Satanstoe/Chapitre XXI

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 25p. 238-252).
CHAPITRE XXI.


Longtemps mon imagination frappée verra le chef à la figure peinte, et sa lance effilée ; longtemps ma raison elle-même s’inclinera devant les ombres et les illusions qui se sont dressées devant elle.
Freneau



Je ne m’arrêterai pas à décrire la manière dont Herman Mordaunt et ses compagnons s’établirent à Ravensnest. Ce fut l’affaire de deux ou trois jours, et alors je songeai à me mettre avec Dirck à la recherche des terres de Mooseridge. M. Worden et Jason ne se montrèrent pas disposés à aller plus loin. Cet emplacement que Jason cherchait pour un moulin faisait partie, à ce que j’appris seulement alors, de la propriété d’Herman Mordannt, et déjà une négociation était ouverte depuis quelque temps à ce sujet entre le propriétaire et l’amateur. Quant au révérend, il déclara qu’il voyait un champ suffisant à ses travaux apostoliques là où il était, tandis qu’il semblait douter qu’il se trouvât un champ quelconque là où nous allions.

En quittant Ravensnest, notre petite troupe se composait de Dirck et de moi, de Guert, de M. Traverse, l’arpenteur, de trois ouvriers, de Jaap, de Peter, le domestique de Guert, et d’un chasseur, ce qui faisait un total de dix hommes vigoureux et bien armés. Cependant on nous conseilla d’emmener en outre avec nous deux Indiens, qui nous serviraient à la fois comme chasseurs et comme coureurs ou messagers. Une de ces Peaux Rouges s’appelait le Sauteur, dans le langage de l’établissement où nous l’avions pris ; et l’autre Sans-Traces, sobriquet qui lui avait été donné parce que dans ses marches et dans ses voyages il ne laissait après lui aucune trace de son passage. Cet Indien pouvait avoir vingt-six ans ; il passait pour Mohawk, parce qu’il demeurait avec cette tribu ; mais j’appris postérieurement qu’il était Onondago de naissance. Son véritable nom était Susquesus, ou le Crochu, — nom qui pouvait recevoir une interprétation plus ou moins favorable, selon qu’il s’appliquait au moral ou au physique.

— Prenez cet homme, monsieur Littlepage, me dit l’agent d’Herman Mordaunt, que j’avais consulté pour mes derniers arrangements. Il vous sera aussi utile dans les bois que votre boussole, sans compter qu’il est assez bon chasseur. Il est parti l’hiver dernier, comme coureur, lorsqu’il venait de tomber de la neige en quantité ; et l’on essaya de le suivre à la piste, une demi-heure après qu’il avait quitté les défrichements. Ce fut peine inutile. Il n’avait pas fait un mille dans les bois que ses traces étaient perdues aussi complètement que s’il eût voyagé au milieu des airs.

Comme Susquesus avait une réputation de sobriété, qui du reste lui était commune avec tous les Onondagos, il fut engagé, bien qu’un seul Indien eût pu nous suffire. Mais le Sauteur avait été retenu le premier ; et il eût été dangereux, dans notre position, d’offenser un homme rouge, en le mettant à l’écart pour en prendre une autre, quelque indemnité même que nous eussions pu lui offrir. D’après le conseil de M. Traverse, nous les prîmes tous les deux. Le nom indien ou mohawk du Sauteur était Quisquis, nom qui, je suppose, n’exprimait rien de très-honorable ni de très-illustre.

Quand le moment des adieux fut arrivé, mes deux compagnons de voyage montrèrent plus d’émotion que je ne leur en avais encore vu manifester. Guert m’avait dit sous le secret qu’il allait se risquer à faire une nouvelle tentative auprès de Mary Wallace. Les yeux humides et les joues enflammées de Mary semblaient annoncer qu’il n’y avait pas manqué. Cependant ce n’était pas une preuve décisive : car il y avait aussi des larmes dans les yeux d’Anneke. Ce fut un échange de souhaits empressés, et de promesses mutuelles de nous donner de nos nouvelles deux fois par semaine, par le moyen de nos coureurs. La distance pouvait varier de quinze à trente milles ; et l’un des Indiens la franchirait aisément en un jour dans cette saison de l’année.

