cette petite Perroquette vous brouillera avec tous vos amis.

— Perroquette ! Perroquette ! s’écria Elvina en sanglotant.

— Oui, Perroquette, reprit son frère ; et si tu continues, je te promets que le nom t’en restera.

À cette cruelle menace, Elvina s’enfuit dans la chambre de sa bonne, et c’est à l’abondance des larmes qu’elle lui voit répandre que sa gouvernante devine qu’elle vient d’être sérieusement grondée ; car dans la crainte de redire, la pauvre enfant s’obstinait à ne pas répondre.

— Encore quelque nouvelle indiscrétion, disait mademoiselle Rosalie : cette petite fille avec laquelle vous vous disputiez avant-hier sur la beauté de votre mère aura repété à la sienne qu’on disait qu’elle mettait du blanc ; en voilà assez pour faire à votre maman une ennemie mortelle.

— Ce n’est pas cela, ma bonne.

— Ah ! j’y suis, c’est cette vieille marquise de l’Orge, à qui vous avez demandé sérieusement si c’était son jour de barbe, et cela parce que vous avez répété les mauvaises plaisanteries de votre frère sur cette méchante femme. On dit qu’elle est furieuse contre lui, et qu’elle lui a fait défendre sa porte.

— Non, ce n’est pas à cause de cela, dit Elvina en soupirant.

Et la gouvernante passa en revue toutes les inconséquences provenant du défaut d’Elvina. En voyant le mal qui en résultait, la pauvre petite éprouvait un sincère désir de s’en corriger. Mais ce nom de Perroquette lui causait un vrai désespoir. Bientôt tous les gens de la maison, autorisés par l’exemple de sa mère, ne la nommèrent plus autrement ; ses petites compagnes, ses petites amies la poursuivaient aux Tuileries en l’appelant par ce vilain sobriquet. Mais comme il y avait méchanceté de leur part dans cette affectation à l’humilier, sa fierté se révolta, et elle cessa de jouer avec elles.

— Eh bien ! tant mieux, dit-elle avec aigreur ; en restant toute seule je ne serai plus exposée à répéter les sottises de personne.

Ce bon mot d’enfant dépité la charmait, et peut-être son orgueil l’aurait-il emporté, sans une circonstance inattendue qui vint frapper son cœur.

On était dans ces temps malheureux où le parti qui triomphe écrase le parti vaincu. Le frère de madame de Bagny, officier tout dévoué à l’empereur, était vivement compromis dans une affaire dont les chefs ont péri sur l’échafaud. Il y allait du même sort pour l’oncle d’Elvina, et il vint chercher un asyle chez sa sœur. Les poursuites dirigées contre lui faisaient craindre la moindre indiscrétion. Le petit comité de famille décida qu’Elvina était seule à redouter dans ce mystère important, et qu’il fallait s’en débarrasser, soit en l’envoyant à la campagne, soit en la mettant en pension tant que le colonel serait en danger d’être arrêté.

Ce fut un moment cruel que celui où madame de Bagny déclara à sa petite fille qu’elle allait la conduire dans la pension qu’elle lui avait choisie. Quitter sa mère, si jeune encore, quand Elvina avait tant besoin de ses soins ! quitter la maison qui l’avait vue naître, la sœur, le frère, qui la grondaient, mais qui la caressaient encore davantage : c’était de quoi pleurer long-temps.

— Pourquoi donc m’éloigner de toi ? disait-elle à sa mère en baignant sa main de larmes. Je travaille tant que tu le veux, je lis tout couramment, ma maîtresse de piano est contente de moi ; je n’en ferai pas plus à la pension, et je ne te verrai pas. Ah ! mon… Dieu ! mon Dieu… que je suis… mal… heureuse ! et les sanglots lui coupaient la parole.

— Il le faut, mon enfant, reprit madame de Bagny, en cherchant à surmonter son émotion !… Crois que, pour faire un tel sacrifice, j’ai besoin de courage ; mais c’est ton caractère qui m’y force. Ah ! sans ce vilain défaut.

— Je me corrigerai, je te le promets, disait Elvina en retenant sa mère par la robe ; laisse-moi ici…

Mais le motif qui faisait agir madame de Bagny était trop grave pour qu’elle cédât aux prières de son enfant. Elle la fit porter dans sa voiture en dépit des cris qu’elle jetait, et le soir même Elvina coucha dans un grand dortoir au milieu de vingt lits occupés par des petites filles dont aucune n’était connue d’elle.

Quel que soit son âge, quelle femme a jamais oublié le déchirement du cœur ressenti dans son enfance le jour de son entrée en pension. Je suis vieille, mes enfants, j’ai supporté bien des chagrins dans ma vie ; un seul excepté, je n’en ai point éprouvé de plus douloureux que celui du jour où ma mère m’a laissée en pleurant chez madame Leprince de Beaumont, la nièce de cette madame Bonne dont les contes valent mieux que les nôtres. Cette maison était la plus renommée de Paris ; on m’y comblait de bontés et j’ai failli y mourir de douleur : je n’y voyais pas tous les jours ma mère.

