Scènes du jeune âge/L’Apprentie Couturière

Dumont, libraire-éditeur (volume 2p. 153-212).


L’APPRENTIE COUTURIÈRE.




 Adieu donc ; fi du plaisir
Que la crainte peut corrompre

Lafontaine, le Rat de ville et le Rat des champs.

(Fable.)




L’APPRENTIE COUTURIÈRE.


DÉDIÉ


À Mlle LÉONIE MENECHET.




L’apparition ou le retour d’une mode a souvent de grandes conséquences sur les mœurs et les habitudes d’un pays. Celle des poches était regardée par madame de Genlis comme fort importante pour l’ordre et la générosité des femmes. Avec des poches, on ne laisse point traîner la clé de sa table ou de son secrétaire ; avec des poches, on peut faire la charité, même en habit de bal. Enfin c’est parce que la mode des poches est revenue que la petite Albertine s’est trouvée combattue entre les deux sentiments les plus puissants de la vie : l’intérêt et l’honneur.

Albertine Foignet était déjà depuis six mois en apprentissage chez mademoiselle Elmire, couturière fort en vogue, malgré la quantité de corsages qu’elle manquait et l’exagération de ses factures. Empressée d’adopter tout ce qui s’offrait de nouveau, mademoiselle Elmire n’avait pas manqué d’adapter de petites poches à toutes les robes négligées qu’elle rendait à ses pratiques. Mais comme il y avait presque toujours quelque chose à retoucher à ces robes faites à la hâte, on chargeait Albertine de les aller chercher le lendemain du jour où elles avaient été mises pour la première fois.

C’est ainsi que la comtesse de Verdières, jeune étourdie élevée dans l’ignorance des poches, fit remettre à Albertine la robe de foulard dont elle voulait faire allonger la taille, sans penser à regarder s’il ne restait pas quelque chose dans les poches de cette robe nouvelle.

Albertine était sur le trottoir presque désert d’une large rue du faubourg St-Germain, portant à sa main le morceau de taffetas puce qui contenait la robe de foulard, lorsqu’un son argentin vint frapper son oreille. Elle croit que l’un des six sous qui lui ont été confiés pour prendre un omnibus en cas de pluie s’est échappé de son sac ; elle se baisse pour le ramasser. Mais elle voit une pièce d’or reluire sur le trottoir ; cette pièce est tombée de la poche, qui est béante et que le taffetas ne recouvrait pas assez ; Albertine n’en peut douter. Son premier mouvement est de retourner chez madame de Verdières, et de lui remettre le double louis qu’elle a oublié dans sa poche ; mais une de ces mauvaises pensées que le démon du mal inspire quelquefois à de bonnes âmes vint troubler Albertine, et lui montrer dans son jour le plus séduisant tout ce que cette somme de quarante francs pourrait apporter de changement à sa condition d’apprentie. Car si elle était chargée d’aller chercher les robes manquées, elle n’avait point de part aux profits que se partageaient entre elles les ouvrières favorites, celles qui portaient les robes parées, les habits de bal vivement attendus, et dont l’arrivée se paie en raison des craintes et de l’impatience qu’ils ont excitées.

Madame de Verdières est si riche ! pensa Albertine, elle ne s’apercevra pas seulement que cette pièce de quarante francs lui manque ; et puis, elle n’est peut-être pas tombée de la poche de la robe. On trouve tous les jours des sommes plus considérables dans la rue, au coin d’une borne. Il y a mille exemples de choses ainsi perdues, qui font la fortune de ceux qui les ramassent sans qu’on puisse leur en faire de reproche.

Ainsi Albertine cherchait à se tromper et à s’étourdir sur les murmures de sa conscience ; car elle ne pouvait se dissimuler que la pièce de quarante francs ne fût bien à madame de Verdières, et qu’en se l’appropriant elle faisait une mauvaise action.