Après tout, la séparation devait être courte, car nous avions promis de venir dîner avec Herman Mordaunt le jour où il célébrerait le cinquantième anniversaire de sa naissance ; et ce jour arrivait dans trois semaines de là. Cette perspective rendit le départ moins douloureux, et une demi-heure après le déjeuner, nous nous mîmes en route, légers et dispos, sinon complètement heureux. Herman Mordaunt nous accompagna l’espace de trois milles. Arrivé à l’extrémité de son domaine et sur la lisière de la forêt vierge, il prit congé de nous, et nous poursuivîmes notre chemin pendant plusieurs heures avec une diligence extrême, ayant notre boussole pour guide, jusqu’au moment où nous arrivâmes sur le bord d’une petite rivière qu’on supposait couler à trois ou quatre milles des limites des terres que nous cherchions. Je dis qu’on supposait ; car il y avait alors, et il y a, je crois, encore aujourd’hui, beaucoup d’incertitude sur les délimitations des différents domaines situés dans les bois. L’arpenteur fit faire une halte sur le bord de cette rivière, qui était moins large que profonde, et l’on se mit en devoir de dîner. Des hommes qui ont marché aussi vite et aussi longtemps que nous venions de le faire, ne s’amusent guère à faire des cérémonies ; et pendant vingt minutes chacun ne s’occupa que d’apaiser sa faim. Le repas terminé, M. Traverse appela les deux Indiens près de l’arbre tombé sur lequel nous nous étions assis, et la première occasion se présenta de mettre à l’épreuve l’intelligence de nos coureurs. Le principal employé de l’arpenteur fut admis à la délibération, qui commença de cette manière :

— Regardez bien ! dit M. Traverse en posant le doigt sur une carte qu’il avait étalée devant lui ; voici la rivière sur les bords de laquelle nous nous trouvons dans ce moment, voici bien le coude qu’elle fait en cet endroit. Il s’agit maintenant de découvrir la butte que voilà, sur laquelle le daim a été tué, et qui fait partie de la concession. Cet extrait du titre de propriété indique comme signe de reconnaissance un vieux chêne noirci dont la cime a été brisée par le vent, et qui se trouve au milieu d’un triangle formé par trois châtaigniers. Ce chêne porte en outre les indications d’usage. — Vous m’avez dit, je crois, Davis, que vous n’étiez jamais venu de ce côté ?

— Jamais, monsieur, répondit Davis ; jamais je n’ai eu occasion de m’enfoncer si avant dans l’est. Mais un vieux chêne placé au milieu de trois châtaigniers, avec les autres signes que vous venez d’indiquer, ne saurait être bien difficile à trouver pour quelqu’un qui aurait la moindre connaissance du pays. Interrogez les Indiens : ils doivent mieux que personne connaître cet arbre, s’ils ont déjà passé par ici.

Connaître un arbre ! Depuis le moment où nous avions pénétré dans la forêt, des arbres étaient rangés par milliers autour de nous. Ils semblaient sortir de terre, à mesure que nous avancions, comme les horizons se succèdent indéfiniment sur l’océan, et cet homme s’imaginait qu’il suffisait d’avoir traversé quelquefois ces sombres labyrinthes où il ne se trouvait pas un seul vestige de civilisation, pour pouvoir distinguer un arbre particulier au milieu de cette multitude innombrable de pins, de chênes et de hêtres ! Néanmoins, M. Traverse ne parut pas regarder le conseil de Davis comme si complètement extravagant ; car, se tournant du côté des Indiens, il leur adressa la parole :

— Voyons, le Sauteur ! demanda-t-il ; connaissez-vous quelque arbre semblable à celui dont j’ai fait la description ?

— Non, fut toute la réponse qu’il reçut.

— Je crains bien alors que Sans-Traces ne soit pas plus savant ; car vous êtes Mohawk, vous, et l’on dit qu’au fond il est Onondago. — Eh bien ! Sans-Traces, pouvez-vous nous aider à trouver l’arbre ?

