Satanstoe/Chapitre XXII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 25p. 252-266).
CHAPITRE XXII.


Ne crains rien, tant que le bois de Birnam ne vienne à Dunsinane.
Macbeth



Je ne savais trop à quelle opinion m’arrêter sur le compte de Susquesus. Il se pouvait qu’il fût fidèle ; mais, quand même il en serait autrement, je ne voyais pas qu’il eût grand moyen de nous nuire. Cependant un nouvel incident vint fortifier mes premiers soupçons. Le Sauteur étant à la chasse, l’Onondago avait été envoyé à Ravensnest, quoique ce ne fût pas son tour ; mais au lieu de revenir le lendemain, comme ils n’y manquaient jamais l’un et l’autre, il se passa une quinzaine sans qu’il reparût. En cherchant à nous expliquer cette disparition subite et inattendue, nous en vînmes à la conclusion que, se voyant soupçonné, il avait déserté, et qu’on ne le reverrait plus.

Pendant son absence, nous rendîmes nous-mêmes une visite à Ravensnest ; les deux jeunes personnes étaient ravies de leur séjour dans cette demeure agreste et sauvage ; la vue des forêts leur inspirait un intérêt toujours croissant, et elles jouissaient de tout le bonheur que l’innocence et la santé réunies peuvent procurer. Herman Mordaunt, ayant fortifié sa maison de manière à se mettre à l’abri de toute surprise, revint avec nous à Mooseridge, et passa deux ou trois jours à parcourir notre propriété, à examiner la nature du sol et le parti qu’on pourrait tirer des divers cours d’eau. Pour M. Worden et Jason, le premier avait été rejoindre l’armée, préférant la table bien servie des officiers au régime par trop simple des bois, et Jason avait conclu avec Herman Mordaunt, après de longues et fréquentes discussions, un marché pour l’acquisition du terrain où il voulait faire construire un moulin, marché sur lequel il avait cru devoir consulter dans le temps la mère Dorothée. Comme le lecteur pourrait être curieux de connaître comment ces sortes d’affaires se traitaient dans la colonie en 1758, je vais exposer brièvement les conditions de l’acte qui fut définitivement conclu.

Herman Mordaunt ne cherchait à tirer aucun avantage pour lui-même de Ravensnest ; il ne pensait qu’à ses descendants aussi ne voulait-il pas vendre, il ne faisait qu’affermer à des conditions telles qu’il pût trouver des colons dans un pays où les terres étaient aussi abondantes que les bras étaient rares ; il désirait surtout s’attacher Jason Newcome ; aussi, dans le contrat, tout l’avantage fut-il pour le futur meunier.

Le bail était en partie à vie, en partie à rente ; la durée totale pouvait être évaluée à trente ans. Les dix premières années, aucune espèce de fermage ne devait être payé ; les dix années suivantes, la redevance devait être d’un demi-schelling par acre, — il y en avait cinq cents ; — pour le temps qui resterait à courir, quelle qu’en fût la durée, elle devait être portée à un schelling par acre, plus cent dollars par an pour l’emplacement du moulin. À l’expiration du bail, le propriétaire devait reprendre les bâtiments d’après l’estimation qui en serait faite ; le locataire avait le privilège de pouvoir employer pour ses constructions tous les matériaux qu’il trouverait dans la propriété ; concession importante, attendu qu’elle contenait beaucoup de pins.

Notre intention à l’égard de Mooseridge était toute différente ; nous comptions vendre par parcelles à bas prix, nous réservant de louer ensuite les fermes dont nous n’aurions pu nous défaire immédiatement, ou dont le prix n’aurait pas été payé par l’acquéreur. On pensait que de cette manière nous rentrerions plus vite dans nos déboursés, et que, suivant l’expression à la mode, nous bâtirions plus tôt un établissement, car on bâtit tout en Amérique : le spéculateur se bâtit une fortune, l’avocat une réputation, le ministre un troupeau, et le propriétaire un établissement ; souvent même, et alors l’expression devient plus juste, il se bâtit une ville.