Albertine n’avait que neuf ans ; mais la conscience est de tout âge, et les plus jeunes enfants ont parfois le sentiment de leur faute. On blâme si souvent devant eux le vol, l’indélicatesse, le mensonge, qu’ils sont déjà savants dans les défauts et les vices qu’il faut éviter, avant d’avoir pu s’en rendre coupables.

Après quelques moments d’hésitation, Albertine se rappelle que sa maîtresse lui a bien recommandé de ne pas perdre, de temps, et elle se décide à mettre le double louis dans son petit sac de serge noire.

C’était déjà un grand pas de fait que ce déplacement ; il semblait à Albertine que cette pièce d’or, en entrant dans son sac, n’en pouvait plus sortir pour revenir dans la poche de madame de Verdières. Cependant elle se réservait encore la faculté de restituer ; mais il y a des petites actions qui en entraînent souvent de grandes. Cette pièce mise dans le sac d’Albertine avec l’intention de la rendre, et comme pour l’empêcher de retomber par terre, cette pièce mêlée au peu de gros sous que possédait Albertine, avait si bien l’air de lui appartenir, que ce n’était presque pas voler que de la garder.

À peine la robe de foulard est-elle remise à mademoiselle Elmire, qu’elle passe aussitôt dans les mains de plusieurs ouvrières, pour que la jupe en soit démontée, raccourcie et remontée. En voyant tant de personnes après cette robe, Albertine pensa qu’elle ne serait pas la seule soupçonnée si l’on venait réclamer le double louis.

Cette crainte était vaine ; madame de Verdières, ayant gagné ce soir-là plusieurs louis au wisth, avait oublié celui-là dans le fond de sa poche ; et comme elle ne savait pas au juste le nombre de ceux qu’elle y avait mis, celui-là pouvait rester en toute sûreté dans le sac d’Albertine.

Mais que peut la réalité contre les terreurs de l’imagination. Il n’arrivait pas un domestique chez mademoiselle Elmire, qu’Albertine ne crût reconnaître la livrée de madame de Verdières ; il en était de même des femmes élégantes qui avaient le courage de sortir de chez elles pour venir essayer leurs robes chez mademoiselle Elmire. Toutes lui paraissaient avoir la tournure et les traits de madame de Verdières. C’étaient des transes continuelles et une préoccupation qui lui faisaient mal faire la plupart des commissions dont elle était chargée ; car elle écoutait tout à travers sa pensée, ou plutôt à travers son remords.

Cependant plusieurs jours s’étant écoulés depuis le renvoi de la robe de foulard, Albertine prit confiance dans l’événement, et se dit : Puisque la chose est faite, il faut en profiter.

Alors, elle chercha dans sa tête l’emploi qu’elle pouvait faire de ses quarante francs. Les envoyer dans la petite ville qu’habitait sa mère, il n’y fallait pas penser ; car cette bonne mère, en se voyant adresser une si grosse somme, n’aurait pas manqué de demander comment elle était tombée dans les mains de sa fille, de cette enfant dont l’apprentissage lui coûtait beaucoup, et ne pouvait encore rien rapporter. Au souvenir de sa mère, Albertine se sentit rougir de honte ; mais bientôt s’accusant de faiblesse, elle se répéta qu’elle pouvait disposer d’un bien trouvé, et chercha de nouveau comment elle dépenserait cet argent. Quelque chose l’avertissait qu’il y avait du danger à le garder sur elle ; et dire qu’elle l’avait trouvé au milieu de la rue, c’était risquer d’éveiller les soupçons.

Que de peine il faut prendre pour cacher une faute !

Un matin, mademoiselle Elmire l’envoya porter des échantillons dans un magasin au rabais, qui lui fournissait à bas prix des petits taffetas qu’elle revendait fort cher à ses pratiques. Ce magasin était sur le boulevart du Temple. La course était longue, et comme il gelait, Albertine n’avait pas reçu les six sous pour payer l’omnibus. — Pourquoi ne me donnerais-je pas ce plaisir, pensa-t-elle, puisque j’ai de l’argent.