Elvina ne fut pas moins affligée d’être séparée de la sienne. L’ironie de ses compagnes vint encore ajouter à ses ennuis. Les domestiques de sa mère, dans la rancune qu’ils lui gardaient pour avoir été souvent grondés par suite de ses indiscrétions, n’avaient pas manqué de dire le nom qu’on lui donnait, et ce malheureux nom de Perroquette était dans la bouche de toutes les pensionnaires. Sur la foi de ce nom, on la renvoyait lorsque l’on voulait se dire quelque chose d’intime. C’est une suite d’humiliations insupportables et pourtant elle ignorait la plus grande. Un hasard la lui fit connaître : sa bonne venait chaque matin s’informer de ses nouvelles et lui apporter quelque chose, de la part de sa mère ; ces petits envois étaient souvent accompagnés d’une lettre, car Elvina lisait déjà très bien l’écriture. Un jour la gouvernante se trompa, et lui remit un billet adressé à Jules ; ce billet parlait de l’espoir qu’avait madame de Bagny de voir bientôt son frère sortir de sa cachette, et de l’amnistie promise par le Roi.

Après avoir lu ce billet, Elvina en demanda l’explication à sa bonne. Celle-ci, troublée de sa bévue, en dit plus qu’elle ne devait, puis elle supplia Elvina de lui garder le secret de son étourderie. Pour mieux pénétrer la petite fille de l’importance du secret, elle lui apprit que la vie de son oncle en dépendait, et finit par lui avouer que la crainte d’une indiscrétion, comme Elvina avait l’habitude d’en commettre, était l’unique motif qui l’avait fait mettre en pension.

— Me croire capable de dénoncer mon oncle ! s’écriait Elvina, en rougissant de honte et de douleur. Ah ! je leur prouverai bien que je sais me taire, et que je n’ai pas un mauvais cœur.

Alors elle recommanda à sa bonne de laisser ignorer à sa mère ce qui venait de se passer, pour ne pas l’inquiéter.

Après plusieurs visites, pendant lesquelles Elvina ; ne laissa rien transpirer de son secret, madame de Bagny vint, rayonnante de joie, chercher sa fille pour l’emmener passer deux jours avec elle.

— Mon oncle est donc sauvé, dit Elvina en sautant au cou de sa mère !

— Quoi ! tu savais…, mon enfant ?…

— Oui, je savais qu’il était caché dans la chambre de Jules ; mais je savais aussi qu’il ne fallait pas le dire.

— Et tu ne l’as pas dit, même à moi ?…

— Non : tu aurais cru que j’allais le répéter, reprit Elvina en fondant en larmes ; et pourtant… va, j’ai bien pleuré…, j’ai eu bien de la peine.

— Tant mieux, tu n’en feras plus, à personne, dit madame de Bagny en serrant sa fille sur son cœur. Puis elle ajouta : Mademoiselle Rose, veillez à ce qu’on me renvoie le trousseau d’Elvina.

— Quoi ! maman, je ne te quitterai plus ?

À moins que Perroquette ne revienne, reprit sa mère ; car, pour celle-là, nous ne saurions vivre ensemble.

— Ah ! pour celle-là, tu ne la reverras plus, dit en souriant Elvina ; elle est morte de chagrin.

En effet Perroquette a disparu ; il ne reste plus de cette histoire qu’une jeune personne charmante, spirituelle et discrète : tant il est vrai, comme l’a dit un grand auteur pour les petits enfants, que le cœur seul corrige les défauts de l’esprit.


L’APPRENTIE COUTURIÈRE.




 Adieu donc ; fi du plaisir
Que la crainte peut corrompre

Lafontaine, le Rat de ville et le Rat des champs.

(Fable.)




L’APPRENTIE COUTURIÈRE.


DÉDIÉ


À Mlle LÉONIE MENECHET.




L’apparition ou le retour d’une mode a souvent de grandes conséquences sur les mœurs et les habitudes d’un pays. Celle des poches était regardée par madame de Genlis comme fort importante pour l’ordre et la générosité des femmes. Avec des poches, on ne laisse point traîner la clé de sa table ou de son secrétaire ; avec des poches, on peut faire la charité, même en habit de bal. Enfin c’est parce que la mode des poches est revenue que la petite Albertine s’est trouvée combattue entre les deux sentiments les plus puissants de la vie : l’intérêt et l’honneur.

Albertine Foignet était déjà depuis six mois en apprentissage chez mademoiselle Elmire, couturière fort en vogue, malgré la quantité de corsages qu’elle manquait et l’exagération de ses factures. Empressée d’adopter tout ce qui s’offrait de nouveau, mademoiselle Elmire n’avait pas manqué d’adapter de petites poches à toutes les robes négligées qu’elle rendait à ses pratiques. Mais comme il y avait presque toujours quelque chose à retoucher à ces robes faites à la hâte, on chargeait Albertine de les aller chercher le lendemain du jour où elles avaient été mises pour la première fois.