Jason fut le plus heureux des hommes dès qu’il eut dans sa poche son bail signé et paraphé ; il pouvait se donner jusqu’à un certain point des airs de propriétaire, puisque, de dix ans, il n’avait rien à payer. Je crois même, Dieu me pardonne, qu’il comptait sur la fortune pour lui fournir quelque moyen de ne payer jamais. Herman Mordaunt, de son côté, ne semblait pas mécontent ; il se flattait d’avoir attiré dans son domaine un homme de quelque instruction, qui pourrait répandre un certain degré de civilisation autour de lui.

Au moment où les premiers rayons du soleil pénétraient à travers les fentes de nos murs de bois, et avant qu’aucun de nous trois eût quitté sa couche, j’entendis le pas presque imperceptible d’un Indien. Je sautai à terre, et je me trouvai face à face avec l’Onondago que nous n’avions plus revu.

— Vous ici, Susquesus ? m’écriai-je ; nous pensions que vous nous aviez abandonnés. Pourquoi revenez-vous ?

— Il est temps de partir, répondit l’Indien sans se troubler ; l’Anglais et le guerrier du Canada ne tarderont pas à se battre.

— En vérité ! Et qu’en savez-vous ? Où avez-vous été depuis quinze jours ?

— J’ai été, j’ai vu, je sais ce qui est ; venez, appelez les jeunes hommes ; prenez le sentier de la guerre.

C’était donc là l’explication de l’absence mystérieuse de l’Onondago ! Il nous avait entendus manifester l’intention de rejoindre les troupes au dernier moment, et il avait été faire une reconnaissance, afin de nous avertir dès qu’il serait temps de quitter la Butte, comme nous appelions familièrement Mooseridge. Je ne pouvais point voir là de trahison, et c’était plutôt une preuve de l’intérêt qu’il nous portait ; tout coureur qu’il était, c’était bien courir un peu loin, et surtout s’écarter considérablement de la route qui lui avait été tracée ; mais ce sont de ces irrégularités qu’il faut savoir pardonner à un sauvage ; et je l’excusais d’autant plus volontiers que je n’étais pas fâché de l’occasion qui m’était offerte de faire un peu diversion à la vie que nous menions ; Le lecteur croira sans peine que je ne perdis pas un instant pour communiquer à mes compagnons la nouvelle que m’apportait Sans-Traces. Jeunes comme moi, ils la reçurent avec la même ardeur. L’Onondago fut appelé au conseil, et il déclara de nouveau qu’il était temps de se mettre en marche.

— Pas de délais, répéta-t-il quand il fut questionné de nouveau, le temps marche ! les canots sont prêts, les fusils chargés, les guerriers comptés, le chef sur le qui vive, le feu du conseil éteint. Le temps marche !

— Allons, Corny, dit Guert en se levant et en secouant ses membres robustes, comme le lion qui se réveille en sursaut, en marche ! Nous pouvons coucher ce soir à Ravensnest ; demain matin nous nous dirigeons vers la grand’route ; dans la journée nous rencontrons le gros de l’armée ; et puis encore en avant ! J’aurai une occasion de plus de voir Mary Wallace, de lui dire combien je l’aime. Ce sera toujours autant de gagné.

— Il ne faut pas voir la squaw, pas aller au nid ! dit l’Indien avec énergie. Le sentier de guerre est de ce côté, — et il étendait la main dans une direction qui pouvait varier d’un quart de cercle de celle de l’établissement d’Herman Mordaunt. C’est mauvais pour un guerrier de voir une squaw quand il déterre la hache ; il y a de quoi le rendre femme. Non ; allez de ce côté ; là est le sentier de guerre ; pas ici ; ici est la squaw ; là sont les chevelures.

Comme les gestes de l’Onondago n’étaient pas moins expressif que son langage, nous n’eûmes pas de peine à le comprendre. Cependant Guert continua ses questions tout en s’habillant, et nous découvrîmes bientôt, à travers les phrases courtes et saccadées de l’Indien, qu’Abercrombie était sur le point de s’embarquer avec son armée sur le lac George, et que nous n’avions pas de temps à perdre, en effet, si nous voulions assister au commencement des opérations devant Ticonderoga.