Alors elle fait un signe au cocher de l’omnibus des boulevarts. Il s’arrête, et elle monte légèrement ; mais la voiture repart avant qu’elle ait eu le temps de prendre place, et la voilà marchant sur les pieds de tous les voyageurs. Ils lui reprochent sa maladresse en termes injurieux, et la renvoient de l’un à l’autre, jusqu’à ce qu’elle ait atteint le mauvais petit tabouret qui est le lot du dernier venu. — Quand elle est là, fort mal assise et ne pouvant faire aucun mouvement sans importuner ses voisins, le conducteur placé à l’autre bout de l’omnibus lui tend la main, comme pour lui demander les six sous qui lui reviennent.

En cet instant, Albertine éprouve un embarras qu’elle n’avait point prévu ; il faut qu’elle donne à changer son double louis, car elle n’a pas d’autre argent, et elle pressent là surprise de tous les voyageurs, en voyant une petite ouvrière vêtue d’une vieille robe de toile, et d’un petit châle reteint, payer sa place avec de l’or. Cette maudite pièce devait passer par plusieurs mains avant d’arriver à celle du conducteur, et Dieu sait les réflexions qu’elle ferait faire !

Mais il fallait bien se résigner à paraître suspect, puisqu’elle n’avait pas d’autre moyen de s’acquitter. Elle sort d’une main tremblante la pièce de quarante francs de son sac, et la remet d’un air confus à un monsieur qui veut bien se charger de la donner à un autre, qui doit enfin la donner au conducteur.

— Quarante francs ! dit le monsieur du ton de la plus vive surprise quarante francs !….. Mais il n’aura pas de quoi vous rendre, ma petite demoiselle ; donnez-lui plutôt une pièce blanche.

— Je n’en ai pas, murmura tout bas Albertine.

— Quoi, vous n’avez que de l’or ! reprit le monsieur, avec un sourire très ironique.

Albertine ne répondit point.

— Cela est fort étonnant continua-t-il : l’or est cher en ce moment. On vous a peut-être chargée d’acheter quelque chose…, ou plutôt c’est le montant d’un mémoire que vous venez de recevoir…, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur, répliqua vivement Albertine, heureuse de se voir fournir un excellent moyen pour expliquer la présence du double louis dans son petit sac. Mais les autres voyageurs avaient remarqué son embarras, et plusieurs la regardèrent avec défiance, puis échangèrent entre eux des sourires de mépris, dont la pauvre Albertine comprit trop bien la cause.

— Ma foi ! je n’ai pas de quoi vous-changer cela ma petite, dit le conducteur, en prenant le louis : il faut que vous ayez la complaisance d’aller jusqu’au bureau.

Et la voilà obligée d’aller jusqu’à la place de la Bastille pour avoir ce qui lui revient. Combien de temps elle aura à supporter et à deviner les conjectures fâcheuses faites sur elle par tous ses compagnons de route ! Elle les entend dire :

— À la place de l’inspecteur, je la ferais suivre, pour savoir un peu de qui elle tient cet or et ce qu’elle va en faire. C’est que Paris est rempli de filoux qui confient à des petits recéleurs de cet âge ce qu’ils ont volé dans la poche de leurs voisins, soit au spectacle, soit dans les promenades publiques. Ces messieurs imaginent de corrompre des enfants, et se les associent, comme étant moins suspects : en effet comment se douter qu’à peine au monde, ces petits êtres-là y débutent par le vol et l’infamie ?

— Eh bien, monsieur, répondit une femme, si j’étais du gouvernement, je ferais punir une petite voleuse comme celle-là plus sévèrement qu’un brigand de profession ; il faut les dégoûter du métier avant qu’ils s’y livrent entièrement. C’est un service à leur rendre.

Pendant ces différents entretiens, que le bruit de la voiture n’empêchait point de parvenir aux oreilles d’Albertine, elle était au supplice, et commençait à trouver que les humiliations, les craintes qu’elle éprouvait, l’emportaient de beaucoup sur les plaisirs qu’elle pourrait se procurer avec sa pièce de quarante francs.