Depuis que les Indiens s’étaient approchés, mon regard ne quittait pas Susquesus. Il était la debout, droit comme un pin, leste et agile de sa personne, n’ayant pour tout vêtement que sa culotte de toile, ses moccasins, et une chemise de calicot bleu, serrée autour de ses reins par une ceinture écarlate, dans laquelle était passée la poignée de son tomahawk, et à laquelle étaient attachées sa bourse de cuir et sa corne à poudre, tandis que sa carabine était posée contre son corps, la crosse en bas. Sans-Traces était singulièrement beau pour un Indien. Il n’avait presque aucun des défauts physiques de ceux de sa race, tandis que toutes leurs nobles et mâles qualités se retrouvaient à un degré éminent dans sa personne. Son nez était presque aquilin ; son œil, d’un noir de jais, était perçant et toujours aux aguets ; ses membres étaient ceux d’Apollon ; son front et sa prestance avaient toute la dignité impassible d’un guerrier, tempérée par une certaine grâce naturelle. La seule chose à laquelle on pût trouver à redire, c’était sa démarche. Comme tous les Indiens, il marchait les pieds en dedans et les genoux pliés ; mais, en revanche, ses mouvements étaient légers, souples, élastiques. En un mot, c’était le beau idéal d’un coureur.

Tant que l’arpenteur parla, les yeux de Susquesus semblaient se perdre dans l’espace ; et j’aurais défié l’observateur le plus attentif de découvrir dans la contenance de ce stoïcien de la forêt rien qui annonçât qu’il prenait la moindre part à ce qui se passait. Ce n’était pas à lui de parler lorsqu’un guerrier, un coureur plus ancien que lui, était présent ; et il attendait que ceux qui pouvaient en savoir plus que lui eussent dit ce qu’ils savaient, avant de prendre la parole. Cependant, se voyant interpellé directement, il bannit toute réserve, s’avança de deux ou trois pas, jeta sur la carte un regard de curiosité, et posa même un doigt sur la rivière, dont il suivit sur le plan les sinuosités avec une sorte d’intérêt enfantin. Susquesus se connaissait peu en cartes, c’était évident ; mais le résultat prouva qu’il connaissait du moins très-bien les bois, qui étaient comme son élément naturel.

— Eh bien ! que dites-vous de ma carte, Sans-Traces ? répéta l’arpenteur. N’est-elle pas dressée comme vous le voudriez ?

— Bonne ! répondit l’Onondago avec emphase. Maintenant, montrez votre chêne à Susquesus.

— Le voici. Vous voyez que c’est un arbre dessiné à l’encre, qui n’a plus de cime, et autour duquel ces trois châtaigniers forment une sorte de triangle.

L’Indien examina l’arbre avec quelque intérêt, et un léger sourire éclaira sa belle mais sombre figure. Il était évidemment content de voir que le plan était exact, et il n’en avait que meilleure opinion des arpenteurs de la colonie.

— Bonne ! répéta-t-il de sa voix basse et gutturale, et si douce en même temps qu’on eût pu la prendre pour une voix de femme ; — très-bonne ! Les Visages Pâles savent tout. Maintenant, que mon frère trouve l’arbre.

— C’est plus facile à dire qu’à faire, Susquesus, répondit Traverse en riant. Autre chose est d’esquisser un arbre sur une carte, ou de le découvrir au milieu de mille autres dans la forêt.

— Il a bien fallu que le Visage Pâle le vît une fois pour le peindre. Où est le peintre ?

— Oui, l’arpenteur l’a vu une fois ; il y a même fait des marques ; mais il faut le retrouver à présent. Pourriez-vous me dire où il est ? M. Littlepage donnera un écu de France à qui le lui indiquera. Une fois au pied du chêne, je suis sûr de me reconnaître.

— L’arbre qui est peint là, dit Susquesus en me montrant la carte avec un certain air de mépris, le Visage Pâle ne peut le trouver dans le bois. L’arbre vivant est là-bas : l’Indien le connaît.