Nous ne fûmes pas plus longs à faire nos préparatifs qu’à prendre une décision. Il ne s’agissait que de remplir son havresac, de le charger sur ses épaules et de prendre ses armes. L’absence de Traverse et de ses hommes nous retarda un moment. Il fallut lui écrire pour lui expliquer la cause de notre départ, et pour lui promettre de revenir, dès que les premières opérations devant Ty seraient terminées. Cette lettre fut confiée à Peter, qui devait rester, tandis que Jaap, sans recevoir d’ordre de qui que ce fût, chargeait ses larges épaules des objets qui étaient indispensables pour notre marche, prenait sa carabine et sa gibecière, et était prêt à nous suivre au premier signal. Il regardait comme son premier devoir d’accompagner son jeune maître partout où il allait, fût-ce au fond des enfers. On n’aurait point trouvé de chien plus fidèle que ne l’était Jaap Satanstoé ; car il avait adopté le nom du Col pour son nom patronymique ; comme, dans d’autres pays, les nobles prennent le nom de leurs terres.

Quand tout fut prêt, et que nous étions sur le point de nous mettre en marche, il fallut décider si nous irions par Ravensnest, ou par le nouveau chemin qu’indiquait l’Onondago. Il n’y avait pas plus de route tracée d’un côté que de l’autre ; mais, d’un côté, nous avions des marques sur les arbres, des sources, d’autres signes pour nous reconnaître ; tandis que l’autre direction nous était complètement inconnue. Et puis Anneke et Mary Wallace, l’air animé, le sourire sur les lèvres, comme elles l’avaient toujours depuis quelque temps, dès qu’elles nous voyaient arriver, étaient au bout du premier chemin, et Dirck lui-même se prononça hautement pour Ravensnest. Mais l’Onondago refusa de faire un seul pas dans cette direction. Il resta immobile, la main étendue vers le nord-ouest, avec une obstination qui menaçait de contrarier notre expédition.

— Nous ne connaissons pas ce chemin, Sans-Traces, dit Guert en réponse à cette pantomime expressive, qui était aussi claire que toutes les phrases du monde, et nous préférerions suivre celui qui nous est déjà familier. D’ailleurs, nous voudrions faire nos adieux à ces dames.

— Pas de squaw ! rien de bon de ce côté ; — le sentier de la guerre ne conduit pas vers les squaws. Huron et guerrier français sont ici.

— Oui, mais ils sont là également ; nous ne serons pas moins vite à leurs trousses en allant à Ravensnest.

— Pas assez vite ; le chemin est long, le temps est court. Le chef des Visages Pâles est très-pressé.

— Et, parbleu ! leurs amis ne le sont pas moins, et c’est pour cela que nous voulons partir sans plus attendre. Vous ferez bien de nous suivre, car très-certainement nous ne vous suivrons pas. Allons, messieurs, montrons le chemin à l’Indien, puisqu’il ne veut pas nous donner l’exemple. Nous n’aurons pas fait un ou deux milles, qu’il jugera plus honorable d’aller en avant, et jusque-là je me fais fort de vous conduire.

— Chemin bon pour ceux qui ne veulent pas voir l’ennemi ! dit Susquesus avec une certaine ironie.

— Par saint Nicolas, Indien ! qu’est-ce que tout cela signifie ? s’écria Guert en se retournant brusquement et en courant sur l’Onondago qui ne jugea pas à propos d’attendre le coup qui le menaçait, mais qui partit d’un pas rapide en se dirigeant, comme il l’avait dit, vers le nord-ouest.