Enfin, l’omnibus s’arrêta ; et, restée seule dans la longue voiture, elle vit revenir le conducteur avec la monnaie de son louis, sauf une pièce de vingt sous qu’il lui demanda pour sa peine. C’était un piége pour savoir si cette grosse somme était à la petite fille… : car elle n’aurait pu consentir à donner un semblable pour boire au conducteur s’il lui avait fallu rendre compte à sa maîtresse des vingt sous de moins.

Albertine, ne se doutant pas de la ruse, crut au contraire se faire un ami du conducteur en lui abandonnant la pièce de vingt sous, et elle descendit de la voiture en regardant si personne ne la suivait : car elle se souvenait des propos tenus dans cette voiture.

Après avoir fait sa commission, elle se garde bien de reprendre l’omnibus, et se met en marche le long des boulevarts.

On sait que celui du Temple est consacré à une foule de petits, théâtres amusants, sans compter les cabinets de curiosités, les monstres, les bêtes féroces, dont les grands tableaux fixent les regards des passants. L’impossibilité d’entrer sans payer dans ces différents spectacles avait sauvé jusqu’à présent Albertine du désir de s’y arrêter ; mais aujourd’hui qu’elle avait de l’argent et que la vélocité de l’omnibus lui permettait de disposer du temps qu’elle aurait mis à faire toute l’étendue de la course à pied, elle pouvait se donner la satisfaction de voir tous les personnages en cire, dont le Turc assis à la porte offrait un si bel échantillon. Quatre sous donnés à un homme habillé en coureur, qui se promène en long dans l’espace de six pieds, et qui invite tout le monde à entrer, procurent à Albertine la permission de pénétrer dans la salle où sont entassés des rois, des reines, des brigands, des assassins, et la plupart des voleurs célèbres. Bien peu de ces illustres personnages sont morts dans leur lit ; mais celui de tous qui frappe le plus Albertine, c’est un petit garçon mêlé à une troupe de voleurs qui exploitaient une forêt des environs de Paris.

« Remarquez ce jeune enfant, messieurs, mesdames, disait ou plutôt chantait le démonstrateur, qui, à force de répéter toujours la même chose au public, avait fini par en faire une espèce de chant monotone, dont l’accent portait au sommeil ; remarquez, vous dis-je, ce petit scélérat : c’est lui qui allait le matin quêter un pauvre morceau de pain dans les maisons que ses infâmes complices devaient dévaliser le soir ; c’est lui qui, profitant du bienfait de l’hospitalité, employait le temps de manger un morceau de fromage accordé à sa misère à voir où les maîtres serraient leur argenterie, et la maîtresse son magot. Sans lui, sans sa funeste intelligence, les voleurs n’auraient pu faire la moitié de leurs expéditions. Eh bien, ce petit criminel était né de parents honnêtes. Mais il commença d’abord par chipper quelques nippes à son père ; puis il trouva des objets perdus, et, le voleur ne les rendit pas ; puis il recéla, dans l’absence de son père, des objets plis par des coquins ; puis enfin il devint voleur lui-même, et fut pris avec la bande, dont les chefs viennent d’être guillotinés. C’est ainsi, messieurs, mesdames, que commence et finit le vice. Prenez garde aux enfants qui volent en jouant : ils seront un jour de grands criminels. »

Ce discours, cet exemple, firent une vive impression sur l’esprit d’Albertine ; elle se promit d’entrer dans un autre spectacle pour se distraire de celui-là. Mais les plus beaux ne sont pas ouverts le matin ; et, sauf les oiseaux savants, les boas constricteurs et deux enfants monstres, elle ne put trouver à dépenser son argent agréablement. Toutes ces merveilles ne lui avaient pas coûté à voir plus de trente sous, qui joints au franc du conducteur, à six sous de l’omnibus, et à quatre sous de petits gâteaux, faisaient un déficit de trois francs sur sa somme de quarante francs. Tant d’écus rendaient son sac fort lourd, et elle mourait de peur qu’il ne tombât entre les mains de mademoiselle Elmire ou de quelqu’une de ses ouvrières : c’est pourquoi elle monta tout de suite dans la mansarde qu’elle habitait avec la cuisinière de la maison, pour cacher son sac entre la paillasse et le matelas de son lit de sangle. Pauvre Albertine ! que de soins, que de transes pour si peu de plaisir !