C’est ainsi que la comtesse de Verdières, jeune étourdie élevée dans l’ignorance des poches, fit remettre à Albertine la robe de foulard dont elle voulait faire allonger la taille, sans penser à regarder s’il ne restait pas quelque chose dans les poches de cette robe nouvelle.

Albertine était sur le trottoir presque désert d’une large rue du faubourg St-Germain, portant à sa main le morceau de taffetas puce qui contenait la robe de foulard, lorsqu’un son argentin vint frapper son oreille. Elle croit que l’un des six sous qui lui ont été confiés pour prendre un omnibus en cas de pluie s’est échappé de son sac ; elle se baisse pour le ramasser. Mais elle voit une pièce d’or reluire sur le trottoir ; cette pièce est tombée de la poche, qui est béante et que le taffetas ne recouvrait pas assez ; Albertine n’en peut douter. Son premier mouvement est de retourner chez madame de Verdières, et de lui remettre le double louis qu’elle a oublié dans sa poche ; mais une de ces mauvaises pensées que le démon du mal inspire quelquefois à de bonnes âmes vint troubler Albertine, et lui montrer dans son jour le plus séduisant tout ce que cette somme de quarante francs pourrait apporter de changement à sa condition d’apprentie. Car si elle était chargée d’aller chercher les robes manquées, elle n’avait point de part aux profits que se partageaient entre elles les ouvrières favorites, celles qui portaient les robes parées, les habits de bal vivement attendus, et dont l’arrivée se paie en raison des craintes et de l’impatience qu’ils ont excitées.

Madame de Verdières est si riche ! pensa Albertine, elle ne s’apercevra pas seulement que cette pièce de quarante francs lui manque ; et puis, elle n’est peut-être pas tombée de la poche de la robe. On trouve tous les jours des sommes plus considérables dans la rue, au coin d’une borne. Il y a mille exemples de choses ainsi perdues, qui font la fortune de ceux qui les ramassent sans qu’on puisse leur en faire de reproche.

Ainsi Albertine cherchait à se tromper et à s’étourdir sur les murmures de sa conscience ; car elle ne pouvait se dissimuler que la pièce de quarante francs ne fût bien à madame de Verdières, et qu’en se l’appropriant elle faisait une mauvaise action.

Albertine n’avait que neuf ans ; mais la conscience est de tout âge, et les plus jeunes enfants ont parfois le sentiment de leur faute. On blâme si souvent devant eux le vol, l’indélicatesse, le mensonge, qu’ils sont déjà savants dans les défauts et les vices qu’il faut éviter, avant d’avoir pu s’en rendre coupables.

Après quelques moments d’hésitation, Albertine se rappelle que sa maîtresse lui a bien recommandé de ne pas perdre, de temps, et elle se décide à mettre le double louis dans son petit sac de serge noire.

C’était déjà un grand pas de fait que ce déplacement ; il semblait à Albertine que cette pièce d’or, en entrant dans son sac, n’en pouvait plus sortir pour revenir dans la poche de madame de Verdières. Cependant elle se réservait encore la faculté de restituer ; mais il y a des petites actions qui en entraînent souvent de grandes. Cette pièce mise dans le sac d’Albertine avec l’intention de la rendre, et comme pour l’empêcher de retomber par terre, cette pièce mêlée au peu de gros sous que possédait Albertine, avait si bien l’air de lui appartenir, que ce n’était presque pas voler que de la garder.

À peine la robe de foulard est-elle remise à mademoiselle Elmire, qu’elle passe aussitôt dans les mains de plusieurs ouvrières, pour que la jupe en soit démontée, raccourcie et remontée. En voyant tant de personnes après cette robe, Albertine pensa qu’elle ne serait pas la seule soupçonnée si l’on venait réclamer le double louis.

Cette crainte était vaine ; madame de Verdières, ayant gagné ce soir-là plusieurs louis au wisth, avait oublié celui-là dans le fond de sa poche ; et comme elle ne savait pas au juste le nombre de ceux qu’elle y avait mis, celui-là pouvait rester en toute sûreté dans le sac d’Albertine.

Mais que peut la réalité contre les terreurs de l’imagination. Il n’arrivait pas un domestique chez mademoiselle Elmire, qu’Albertine ne crût reconnaître la livrée de madame de Verdières ; il en était de même des femmes élégantes qui avaient le courage de sortir de chez elles pour venir essayer leurs robes chez mademoiselle Elmire. Toutes lui paraissaient avoir la tournure et les traits de madame de Verdières. C’étaient des transes continuelles et une préoccupation qui lui faisaient mal faire la plupart des commissions dont elle était chargée ; car elle écoutait tout à travers sa pensée, ou plutôt à travers son remords.

Cependant plusieurs jours s’étant écoulés depuis le renvoi de la robe de foulard, Albertine prit confiance dans l’événement, et se dit : Puisque la chose est faite, il faut en profiter.