Guert se mit à sa poursuite, sans autre intention, dans le premier moment, que de faire peser son bras redoutable sur l’épaule de l’Indien ; mais je m’élançai si rapidement sur ses traces, suivi de Dirck et de Jaap, que nous courions tous à la suite l’un de l’autre, à raison de quatre milles par heure, presque sans nous en apercevoir. Un élan semblable, pris sous une première impulsion, ne peut pas s’arrêter en un instant, et nous n’avions pas encore recouvré notre sang-froid que déjà nous avions perdu de vue l’habitation. À présent que nous nous étions avancés aussi loin, aucun d’entre nous ne parut songer à revenir sur ses pas, et le projet primitif fut abandonné tacitement. Il y avait sans doute quelque imprudence à se mettre ainsi à la discrétion d’un Indien que nous connaissions à peine, et qui nous avait inspiré si récemment de violents soupçons ; nous n’avions pas fait un mille que nous le reconnaissions tous intérieurement, sans que notre fierté naturelle nous permît d’en convenir.

Susquesus n’hésita pas plus sur la direction qu’il devait suivre, en nous guidant alors pendant l’espace de plusieurs lieues à travers la sombre et épaisse forêt, qu’il n’avait hésité la première fois en nous conduisant au pied du chêne à la cime brisée. Dans cette occasion, il se dirigea plus par le soleil que par des signes particuliers qu’il eût pu observer précédemment ; cependant, deux ou trois fois, il nous indiqua des points qu’il semblait reconnaître. Pour nous, nous étions comme le marin qui voudrait trouver un sentier frayé sur l’immensité de l’Océan. Nous avions nos boussoles, il est vrai ; et nous savions qu’en nous dirigeant vers le nord-ouest, nous devions déboucher assez près du lac George ; mais je doute que nous y fussions arrivés en aussi droite ligne par ce moyen qu’avec le secours de l’Indien.

Nous eûmes entre nous une discussion à ce sujet, à la première halte que nous fîmes pour prendre un peu de repos et quelque nourriture. Nous avions marché cinq grandes heures de suite : avec une grande rapidité, et presque toujours à vol d’oiseau, ne nous détournant jamais, à moins qu’il ne se présentât quelque obstacle infranchissable ; et nous calculions que nous pouvions avoir fait vingt milles sur les quarante auxquels l’Onondago évaluait la longueur de notre voyage. Nous nous étions armés d’un courage et d’une résolution qui défiaient la fatigue ; cependant je dois avouer qu’en arrivant à la source près de laquelle nous devions dîner, l’Indien était de beaucoup le plus dispos des cinq.

— Il paraît que le nez d’un Indien vaut celui d’un limier, dit Guert, dès que notre première faim fut apaisée ; j’en demeure d’accord. Cependant je crois, Corny, qu’après tout une boussole est un guide plus sûr à travers les bois, que des signes quelconques sur l’écorce des arbres, ou que le cours du soleil.

— Sans doute une boussole ne se tromperait pas ; mais il serait assez fastidieux d’être obligé de s’arrêter toutes les cinq minutes pour la consulter, d’autant plus qu’il faut lui donner le temps de prendre son assiette ; autrement ce serait le pire de tous les guides.

— Toutes les cinq minutes ! dites une fois par heure, ou par demi-heure tout au plus. Je parierais bien aller en aussi droite ligne que le plus habile de tous ces Indiens, en consultant ma boussole rien qu’une fois par demi-heure.

Susquesus était assez près de nous trois pour entendre notre conversation, et il comprenait parfaitement l’anglais, quoiqu’il le parlât à l’indienne, c’est-à-dire par saccades. Je crus surprendre sur son teint basané une certaine expression de mépris à cette jactance de Guert ; mais il ne fit aucune remarque. Notre repas terminé, nous prîmes encore quelques instants de repos ; puis, quand nos montres nous apprirent qu’il était une heure, nous nous levâmes tous à la fois pour nous remettre en marche. Nous étions occupés à renouveler l’amorce de nos carabines, précaution que nous prenions deux fois par jour, pour prévenir l’effet de l’humidité, lorsque l’Onondago se retira doucement derrière Guert, comme s’il attendait le bon loisir de celui-ci.

— Nous sommes tout prêts, Sans-Traces, lui dit l’Albanien ; allons, en avant, puisque c’est vous qui nous conduisez !

— Non, répondit l’Indien. La boussole conduit maintenant. Susquesus n’y voit plus ; il est aveugle comme un jeune chien.