Susquesus étendit le doigt avec beaucoup de dignité dans la direction du nord-est, puis il resta immobile comme une statue, comme s’il attendait qu’on vérifiât l’exactitude de son indication.

— Pouvez-vous nous conduire au pied de l’arbre ? demanda vivement Traverse. Faites-le, et l’argent est à vous.

Susquesus fit un geste expressif d’assentiment ; puis il se mit à rassembler les faibles restes de son dîner, précaution que nous eûmes soin de prendre comme lui ; car, dans quelques heures, il pouvait nous être agréable d’avoir de quoi souper. Quand tout fut prêt, et que les havresacs furent sur nos épaules, non pas sur celles des Indiens, qui condescendent rarement à porter des fardeaux, occupation bonne pour les femmes, Sans-Traces prit les devants dans la direction qu’il avait indiquée.

L’Onondago méritait bien son nom, à ce qu’il me parut, à la manière dont il se glissait, plutôt qu’il ne marchait, à travers cette sombre forêt, sans marques, sans chemins, sans signes d’aucune espèce que d’autres du moins pussent remarquer. Il nous fallait tous nos efforts pour le suivre. Il ne regardait ni à droite ni à gauche ; mais il allait droit en avant guidé par son instinct, comme le fin limier qui suit la piste invisible du gibier qu’il poursuit. Cette marche précipitée dura dix minutes, après lesquelles Traverse commanda une nouvelle halte, et nous nous réunîmes en conseil.

— À quelle distance d’ici pensez-vous que doive être l’arbre, Onondago ? demanda l’arpentenr dès que toute la troupe se fut rangée en cercle ; j’ai mes raisons pour le demander.

— À ce nombre de minutes, répondit l’Indien en levant les quatre doigts et le pouce de sa main droite ; le chêne à la cime brisée, avec les marques du Visage Pâle, est là.

La précision des indications de Susquesus, la confiance qu’il manifestait, me surprenaient beaucoup ; car je ne pouvais concevoir qu’un être humain pût être positivement sûr de son fait, dans les circonstances où nous nous trouvions placés. Il l’était pourtant, et l’événement le prouva bientôt. Cependant Traverse s’occupa des dispositions qui lui restaient à prendre.

— Puisque l’arbre est si près, dit-il — car l’arpenteur ne mettait pas un seul instant en doute l’exactitude des renseignements fournis par l’Indien, — la ligne tracée ne saurait être bien loin. Elle s’étend du nord au sud de ce côté, et nous devons la traverser bientôt. — Allons, vous autres, dit-il à ses hommes, dispersez-vous et cherchez les arbres noircis ; car, une fois sur les limites de la concession, je réponds de trouver toutes les indications qui sont mentionnées sur la carte.

Les agents de l’arpenteur obéirent aussitôt, et ils s’échelonnèrent à droite et à gauche, de manière à pouvoir explorer une plus grande étendue de la forêt. Quand ils furent prêts, on fit signe à l’Indien de se remettre en marche. Il reprit sa course et nous suivîmes.

Guert était le plus agile de nous tous ; aussi se maintenait-il le plus près de l’Onondago, et un cri parti de sa voix pleine et sonore nous annonça bientôt le succès complet de l’expédition. Nous ne tardâmes pas à les rejoindre, et nous étions arrivés au terme de notre voyage. Susquesus était là, appuyé tranquillement contre le tronc du chêne brisé, sans que la plus légère expression de triomphe se fît remarquer ou dans ses manières ou sur sa figure. Ce qu’il avait fait, il l’avait fait naturellement, sans effort ni hésitation. Pour lui, la forêt avait ses signes, ses marques, ses indications muettes, comme l’habitant d’une grande capitale sait se reconnaître au milieu du labyrinthe inextricable de ses rues.