Alors, elle chercha dans sa tête l’emploi qu’elle pouvait faire de ses quarante francs. Les envoyer dans la petite ville qu’habitait sa mère, il n’y fallait pas penser ; car cette bonne mère, en se voyant adresser une si grosse somme, n’aurait pas manqué de demander comment elle était tombée dans les mains de sa fille, de cette enfant dont l’apprentissage lui coûtait beaucoup, et ne pouvait encore rien rapporter. Au souvenir de sa mère, Albertine se sentit rougir de honte ; mais bientôt s’accusant de faiblesse, elle se répéta qu’elle pouvait disposer d’un bien trouvé, et chercha de nouveau comment elle dépenserait cet argent. Quelque chose l’avertissait qu’il y avait du danger à le garder sur elle ; et dire qu’elle l’avait trouvé au milieu de la rue, c’était risquer d’éveiller les soupçons.

Que de peine il faut prendre pour cacher une faute !

Un matin, mademoiselle Elmire l’envoya porter des échantillons dans un magasin au rabais, qui lui fournissait à bas prix des petits taffetas qu’elle revendait fort cher à ses pratiques. Ce magasin était sur le boulevart du Temple. La course était longue, et comme il gelait, Albertine n’avait pas reçu les six sous pour payer l’omnibus. — Pourquoi ne me donnerais-je pas ce plaisir, pensa-t-elle, puisque j’ai de l’argent.

Alors elle fait un signe au cocher de l’omnibus des boulevarts. Il s’arrête, et elle monte légèrement ; mais la voiture repart avant qu’elle ait eu le temps de prendre place, et la voilà marchant sur les pieds de tous les voyageurs. Ils lui reprochent sa maladresse en termes injurieux, et la renvoient de l’un à l’autre, jusqu’à ce qu’elle ait atteint le mauvais petit tabouret qui est le lot du dernier venu. — Quand elle est là, fort mal assise et ne pouvant faire aucun mouvement sans importuner ses voisins, le conducteur placé à l’autre bout de l’omnibus lui tend la main, comme pour lui demander les six sous qui lui reviennent.

En cet instant, Albertine éprouve un embarras qu’elle n’avait point prévu ; il faut qu’elle donne à changer son double louis, car elle n’a pas d’autre argent, et elle pressent là surprise de tous les voyageurs, en voyant une petite ouvrière vêtue d’une vieille robe de toile, et d’un petit châle reteint, payer sa place avec de l’or. Cette maudite pièce devait passer par plusieurs mains avant d’arriver à celle du conducteur, et Dieu sait les réflexions qu’elle ferait faire !

Mais il fallait bien se résigner à paraître suspect, puisqu’elle n’avait pas d’autre moyen de s’acquitter. Elle sort d’une main tremblante la pièce de quarante francs de son sac, et la remet d’un air confus à un monsieur qui veut bien se charger de la donner à un autre, qui doit enfin la donner au conducteur.

— Quarante francs ! dit le monsieur du ton de la plus vive surprise quarante francs !….. Mais il n’aura pas de quoi vous rendre, ma petite demoiselle ; donnez-lui plutôt une pièce blanche.

— Je n’en ai pas, murmura tout bas Albertine.

— Quoi, vous n’avez que de l’or ! reprit le monsieur, avec un sourire très ironique.

Albertine ne répondit point.

— Cela est fort étonnant continua-t-il : l’or est cher en ce moment. On vous a peut-être chargée d’acheter quelque chose…, ou plutôt c’est le montant d’un mémoire que vous venez de recevoir…, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur, répliqua vivement Albertine, heureuse de se voir fournir un excellent moyen pour expliquer la présence du double louis dans son petit sac. Mais les autres voyageurs avaient remarqué son embarras, et plusieurs la regardèrent avec défiance, puis échangèrent entre eux des sourires de mépris, dont la pauvre Albertine comprit trop bien la cause.

— Ma foi ! je n’ai pas de quoi vous-changer cela ma petite, dit le conducteur, en prenant le louis : il faut que vous ayez la complaisance d’aller jusqu’au bureau.

Et la voilà obligée d’aller jusqu’à la place de la Bastille pour avoir ce qui lui revient. Combien de temps elle aura à supporter et à deviner les conjectures fâcheuses faites sur elle par tous ses compagnons de route ! Elle les entend dire :

— À la place de l’inspecteur, je la ferais suivre, pour savoir un peu de qui elle tient cet or et ce qu’elle va en faire. C’est que Paris est rempli de filoux qui confient à des petits recéleurs de cet âge ce qu’ils ont volé dans la poche de leurs voisins, soit au spectacle, soit dans les promenades publiques. Ces messieurs imaginent de corrompre des enfants, et se les associent, comme étant moins suspects : en effet comment se douter qu’à peine au monde, ces petits êtres-là y débutent par le vol et l’infamie ?

— Eh bien, monsieur, répondit une femme, si j’étais du gouvernement, je ferais punir une petite voleuse comme celle-là plus sévèrement qu’un brigand de profession ; il faut les dégoûter du métier avant qu’ils s’y livrent entièrement. C’est un service à leur rendre.