— Ah ! vous me piquez au jeu ! Eh bien, soit. — Maintenant, Corny, vous allez apprendre à connaître la vertu d’une boussole.

Et Guert tira sa boussole de sa poche, la posa sur un tronc d’arbre, afin d’assurer son point de départ, et attendit que l’aiguille vacillante restât complètement immobile. Il fit alors son observation, prit pour point de mire un grand chêne qui pouvait être à cinq cents pas, et, poussant une bruyante acclamation, il reprit sa boussole et partit en avant. Nous le suivîmes, et nous eûmes bientôt atteint l’arbre. Sûr d’avoir pris la bonne direction, Guert dédaigna de renouveler son observation ; et il nous cria d’avancer, en nous disant qu’il se guidait sur un autre arbre. Il y avait une demi-heure que nous marchions ainsi, et je commençais à croire que Guert allait triompher ; car il me semblait véritablement que nous suivions une ligne aussi droite que possible.

Guert se mit alors à se vanter de son succès, parlant pour l’Indien, qui était à deux pas derrière lui, quoique ce fût à moi qu’il adressât la parole.

— Vous voyez, Corny, que la forêt et moi nous nous connaissons un peu, me dit-il ; j’ai été souvent chez les Mohawks, et j’ai parcouru leurs terrains de chasse. Le tout est de bien commencer ; le reste va tout seul. Soyez bien sûr des cent premiers pas ; et vous en ferez ensuite dix mille sans dévier. C’est comme la vie, mon garçon ; quand on commence bien, on est sûr de bien finir. Je me suis trompé de route au point de départ, et vous jugez de tout l’embarras que j’ai eu. Mais j’étais resté orphelin à dix ans, Littlepage ; et quand on n’a ni père ni mère, il est terriblement difficile de ne faire aucun écart ni à droite ni à gauche, tant qu’on n’a pas atteint vingt ans. — Eh bien ! Onondago, que dites-vous de la boussole à présent ?

— Regardez-la ; elle vous le dira, répondit Susquesus. Et notre petite troupe s’arrêta pendant que Guert faisait ses dispositions.

— Cette damnée boussole ne sera jamais stable, dit-il en secouant le petit instrument, dans l’espoir d’amener l’aiguille au point où il désirait qu’elle fût. Il faut qu’elle soit dérangée.

— Prenez-en d’autres, voyez les trois, dit l’Indien en montrant trois doigts, suivant son usage toutes les fois qu’il mentionnait un nombre.

Je ne me fis pas prier. Je tirai ma boussole ainsi que Dirck, et les trois furent placées sur un arbre renversé qui se trouvait à proximité ; mais ces petits démons, comme Guert les appelait, s’accordèrent le plus sataniquement du monde pour nous démontrer que nous allions droit au sud-est, au lieu d’aller au nord-ouest. La mine du pauvre Guert dans cette occasion me rappela celle qu’il avait faite en se relevant tout couvert de neige, lorsqu’il avait roulé avec moi à bas du traîneau. Il n’y avait point à lutter contre l’évidence : nous étions revenus complètement sur nos pas sans nous en apercevoir. Guert se rendit, et l’Indien reprit les devants, sans laisser percer aucun signe de triomphe ou de mécontentement. La terre aurait tremblé sous ses pas que je ne sais en vérité si le calme de cet Onondago en eût été troublé.

À dater de ce moment, notre marche fut aussi rapide qu’elle l’avait été au moment du départ, et un pigeon n’eût pas dirigé son vol avec plus d’assurance. Susquesus ne se porta pas exactement vers le nord-ouest ; il inclina plutôt au nord. Enfin, au moment où le soleil approchait du sommet des montagnes de l’occident, une ouverture se montra devant nous, sous l’arcade des bois, et nous révéla la proximité d’un lac, en nous apprenant que nous étions sur une hauteur, sans que nous pussions préciser à quelle élévation. Nous avions traversé tantôt des collines, tantôt des vallées ; nous avions suivi de petites rivières ; mais je m’assurai ensuite que l’Hudson ne s’avançait pas assez vers le nord pour contrarier notre marche ; ou plutôt, qu’il tournait brusquement à l’ouest, au moment où il aurait pu nous arrêter. Si nous nous étions dirigés également vers l’ouest, nous aurions fait à peu près ce que le colonel Follock avait un jour recommandé en riant à ma mère au sujet du gué de Powles-Hook : nous aurions fait le tour de la rivière.

