Scènes du jeune âge/Le Petit Patronet

Dumont, libraire-éditeur (volume 2p. 1-42).



LE PETIT PATRONET.




     La rose la mieux ourdie
     Peut nuire à son inventeur ;
     Et souvent la perfidie
     Retourne sur son auteur.

LAFONTAINE. La Grenouille et le Rat.

(Fable.)


LE PETIT PATRONET ;

dédié
À JULES DE CANCLAUX.


— Que ferons-nous de cet enfant-là, disait un jour M. Gobelard à sa femme ? un soldat, un écrivain public, ou un commissionnaire ?

— Ma foi, il est bon à tout, répondit la mère Gobelard ; il est si vif, si gentil, ce cher petit Bonaventure !

— Si vif, si gentil, répéta M. Gobelard ; avec tout cela, il ne fait que des sottises. On ne peut pas laisser le buffet ouvert que mon gaillard n’y vienne chipper les noix et le fromage. Reste-t-il quelque bon morceau de la veille, il a bientôt mis la main dessus. L’épicier du coin ne peut pas étaler ses marchandises le matin, sans que mon gamin ne vole un pruneau par-ci, une biscotte par-là. Ce sont des plaintes de tous les voisins il n’est pas jusqu’à la fruitière qui ne le voit jamais passer en courant devant sa boutique sans crier au voleur, tant elle est sûre qu’il vient d’agripper une pomme, ou un petit fromage de Neufchâtel.

— C’est des farces d’enfant que tout cela, mon ami ; cela n’empêche pas que tout le monde l’aime dans le quartier, et qu’on dit bien qu’il n’y en a pas de plus intelligent pour faire ce qu’on lui demande.

— Surtout quand il y a un gâteau à gagner, reprit M. Gobelard ; je ne connais pas de gamin plus gourmand. Cependant il faut penser à lui donner un état ; ce n’est pas avec les pruneaux de l’épicier et les fromages volés à la fruitière qu’il pourra vivre : avec ces jeux d’enfants-là, on finit par être pendu ; le mieux est de le mettre quelque part en apprentissage.

— Sans doute, dit la mère Gobelard ; mais, si nous voulons ; qu’il réussisse dans quelque métier, il faut qu’il le choisisse lui-même ; sinon, il le fera à contre-cœur, et ce sera toujours ; un mauvais ouvrier. Vois, le fils d’Antoine Lagoutte : il avait l’idée d’être garçon marchand de vin ; son père en a fait un menuisier. Eh bien, il scie tout de travers et il rabote à faire pitié.

— Qu’à cela ne tienne, reprit le père Gobelard ; Bonaventure n’a qu’à choisir son état. Aussi bien je n’ai guère plus de quoi payer son apprentissage d’une façon que de l’autre ; mais avec du travail et de la santé on vient à bout de tout.

À la suite de cet entretien, on fit appeler Bonaventure, qui grignottait des noix sur la borne à côté de la porte ; et if fut questionné gravement sur le métier qu’il voulait prendre.

Il n’hésita pas à répondre : Je veux être pâtissier.

— Je l’aurais parié, s’écria le père Gobélard. Tu crois peut-être que les pâtissiers vivent de petits gâteaux ; tu te trompes, mon ami. Quand il leur arrive d’en manger, c’est qu’ils sont si durs, si secs, que personne ne voudrait les acheter.

— C’est égal, dit Bonaventure, j’ai du goût pour cet état-là ; et quand je vois passer Joseph, le garçon du pâtissier de la rue St-Jacques, avec sa corbeille pleine de brioches et d’échaudés, pour les porter aux écoliers de Louis-le-Grand, je me dis tout de même : J’aimerais mieux porter cela qu’un crochet de bois de poêle, comme fait tous les jours le pauvre Louis Brignon.

— Bien raisonné, mon garçon ; car enfin on doit proportionner le travail à la force, et tu en auras toujours bien assez pour porter des petits pâtés, n’est-ce pas ? dit M. Gobelard. Mais j’ai peur d’une chose.

— De quoi donc mon père ?

— C’est que tu ne manges la moitié de ceux qu’on te donnera à porter ; et cela tournerait mal, je t’en préviens, au moins. Le maître te caresserait le dos avec son rouleau à pâte, et tu serais pétri comme une talmouse.

— N’ayez donc pas cette crainte-là, mon père ; ça me ferait du tort. Je vois comme les autres font peut-être ; je n’en ferai pas plus qu’eux.