Pendant ces différents entretiens, que le bruit de la voiture n’empêchait point de parvenir aux oreilles d’Albertine, elle était au supplice, et commençait à trouver que les humiliations, les craintes qu’elle éprouvait, l’emportaient de beaucoup sur les plaisirs qu’elle pourrait se procurer avec sa pièce de quarante francs.

Enfin, l’omnibus s’arrêta ; et, restée seule dans la longue voiture, elle vit revenir le conducteur avec la monnaie de son louis, sauf une pièce de vingt sous qu’il lui demanda pour sa peine. C’était un piége pour savoir si cette grosse somme était à la petite fille… : car elle n’aurait pu consentir à donner un semblable pour boire au conducteur s’il lui avait fallu rendre compte à sa maîtresse des vingt sous de moins.

Albertine, ne se doutant pas de la ruse, crut au contraire se faire un ami du conducteur en lui abandonnant la pièce de vingt sous, et elle descendit de la voiture en regardant si personne ne la suivait : car elle se souvenait des propos tenus dans cette voiture.

Après avoir fait sa commission, elle se garde bien de reprendre l’omnibus, et se met en marche le long des boulevarts.

On sait que celui du Temple est consacré à une foule de petits, théâtres amusants, sans compter les cabinets de curiosités, les monstres, les bêtes féroces, dont les grands tableaux fixent les regards des passants. L’impossibilité d’entrer sans payer dans ces différents spectacles avait sauvé jusqu’à présent Albertine du désir de s’y arrêter ; mais aujourd’hui qu’elle avait de l’argent et que la vélocité de l’omnibus lui permettait de disposer du temps qu’elle aurait mis à faire toute l’étendue de la course à pied, elle pouvait se donner la satisfaction de voir tous les personnages en cire, dont le Turc assis à la porte offrait un si bel échantillon. Quatre sous donnés à un homme habillé en coureur, qui se promène en long dans l’espace de six pieds, et qui invite tout le monde à entrer, procurent à Albertine la permission de pénétrer dans la salle où sont entassés des rois, des reines, des brigands, des assassins, et la plupart des voleurs célèbres. Bien peu de ces illustres personnages sont morts dans leur lit ; mais celui de tous qui frappe le plus Albertine, c’est un petit garçon mêlé à une troupe de voleurs qui exploitaient une forêt des environs de Paris.

« Remarquez ce jeune enfant, messieurs, mesdames, disait ou plutôt chantait le démonstrateur, qui, à force de répéter toujours la même chose au public, avait fini par en faire une espèce de chant monotone, dont l’accent portait au sommeil ; remarquez, vous dis-je, ce petit scélérat : c’est lui qui allait le matin quêter un pauvre morceau de pain dans les maisons que ses infâmes complices devaient dévaliser le soir ; c’est lui qui, profitant du bienfait de l’hospitalité, employait le temps de manger un morceau de fromage accordé à sa misère à voir où les maîtres serraient leur argenterie, et la maîtresse son magot. Sans lui, sans sa funeste intelligence, les voleurs n’auraient pu faire la moitié de leurs expéditions. Eh bien, ce petit criminel était né de parents honnêtes. Mais il commença d’abord par chipper quelques nippes à son père ; puis il trouva des objets perdus, et, le voleur ne les rendit pas ; puis il recéla, dans l’absence de son père, des objets plis par des coquins ; puis enfin il devint voleur lui-même, et fut pris avec la bande, dont les chefs viennent d’être guillotinés. C’est ainsi, messieurs, mesdames, que commence et finit le vice. Prenez garde aux enfants qui volent en jouant : ils seront un jour de grands criminels. »

Ce discours, cet exemple, firent une vive impression sur l’esprit d’Albertine ; elle se promit d’entrer dans un autre spectacle pour se distraire de celui-là. Mais les plus beaux ne sont pas ouverts le matin ; et, sauf les oiseaux savants, les boas constricteurs et deux enfants monstres, elle ne put trouver à dépenser son argent agréablement. Toutes ces merveilles ne lui avaient pas coûté à voir plus de trente sous, qui joints au franc du conducteur, à six sous de l’omnibus, et à quatre sous de petits gâteaux, faisaient un déficit de trois francs sur sa somme de quarante francs. Tant d’écus rendaient son sac fort lourd, et elle mourait de peur qu’il ne tombât entre les mains de mademoiselle Elmire ou de quelqu’une de ses ouvrières : c’est pourquoi elle monta tout de suite dans la mansarde qu’elle habitait avec la cuisinière de la maison, pour cacher son sac entre la paillasse et le matelas de son lit de sangle. Pauvre Albertine ! que de soins, que de transes pour si peu de plaisir !

Sa camarade de chambre, la cuisinière, était bavarde ; elle aimait à raconter, qu’on l’écoutât, qu’on la comprît ou non ; et chaque soir elle régalait Albertine des condamnations qu’elle achetait pour un sou aux crieurs des rues uniquement pour avoir la satisfaction de narrer et de commenter le crime du jour.

