Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 25p. 42-52).
CHAPITRE V.


Qui veut acheter mes beaux fruits, mes beaux fruits du Rockoway !
Cris de New-York



Jason se renferma pendant quelque temps dans un silence complet ; il se sentait blessé dans sa dignité ; et quand il ouvrit les lèvres, ce fut pour lâcher une dernière bordée contre cette abominable drogue hollandaise. Pourquoi l’appelait-il hollandaise ? Je n’en vois pas d’autre raison que l’aversion qu’elle lui inspirait.

Je ne tardai pas à rejoindre Dirck, et nous nous rendîmes tous les trois sur les quais, admirant les divers bâtiments qui les bordaient. Vers neuf heures nous remontâmes Wall Street, et déjà presque tous les habitants du voisinage étaient échelonnés dans la rue pour jouir du bonheur des nègres qui, avec leurs bonnes figures toutes luisantes, couraient de tous côtés à la fête. Notre passage excita quelque attention ; trois étrangers ensemble, c’était quelque chose de remarquable, et nous ne pouvions nous attendre à passer inaperçus.

Après avoir montré à Jason quelques-uns des principaux édifices, nous sortîmes de la ville, nous dirigeant vers une vaste plaine où, pendant longtemps, on avait fait faire l’exercice aux soldats, et qui maintenant, je ne sais trop pourquoi, s’appelle le Parc ; peut-être quelque jour méritera-t-elle ce nom. C’était là qu’avait lieu la fête qui était déjà très-animée.

Ce spectacle n’avait rien de nouveau pour Dirck ni pour moi ; mais Jason n’avait pas la plus légère idée de rien de pareil. Il y a, je crois, peu de nègres au Connecticut ; et encore ce petit nombre est-il moulu si fin, si fin, dans le moulin puritain qu’ils ne sont ni chair ni poisson. Jamais on n’a entendu parler dans la Nouvelle-Angleterre d’une fête qui n’eût pas un rapport direct avec les saints ou avec la politique

Jason fut d’abord scandalisé du bruit, de la danse, de la musique, des jeux de toute espèce qui avaient lieu autour de lui. Les neuf dixièmes des nègres de New-York et de tout le pays à trente milles à la ronde étaient alors répandus dans la plaine ; les uns battaient du tambour, d’autres chantaient des chansons africaines, un grand nombre étaient à boire, tous riaient à gorge déployée. C’était une scène de bonheur et de gaieté, mais de la gaieté sous sa forme la plus vulgaire. Malgré les copieuses libations qui se faisaient de toutes parts, on ne rencontrait pas un seul homme ivre. C’est chose assez rare qu’un nègre qui se grise. Ce qui distingue cette fête de toutes celles du même genre, des foires et de tous les divertissements champêtres, c’est son caractère africain. Il est vrai qu’il y a aujourd’hui parmi nous peu de nègres d’origine africaine ; mais les traditions et les usages de leur pays primitif se sont perpétués. Ainsi plusieurs faisaient de la musique, en frappant en mesure sur des peaux tendues sur l’extrémité de bâtons creux, tandis que d’autres dansaient et gambadaient de manière à montrer qu’ils éprouvaient un plaisir infini. C’était, dit-on, une imitation des danses et de la musique de leurs ancêtres d’Afrique

Des spectateurs à peau blanche se promenaient en grand nombre au milieu de la fête. On voyait surtout beaucoup d’enfants, et même de jeunes personnes, accompagnées de leurs bonnes ou de leurs nourrices que leurs maîtres n’avaient pas voulu priver de prendre leur part de tous ces plaisirs. Il y avait deux heures que nous nous promenions, et Jason lui-même commençait à oser s’amuser, quand je me trouvai par hasard séparé de mes compagnons ; et, en errant seul à l’aventure, je rencontrai un groupe de jeunes filles, accompagnées de deux ou trois vieilles négresses dont la mise soignée annonçait qu’elles étaient placées dans des familles de distinction. Quant aux jeunes personnes, il y en avait de tous les âges ; depuis la petite pensionnaire jusqu’à la grande demoiselle, depuis le bouton à peine formé jusqu’à la fleur déjà entr’ouverte. Il y en avait même quelques-unes qui avaient déjà toute la grâce de jeunes femmes, une entre autres, qui se distinguait par l’enjouement naïf et l’innocence virginale de ses dix-sept ans. Elle était mise simplement mais avec goût, et tout en elle, manières, tournures, toilette, annonçait une demoiselle de bonne famille, assez âgée pour ne manquer à aucune des convenances de sa position et assez jeune pour jouir de tous les plaisirs de la fête. Lorsqu’elle approcha de mon côté, il me sembla que je la connaissais ; mais ce ne fut qu’au son de sa voix pleine de douceur et d’enjouement, que je me rappelai la jolie enfant pour laquelle je m’étais battu avec un garçon boucher, il y avait près de six ans. Bientôt, ce qui d’abord n’avait été qu’une conjecture se changea en certitude.

