Satanstoe/Chapitre XXIII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 25p. 267-281).
CHAPITRE XXIII.


Mes fils ? mon cœur se brisera de les voir pleurer, et que puis-je leur offrir pour consolation, que quelques vaines espérances, et des sourires forcés ?
Sardanapale.



Lord Howe ne nous reconnut pas dans le premier moment sous nos blouses de chasse ; mais il avait trop souvent vu Guert Ten Eyck à Albany pour pouvoir se méprendre au son de sa voix, et l’accueil qu’il nous fit fut aussi cordial que sincère. Nous n’eûmes rien de plus pressé que de demander où était le régiment de Bulstrode, qui nous avait invités d’une manière si aimable à venir prendre place à la table de ses officiers ; notre intention était de le rejoindre sans délai.

— Le régiment de Bulstrode est au centre, nous répondit le vicomte, et il ne donnera pas aussi promptement que l’avant-garde. Si c’est la bonne chère que vous recherchez, messieurs, je ne vous retiendrai pas, car il y a là un certain M. Billings qui a, dit-on, un merveilleux talent pour composer avec rien un excellent dîner ; mais si vous voulez une occasion de vous distinguer, nous serons certainement la première brigade engagée ; et ma table, telle quelle, vous sera toujours ouverte avec plaisir.

Il ne pouvait plus être question pour nous de nous éloigner. Seulement nous fîmes entendre à notre noble commandant que nous n’acceptions son hospitalité que jusqu’au moment où il tiendrait la campagne, après avoir repoussé le détachement que l’ennemi allait sans doute envoyer pour s’opposer à notre débarquement.

Susquesus n’eut pas plus tôt appris notre détermination qu’il regagna lentement le bord, personne ne songeant à inquiéter la marche d’un canot qui venait d’aborder le bateau où se trouvait le commandant de la première brigade.

Le vent fraîchit de plus en plus, et comme la plupart des embarcations avaient quelque toile à déployer, notre marche acquit un nouveau degré de célérité. À neuf heures nous étions entrés dans le lac inférieur, et tout annonçait qu’avant midi nous serions arrivés à notre destination. J’avoue que l’expédition dont nous nous trouvions faire partie, cette situation si nouvelle pour moi, la certitude de trouver dans Montcalm un ennemi aussi expérimenté que brave, tout contribua à me donner des idées sérieuses pendant les premières heures de notre navigation. Dans l’inaction où j’étais, si novice dans le métier des armes, était-il surprenant que je fusse assailli par ces réflexions solennelles qui manquent rarement de s’emparer de l’esprit lorsqu’on voit s’approcher la mort, sinon pour soi, du moins pour plusieurs de ceux qui nous entourent ?

Notre brave commandant, qui avait servi en Allemagne sous les ordres de son illustre aïeul, ne s’abandonnait pas à un vain esprit de jactance ; mais il avait l’air grave et pensif d’un homme qui sait qu’il tient dans ses mains la vie d’un grand nombre de ses semblables. Ce n’était ni de l’hésitation, ni de l’abattement ; c’était un sentiment profond de la responsabilité qui pesait sur lui. Une fois je surpris son regard qui s’était fixé sur moi avec une expression mélancolique ; et je suppose que la question qu’il m’adressa bientôt après se rattachait au sujet de ses pensées.

— Que ne souffrirait pas notre bonne et excellente amie, madame Schuyler, si elle savait dans quelle position précise nous nous trouvons en ce moment, monsieur Littlepage ? Je suis sûr que cette excellente dame éprouve plus d’inquiétude pour ses amis qu’ils ne sauraient en éprouver eux-mêmes.

— Je crois, milord, qu’en pareil cas nous serions assurés du moins du secours de ses prières.

— Ne m’a-t-elle pas dit, Littlepage, que vous étiez fils unique ?

— Oui, milord, et c’est un grand bonheur que ma mère ignore ce qui va se passer.