Quand toute la maison avait subi la sentence achetée, avec les moindres circonstances du vol ou de l’assassinat, elle se réservait encore la joie d’en faire frémir le soir Albertine. Plus d’une fois la peinture effroyable de ces histoires tragiques avait causé des rêves épouvantables à la jeune apprentie ; mais depuis qu’elle possédait une somme mal acquise, ses terreurs étaient plus profondes. Ce n’étaient plus seulement de mauvais rêves que ces châtiments affreux lui causaient, c’étaient des insomnies complètes.

Un matin qu’elle avait encore l’esprit frappé de tous ces récits de guillotine, elle entendit une des ouvrières qui en accusait une autre de lui avoir pris sa bourse.

Il y avait plus de sept francs dix sous, criait-elle ; c’est une infamie ; rendez-la moi, ou je vais dire à madame de fouiller dans vos poches et dans vos sacs, pour savoir qui de vous m’a joué ce tour-là.

À ces mots, une sueur froide couvrit le front d’Albertine ; elle se sentit prête à suffoquer : car elle savait avoir justement sept francs dix sous dans son sac, et si on les découvrait, elle allait être indubitablement accusée du vol. Que devenir ? où se cacher ?

Jamais enfant n’a été plus digne de pitié que la malheureuse Albertine, pendant tout le temps que dura l’inspection des poches et des sacs de tout l’atelier de couture.

Courbée en deux, sur sa petite chaise, les yeux fixés sur son ouvrage, elle n’osait faire un mouvement, tant elle avait peur d’attirer l’attention. Mais la somme était trop forte pour qu’on la soupçonnât de l’avoir détournée. Comment Albertine aurait-elle pu dissimuler un coup si hardi, elle qui n’avait jamais plus de quinze sous dans sa bourse !

Malgré le bonheur qu’elle eut d’échapper à un si grand danger, les craintes qu’elle éprouva pendant la recherche vaine des sept francs dix sous de l’ouvrière, les injures, les imprécations qu’Albertine entendit sortir de toutes les bouches contre la misérable qui s’était emparée de cet argent, lui inspirèrent la ferme résolution de se délivrer de ses remords, en reportant à madame de Verdières les quarante francs tombés de la poche de sa robe.

Mais il y avait trois francs de dépensés, et il fallait trouver un moyen de les remplacer. Alors Albertine se rappela que la cuisinière lui avait proposé d’arranger plusieurs robes à une de ses amies, c’est-à-dire d’en faire une neuve de deux vieilles, sorte de travail indigne d’une grande ouvrière, et qui revient de droit aux jeunes apprenties. Albertine n’avait pu s’en charger, étant presque toujours en course, ou à coudre dans l’atelier. Il lui vint à l’idée qu’en veillant pendant quelques nuits, elle pourrait arranger les vieilles robes de la cuisinière sans faire tort à son devoir quotidien. Et voilà la pauvre petite qui se lève avant le jour, et qui brave le froid de la mansarde pour coudre à la lueur d’une mauvaise lampe, jusqu’à ce qu’elle ait gagné les trois francs qui lui manquent pour la restitution qu’elle médite.

Malgré le froid, la fatigue, la privation de sommeil, qui est la souffrance la plus insupportable à son âge, Albertine éprouve déjà le bienfait de sa résolution vertueuse. Elle respire plus librement, elle marche la tête haute et mange son frugal repas avec plus d’appétit ; à mesure que son travail avance, elle se sent délivrée d’une pensée qui empoisonnait tous ses plaisirs, et c’est avec une joie délirante qu’elle reçoit enfin le prix de son ouvrage.

Les quarante francs sont là, complets, sous ses yeux. Elle les compte et les recompte dans la crainte de se tromper ; c’est dans la matinée même qu’elle doit profiter d’une course à faire dans le quartier de madame de Verdières pour aller lui reporter son argent.

Mais cette somme, composée de grosses et petites piéces blanches, mêlée de gros sous donnés par la cuisinière, ne représente pas un double louis, et Albertine ignore qu’il existe des marchands d’or, comme de toute autre marchandise. D’ailleurs elle n’aurait pas de quoi payer le change ; il faudrait attendre une nouvelle occasion de gagner quelque chose, et son impatience de s’acquitter, de se réhabiliter est trop vive.

— Comment faire ? se dit-elle. Si je rends cette monnaie au lieu de la pièce d’or, on devinera que j’ai un moment voulu la garder ! on m’en fera honte !

L’idée de cette humiliation inévitable faillit détourner Albertine de son projet. Mais le souvenir de ce qu’elle avait souffert depuis sa faute l’emporta sur sa fierté.

— Du courage ! dit-elle : madame de Verdières a des enfants, elle doit avoir l’habitude de pardonner. Je lui avouerai tout : elle verra qu’au fond je suis une brave fille, puisque je lui rapporte son argent. Si elle me traite avec mépris, je m’en consolerai, car j’aurai la conscience tranquille.