Traverse commença par examiner la cime de l’arbre, qu’il trouva cassée à l’endroit indiqué. Il chercha ensuite les trois châtaigniers, qui étaient chacun à leur place ; après quoi, il s’approcha pour reconnaître les signes plus particuliers que j’appellerai du métier. Ils étaient apparents. De trois côtés, le chêne avait reçu une profonde entaille, et celui qui n’en avait pas était la partie extérieure, placée par conséquent en dehors de la concession. Au moment où cette reconnaissance venait d’avoir lieu, des cris poussés par les arpenteurs au sud de l’endroit où nous étions nous apprirent qu’ils avaient découvert la ligne tracée. Les hommes de leur état ont la vue aussi perçante pour retrouver leurs empreintes particulières que l’habitant de la forêt pour retourner au lieu qu’il n’a visité qu’une seule fois. En suivant la ligne, ils nous rejoignirent bientôt, et ils nous apprirent en outre qu’ils venaient de trouver le squelette du renne qui avait donné son nom à la concession.

Jusque-là tout allait bien ; le succès dépassait même de beaucoup nos espérances. Les chasseurs furent envoyés à la recherche d’une source ; ils en trouvèrent une à peu de distance, et nous nous disposâmes à y camper pour la nuit. Rien ne pouvait être plus simple que nos arrangements. Des branches d’arbres nous fournirent un toit, des feuilles et des peaux nous formèrent des lits. Toutefois, le lendemain, Traverse trouvant la position favorable, résolut d’y établir son quartier général ; et nous nous mîmes tous à construire une maison en bois, qui pût nous offrir un abri en cas d’orage, et où nous déposerions nos outils, nos munitions, toutes les petites provisions, en un mot, que nous avions apportées sur notre dos. Comme tout le monde travaillait avec ardeur, et qu’il y en avait parmi nous qui maniaient la hache avec une dextérité peu commune, la besogne allait grand train, et en deux jours notre construction fut terminée. Ce qui avait déterminé le choix de l’emplacement, c’était d’abord la source dont l’eau était bonne et abondante ; et ensuite la proximité d’un petit bois couvert de jeunes pins, qui pouvaient avoir de quatorze à quinze pouces de diamètre, pendant qu’ils s’élevaient à une hauteur de près de cent pieds, presque sans branches, et droits comme l’Onondago. Ces arbres furent abattus, coupés par morceaux de vingt à trente pieds, qui étaient amincis à chaque bout, et placés alternativement l’un sur l’autre, de manière à clore une enceinte qui était un peu plus longue que large. Les interstices qui pouvaient se trouver étaient remplis par des morceaux de bois de châtaignier, fortement enfoncés, de manière à ne laisser aucun passage au vent ni à la pluie.

Notre hutte ressemblait à la plupart de celles des établissements nouveaux, quoiqu’elle eût été construite avec un peu moins d’art peut-être, et beaucoup plus de précipitation. Nous n’avions pas de cheminée ; car notre cuisine pouvait se faire en plein air ; et nous n’avions pas mis la dernière main à l’œuvre avec la même attention que nous aurions apportée si nous avions dû y passer l’hiver. Le plancher était grossier ; mais du moins il était assez élevé au-dessus du sol, pour nous préserver de l’humidité : avantage qu’on ne trouve pas toujours dans les bois. Il se composait de bûches grossièrement équarries. À ma grande surprise, Traverse fit faire une porte massive avec des troncs d’arbres taillés avec soin, unis ensemble par des pièces transversales, et tournant sur des gonds en bois. Sur l’observation que je lui fis qu’il aurait pu se dispenser de ce travail, qui occupa deux hommes un jour entier, il me rappela que nous étions placés en avant des autres établissements ; qu’une guerre active avait lieu autour de nous ; et que les agents des Français se remuaient beaucoup pour soulever nos peuplades, tandis que des bandes de maraudeurs parties du Canada venaient souvent dévaster nos frontières. Quand les travaux de sa profession l’amenaient aussi loin, il aimait à avoir une sorte de citadelle où il pût se réfugier à la moindre apparence de danger.