— J’ai aussi, moi, des parents qui m’aiment ; mais ils savent que j’ai embrassé la carrière militaire, et que je dois en courir les risques. Heureux le soldat qui, au moment du danger, peut bannir de son esprit l’idée de ces liens si chers et si doux ! Mais nous approchons du rivage ; songeons à notre devoir.

Ce fut la dernière conversation que j’eus avec ce brave officier ; ce furent les dernières paroles que je l’entendis prononcer. À partir de ce moment toute son âme sembla se concentrer dans l’accomplissement de son devoir pour assurer le succès de nos armes et la défaite de l’ennemi.

Je n’ai pas assez d’expérience pour pouvoir décrire en homme du métier la suite des événements qui se passèrent alors. Quand l’avant-garde arriva sur le bord du lac, où les terres étaient peu élevées, et couvertes en grande partie de bois, on fit avancer quelques bateaux sur lesquels étaient montées un certain nombre de pièces d’artillerie. Les Français avaient réuni sur ce point des forces considérables pour empêcher notre débarquement ; mais il paraît qu’ils n’avaient point assez de canons pour opposer une résistance sérieuse ; notre mitraille enfila les bois, et l’on ne nous répondit que faiblement. Il est vrai que nous avions dirigé notre attaque sur un point autre que celui où nous étions attendus. Au signal donné, l’avant-garde s’élança sur le rivage, conduite par notre digne commandant, et elle parvint à s’y maintenir sans avoir éprouvé de pertes sérieuses. Guert, Dirck, Jaap et moi nous nous tenions les plus près possible du vicomte, qui donna aussitôt l’ordre de se porter en avant à la poursuite de l’ennemi qui battait en retraite. L’escarmouche ne fut pas bien vive, et nous gagnâmes du terrain à mesure que les Français se repliaient sur Ticonderoga. J’aperçus dans l’éloignement une nuée d’Indiens devant nous, et j’avoue que je craignis une embuscade ; car les artifices et les stratagèmes de ces habitants des bois ne pouvaient être inconnus d’une personne née et élevée comme moi dans la colonie ; la tradition seule eût suffi pour me les rendre familiers. Nous avions débarqué dans une crique qui était plutôt sur le bord occidental du lac qu’à son extrémité proprement dite ; et dès que la place fut balayée, le général Abercrombie débarqua la plus grande partie de ses troupes, et les forma en colonnes : deux au milieu, composées de six régiments réguliers, pouvant compter plus de six mille hommes ; une de chaque côté, où se trouvaient en tout cinq mille hommes des milices des provinces. Quatre mille hommes de ces mêmes milices restaient pour garder les embarcations, qui étaient alors au nombre de plus de mille. Cependant tous les bateaux n’avaient pas encore atteint le lieu du débarquement ; ceux qui portaient les munitions étaient à quelque distance en arrière.

Notre petite troupe faisait partie de la colonne de droite du centre, à la tête de laquelle marchait notre brave commandant. L’ennemi avait placé un seul bataillon dans un camp en bois près du lieu ordinaire de débarquement ; mais voyant les forces qui allaient l’attaquer, l’officier qui le commandait mit le feu au camp et se retira en bon ordre. On échangea à peine quelques coups de fusil, et nous nous portâmes en avant avec confiance. Cependant le manque de guides, l’épaisseur des bois, les difficultés du terrain, mirent bientôt quelque confusion dans notre marche. Les colonnes se mêlèrent les unes aux autres, et personne ne savait comment s’y prendre pour réparer promptement le mal. L’absence de guides était, je le répète, notre grand malheur ; mais il était trop tard pour y remédier.