— Si c’est ainsi, dit Gobelard, ta mère parlera à M. Lacroûte, le pâtissier, et s’il ne nous demande pas trop cher, tu pourras entrer chez lui dès lundi prochain.

À ces mots, Bonaventure saute de joie, et chippe un bonnet de coton à son père, pour se donner par avance l’air d’un patronet.

L’affaire est bientôt conclue entre l’ancien marchand frippier et M. Lacroûte. Avant d’apprendre à pétrir, et à chauffer le four, Bonaventure ira chercher les fagots le matin à la cave ; puis il portera en ville les commandes ; et il aura grand soin d’aller le plus vite possible, afin que les pâtés chauds n’arrivent pas froids, et qu’il puisse servir un plus grand nombre de pratiques.

Avec quel plaisir Bonaventure voit venir le lundi ! Comme il se pare avec orgueil de son pantalon de bure, de son gilet d’indienne, et du fameux bonnet de coton ; véritable armure du garçon pâtissier.

— Ah ! mon Dieu est-ce que tu es malade ? lui demande un petit voisin, en le voyant sortir avec son bonnet de nuit.

— Malade, répond-il d’un ton dédaigneux ; tu t’y connais bien, ma foi ! Est-ce que le chef du grand hôtel là-bas est malade, et pourtant il ne quitte pas son bonnet de coton.

— Certainement puisqu’il est cuisinier ; mais toi…

— Moi, je suis mieux que cela, et tu en sauras bientôt quelque chose ; car je te connais, tu ne pas jettes pas les tartelettes aux chiens.

— Vraiment non, je n’en vois pas assez souvent pour cela.

— Eh bien, je t’en ferai voir moi, et des fraîches encore. Reste là sur ta porte, et je parie qu’avant une heure tu me verras passer avec une corbeille pleine de gâteaux.

— Beau plaisir, que celui de te voir passer ! Cela ne m’engraissera pas.

— Mais cela ne peut pas te maigrir nom plus. Et qui sait ? On dit que les vieux gâteaux sont pour nous. Si on m’en donne un, tu en auras la moitié, je te le promets.

Et Bonaventure continua son chemin, après avoir fait à son petit camarade un sourire protecteur, tel qu’en aurait pu faire un homme nouvellement en place.

À peine installé chez M. Lacroûte, voilà Bonaventure en course dans tout le quartier, gagnant par-ci par-là quelques sous dus à la générosité des amateurs de pâtisserie. D’abord, la crainte le rend exact, et l’empêche de se permettre aucun larcin ; mais il s’aperçoit bientôt que, dans les commandes du soir, on peut, sur six douzaines de gâteaux, en confisquer un au profit du porteur, sans inconvénient ; car les soirées où les domestiques ont beaucoup de monde à servir, ils prennent tout sans compter. Les jours suivants on lui confie un pâté chaud, dont les boulettes sont en si grande quantité, que la calotte est comme perchée dessus. Bonaventure, se donnant à lui-même pour prétexte de remettre d’aplomb la croûte de dessus, entre dans une allée et débarrasse le pâté de deux ou trois boulettes, le tout pour rétablir l’équilibre.

Le métier lui semble excellent ; et quand son père lui demande s’il y prend goût, Bonaventure répond qu’il n’en connaît pas de meilleur.

Encouragé par le succès, il devient chaque soir plus hardi ; les moindres pâtés au jus sont visités par son doigt, qu’il lèche ensuite pour se rendre compte du mérite de la pâtisserie de son maître. Les meringues arrivent toujours avec un peu moins de crème qu’au départ ; tout le petit-four qui se vend à la livre n’a pas le poids, et quelques pratiques commencent à s’en apercevoir. Mais comment soupçonner la probité d’un pâtissier qui fait de si bonnes choses.

Enfin, toutes les niches gourmandes de Bonaventure réussissant, il lui vient à l’idée d’en faire une plus forte. Le sous-préfet d’un arrondissement près de Paris apprend que son préfet doit venir visiter la petite ville dont il est la grande autorité. Aussitôt il dépêche un courrier champêtre à Paris, pour commander un énorme pâté de gibier, chez le maître de Bonaventure, avec ordre de le confier au cocher d’une diligence, qui le confiera lui-même à un cabaretier sur la grande route, lequel le fera porter ensuite par un gamin à la sous-préfecture.

— Voilà un pâté qui passera par bien du monde, pense Bonaventure ; on dit qu’un objet qui va ainsi de mains en mains y laisse toujours quelque chose : j’ai envie d’en prendre ma part.