Il y avait une clairière, un peu sur notre droite ; l’Indien se dirigea de ce côté. Cette clairière n’était point l’ouvrage de l’homme, c’était le résultat d’un de ces accidents des forêts qui laissent quelquefois pénétrer le soleil sur les mystères des bois. C’était sur le sommet d’une montagne rocailleuse où il était évident que des Indiens avaient campé souvent ; des vestiges de leurs feux prouvaient que le vent seul n’avait pas détruit les quelques arbres rabougris qui avaient dû croître dans les crevasses des rochers. Quoi qu’il en fût, il pouvait y avoir un espace découvert de deux à trois acres, qui était alors aussi nu que s’il n’avait jamais eu pour toute végétation que quelques mûriers et quelques chèvrefeuilles. De l’eau délicieuse coulait du haut d’une pointe plus élevée, qui se détournait vers le nord, formant le sommet d’une chaîne qui se prolongeait dans cette direction. Susquesus s’arrêta pour boire à cette source, et alors il nous avertit que, pour ce jour-là, nous n’irions pas plus loin.

Jusqu’à ce moment, aucun de nous n’avait pris le temps de regarder autour de lui, tant notre course avait été rapide et sérieuse ; mais alors chacun jeta son havresac, déposa sa carabine, et, libre de ses mouvements, se mit à considérer un des plus beaux spectacles que nos yeux eussent jamais contemplé.

D’après ce que j’ai lu, d’après ce que j’ai entendu dire, je sais bien qu’en Amérique la nature n’a jamais ce caractère grandiose qui est si frappant au milieu des lacs et des précipices des Alpes, ou le long des côtes presque divines de la Méditerranée ; et je n’irai pas jusqu’à prétendre que la vue qui se déroulait alors à mes regards égalât en magnificence quelques-unes de celles qu’on rencontre dans ces régions magiques. Néanmoins, elle avait quelque chose de doux et d’imposant à la fois ; et le manteau vert de ses bois interminables lui donnait un cachet d’immensité, qui se trouve rarement dans les contrées soumises depuis longtemps à la domination de l’homme. Quoi qu’il en soit, nous essaierons d’en donner une idée.

Au-dessous de nous, à la distance de près de mille pieds, reposait un lac de l’eau la plus limpide et la plus tranquille, qui avait près de quarante milles d’étendue, mais dont les bords semblaient fuir ou se rapprocher tour à tour, comme pour en détruire la monotonie. Nous étions sur la rive orientale, à un tiers à peu près de son cours du sud au nord. Des îles sans nombre, groupées à nos pieds, offraient, par ce mélange continuel de terre et d’eau, le spectacle le plus varié. Du côté du nord, la nappe d’eau transparente s’étendait au loin, bordée par des rocs escarpés, et passait par une gorge étroite pour s’épandre ensuite dans un lit plus vaste et plus large. Du côté du midi seulement, où les îles étaient rares et parsemées, on pouvait apercevoir quelques vestiges de l’industrie humaine. Partout ailleurs, les gorges, les vallées enfoncées, les longues chaînes de collines, et les cimes nues de granit, ne présentaient à l’œil que les beautés toujours si saisissantes de la nature. Aussi loin que la vue pouvait s’étendre, la terre étalait son tapis de verdure ; tel que la végétation la plus vigoureuse, aidée par un soleil bienfaisant, peut le produire sur un sol vierge. On eût dit que la terre n’était autre chose que le firmament renversé, couvert d’un nuage de feuillage.