Notre colonne n’en avança pas moins, toujours guidée par son brave chef qui marchait à la tête du premier peloton. Nous autres volontaires, nous marchions en éclaireurs un peu sur le flanc de la colonne, et je crois pouvoir dire sans jactance que nous étions toujours à la hauteur des premiers rangs. Dans cet état de choses, des uniformes français se montrèrent devant nous. C’était un détachement assez considérable qui, comme nous, errait un peu à l’aventure, ne sachant quel chemin il devait prendre pour gagner le plus vite possible ses retranchements. Il ne pouvait passer devant notre colonne sans qu’il en résultât une collision. Qui commença le feu, de nous ou des Français, je ne saurais le dire. Le feu fut réciproque sans être très-nourri. Nous avions tiré tous quatre en même temps et nous nous arrêtâmes sous un taillis épais pour recharger nos armes. Je relevais à peine ma carabine qu’un certain désordre se manifesta en tête de la colonne, et je vis passer le corps d’un officier qu’on portait à l’arrière-garde. C’était celui de lord Howe ! il était tombé à la première décharge sérieuse qui eût eu lieu dans cette campagne. La mort de leur chef, tué sous leurs yeux, parut éveiller toute l’énergie des soldats. Ils se ruèrent sur les Français comme autant de tigres acharnés, en tuèrent, en blessèrent un grand nombre, en firent d’autres prisonniers, et dispersèrent le reste comme de la paille.

Je n’ai jamais vu d’homme plus animé que le fut Guert Ten Eyck dans cette petite affaire ; la mort de lord Howe, dont il avait fait la connaissance intime à Albany, semblait l’avoir métamorphosé complètement ; ce n’était plus cet homme si gai et si affable en même temps qui nous avait tant amusés, c’était un tigre altéré de sang. Il se mit à la tête de notre petite troupe, et s’élança à la poursuite des Français jusqu’à la vue même de leurs retranchements. Il fallut bien alors s’arrêter et songer à revenir sur nos pas ; mais même alors Guert conserva le même air de défi, et il semblait braver ses ennemis. Une troupe d’Indiens nous serra de près dans cette retraite, et nous aurions couru grand risque d’être tous scalpés, sans la force herculéenne et la résolution de Jaap. Il arriva que, comme nous nous retirions d’arbre en arbre, nos quatre carabines se trouvèrent déchargées en même temps, circonstance dont les Indiens profitèrent pour se précipiter sur nous. Jaap, qui se trouvait en tête, prit son arme à deux mains par le bout, et assomma littéralement l’un après l’autre les trois Indiens qui nous atteignirent les premiers. Cette intrépidité et ce succès nous donnèrent le temps de recharger nos armes, et Dirck, excellent tireur et toujours de sang-froid, étendit raide mort le quatrième Huron en lui envoyant une balle dans le cœur. Guert alors coucha les autres en joue, en disant à Jaap de se retirer ; nos deux carabines les tinrent en respect pendant que nous effectuions notre retraite en bon ordre. Les Peaux Rouges avaient été trop maltraités pour nous poursuivre de très-près après la leçon que nous venions de leur donner.

Une autre circonstance contribua à notre salut. Dans les milices des provinces se trouvait un partisan nommé Rogers ; cet officier commandait un détachement de tirailleurs sur notre flanc gauche. Il se porta rapidement en avant, et les Indiens virent le moment où ils allaient être cernés s’ils continuaient à nous harceler, et cessèrent leur poursuite. Il était temps, car nous avions encore un mille à faire avant d’arriver à l’endroit qu’Abercrombie avait choisi pour faire arrêter ses colonnes et pour camper pendant la nuit ; c’était à deux milles des ouvrages avancés qui défendaient Ticonderoga, et par conséquent assez près de l’extrémité du lac George ; l’armée s’y reforma en bon ordre et s’établit quelque temps dans cette position.

Il était nécessaire d’attendre l’arrivée des munitions, de l’artillerie et des provisions de toute espèce ; le transport n’était pas facile à travers une contrée qui n’était guère qu’une forêt vierge, et il prit deux jours entiers. Ce furent deux jours de tristesse et de deuil ; la mort de lord Howe avait produit sur toute l’armée le même effet qu’une défaite. Il était l’idole des soldats, et les Américains ne lui étaient pas moins attachés que ses compatriotes. Je ne sais quel sentiment pénible s’était emparé de tous les esprits ; on eût dit, à la consternation générale, que chacun de nous avait perdu un frère.