Nous fûmes une semaine à compléter nos arrangements intérieurs ; mais, après le premier jour, ni l’arpenteur ni ses aides ne prirent part à nos travaux, autrement qu’en nous aidant de leurs conseils à l’occasion. Traverse commença ses opérations particulières, traçant des lignes pour diviser la concession en un certain nombre de grands lots, dont chacun devait contenir un millier d’acres. Il est juste de dire que toutes les délimitations étaient faites, à cette époque, de la manière la plus libérale. Au lieu de quarante mille acres, on nous en alloua plus de quarante-trois mille, et chaque subdivision y gagnait également. Des arbres, calcinés en partie, de profondes entailles faites à l’écorce, indiquaient la ligne de démarcation, tandis qu’en même temps un plan était dressé ou se trouvait la description de chaque lot, afin que le propriétaire pût se faire une idée de la nature du sol, ainsi que de la qualité et de la dimension des arbres qui s’y trouvaient. Les premiers arpenteurs, sur le rapport desquels la patente ou concession avait été accordée, n’avaient comparativement qu’un travail facile à exécuter. Du moment qu’ils fournissaient un plan assez exact, d’un terrain d’une étendue de quarante mille acres, plus ou moins, sans empiéter sur des concessions antérieures, des erreurs ne pouvaient avoir de bien graves conséquences, attendu que la terre ne manquait point dans la colonie ; mais M. Traverse était obligé d’entrer dans des détails plus minutieux ; aussi ne mesurait-il guère que quelques centaines d’acres par jour, traçant sur chaque arbre limitrophe les indications d’usage ; et il mettait dans son travail autant de méthode que d’exactitude.

Au bout de quelques jours tout était organisé comme il faut, et chacun était employé d’après le genre de service qu’on le croyait le plus propre à rendre. Le tracé de la propriété se poursuivait avec ardeur, pendant que Dirck et moi nous prenions, sous la direction de M. Traverse, des notes sur les diverses qualités des terres. Guert ne faisait guère autre chose que pêcher et chasser, et il nous fournissait des truites, des pigeons, des écureuils, le menu gibier que la saison pouvait offrir, et même quelquefois quelques animaux qui pouvaient presque passer pour de la venaison. Les chasseurs en titre apportaient leur contingent, et notre table était assez bien garnie, d’autant plus que les truites étaient très-abondantes. Jaap et Peter étaient chargés de tous les détails de la cuisine, quoique le premier eût rempli beaucoup mieux les fonctions de forestier. Les deux Indiens ne firent guère, pendant les premiers quinze jours, qu’aller et venir entre Ravensnest et Mooseridge, portant des messages et servant de guides aux chasseurs qui allèrent une ou deux fois, dans cet intervalle de temps, nous chercher de la farine, des épices et d’autres provisions qui commençaient à nous manquer ; aucune sollicitation ne pouvant décider les Indiens à porter rien qui eût l’apparence d’un fardeau.

Les arpenteurs ne revenaient pas toujours passer la nuit à la hutte. Ils campaient où ils se trouvaient quand leur besogne les appelait trop loin. En choisissant l’emplacement du quartier général, M. Traverse avait consulté surtout la proximité de Ravensnest. C’était un point assez central du domaine, à ne considérer que la ligne du nord au sud ; mais il était situé presque sur la lisière occidentale de la propriété. Lorsque M. Traverse s’enfonçait dans l’est, il lui eût été impossible de revenir chaque soir ; mais ses absences ne duraient jamais plus de trois jours. Il emportait alors des provisions qu’il renouvelait dès qu’il se rapprochait de nous.

Nous observions tous strictement le dimanche comme jour de repos ; devoir auquel ne manque que trop souvent l’habitant des forêts comme le navigateur sur l’Océan, qui oublie que le créateur est partout prêt à recevoir l’hommage de ses créatures en échange de ses bienfaits sans bornes.