En faisant ces réflexions, elle met les quarante francs dans son sac, le cache sous son traversin, et descend ensuite chez mademoiselle Elmire. On lui donne à découdre des manches, puis à ourler le bas d’une jupe ; elle attend avec impatience le moment où il y aura une commission à faire. Mais la robe qu’elle doit porter ne peut être achevée avant une heure. Albertine s’en désole, car elle craint d’arriver chez madame de Verdières trop tard, à l’heure où l’on reçoit les visites du matin ; et si Albertine consent à s’humilier devant madame de Verdières, elle ne veut pas s’exposer à d’autres mépris.

Enfin l’on pose les nœuds de rubans, qui sont le dernier ornement de la robe, et Albertine sort de l’atelier sous prétexte d’aller mettre ses socques. Elle monte vite à sa chambre, glisse son bras sous le traversin, et jette un cri d’effroi, qui aurait fait accourir tous les voisins, si les mansardes, vouées aux domestiques, n’étaient pas inhabitées dans le courant du jour. On devine que le sac avait disparu.

Albertine le cherche en vain : il n’est point dans la petite malle qui contient son linge et sa robe des dimanches. On l’a volé ! à moins que la cuisinière ne soit remontée dans la chambre, contre son habitude, et qu’elle n’ait pris le sac d’Albertine croyant prendre le sien. Mais alors comment oser le lui réclamer ? comment se faire croire, même en disant la vérité ? Albertine s’abandonne au désespoir ; des larmes brûlantes inondent son visage ; elle se jette à genoux, et prie Dieu du fond de son âme d’avoir pitié d’elle, et de ne pas permettre que son repentir soit inutile.

En ce moment, elle entend qu’on l’appelle : c’est la robe qu’il faut porter. Elle essuie ses yeux et descend à la hâte. Mademoiselle Elmire remarque la pâleur et les traces des larmes qui altèrent le visage d’Albertine.

— Qu’as-tu donc, ma petite ? dit-elle ; es-tu malade ?

— Oh ! non, mademoiselle… C’est que… je me suis fait un peu de mal en tombant… dans l’escalier… Mais cela n’est rien.

— Si tu souffres, Rosalie fera cette course pour toi.

— Je ne souffre plus. Et si mademoiselle voulait seulement me permettre d’aller boire un verre d’eau à la cuisine…

— Va, mon enfant ; et dis à Catherine de te donner un peu de vin aussi. Cela te remettra, car tu as l’air toute saisie.

Albertine court aussitôt vers Catherine ; et, avec cette audace que donne une situation désespérée, elle lui dit :

— Vous avez pris mon sac, n’est-ce pas ?

— Moi ? répond Catherine d’un ton goguenard : je pense bien à votre sac, vraiment.

— Ah ! dites-moi que vous l’avez, ma bonne Catherine, reprend Albertine d’un ton suppliant. Sinon, je serai bien malheureuse, et Dieu sait ce qui m’arrivera.

Ce qui vous arrivera, dit Catherine en cherchant à dissimuler l’émotion qu’elle éprouvait à l’aspect du désespoir d’Albertine ; il vous arrivera d’être volée, ou de laisser voler l’argent qu’on vous confiera, si vous n’avez pas plus de soin. Laisser un sac avec tant d’argent à moitié caché sous son traversin, et cela dans une chambre dont on laisse tranquillement la clé sur la porte ! cela a-t-il le sens commun ?

— Ah ! je respire, s’écria Albertine. Ma bonne Catherine, rendez-le-moi, et je vous expliquerai après comment…

— Pardine, cela n’a pas besoin d’explication : mademoiselle vous aura donné cet argent pour aller lui acheter quelque étoffe ; et, au lieu de le serrer dans votre malle vous le laissez traîner ainsi… Si j’étais une mauvaise langue… ; si j’allais raconter…

— Non, Catherine, vous ne me ferez pas ce chagrin ; vous savez que je suis une pauvre fille, et vous ne voudrez pas me faire renvoyer d’ici : que deviendrais-je ?

— Allons, ne pleurez pas ; voici votre sac ; je ne dirai rien. Mais je vous ai fait une fameuse peur, tout de même. Tant mieux, cela empêche d’oublier les bonnes leçons.

Albertine, délivrée de sa peine, revint auprès de mademoiselle Elmire avec un visage aussi joyeux qu’il était triste un moment avant ; et elle part sans se donner le temps d’écouter les recommandations qu’on lui fait de prendre bien garde à ne pas froisser la pèlerine garnie de dentelle.

À peine a-t-elle déposé la robe à son adresse, qu’Albertine va droit à la maison de madame de Verdières, et demande à parler à sa femme de chambre.

— Que voulez-vous, ma petite ? dit mademoiselle Antoinette, en voyant qu’elle ne portait aucun paquet.

— Je voudrais bien dire un mot à madame de Verdières.

— De la part de sa couturière, sans doute ?