Dans le premier moment de surprise, ayant rencontré les yeux de la belle demoiselle, je me hasardai à lui faire un profond salut. Elle sourit d’abord, de l’air d’une personne qui retrouve une ancienne connaissance ; puis son teint se colora, et elle répondit à mon salut par une révérence gracieuse, mais pleine de réserve ; et, les yeux fixés à terre, elle se détourna, comme pour causer avec sa compagne. Après cela, je ne pouvais m’avancer pour lui parler, mais je n’étais pas sans espoir que la vieille négresse qui l’accompagnait me reconnaîtrait ; car elle m’avait témoigné beaucoup d’intérêt lors de ma querelle. Il n’en fut rien, malheureusement ; et la vieille Katrinke, ce fut le nom que j’entendis lui donner, continua à donner des explications au cercle enjoué qui l’entourait sur les différents jeux de ses compatriotes, sans faire aucune attention à moi. Le caquetage de ces demoiselles alla son train, quoique ma belle inconnue continuât à montrer beaucoup de calme et de retenue.

— Ah ! miss Anneke ! s’écria tout à coup Katrinke, voici un jeune monsieur que vous ne serez pas fâchée de voir, je vous en réponds.

— Anneke, répétai-je en moi-même, et un jeune monsieur que vous ne serez pas fâchée de voir ? Serait-ce Dirck ?

Je fus bientôt tiré d’incertitude. En effet Dirck s’avança vers le petit groupe, fit un salut général et finit par secouer cordialement la main à ma jeune inconnue en l’appelant sa cousine Anneke. C’était donc Anna Mordaunt, comme on l’appelait dans les cercles anglais, fille unique et héritière d’Herman Mordaunt, de Lilacsbush ! Ma foi, pensai-je, Dirck a plus de goût que je ne lui en supposais ! Dans ce moment les regards de Dirck se rencontrèrent avec les miens ; et d’un air d’orgueil et de triomphe, il me fit signe d’approcher.

— Cousine Anneke, dit mon ami, qui n’employait jamais les circonlocutions quand il pouvait les éviter, voici Corny Littlepage dont vous m’avez entendu parler si souvent, et pour qui je réclame une de vos plus belles révérences et un de vos sourires les plus gracieux.

Miss Mordaunt eut la bonté d’obéir littéralement ; je reçus le sourire gracieux et la belle révérence ; il me parut seulement qu’on cherchait à réprimer une légère envie de rire. Je m’étais incliné jusqu’à terre, et je marmottais quelques compliments inintelligibles, quand la vieille négresse laissa échapper une exclamation ; et avec la liberté d’une ancienne domestique de confiance, elle tira sa jeune maîtresse par la manche, et lui dit vivement quelques mots à l’oreille. Anneke rougit, se tourna de mon côté, me regarda plus fixement et avec plus d’assurance, et ce fut alors que je fus l’objet du plus charmant sourire qui jamais, suivant moi, eût pu être adressé à un mortel.

— M. Littlepage n’est pas tout-à-fait un étranger pour moi, mon cousin, répondit la belle enfant. Katrinke me rappelle que c’est le jeune homme qui a pris un jour ma défense, et je commence en effet à le reconnaître. Vous souvenez-vous, monsieur Littlepage, de ce petit garçon qui m’avait insultée et de votre bienveillante intervention pour me protéger ?

— Eussent-ils été vingt, mademoiselle, tout homme de cœur en eût fait autant à ma place.

Il me semble que pour un jeune homme sans usage du monde, et pris ainsi à l’improviste, ce n’était pas trop mal répondre. Ce fut sans doute aussi l’avis de miss Mordaunt, car sa rougeur augmenta encore et la fit paraître mille fois plus charmante.

— Vingt ? répéta Dirck avec énergie ; qu’ils soient vingt s’ils veulent, grands ou petits, cousine, et vous ne manquerez pas de protecteurs.

— Je suis sûre d’un du moins, cousin Dirck, répondit Anneke en présentant la main à mon ami avec un abandon dont je l’aurais dispensée volontiers ; mais M. Littlepage, qui n’était alors que maître[1] Littlepage, ne me connaissait pas, et je n’avais pas les mêmes droits à sa protection qu’à la vôtre.

— Il est singulier, Corny, que vous ne m’ayez jamais dit un mot de cette aventure. — Croiriez-vous bien, cousine, que lorsque je lui ai montré Lilacsbush, et que je lui parlais de vous et de votre père, il ne m’en a pas ouvert la bouche ?

— Je ne savais pas alors que c’était miss Mordaunt que j’avais eu le bonheur de servir. Mais M. Newcome est derrière vous, Follock, et il brûle d’être présenté à son tour.