À l’extrémité méridionale du lac, on voyait dans la forêt une ouverture d’une étendue considérable. Il ne restait de ce côté que peu ou point d’arbres. Nous en étions à quelques milles de distance, ce qui ne nous permettait point de distinguer parfaitement les objets, cependant nous ne pouvions méconnaître des ruines de fortifications assez considérables. Des milliers de taches blanches n’étaient autres que des tentes que nous ne tardâmes pas à distinguer. Les ruines étaient tout ce qui restait du fort William-Henri, et là était campée l’armée d’Abercrombie, la plus nombreuse qui se fût jamais rassemblée en Amérique sous l’étendard anglais. L’histoire nous a révélé depuis que cette armée ne contenait pas moins de seize mille hommes. Des centaines de barques et de grands bateaux, pouvant tenir de quarante à cinquante hommes, sillonnaient le lac, en face du camp ; et, malgré l’éloignement, il était facile de reconnaître que tout se préparait pour un mouvement prochain. Sous ce rapport, du moins, l’Indien ne nous avait pas trompés, et il n’avait pas apprécié avec moins de justesse les opérations qui se projetaient, qu’il n’avait montré de sagacité en nous guidant.

Nous devions passer la nuit sur la montagne. Nos couches ne furent pas des plus douces, et nos couvertures étaient légères ; cependant je ne me rappelle pas d’avoir dormi d’un plus profond sommeil. La fatigue d’une marche forcée fit pour nous ce que le plus fin duvet ne fait pas toujours pour le voluptueux. Je ne me réveillai pas de toute la nuit ; et je ne repris mes sens qu’en sentant un léger coup sur mon épaule. C’était Susquesus. Je me levai, et je vis l’Indien près de moi. Pour la première fois depuis que je le connaissais, je crus voir dans ses yeux une expression assez vive de plaisir. Il n’avait réveillé aucun de mes compagnons, et il me fit signe de le suivre. Je ne saurais dire ce qui m’avait valu cette distinction ; cependant je n’hésitai pas à quitter avec lui le campement grossier que nous avions établi pour la nuit.

Un magnifique spectacle m’attendait : le soleil venait de teindre les cimes des montagnes, tandis que le lac, les vallées, les flancs mêmes des collines et le monde entier en dessous, reposaient encore dans l’ombre. C’était comme le réveil des choses créées, qui commencent à secouer le sommeil de la nature. Pendant un moment, je ne pus que contempler le tableau merveilleux formé par ce contraste si frappant entre les sommets dorés des montagnes et leurs flancs ténébreux, entre le réveil du jour et les vestiges de la nuit. Mais l’Onondago était trop absorbé par les sentiments qui l’agitaient pour me laisser longtemps livré à ma contemplation. Il ne parla point, mais ses yeux et ses gestes appelèrent mon attention sur le fort William-Henri, et je vis ce qui causait son émotion extraordinaire. Dès que l’Indien fut bien certain que je l’avais compris, il s’écria avec son accent guttural fortement prononcé :

— Bon !

L’armée d’Abercrombie était en mouvement. La surface du lac était couverte d’une multitude innombrable de bateaux dont les longues lignes noires se dirigeaient vers l’extrémité septentrionale du lac avec la méthode et la précision d’une armée qui s’avance en déployant ses ailes. La dernière brigade d’embarcations venait de quitter le rivage au moment où je vis pour la première fois ce spectacle frappant, de sorte que le tableau tout entier s’offrit tout d’un coup à mes regards. Jamais l’Amérique n’avait rien vu de pareil. Je restai des minutes entières dans une sorte d’extase, et je ne parlai que lorsque les rayons du soleil eurent dissipé l’obscurité douteuse qui pesait encore sur les vallées.

— Que devons-nous faire, Susquesus ? demandai-je alors, sentant avec quelle raison l’Indien pouvait réclamer le droit de diriger nos mouvements.

— Déjeuner d’abord, répondit tranquillement l’Onondago ; ensuite descendre la montagne.

— Rien de tout cela ne nous mettra au milieu de cette brave armée, ce que nous désirons tant.

— Patience. Pas de presse, maintenant. La presse viendra, quand les Français tireront.