Arrivés au camp, nous cherchâmes le régiment de Bulstrode qui nous reçut cordialement ; son accueil fut plus chaud encore quand il apprit que nous composions le petit détachement qui s’était signalé par son intrépidité sur le flanc de la colonne de droite, et qui s’était avancé plus loin que tous les autres. Notre entrée au régiment eut donc lieu avec quelque éclat, et ce fut à qui nous féliciterait de notre courage.

Néanmoins le deuil n’était pas moins profond dans ce corps que dans tous les autres ; lord Howe y était aimé comme, au reste, il l’était de toute l’armée, et ce ne furent pas des démonstrations de joie qui accueillirent notre arrivée. Bulstrode avait un commandement important pour un officier aussi jeune, et assurément il était fier de sa position ; mais je pouvais voir que son caractère, naturellement gai et ouvert, subissait aussi l’influence de ce qui était arrivé.

— Il peut vous paraître étrange, Corny, me dit-il le soir pendant que nous nous promenions à l’écart, de remarquer autant d’abattement dans l’armée, lorsque notre débarquement s’est effectué heureusement, et que nous avons fait quelques centaines de prisonniers. Voyez-vous, mon ami, il vaudrait mieux pour nous que notre meilleure brigade eût été écharpée que d’avoir perdu l’homme que nous pleurons. Howe était l’âme de l’armée ; il était né soldat, et tous ceux qui l’entouraient se formaient à son exemple. Soit dit entre nous, le commandant en chef ne connaît pas les Américains, il ne saura pas les diriger comme il conviendrait, et puis il n’entend rien à la guerre telle qu’elle se fait sur le continent ; de là des tâtonnements, des erreurs qui peuvent amener de graves conséquences. Howe avait sur Abercrombie la même influence que sur le reste de l’armée ; on va essayer de suivre l’impulsion qu’il avait donnée, mais ni son bras ni sa tête ne sont plus là pour agir et pour conseiller, et je crains que nous n’ayons que trop sujet de nous en apercevoir.

Si ce langage n’était pas très encourageant, il ne pouvait me paraître que très-sensé, d’autant plus que ce n’était pas Bulstrode seul qui parlait ainsi, j’entendais répéter les mêmes propos tout autour de mon. Cependant les préparatifs avançaient, et le 8 était le jour où devait se décider le sort de Ticonderoga. Le fort Proper, qui défend la ville, est situé sur une péninsule, et ne peut être attaqué que d’un côté ; ce côté était protégé par des ouvrages avancés considérables, et l’on savait que la garnison était nombreuse. Comme les ouvrages avancés consistaient principalement en un parapet en bois, dont on pouvait s’approcher à l’abri de quelques bouquets d’arbres, on résolut de chercher à les prendre d’assaut et à pénétrer à la suite de l’ennemi lorsqu’il se retirerait dans l’enceinte intérieure. Si nous avions attendu notre artillerie et que nous eussions établi des batteries, notre succès aurait été infaillible ; mais l’autre projet répondait mieux à l’impatience de toute l’armée, qui brûlait de venger son affront ; elle n’eût pu s’accommoder des lenteurs d’un siège régulier ; il lui fallait en venir aux mains sur-le-champ.

Le 8 juillet de grand matin les troupes furent passées en revue, et l’on se mit en marche pour livrer l’assaut projeté. Le terrain ne permettait guère de faire usage de chevaux, et Bulstrode marcha à pied à côté de nous. Je ne puis rapporter qu’imparfaitement les opérations de cette journée mémorable, les bois me masquant les mouvements des deux côtés ; ce que je sais, c’est que l’élite de notre armée était au premier rang. Le 42e, composé de montagnards écossais, corps qui avait fait grande sensation en Amérique, à cause de la beauté et de l’énergie des hommes qui le formaient, avait été placé à l’endroit où l’on pouvait prévoir que l’affaire serait le plus chaude. Le 55e, autre régiment d’élite, fut placé aussi à la tête d’une colonne. Le seul côté accessible de la péninsule était protégé par un marais de quelque étendue, et là où finissait le marais, commençait le parapet en bois ; c’était ce parapet que ces deux corps étaient désignés pour enlever. Pour compléter leurs moyens de défense, les Français avaient placé une batterie le long du parapet, tandis que nous n’avions pas une seule pièce pour protéger notre approche.