Jason reçut le sourire et la révérence d’Anneke et y répondit par un salut qui sentait d’une lieue le pédagogue. Après cette présentation, la première sans doute par laquelle Jason eût jamais passé, et pendant que je me félicitais de voir que le silence que j’avais gardé sur mon exploit me donnait une nouvelle importance aux yeux de la belle demoiselle, profitant d’un instant où miss Mordaunt parlait à Dirck de sa mère et du reste de sa famille, il vint à moi, et me tirant à l’écart, comme s’il avait quelque confidence intime à me faire :

— Je ne savais pas que vous aviez été maître d’école, Corny, me dit-il sérieusement.

— Et comment le savez-vous aujourd’hui, monsieur Newcome, puisqu’il n’en est rien ?

— Comment ! cette jeune personne ne vient-elle pas de vous appeler maître Littlepage ?

— Attendez un an ou deux, Jason, et alors vous serez un peu plus au fait de nos usages.

— Mais je l’ai entendu superlativement de mes deux oreilles.

— Alors il faut bien que cela soit. J’aurai sans doute tenu dans mon jeune temps quelque pension de demoiselles et je ne sais comment je l’avais oublié. Mais miss Mordaunt nous attend ; nous allons nous promener un peu avec elle.

Pendant une heure ou deux, nous eûmes le plaisir d’accompagner les jeunes personnes dans les allées de boutiques et au milieu des différents groupes de cette singulière foule. J’ai déjà eu occasion de dire que la plupart des nègres étaient nés dans la colonie ; mais il y en avait aussi d’Afrique. New-York n’avait jamais eu d’esclaves d’après le système des planteurs du Sud, c’est-à-dire par troupes de cent, travaillant dans les champs sous l’inspection de surveillants, et habitant des cabanes séparées. Nos nègres demeuraient presque toujours sous le même toit que leurs maîtres, ou, si leur habitation était séparée, ce qui arrivait quelquefois, elle était du moins rapprochée de celle du reste de la famille. Chez les Hollandais particulièrement, ils étaient traités avec une grande bonté, à la campagne, on les consultait souvent sur les travaux à faire ; à la ville, presque toutes les branches du service domestique leur étaient dévolues exclusivement.

Nous restâmes une grande demi-heure à considérer un groupe d’Africains. On voyait qu’ils se sentaient reportés aux scènes de leur enfance, tant ils prenaient part avec ardeur à ces jeux à moitié sauvages. Les nègres nés en Amérique les regardaient avec un intérêt évident. C’étaient pour eux des espèces d’ambassadeurs de la terre de leurs ancêtres, venus pour leur retracer les usages et les superstitions qui caractérisaient plus particulièrement leur race. Ils cherchaient même à les imiter, quoique ces efforts fussent souvent burlesques, malgré le sérieux qu’ils y mettaient. Ce n’était pas du tout une caricature qu’ils voulaient faire ; ils ne cherchaient au contraire qu’à manifester leur respect et leur affection.

Pour ne point laisser s’effacer toute trace de cette génération, je parlerai d’un usage qui était presque général chez les Hollandais et qui a été adopté par quelques-unes des familles anglaises qui se sont alliées avec eux. Ainsi, je citerai les Littlepage, et ce fut à mon occasion que cet usage fut pratiqué. Voici en quoi il consistait. Quand un enfant de la famille arrivait à l’âge de six à huit ans, un jeune esclave du même âge et du même sexe lui était donné avec de certaines formalités, et dès lors ils contractaient ensemble une espèce d’alliance indissoluble. Du moins elle n’était jamais brisée qu’en cas d’inconduite grave, et, tout aussi souvent, de la part du maître que de celle de l’esclave. Ainsi, par exemple, un dissipateur peut être obligé de se défaire de ses nègres ; mais l’esclave dont je parle sera le dernier qui le quittera. Les nègres qui se conduisent vraiment mal sont envoyés dans les îles où ils travaillent aux plantations de sucre, ce qui paraît une punition très-suffisante.

Le jour où j’atteignis ma sixième année, un petit esclave me fut donné de la manière que j’ai décrite, et il devint, il est encore, non-seulement ma propriété, mais mon factotum. C’était Jacob, le nègre dont j’ai déjà eu occasion de parler. Anneke Mordaunt, dont la grandi mère était Hollandaise, avait aussi auprès d’elle, à la fête, une négresse de son âge, qui s’appelait Mary. C’était une grosse réjouie aux lèvres rouges, aux dents de perles, aux yeux noirs, qui n’aimait qu’à rire, et dont sa jeune maîtresse, plus calme et plus sérieuse, avait parfois beaucoup de peine à réprimer les écarts.