Sa camarade de chambre, la cuisinière, était bavarde ; elle aimait à raconter, qu’on l’écoutât, qu’on la comprît ou non ; et chaque soir elle régalait Albertine des condamnations qu’elle achetait pour un sou aux crieurs des rues uniquement pour avoir la satisfaction de narrer et de commenter le crime du jour.

Quand toute la maison avait subi la sentence achetée, avec les moindres circonstances du vol ou de l’assassinat, elle se réservait encore la joie d’en faire frémir le soir Albertine. Plus d’une fois la peinture effroyable de ces histoires tragiques avait causé des rêves épouvantables à la jeune apprentie ; mais depuis qu’elle possédait une somme mal acquise, ses terreurs étaient plus profondes. Ce n’étaient plus seulement de mauvais rêves que ces châtiments affreux lui causaient, c’étaient des insomnies complètes.

Un matin qu’elle avait encore l’esprit frappé de tous ces récits de guillotine, elle entendit une des ouvrières qui en accusait une autre de lui avoir pris sa bourse.

Il y avait plus de sept francs dix sous, criait-elle ; c’est une infamie ; rendez-la moi, ou je vais dire à madame de fouiller dans vos poches et dans vos sacs, pour savoir qui de vous m’a joué ce tour-là.

À ces mots, une sueur froide couvrit le front d’Albertine ; elle se sentit prête à suffoquer : car elle savait avoir justement sept francs dix sous dans son sac, et si on les découvrait, elle allait être indubitablement accusée du vol. Que devenir ? où se cacher ?

Jamais enfant n’a été plus digne de pitié que la malheureuse Albertine, pendant tout le temps que dura l’inspection des poches et des sacs de tout l’atelier de couture.

Courbée en deux, sur sa petite chaise, les yeux fixés sur son ouvrage, elle n’osait faire un mouvement, tant elle avait peur d’attirer l’attention. Mais la somme était trop forte pour qu’on la soupçonnât de l’avoir détournée. Comment Albertine aurait-elle pu dissimuler un coup si hardi, elle qui n’avait jamais plus de quinze sous dans sa bourse !

Malgré le bonheur qu’elle eut d’échapper à un si grand danger, les craintes qu’elle éprouva pendant la recherche vaine des sept francs dix sous de l’ouvrière, les injures, les imprécations qu’Albertine entendit sortir de toutes les bouches contre la misérable qui s’était emparée de cet argent, lui inspirèrent la ferme résolution de se délivrer de ses remords, en reportant à madame de Verdières les quarante francs tombés de la poche de sa robe.

Mais il y avait trois francs de dépensés, et il fallait trouver un moyen de les remplacer. Alors Albertine se rappela que la cuisinière lui avait proposé d’arranger plusieurs robes à une de ses amies, c’est-à-dire d’en faire une neuve de deux vieilles, sorte de travail indigne d’une grande ouvrière, et qui revient de droit aux jeunes apprenties. Albertine n’avait pu s’en charger, étant presque toujours en course, ou à coudre dans l’atelier. Il lui vint à l’idée qu’en veillant pendant quelques nuits, elle pourrait arranger les vieilles robes de la cuisinière sans faire tort à son devoir quotidien. Et voilà la pauvre petite qui se lève avant le jour, et qui brave le froid de la mansarde pour coudre à la lueur d’une mauvaise lampe, jusqu’à ce qu’elle ait gagné les trois francs qui lui manquent pour la restitution qu’elle médite.