On dit qu’Abercrombie ne consulta aucun des officiers américains qui étaient auprès de lui, avant de décider l’attaque du 8 juillet ; il s’était contenté du rapport de son ingénieur en chef, qui avait déclaré que les fortifications, au point de vue de la science, n’offraient pas d’obstacles sérieux, et l’assaut fut résolu. Sans doute l’ingénieur aurait pu avoir raison si le théâtre de la guerre eût été en Europe ; mais tout était imprévu, tout était désordonné dans la manière de se battre en Amérique, et les règles ordinaires ne pouvaient y trouver leur application. Il était déplorable que l’expérience de 1755 et le sort de Braddock n’eussent pas suffi pour apprendre aux généraux de Sa Majesté la nécessité de la prudence.

Le régiment de Bulstrode suivait immédiatement celui des montagnards, qui était commandé par le colonel Gordon Graham, vieil officier d’une grande expérience et d’un courage éprouvé. Naturellement, je vis le colonel et son régiment, puisqu’ils étaient placés devant moi, mais je ne vis guère autre chose de l’armée, surtout après que la première décharge, en soulevant un nuage de fumée, eut ajouté aux obstacles matériels qui m’empêchaient de suivre les opérations.

Un temps considérable fut employé à se préparer. Enfin quand toutes les dispositions furent prises, les colonnes se mirent en marche. L’ordre était de recevoir le feu de l’ennemi, puis de courir au parapet, de le franchir à la pointe de la baïonnette, s’il était nécessaire, et de ne tirer qu’à bout portant, ou lorsque l’ennemi battrait en retraite. Nous autres volontaires, ainsi que divers détachements de troupes irrégulières qui ne devaient point prendre part à la charge, nous n’étions pas astreints à cette consigne, et nous pouvions faire feu sur ceux des Français qui se montreraient à nous.

Il fallut près d’une heure pour approcher des fortifications, à cause des difficultés du terrain, et de la nécessité de s’arrêter souvent pour maintenir le bon ordre dans les rangs. Enfin arriva le moment décisif où la tête de la colonne allait sortir du bois et s’exposer au feu de l’ennemi. Une courte halte suffit pour les derniers arrangements à prendre ; les cornemuses firent entendre leurs émouvants accords, et nous nous élançâmes dans la plaine — en nous excitant l’un l’autre par de bruyantes acclamations. Nous pouvions être alors à six cents pas du parapet.

Le premier coup fut tiré par Jaap, qui s’étant glissé le long du marais avait pris quelque avance, et qui frappa droit au cœur un officier français qui était monté sur le parapet pour faire une reconnaissance, mais les représailles furent terribles. Les montagnards s’avançaient d’un pas lent, grave, soutenu, aux accents belliqueux de leur musique, quand un sillon de flamme traversa la ligne ennemie, et les messagers de mort, ces messagers de fer et de plomb, vinrent en sifflant se précipiter sur nous. Les Écossais furent un moment ébranlés du choc ; mais ils se remirent à l’instant et continuèrent à avancer. Le régiment de Bulstrode ne fut pas épargné ; et le bruit de la mitraille nous avertit qu’on se battait sur toute la ligne. Je ne sais combien de soldats périrent par suite de cette première décharge ; mais la boucherie fut affreuse, et au nombre des victimes était le vieux Graham lui-même. À partir de ce moment, le plan d’attaque primitif ne fut plus suivi, chaque colonne commençant le feu dès qu’elle pouvait se déployer. Tout le monde fit intrépidement son devoir autant que j’en pouvais juger par les pelotons qui m’entouraient ; c’était à qui arriverait le premier au pied des remparts ; mais, au-devant, l’ennemi avait entassé des arbres, couchés en long, dont les branches coupées en pointe formaient comme une rangée de dards. Il était impossible de franchir cette palissade en bon ordre ; il fallut s’arrêter, et l’on entretient un feu de peloton avec toute la régularité possible. Cependant l’artillerie française continuait à faire d’effrayants ravages ; et plusieurs corps furent obligés de faire un mouvement rétrograde. Le combat dura ainsi pendant quatre heures, nos soldats continuant à tirer sans résultat, tandis que les Français nous mitraillaient impunément à l’abri de leurs remparts. Il eût mieux valu pour nos soldats d’être moins disciplinés et moins soumis aux ordres de leurs officiers ; car ils restaient exposés sans défense aux coups de leurs ennemis, ne pouvant avancer, et ne voulant pas reculer.