En ce moment, son petit voisin Ambroise l’aborde ; il revenait de l’école avec son panier.

— Tu n’es pas mal blagueur, dit-il, avec tes gâteaux et tout ce que tu devais me donner. Je te vois passer tous les jours devant notre porte avec des piles de gâteaux, et je n’ai pas tant seulement encore goûté d’un seul.

— Tu as raison ; mais je réparerai cela, dit Bonaventure.

— Ah bien oui, je ne te crois plus maintenant ; tu fais ton capable, mais tu as trop peur du rondin pour être tant généreux.

— Quand je te dis que je te ferai faire un goûter fameux.

— Quand cela ?

— Tout à l’heure, si tu ne bavardes pas. Aime-tu le pâté de perdreaux ?

— Est-ce que je sais si je l’aime, répond Ambroise en haussant les épaules, puisque je n’en ai jamais mangé.

— Eh bien, entrons sous la remise du loueur de carrosse, et tu n’en sortiras pas sans savoir ce que c’est qu’un pâté de perdreaux. Mais avant, voilà deux sous, va-t’en nous chercher une demi-livre de pain ; car pour la croûte, bonsoir, tu n’en tâteras pas.

— Ça m’est égal, crie Ambroise courant chez le boulanger.

Et il revient aussitôt rejoindre son ami sous la remise. Il trouve Bonaventure occupé à enlever adroitement la croûte du fond, de manière à pouvoir la remettre en place après avoir vidé le pâté. Cela demande un bon couteau, et une main habile.

L’opération faite, les perdreaux et leurs truffes déposés, dans le panier d’Ambroise, entre son mouchoir rouge et son Abécédaire, les deux amis grimpent avec les provisions sur le derrière d’une calèche, et se mettent chacun à mordre après un perdreau, sans se donner la peine de le découper, Jamais Ambroise n’avait rien mangé de meilleur, même le jour de la St-Nicolas, que sa mère fêtait par une tarte aux pommes. Ravi des avantages attachés à la place de son ami :

— Est-ce que tu ne pourrais pas me faire entrer chez ton maître ? dit-il, la bouche pleine : je sens que je serais un très bon garçon pâtissier.

— Toi ! à la manière dont tu vas, tu mangerais toute la boutique !

— Oh ! que non ; je ne suis pas plus bête que toi : ce n’est déjà pas si difficile de vider les pâtés par le fond.

— Oui, mais il ne faut pas que cela paraisse ; il faut savoir recoller la croûte, et boucher avec de la mie de pain les trous que le couteau peut faire ; tiens, comme cela.

En parlant ainsi, Bonaventure mâchait un peu de sa mie de pain, et s’en servait comme d’un mastic pour clore le pâté vide, et effacer les traces du couteau. Ensuite il serra le pâté dans la caisse de bois blanc qui devait le mettre à l’abri des dangers du voyage ; et, le repas fini, au risque d’étouffer, car ils avaient tout dévoré sans boire, Bonaventure courut à la diligence faire enregistrer la boîte, en recommandant bien au conducteur le pâté qu’elle renfermait.

— En voilà une bonne, dit-il en se frottant les mains. Je voudrais être là quand le bourgeois du pâté en fera l’ouverture : Mon officier, dira-t-il comme ça au gros bonnet de la paroisse, je vais vous faire manger des perdreaux de ma chasse ; ceux-là m’ont coûté de la peine ; j’ai assez trimé pour les avoir… Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que je vois ?… Pas plus de perdreaux que sur ma main… Ils auront laissé la porte du garde-manger ouverte, les gueux de chats auront tout mangé… Mais non, la croûte est entière… Ce sont ces coquins d’employés qui auront fait le coup… ! Ou peut-être quelque voyageur ; ces gaillards-la sont si farceurs… » Et sa colère tombera sur un tas d’innocents, qui lui diront des sottises. La bonne farce, ajoutait-il en se tenant les côtes ; j’en étouffe de rire.

Réellement, Bonaventure étouffait, et il fut obligé de s’approcher d’un borne-fontaine, pour boire un peu d’eau dans le creux de sa main.

Pendant ce temps Ambroise étouffait de son côté. Entré chez sa mère au moment où elle trempait sa soupe, il avait imaginé d’en manger une grande assiettée, comme à son ordinaire, pour ne point donner de soupçon ; et il éprouvait toutes les douleurs de l’indigestion la plus complète.