— Non… mais… si… oui… oui… de la part de mademoiselle Elmire, ajouta Albertine en pensant que cet innocent mensonge déterminerait madame de Verdières à la recevoir.

— Dites-moi ce que c’est, reprit la femme de chambre : je le dirai à madame quand il n’y aura plus de monde chez elle. À moins que vous ne préfériez attendre.

— J’attendrai, reprit Albertine d’une voix timide, car elle craignait d’offenser mademoiselle Antoinette. Si je puis vous aider à quelque chose, ajouta-t-elle, je le ferai de bon cœur.

— Elle est gentille cette petite, dit mademoiselle Antoinette. Eh bien cela n’est pas de refus. Tenez, passez avec moi dans ce cabinet, je vous donnerai un liseré à finir. Quand nous entendrons partir le vieux général, je vous ferai entrer.

Quelques moments après la porte du petit salon s’ouvrit. Albertine se leva précipitamment, et, dans son empressement de voir si elle pouvait pénétrer chez madame de Verdières, elle se jeta presque dans les jambes du monsieur qui sortait. Il se retourna vivement. Albertine leva la tête pour lui demander pardon de sa maladresse, et elle resta interdite en reconnaissant l’homme qui l’avait questionnée en omnibus, le même qu’elle avait entendu parler d’elle en termes si injurieux. Il resta aussi quelques moments dans l’attitude d’une personne tourmentée par un souvenir confus ; puis il salua d’un signe de tête mademoiselle Antoinette et il sortit de l’antichambre.

Cette rencontre ébranla le courage d’Albertine, et il lui sembla que cet homme, qu’elle ne connaissait point, devait avoir donné des préventions contre elle à madame de Verdières, qui la connaissait à peine ; son tremblement augmenta encore lorsque la femme de chambre l’annonça comme ayant à parler à madame de la part de mademoiselle Elmire.

— C’est sans doute pour solder son mémoire. Donnez-le-moi, dit madame de Verdières en se tournant vers Albertine.

— Non, madame… on ne m’a pas remis la petite note de madame… C’est que… je viens…

Puis, voyant que mademoiselle Antoinette était là, apprêtant ce qu’il fallait pour habiller sa maîtresse Albertine n’osa continuer.

— Eh bien, que voulez-vous, mon enfant ? demanda madame de Verdières d’un ton de bonté, car l’embarras d’Albertine lui faisait pitié.

— Je voudrais parler à madame…, mais à madame… toute seule.

— Ah ! ah ! dit mademoiselle Antoinette. Et en fille discrète elle entre dans le cabinet de toilette, dont la porte était restée ouverte, et elle a le soin de la fermer.

À peine est-elle partie, Albertine pose les quarante francs sur la cheminée ; puis, se jetant aux genoux de Mad. de Verdières, elle lui demande pardon, et la supplie de lui pardonner sa faute.

Madame de Verdières ne la comprend pas.

— Calmez vous, mon enfant, dit-elle en voyant pleurer Albertine. De quelle faute voulez-vous parler ? Pourquoi cet argent ?

Alors Albertine raconte en sanglotant l’histoire du double louis.

Madame de Verdières l’écoute avec un intérêt mêlé de surprise : car il y avait bien de la vertu à s’humilier ainsi.

Enfin elle allait interrompre tout ce que le repentir inspirait d’accusations, de paroles implorantes, à la malheureuse Albertine, lorsque la porte s’ouvrit brusquement.

— Pardon, dit le vieux général, si je reviens si tôt vous importuner. Mais je me souviens d’avoir rencontré cette petite fille ; j’ai des idées sur elle dont il peut être bon que je vous fasse part… Je lui ai vu certaine pièce d’or dont elle me semblait fort embarrassée… et qui ne m’avait pas l’air d’être à elle.

— Elle était à moi, interrompit madame de Verdières, et voici qu’elle m’en rapporte la monnaie, ajouta-t-elle en prenant l’argent qui était sur la cheminée. Je l’avais chargée de m’acheter quelque chose, et vous avez eu tort, général, de la soupçonner. C’est une honnête fille, qui travaille bien et qui mérite la protection des braves gens : car elle a de l’intelligence, du courage et de la probité.

À la manière dont madame de Verdières appuya sur ce mot de probité, le général devina la restitution que venait de faire Albertine.

— C’est bien, dit-il ; c’est bien, mon enfant et je vous demande pardon d’avoir pu vous soupçonner d’une mauvaise action.

Puis, tirant une pièce d’or de sa poche : Prenez celle-ci, ajouta-t-il, en souvenir de l’autre. Je vous dois bien une réparation.

— Et moi une récompense, dit madame de Verdières. D’ailleurs, il faut que le souvenir soit complet.

Alors elle changea le simple louis contre un double. Puis, le donnant à Albertine, elle ajouta :

— Qu’il vous rappelle, mon enfant, ce qu’on gagne à être honnête.

Et l’apprentie, sautant de joie, s’écria en prenant le double louis :

— Quel beau présent ce sera pour ma mère !


FIN.

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)