Guert était parti avec les autres, et je vis bientôt qu’en le suivant nous ne pouvions tarder à nous trouver au beau milieu de la mêlée. En effet, il nous conduisit jusqu’au pied des arbres qui servaient de chevaux de frise ; et y trouvant une sorte d’abri, nous nous y établîmes en tirailleurs, et nous fîmes notre devoir en conscience. Quand les troupes se replièrent, nous restâmes seuls en quelque sorte, et nous nous maintînmes à notre poste jusqu’au dernier moment. Voyant cependant le feu se ralentir de plus en plus de notre côté, il fallut bien songer à la retraite ; mais tout en se retirant, Guert resta constamment le visage tourné du côté de l’ennemi, toujours occupé à charger sa carabine ou à faire feu en marchant. Nous reculions ainsi lentement d’arbre en arbre ; mais l’attention des ennemis finit par se diriger de notre côté ; et, pendant deux ou trois minutes, les balles sifflèrent à nos oreilles sans interruption.

Jaap n’était pas avec nous dans cette expédition, et je me dirigeai vers le marais pour voir ce qu’il était devenu. La recherche ne fut pas longue, et je le rencontrai qui revenait aussi, amenant avec lui un vigoureux Indien du Canada qu’il avait fait prisonnier. Il faisait porter à son captif trois carabines, trophée d’une triple victoire qu’il avait remportée sur trois Indiens dont deux étaient étendus sans vie dans le marais, et dont le troisième était son prisonnier lui-même. Je ne me charge point d’expliquer ce phénomène, mais ce nègre-là me parut toujours regarder une bataille comme une partie de plaisir.

À peine étions-nous réunis que nous apprîmes l’importante nouvelle que l’ordre de battre en retraite avait été donné sur toute la ligne. Notre brave et belle armée était battue, malgré la supériorité du nombre. Il n’est pas facile de décrire la déplorable scène qui suivit. Le transport des blessés à l’arrière-garde avait eu pour effet immédiat d’éclaircir les rangs. Ces infortunés furent portés par centaines dans les bateaux, tandis que la plupart des morts étaient laissés sur le champ de bataille. Toutes nos espérances étaient si complètement détruites, tous nos projets si radicalement abandonnés, que la nuit même la plupart des embarcations s’éloignèrent, et que les autres suivirent le lendemain au point du jour.

Ainsi se termina la funeste expédition de 1758 contre Ticonderoga, et il fallut renoncer à l’espoir de voir Montreal ou Quebec pour cette fois. Nous avions au moins dix mille hommes sous les armes dans cette journée sanglante, et plus de la moitié prirent une part active à l’action. L’ennemi avait tout au plus cinq mille hommes disséminés dans toutes les fortifications ; et encore sur le nombre n’y en eut-il qu’une faible partie qui tira sur nous. La faute fut de vouloir enlever d’assaut un poste qui était presque imprenable, sans avoir d’artillerie pour nous couvrir.