— Mais qu’as-tu donc fait, pour être si long-temps sans revenir, dit madame Lacroûte à Bonaventure ?

— Ce sont ces messieurs de la diligence ce qui n’en finissent jamais, ils m’ont fait attendre une heure avant d’enregistrer le paquet ; encore ils avaient l’air de se moquer de moi. Quand je leur ai dit que c’était un pâté, ils voulaient ouvrir la boîte, et je ne serais pas étonné quand ils auraient fait cette farce-là après mon départ.

En jetant ainsi quelques soupçons sur les employés à la diligence, Bonaventure espérait se mettre à l’abri de ceux qu’il devait naturellement inspirer.

Plusieurs semaines se passèrent sans qu’il entendît parler du pâté vide, et, délivré d’inquiétude à cet égard, il ne pensa plus qu’à chercher un autre moyen de régaler lui et son cher Ambroise.

Un jour qu’il passait sur la place de la Madeleine avec un beau vol-au-vent, et la casserole remplie des quenelles qu’il devait contenir, il voit une demi-douzaine de petits polissons qui jouent aux billes ; il s’arrête pour juger des coups, et remarque qu’ils sont assez maladroits.

— Si je m’en mêlais, dit-il, je vous gagnerais tous.

— Voyons donc ce que tu sais faire ? disent les plus grands d’un ton goguenard. Parions que tu manques du premier coup.

Bonaventure, piqué de cette provocation, dépose le vol-au-vent, défendu par un simple couvercle de fer blanc, et la casserole, sur une des grosses poutres qui servent à la construction des charpentes de l’église ; puis il se met à viser, lancé sa bille, et atteint le but. Alors des applaudissements unanimes font retentir les airs. On se récrie sur son adresse ; mais quelques envieux prétendent que son succès est l’effet du hasard. À ce propos, Bonaventure dit qu’il va recommencer.

— C’est à mon tour, crie l’un des gamins.

— Si vous le laissez continuer, dit un autre, il gagnera tous nos sous ; au diable le patronet.

— Ah ! tu m’insultes, reprend Bonaventure, nous allons voir.

En parlant ainsi, il tombait à coups de poings sur l’imprudent, et le combat s’engageait d’une manière vigoureuse. Le bonnet de coton volait en l’air, et la casquette de loutre nageait dans le ruisseau.

Tout-à-coup les cris des combattants sont interrompus par les éclats de rire des témoins ; ils riaient…, ils riaient à perdre haleine en répétant : Enfoncé le patronet. Ah ! le pauvre patronet !

— Le gueux de chien, criait le plus jeune ; faut courir après.

— Ah bien oui, courir après ; il n’en a fait qu’une bouchée.

— Qu’entends-je, s’écrie Bonaventure. Et il voit un gros caniche noir et blanc, qui s’enfuit à toutes jambes avec le vol-au-vent, après avoir dévoré toutes les quenelles de la casserole. En vain Bonaventure court sur les pas de l’animal, dans l’espoir de sauver au moins la croûte du vol-au-vent, quitte à la faire remplir à ses frais chez le premier pâtissier. Mais le caniche a trop bon appétit pour ménager sa proie ; et Bonaventure n’a d’autre ressource pour assouvir sa colère qu’une volée de coups de pieds dirigée sur Azor. Mais celui-ci, qui a le sentiment de sa dignité, ne se laisse point frapper impunément ; il s’attache aux mollets de Bonaventure, en emporte un morceau, et le pauvre garçon boitant, saignant et pleurant, retourne avec bien de la peine chez son maître.

Heureusement, pour lui, sa blessure à la jambe confirme le récit qu’il se propose de faire, dans lequel récit il n’est point question de billes, de petits camarades, de vol-au-vent abandonné à lui-même, mais seulement d’un combat singulier entre un gros dogue et lui ; espèce de lutte inégale, où le patronet et le vol-au-vent devaient succomber.

En voyant sa jambe déchirée, madame Lacroûte, bonne femme de sa nature, prend le parti du patronet contre son mari, qui soupçonne fort la vérité, et s’obstine à dire que le gamin se sera amusé quelque part, et aura laissé prendre la commande, pendant qu’il se colletait avec un camarade. N’importe, madame La croûte est pour lui, Bonaventure sent qu’il est sauvé.