Malgré le froid, la fatigue, la privation de sommeil, qui est la souffrance la plus insupportable à son âge, Albertine éprouve déjà le bienfait de sa résolution vertueuse. Elle respire plus librement, elle marche la tête haute et mange son frugal repas avec plus d’appétit ; à mesure que son travail avance, elle se sent délivrée d’une pensée qui empoisonnait tous ses plaisirs, et c’est avec une joie délirante qu’elle reçoit enfin le prix de son ouvrage.

Les quarante francs sont là, complets, sous ses yeux. Elle les compte et les recompte dans la crainte de se tromper ; c’est dans la matinée même qu’elle doit profiter d’une course à faire dans le quartier de madame de Verdières pour aller lui reporter son argent.

Mais cette somme, composée de grosses et petites piéces blanches, mêlée de gros sous donnés par la cuisinière, ne représente pas un double louis, et Albertine ignore qu’il existe des marchands d’or, comme de toute autre marchandise. D’ailleurs elle n’aurait pas de quoi payer le change ; il faudrait attendre une nouvelle occasion de gagner quelque chose, et son impatience de s’acquitter, de se réhabiliter est trop vive.

— Comment faire ? se dit-elle. Si je rends cette monnaie au lieu de la pièce d’or, on devinera que j’ai un moment voulu la garder ! on m’en fera honte !

L’idée de cette humiliation inévitable faillit détourner Albertine de son projet. Mais le souvenir de ce qu’elle avait souffert depuis sa faute l’emporta sur sa fierté.

— Du courage ! dit-elle : madame de Verdières a des enfants, elle doit avoir l’habitude de pardonner. Je lui avouerai tout : elle verra qu’au fond je suis une brave fille, puisque je lui rapporte son argent. Si elle me traite avec mépris, je m’en consolerai, car j’aurai la conscience tranquille.

En faisant ces réflexions, elle met les quarante francs dans son sac, le cache sous son traversin, et descend ensuite chez mademoiselle Elmire. On lui donne à découdre des manches, puis à ourler le bas d’une jupe ; elle attend avec impatience le moment où il y aura une commission à faire. Mais la robe qu’elle doit porter ne peut être achevée avant une heure. Albertine s’en désole, car elle craint d’arriver chez madame de Verdières trop tard, à l’heure où l’on reçoit les visites du matin ; et si Albertine consent à s’humilier devant madame de Verdières, elle ne veut pas s’exposer à d’autres mépris.

Enfin l’on pose les nœuds de rubans, qui sont le dernier ornement de la robe, et Albertine sort de l’atelier sous prétexte d’aller mettre ses socques. Elle monte vite à sa chambre, glisse son bras sous le traversin, et jette un cri d’effroi, qui aurait fait accourir tous les voisins, si les mansardes, vouées aux domestiques, n’étaient pas inhabitées dans le courant du jour. On devine que le sac avait disparu.

Albertine le cherche en vain : il n’est point dans la petite malle qui contient son linge et sa robe des dimanches. On l’a volé ! à moins que la cuisinière ne soit remontée dans la chambre, contre son habitude, et qu’elle n’ait pris le sac d’Albertine croyant prendre le sien. Mais alors comment oser le lui réclamer ? comment se faire croire, même en disant la vérité ? Albertine s’abandonne au désespoir ; des larmes brûlantes inondent son visage ; elle se jette à genoux, et prie Dieu du fond de son âme d’avoir pitié d’elle, et de ne pas permettre que son repentir soit inutile.

En ce moment, elle entend qu’on l’appelle : c’est la robe qu’il faut porter. Elle essuie ses yeux et descend à la hâte. Mademoiselle Elmire remarque la pâleur et les traces des larmes qui altèrent le visage d’Albertine.

— Qu’as-tu donc, ma petite ? dit-elle ; es-tu malade ?

— Oh ! non, mademoiselle… C’est que… je me suis fait un peu de mal en tombant… dans l’escalier… Mais cela n’est rien.