Notre perte, dans cette triste rencontre, fut de 548 tués et de 1356 blessés. Parmi les montagnards, près de la moitié des soldats, et vingt-cinq officiers, c’est-à-dire à peu près tous, furent tués ou blessés. Le 55e fut aussi cruellement écharpé. Dix de ses officiers furent tués ; un grand nombre furent couverts de blessures. Le régiment de Bulstrode en fut quitte à meilleur marché, parce qu’il ne se trouvait pas en tête d’une colonne ; cependant il souffrit aussi cruellement. Bulstrode avait été grièvement blessé dès le commencement de l’attaque ; mais sa blessure n’était pas regardée comme dangereuse. Billings resta mort sur la place, et Harris avait reçu une énorme balafre qui devait devenir dans sa bouche


« L’éternel entretien des siècles à venir. »


La confusion fut terrible après une pareille mêlée et une pareille défaite. Les troupes s’embarquaient pèle-mêle sans distinction de corps ; et les bateaux partaient dès qu’ils avaient reçu leur triste cargaison. La perte des bagages fut énorme ; je crois seulement qu’on parvint à sauver tous les drapeaux. Comme les milices avaient été le moins exposées, et qu’elles avaient le moins souffert, elles furent chargées de protéger l’embarquement.

Quant à nous quatre, sans compter le prisonnier de Jaap, qu’il ne lâchait pas, nous ne savions trop à quoi nous résoudre. Tous ceux que nous connaissions dans l’armée étaient ou tués ou blessés. Nous ne savions ce qu’était devenu Bulstrode ; nous ne pouvions même retrouver son régiment ; et, quand nous aurions réussi dans nos recherches, il n’y restait personne qui eût pris grand intérêt à nous. Dans cette conjoncture, nous tînmes conseil sur le bord du lac, nous demandant si nous devions chercher à entrer dans un des bateaux qui s’éloignaient, ou attendre jusqu’au matin, pour que notre retraite eût quelque chose de plus honorable.

— Voulez-vous m’en croire, Corny ? dit Guert Ten Eyck d’un ton positif ; moins nous parlerons de cette campagne et de la part que nous y avons prise, et mieux nous ferons. Nous ne sommes pas de vrais soldats, et si nous nous taisons, personne ne saura la rincée que nous trois en particulier nous avons reçue. Mon avis est de sortir de l’armée comme nous y sommes entrés, sans bruit, de faire demi-tour à droite, et de ne jamais nous vanter d’en avoir fait un moment partie. Je n’ai jamais vu qu’on gagnât grand-chose dans l’opinion à avoir été frotté d’importance ; et pour que j’aime à raconter une bataille, il ne faut pas qu’elle finisse par une défaite.

— Soyez sûr, Guert, que je suis tout aussi peu disposé que vous à parler de cette affaire ; mais il n’est pas si facile que vous paraissez le croire de sortir de cette bagarre. Je doute qu’aucune des embarcations nous reçût à bord. L’Anglais est naturellement compatissant ; mais quand il a été étrillé de cette manière, c’est une autre affaire. Il paraît que tous nos amis ont été tués ou blessés.

— Vous voulez vous en aller ? dit tout bas une voix d’Indien à mon côté ; vous en avez assez, hein !

Je me retournai, et je vis Susquesus debout à deux pas de moi. Notre conférence avait eu lieu nécessairement au milieu d’une foule toujours en mouvement ; et l’Onondago s’était glissé près de nous sans être aperçu. D’où venait-il ? c’est ce que je ne savais pas alors, et ce que je ne sus jamais.

— Pouvez-vous nous aider à partir, Susquesus ? répondis-je. Savez-vous quelque moyen de traverser le lac ?

— Prendre un canot, c’est le bon moyen. Le canot va, pendant que l’Anglais court.

— Est-ce que vous avez ici le canot dans lequel nous sommes venus ?

L’Indien fit un signe affirmatif, il nous dit de le suivre. Nous ne nous fîmes pas prier ; mais j’avoue que lorsque je le vis se diriger vers l’est, en longeant le lac, je crus un moment à quelque trahison. C’était aller à l’ennemi, au lieu de nous en éloigner, et il y avait quelque chose de si mystérieux dans la conduite de cet homme, que je ne pouvais me défendre de quelque inquiétude.

Il était là, au milieu de l’armée anglaise en déroute, quoiqu’il eût refusé de nous suivre avant la bataille. Rien n’était plus facile que de profiter de la confusion pour se mêler dans ses rangs, et d’y rester des heures entières sans être découvert, pourvu qu’on eût le courage et l’énergie nécessaires, et ce n’était pas ce qui manquait à l’Onondago, qui sous l’apathie apparente d’une Peau Rouge cachait beaucoup de sang-froid et de pénétration.