On le panse, on le caline, et deux jours après il est en état de recommencer à porter les marchandises. Cette fois il se souvient de son ami Ambroise, et se promet bien de le régaler aux dépens d’une corbeille destinée au thé d’un riche financier. Deux, quatre, six gâteaux sont soustraits à cette masse de pâtisserie, sans qu’on s’en aperçoive ; Le lendemain pareil vol. Mais les réclamations, les plaintes, commencent à venir ; M. Lacroûte a de nouveaux soupçons. Une lettre du sous-préfet lui apprend l’histoire du pâté vide, et il imagine un moyen savoir la vérité.

Les délateurs, qui n’ont pas besoin de voir le mal pour le dénoncer, tant ils ont coutume de le faire, ne craignent pas d’affirmer que Bonaventure mange les boulettes de dessus, et vole des gâteaux à chaque envoi qu’on lui confie. Le pâtissier, profitant de l’avis, s’entend avec un bourgeois de ses amis, et lui envoie un énorme pâté chaud pour sa fête. Ce pâté, remis à Bonaventure, subit la réduction ordinaire.

Mais, à peine les trois boulettes, qui soulèvent la calotte légère sont-elles englouties dans son estomac, que Bonaventure sent un grand malaise qu’il est obligé de s’asseoir au milieu de l’escalier, avant de parvenir jusqu’à la cuisine où il est attendu, et qu’au sortir de la maison, il est pris de vomissements affreux. Il revient à la boutique pâle, et le front couvert d’une sueur ; froide.

— Ah ! c’est donc toi petit drôle, qui es cause que je perds toutes mes pratiques, s’écrie M. Lacroûte en voyant Bonaventure

— Moi ? monsieur, balbutie Bonaventure, en tâchant de prendre un air innocent.

— Oui, toi, mauvais sujet ; toi qui as vidé le pâté que tu as porté à la diligence ; toi qui m’as fait un conte de chien, à propos d’un vol-au-vent que tu as mangé, comme les boulettes sur lesquelles j’ai mis un poison dont tu ressens déjà les effets.

— Quoi ! du poison ! s’écrie Bonaventure terrifié. Je suis empoisonné… Au secours !…

— Ah ! tu en conviens donc, petit voleur !

— Au secours ! au secours ! crie plus fort Bonaventure.

Et il court chez l’apothicaire qui demeure en face, lui demande du contre-poison, et dénonce M. Lacroûte comme un empoisonneur. Il pleure, il supplie, il dit qu’il se sent prêt à mourir.

— En effet, répond le pharmacien ; vous me paraissez dans un état alarmant.

— Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! Dépêchez-vous donc de me donner quelque chose… Envoyez chercher ma mère, ajoute-t-il en montrant le garçon de la boutique ; qu’elle vienne. Je veux la voir avant de mourir… Mais non : elle me sauvera, j’en suis sûr.

Pendant ce temps, le pharmacien demandait de l’eau bouillante, et préparait une boisson que Bonaventure avala d’un seul trait. Puis, se couchant tout de son long sur deux chaises de la boutique, il attend, dans une anxiété impossible à décrire, sa résurrection ou sa mort.

Sa mère vint bientôt ; et, loin de s’attendrir sur l’état de son fils, elle le gronda sans pitié. Perdre un état qui va si bien, et toujours ! car le pâtissier se moque des révolutions, lui. Se faire chasser d’une boutique si achalandée ; et cela par gourmandise. Faire honte à sa famille pour de misérables petits pâtés. C’est une horreur !

— Ah ! ah ! pensa Bonaventure ; ma mère me gronde et ne pleure pas ? Donc je ne suis point en danger. C’est quelques drogues que le maître aura mis sur les boulettes, et qui me causent ces vilaines douleurs. Je vois bien que cela ressemble à ce qu’il m’ont fait prendre après ma rougeole, et que j’en serai quitte à bon marché. Mais je n’oserai plus me montrer après cela : ils m’appelleront voleur !

Alors Bonaventure fondit en larmes, et il se trouva presque aussi malheureux de se croire déshonoré que de se croire empoisonné. Ce repentir sincère lui valut son pardon, et M. Lacroûte le cite maintenant comme le plus honnête patronet qu’il connaisse. Ce n’est pas que Bonaventure soit moins friand de perdrix, de gâteaux et de vol-au-vent, qu’autrefois ; mais, lorsqu’il se sent prêt à succomber à la tentation, il se rappelle le grain d’émétique dont M. Lacroûte avait saupoudré les boulettes du pâté chaud ; et le souvenir de cette épreuve lui ôte tout appétit gourmand.

Pâtissiers et patronets, mettez à profit cette histoire.