Lorsque le Sauteur ou Sans-Traces revenaient de leurs excursions chez nos voisins, nous attendions avec impatience la lettre dont ils ne manquaient jamais d’être porteurs. Cette lettre était parfois d’Herman Mordaunt lui-même, mais plus souvent elle était d’Anneke ou de Mary Wallace. Elle n’était adressée nommément à aucun de nous, mais elle portait uniformément pour suscription : « Aux Ermites de Mooseridge ; » et aucune allusion n’était faite à telle ou telle personne. Sans doute nous aurions préféré une correspondance plus intime, plus personnelle ; mais, telle qu’elle était, nous y trouvions trop de plaisir pour songer à nous plaindre. Un soir que nous étions tous réunis pour le souper, — c’était le second samedi depuis notre arrivée, — une lettre d’Herman Mordaunt nous fut remise ; elle était apportée par Susquesus, et elle contenait, entre autres, le paragraphe suivant :

« Nous apprenons que les affaires prennent un aspect de plus en plus sérieux en ce qui concerne l’armée. De grandes divisions de nos troupes s’avancent vers le Nord, et l’on dit que les Français reçoivent des renforts considérables. Dans notre position, ne nous trouvant pas sur la route directe des troupes, et à plus de trente milles en arrière des anciens champs de bataille, je serais sans crainte, si le bruit ne courait pas que les bois sont remplis d’Indiens. Je sais très-bien que ce sont de ces bruits qui ne manquent jamais de circuler dans les établissements situés près des frontières, dès que des hostilités s’apprêtent ; et qu’on ne doit les admettre qu’avec beaucoup de défiance ; mais il semble si naturel que les Français lancent les naturels dont ils disposent sur les flancs de notre armée pour l’inquiéter dans sa marche, que j’avoue que je ne puis me défendre d’une certaine inquiétude. Nous sommes occupés à ajouter à nos moyens de défense, et je vous engage à ne point négliger la même précaution. Les Indiens du Canada sont, dit-on, plus rusés que les nôtres, et ceux-ci même pourraient bien avoir été travaillés en secret. On disait à Albany qu’il y avait beaucoup d’argent français entre les mains des peuplades des Six Nations ; et qu’on y voyait des couteaux, des tomahawks, et des couvertures françaises en trop grand nombre pour qu’elles pussent provenir du butin ou du pillage. Un de vos coureurs, celui qu’on appelle Sans-Traces, paraît avoir quitté sa tribu, et ces sortes d’Indiens sont toujours suspects. Leur absence tient parfois à des motifs respectables ; mais le plus souvent elle n’annonce rien de bon. Il peut être à propos d’avoir l’œil sur la conduite de cet homme. Après tout, nous sommes entre les mains d’un Dieu tout miséricordieux, et nous avons ressenti les effets de sa protection dans des circonstances plus critiques que celle-ci. »

Cette lettre fut relue plusieurs fois en présence de M. Traverse. Comme nos gens étaient à souper à une certaine distance, et que les Indiens s’étaient aussi retirés, il s’établit entre nous une conversation sérieuse sur les dangers que nous pourrions courir, et sur le plus ou moins de fond que nous devions faire sur l’Onondago.

— Quant au bruit que les bois sont remplis d’Indiens, dit tranquillement l’arpenteur, je suis tout à fait de l’avis d’Herman Mordaunt : on n’aperçoit pas le petit bout d’une couverture, que la renommée n’en fasse bientôt une balle tout entière. Sans doute il y a quelque danger à craindre de la part des sauvages, mais pas autant à beaucoup près que les colons se l’imaginent d’ordinaire. Pour les Français, ils auront besoin de tous leurs Indiens à Ty, je vous en réponds ; car il paraît que le général Abercromhie fait marcher ses troupes contre eux, et qu’ils sont trois contre un.

— Je le sais, répondis-je ; mais n’est-il pas vraisemblable qu’un ennemi habile cherche à le harceler dans sa marche, de la manière qu’on nous signale ?

— Nous sommes à plus de quarante milles à l’est de la route de l’armée ; pourquoi des maraudeurs se tiendraient-ils à une si grande distance de l’ennemi ?

— Même en admettant cette supposition, ils se trouveraient entre nos amis et nous, ce qui n’est pas une perspective très-rassurante. Mais que pensez-vous de l’avis qui nous est donné relativement à l’Onondago ?