— Si tu souffres, Rosalie fera cette course pour toi.

— Je ne souffre plus. Et si mademoiselle voulait seulement me permettre d’aller boire un verre d’eau à la cuisine…

— Va, mon enfant ; et dis à Catherine de te donner un peu de vin aussi. Cela te remettra, car tu as l’air toute saisie.

Albertine court aussitôt vers Catherine ; et, avec cette audace que donne une situation désespérée, elle lui dit :

— Vous avez pris mon sac, n’est-ce pas ?

— Moi ? répond Catherine d’un ton goguenard : je pense bien à votre sac, vraiment.

— Ah ! dites-moi que vous l’avez, ma bonne Catherine, reprend Albertine d’un ton suppliant. Sinon, je serai bien malheureuse, et Dieu sait ce qui m’arrivera.

Ce qui vous arrivera, dit Catherine en cherchant à dissimuler l’émotion qu’elle éprouvait à l’aspect du désespoir d’Albertine ; il vous arrivera d’être volée, ou de laisser voler l’argent qu’on vous confiera, si vous n’avez pas plus de soin. Laisser un sac avec tant d’argent à moitié caché sous son traversin, et cela dans une chambre dont on laisse tranquillement la clé sur la porte ! cela a-t-il le sens commun ?

— Ah ! je respire, s’écria Albertine. Ma bonne Catherine, rendez-le-moi, et je vous expliquerai après comment…

— Pardine, cela n’a pas besoin d’explication : mademoiselle vous aura donné cet argent pour aller lui acheter quelque étoffe ; et, au lieu de le serrer dans votre malle vous le laissez traîner ainsi… Si j’étais une mauvaise langue… ; si j’allais raconter…

— Non, Catherine, vous ne me ferez pas ce chagrin ; vous savez que je suis une pauvre fille, et vous ne voudrez pas me faire renvoyer d’ici : que deviendrais-je ?

— Allons, ne pleurez pas ; voici votre sac ; je ne dirai rien. Mais je vous ai fait une fameuse peur, tout de même. Tant mieux, cela empêche d’oublier les bonnes leçons.

Albertine, délivrée de sa peine, revint auprès de mademoiselle Elmire avec un visage aussi joyeux qu’il était triste un moment avant ; et elle part sans se donner le temps d’écouter les recommandations qu’on lui fait de prendre bien garde à ne pas froisser la pèlerine garnie de dentelle.

À peine a-t-elle déposé la robe à son adresse, qu’Albertine va droit à la maison de madame de Verdières, et demande à parler à sa femme de chambre.

— Que voulez-vous, ma petite ? dit mademoiselle Antoinette, en voyant qu’elle ne portait aucun paquet.

— Je voudrais bien dire un mot à madame de Verdières.

— De la part de sa couturière, sans doute ?

— Non… mais… si… oui… oui… de la part de mademoiselle Elmire, ajouta Albertine en pensant que cet innocent mensonge déterminerait madame de Verdières à la recevoir.

— Dites-moi ce que c’est, reprit la femme de chambre : je le dirai à madame quand il n’y aura plus de monde chez elle. À moins que vous ne préfériez attendre.

— J’attendrai, reprit Albertine d’une voix timide, car elle craignait d’offenser mademoiselle Antoinette. Si je puis vous aider à quelque chose, ajouta-t-elle, je le ferai de bon cœur.

— Elle est gentille cette petite, dit mademoiselle Antoinette. Eh bien cela n’est pas de refus. Tenez, passez avec moi dans ce cabinet, je vous donnerai un liseré à finir. Quand nous entendrons partir le vieux général, je vous ferai entrer.