Ces paroles, et surtout la manière dont elles furent prononcées, ne me plurent pas ; mais des intérêts trop pressants réclamaient toute mon attention pour que je me livrasse longtemps à de vagues conjectures sur les allusions détournées de l’Onondago. J’appelai Guert et Dirck pour leur faire partager le plaisir dont j’étais transporté. Ce fut alors que je pus apprécier pour la première fois tout ce qu’il y avait de véritablement chevaleresque dans le caractère de Ten Eyck. Il se redressa si fièrement qu’il me parut grandir ; sa figure devint radieuse, et sa physionomie, où se peignait ordinairement une gaieté vive et folâtre, prit une expression de résolution et d’énergie remarquable.

— Voilà un noble spectacle, monsieur Littlepage, dit-il après avoir regardé quelque temps en silence les mouvements rapides mais mesurés de la flottille, — un bien noble spectacle, en vérité, et je m’en veux d’avoir perdu tant de temps dans les bois, lorsque nous devrions être là-bas, tout prêts à offrir nos bras pour aider à chasser les Français de la province.

— Mais nous arrivons encore à temps, mon bon ami, puisque les hostilités ne sont pas commencées.

— Il est vrai, mais il me tarde de rejoindre l’armée, il me tarde d’être dans ses rangs, dussé-je gagner les bateaux à la nage. Il ne serait pas difficile de nager d’une île à l’autre, et il faudra que les troupes passent au milieu d’elles pour entrer dans la partie inférieure du lac. On s’arrêtera bien pour nous prendre à bord.

— Pas nécessaire, dit l’Onondago avec son flegme ordinaire. Déjeunez, ensuite nous irons. Nous avons un canot, c’est assez.

— Un canot ! Par saint Nicolas ! monsieur Susquesus, vous valez votre pesant d’or, et quand vous aurez besoin d’un ami pour vous servir, touchez là, je suis votre homme. Cette idée du canot est lumineuse, et elle montre que c’est à une créature raisonnable que nous nous sommes confiés. Nous pourrons au moins nous présenter devant les troupes, nos carabines en main, comme il convient à de braves volontaires.

Jaap était alors levé, et il regardait de tous ses yeux. Il est à peine nécessaire de décrire l’effet qu’une pareille scène produisit sur un nègre. Il riait aux éclats, puis branlait la tête comme un mandarin chinois, puis il se roulait sur les rochers, se levait, se secouait comme un chien qui sort de l’eau, puis se remettait à rire, et finissait par crier à tue-tête. Comme nous étions accoutumés à ces démonstrations, elles nous arrachèrent à peine un sourire ; mais l’Indien n’y faisait aucune attention, ou s’il les remarquait, c’était pour prendre en pitié celui qui n’avait pas assez d’empire sur lui-même pour maîtriser ses émotions.

Dès que notre première curiosité fut assouvie, nous songeâmes au déjeuner. Le repas ne fut pas long ; il n’était pas de nature à retenir les convives plus longtemps qu’il n’était rigoureusement nécessaire pour apaiser la faim. Dès que nous eûmes fini, la petite troupe descendit le revers de la montagne, suivant notre guide, comme d’ordinaire.

L’Onondago nous avait amenés sur ce plateau qu’il connaissait, pour nous faire embrasser d’un coup d’œil tout le panorama ; mais il était impossible d’arriver au bord du lac de ce côté, et il nous fallut faire un détour de trois ou quatre milles pour atteindre un ravin à travers lequel nous réussîmes à passer, non sans de grands efforts. Arrivés sur le bord, nous y trouvâmes un canot fait d’écorces d’arbres, assez grand pour nous contenir tous les cinq, et nous y prîmes place sans perdre un moment.

Le vent s’était élevé du sud à mesure que le jour avançait, et les mouvements de la flottille étaient devenus beaucoup plus rapides. Au moment où nous venions de franchir le labyrinthe des petites îles pour gagner le canal principal, le bateau qui était en tête de l’armée était à portée de la voix. L’Indien nagea avec vigueur, et agitant la main en signe d’amitié, il vint ranger le bateau. En approchant, je reconnus le vicomte Howe debout sur l’avant, en grand uniforme, comme s’il tenait à être littéralement le premier dans une expédition dont le succès intéressait l’honneur de l’empire britannique tout entier.