— Il pourrait être plus fondé, je l’avoue. C’est mauvais signe ordinairement quand un Indien quitte sa tribu ; et notre coureur est évidemment un Onondago ; je le sais, car le drôle a refusé deux fois du rhum. Du pain, il en prendra toutes les fois qu’on voudra lui en offrir ; mais jamais une goutte de rhum n’a humecté ses lèvres.

— Mauvais signe en effet, répéta Guert d’un ton sentencieux. L’homme qui refuse de vider un verre en bonne compagnie m’est toujours d’une moralité suspecte. J’ai soin de me méfier de lui.

Pauvre Guert ! comme il disait vrai, et quelle influence cette manière de voir exerçait sur son caractère et sur sa conduite ! Pour l’Indien, je ne voulais pas porter sur lui un jugement si précipité. Il y avait dans sa contenance quelque chose qui me disposait à la confiance, en même temps que ses manières froides et son air concentré en lui-même, à un degré étonnant même pour une Peau Rouge en compagnie de Visages Pâles, m’inspiraient des doutes involontaires.

— Assurément rien n’est plus facile à un homme, dans sa position, que de nous vendre, s’il en a la volonté, répondis-je après une courte pause. Mais quel intérêt les Français auraient-ils à attaquer des hommes livrés à une occupation aussi paisible que la nôtre ? Que leur importe que le plan de Mooseridge soit levé cette année ou l’année prochaine ?

— Il est vrai, et je suis convaincu que M. Montcalm s’inquiète peu qu’on le lève même jamais, répondit Traverse, qui était homme de bon sens et qui avait reçu quelque éducation. Seulement vous oubliez, monsieur Littlepage, que des deux côtés on offre des récompenses à qui rapportera des chevelures. Un Huron peut se soucier fort peu de nos lignes, de nos marques, de nos entailles sur les arbres ; mais ce dont il ne se soucie nullement, c’est de retourner chez lui les mains vides. Il aime fort à avoir une demi-douzaine de chevelures humaines suspendues à sa ceinture.

Je remarquai que Dirck passait ses doigts à travers les boucles épaisses de ses cheveux, et qu’une expression d’indignation, presque de férocité, se peignait sur sa figure ordinairement si calme. M’en amusant un peu, je me dirigeai vers le tronc d’arbre sur lequel Susquesus était assis, et finissait en silence son repas du soir.

— Quelles nouvelles nous apportez-vous des Habits Rouges, Susquesus ? demandai-je du ton le plus indifférent que je pus prendre ; sont-ils en campagne en assez grand nombre pour manger les Français ?

— Regardez les feuilles, comptez-les, répondit l’Indien.

— Oui, je sais qu’ils sont en force ; mais que font les Peaux Rouges ? La hache est-elle enterrée chez les Six Nations, pour que vous vous contentiez d’être un coureur, quand il y a des têtes à scalper près de Ticonderoga ?

— Susquesus est Onondago, reprit l’homme rouge en appuyant avec emphase sur le nom de sa tribu ; aucun sang mohawk ne coule en lui ; son peuple ne déterre pas la hache cet été.

— Pourquoi donc, Sans-Traces ? Vous êtes alliés des Anglais, et vous nous devez votre aide quand nous en avons besoin.

— Comptez les feuilles, comptez les Anglais ! Ils sont trop pour une seule armée, ils n’ont pas besoin d’Onondagos.

— C’est possible, car nous avons en effet des forces considérables ; mais comment sont les bois ? Ne s’y trouve-t-il point de Peaux Rouges dans des temps de troubles comme ceux-ci ?

Susquesus prit un air grave, mais il ne fit point de réponse ; cependant il ne chercha pas à échapper au regard pénétrant que j’attachais sur lui, mais il resta immobile à sa place, regardant devant lui. Sachant qu’il est impossible de rien tirer d’un Indien une fois qu’il s’est mis dans la tête de ne point parler, je crus plus sage de changer de discours. Je lui fis quelques questions sur l’état des sources ; il y répondit sans hésiter, après quoi je rentrai dans l’habitation.