Néanmoins le plus prudent encore était de le suivre ; et ce fut le parti auquel nous nous arrêtâmes, tout en ayant soin d’avoir le doigt sur le chien de notre carabine, pour être prêts à nous défendre si nous étions conduits dans quelque embuscade. Mais Susquesus n’avait point de mauvaise intention, et l’endroit ou il avait placé son canot était une nouvelle preuve de sa sagacité. Nous eûmes un grand mille à faire avant d’arriver à la petite crique, entourée de broussailles, où il l’avait caché. Il me semblait que nous courions un assez grand danger, en nous avançant autant dans cette direction, puisque les Indiens de l’armée ennemie devaient être à rôder sur les flancs de notre armée, pour chercher des têtes à scalper ; mais je sus bientôt d’où provenait la confiance de l’Onondago, par cette réponse qu’il fit à Guert :

— Pas de danger, dit-il ; l’homme rouge ramasse les chevelures anglaises sur le sentier de guerre. Il y as trop de tués pour qu’il en cherche ailleurs.

Conséquence déplorable de la politique suivie par les deux gouvernements, qui payaient tant par chevelure !

Avant de quitter la crique, une difficulté se présenta. Jaap avait amené avec lui son prisonnier huron ; et l’Onondago déclara que le canot ne pouvait porter que cinq personnes, ce qui était évident. Cinq étaient tout ce qu’il pouvait contenir.

— Pas de place pour l’homme rouge, dit-il ; cinq, bon ; six, mauvais.

— Que ferons-nous de ce drôle, Corny ? demanda Guert avec quelque intérêt ; Jaap dit que c’est un vigoureux gaillard, et qu’il a eu toutes les peines du monde à le prendre. Pendant cinq minutes, la victoire hésita à se prononcer entre les deux champions ; et, à entendre le nègre lui-même, il ne l’emporta que parce que la Peau Rouge s’amusa à vouloir lui faire sauter la cervelle à coups de poings. Vouloir fendre la tête d’un nègre ! autant vaudrait essayer de battre en brèche le rocher de Gibraltar. C’est ce qui assura le triomphe de Jaap. Voyons, qu’en ferons-nous ?

— Prendre la chevelure, dit l’Onondago d’un ton sentencieux ; chevelure excellente, longues boucles de guerre, peinture de guerre, chevelure excellente !

— Bon pour vous, maître Susquesus ; mais pour nous autres chrétiens, c’est différent. Je crains bien qu’il ne nous faille laisser aller ce démon incarné, après l’avoir désarmé.

— Désarmé ? il l’est déjà ; mais il ne tardera pas à trouver un fusil sur le champ de bataille. Au surplus, je pense comme vous, Guert. — Allons, Jaap, relâchez votre prisonnier, afin que nous retournions à Ravensnest le plus tôt possible.

— C’est bien dur, maître Corny ! s’écria Jaap, à qui cet ordre ne plaisait nullement.

— Pas de réflexions, monsieur, et déliez-le. — Jaap avait attaché les bras de l’Indien avec une corde, pour le conduire plus aisément.

Le nègre se mit lentement en devoir d’obéir ; et déjà mes deux amis et l’Onondago étaient entrés dans le canot, et je m’apprêtais à les suivre, quand j’entendis derrière moi de grands coups, comme si l’on frappait sur le dos de quelqu’un. Je me retournai, et je vis mon Jaap qui labourait le dos nu de son prisonnier avec l’extrémité de la corde qui le garrottait encore. L’Indien ne bougeait pas, ne poussait pas un cri. Le pin n’est pas plus droit dans la forêt que ne l’était le corps de la Peau Rouge pendant qu’on le flagellait ainsi. Indigné, je repoussai vivement le nègre, je coupai moi-même les liens du prisonnier, et je chassai devant moi mon esclave jusqu’au canot.