Quelques moments après la porte du petit salon s’ouvrit. Albertine se leva précipitamment, et, dans son empressement de voir si elle pouvait pénétrer chez madame de Verdières, elle se jeta presque dans les jambes du monsieur qui sortait. Il se retourna vivement. Albertine leva la tête pour lui demander pardon de sa maladresse, et elle resta interdite en reconnaissant l’homme qui l’avait questionnée en omnibus, le même qu’elle avait entendu parler d’elle en termes si injurieux. Il resta aussi quelques moments dans l’attitude d’une personne tourmentée par un souvenir confus ; puis il salua d’un signe de tête mademoiselle Antoinette et il sortit de l’antichambre.

Cette rencontre ébranla le courage d’Albertine, et il lui sembla que cet homme, qu’elle ne connaissait point, devait avoir donné des préventions contre elle à madame de Verdières, qui la connaissait à peine ; son tremblement augmenta encore lorsque la femme de chambre l’annonça comme ayant à parler à madame de la part de mademoiselle Elmire.

— C’est sans doute pour solder son mémoire. Donnez-le-moi, dit madame de Verdières en se tournant vers Albertine.

— Non, madame… on ne m’a pas remis la petite note de madame… C’est que… je viens…

Puis, voyant que mademoiselle Antoinette était là, apprêtant ce qu’il fallait pour habiller sa maîtresse Albertine n’osa continuer.

— Eh bien, que voulez-vous, mon enfant ? demanda madame de Verdières d’un ton de bonté, car l’embarras d’Albertine lui faisait pitié.

— Je voudrais parler à madame…, mais à madame… toute seule.

— Ah ! ah ! dit mademoiselle Antoinette. Et en fille discrète elle entre dans le cabinet de toilette, dont la porte était restée ouverte, et elle a le soin de la fermer.

À peine est-elle partie, Albertine pose les quarante francs sur la cheminée ; puis, se jetant aux genoux de Mad. de Verdières, elle lui demande pardon, et la supplie de lui pardonner sa faute.

Madame de Verdières ne la comprend pas.

— Calmez vous, mon enfant, dit-elle en voyant pleurer Albertine. De quelle faute voulez-vous parler ? Pourquoi cet argent ?

Alors Albertine raconte en sanglotant l’histoire du double louis.

Madame de Verdières l’écoute avec un intérêt mêlé de surprise : car il y avait bien de la vertu à s’humilier ainsi.

Enfin elle allait interrompre tout ce que le repentir inspirait d’accusations, de paroles implorantes, à la malheureuse Albertine, lorsque la porte s’ouvrit brusquement.

— Pardon, dit le vieux général, si je reviens si tôt vous importuner. Mais je me souviens d’avoir rencontré cette petite fille ; j’ai des idées sur elle dont il peut être bon que je vous fasse part… Je lui ai vu certaine pièce d’or dont elle me semblait fort embarrassée… et qui ne m’avait pas l’air d’être à elle.

— Elle était à moi, interrompit madame de Verdières, et voici qu’elle m’en rapporte la monnaie, ajouta-t-elle en prenant l’argent qui était sur la cheminée. Je l’avais chargée de m’acheter quelque chose, et vous avez eu tort, général, de la soupçonner. C’est une honnête fille, qui travaille bien et qui mérite la protection des braves gens : car elle a de l’intelligence, du courage et de la probité.

À la manière dont madame de Verdières appuya sur ce mot de probité, le général devina la restitution que venait de faire Albertine.

— C’est bien, dit-il ; c’est bien, mon enfant et je vous demande pardon d’avoir pu vous soupçonner d’une mauvaise action.

Puis, tirant une pièce d’or de sa poche : Prenez celle-ci, ajouta-t-il, en souvenir de l’autre. Je vous dois bien une réparation.

— Et moi une récompense, dit madame de Verdières. D’ailleurs, il faut que le souvenir soit complet.

Alors elle changea le simple louis contre un double. Puis, le donnant à Albertine, elle ajouta :

— Qu’il vous rappelle, mon enfant, ce qu’on gagne à être honnête.

Et l’apprentie, sautant de joie, s’écria en prenant le double louis :

— Quel beau présent ce sera pour ma mère !


FIN.