Nous étions à nous promener, comme je le disais, quand Mary accourut vers Anneke, les mains étendues et les yeux tout écarquillés, en criant avec une force qui nous mit nécessairement tous dans la confidence :

— Oh ! miss Anneke ! quel bonheur, maîtresse ! qui jamais l’aurait pensé !

— Parlez, Mary, et abstenez-vous de ces sottes exclamations, dit doucement sa jeune maîtresse, qui n’aimait pas à se voir donner ainsi en spectacle.

— Voyez un peu, mistress ! ces nègres ont envoyé tout là-bas dans leur pays, et ils ont fait venir un lion pour la fête !

C’était là une nouvelle en effet ! Aucun de nous n’avait jamais vu de lion. Les animaux sauvages étaient alors très-rares dans les colonies, à l’exception de ceux qu’on prenait dans nos forêts. J’avais bien vu quelques ours bruns, des loups en quantité, et une panthère empaillée ; mais jamais je n’avais regardé au nombre des choses possibles que je me trouvasse si près d’un lion vivant. Mary pourtant avait raison, à une seule circonstance près : il n’était pas littéralement exact que l’animal eût été pris expressément pour l’occasion. C’était la propriété d’un baladin qui avait aussi un singe très-agile et très-amusant. Le prix d’entrée était d’un quart de dollar pour les grandes personnes ; les enfants et les nègres ne payaient que moitié. Quand toutes les informations préalables furent prises, il fut convenu que tous ceux qui pourraient rassembler assez d’argent et de courage entreraient ensemble pour contempler le roi des animaux. — Je dis, de courage ; car il en fallait à de jeunes novices pour se trouver en présence d’un lion vivant.

Le lion était renfermé dans une loge placée au milieu d’une barraque en planches construite pour la fête. En approchant de la porte, je m’aperçus que les joues de la plupart des jeunes compagnes d’Anneke commençaient à pâlir ; signe de faiblesse que les négresses qui étaient avec elles, tout étrange que cela puisse paraître, ne tardèrent pas à donner aussi. Mary pourtant ne broncha pas ; et quand arriva l’instant décisif, elle et sa jeune maîtresse furent les seules qui persistèrent dans leur résolution primitive. On chercha d’abord à décider quelques-unes des plus grandes demoiselles ; mais voyant tous les efforts inutiles, miss Mordaunt dit avec calme :

— Eh bien, messieurs, Mary et moi nous représenterons notre sexe. Je n’ai jamais vu de lion, et je n’ai pas envie de laisser échapper cette occasion. Ces demoiselles attendront à la porte ceux de nous qui ne seront pas mangés.

Nous étions alors près du bureau où l’on prenait les billets. Dirck avait été retenu par une personne de sa connaissance qui sortait de la baraque, et qui lui racontait quelque incident burlesque arrivé dans la salle. J’étais d’un côté d’Anneke, Jason de l’autre, Mary formait l’arrière-garde.

À ma grande surprise, Jason, qui d’ordinaire n’était jamais pressé en pareil cas, tira sa bourse, prit quelque menue monnaie, et dit d’un air content de lui-même :

— Permettez-moi, miss, de vous régaler, ainsi que la bonne. c’est un honneur que je réclame superlativement.

Je vis Anneke rougir ; ses yeux cherchèrent Dirck. Avant que j’eusse eu le temps de rien dire, elle répondit avec beaucoup d’aplomb :

— Ne vous donnez pas cette peine, monsieur Newcome ; M. Littlepage voudra bien prendre des billets pour nous.

— Comment donc, une peine ? mais c’est comme qui dirait un plaisir ! c’est une occasion délectable !

Pendant que Jason se perdait dans ses phrases, je m’étais élancé au bureau. Je pris les billets et les remis entre les mains d’Anneke, qui me remercia. Dirck nous rejoignit et entra avec nous. Avant de passer à autre chose, je raconterai la fin de cet incident qui, tout futile qu’il paraisse, mit en relief le tact exquis de miss Mordaunt. Elle s’approcha de moi en sortant, et me dit avec une simplicité charmante :

— Je vous remercie, monsieur Littlepage, d’avoir pris mes billets. C’est, je crois, trois schellings ?

J’inclinai la tête, et j’eus le plaisir de sentir la jolie petite main de miss Mordaunt, qui glissait l’argent dans la mienne. En ce moment, un grand coup de coude que je reçus dans le côté faillit faire tomber les pièces. C’était Jason qui avait pris cette liberté.

— Êtes-vous fou, Corny ? me dit-il en me tirant à l’écart. A-t-on jamais vu faire payer ainsi le beau sexe ? Vous n’avez donc pas vu que j’allais la régaler ?

— La régaler, monsieur Newcome ! et croyez-vous que miss Mordaunt eût souffert qu’on la régalât, pour me servir de votre expression ?

— Tiens, et pourquoi pas ? Quelle est la jeune personne qui vous accompagnera quelque part, si vous ne la régalez pas ? N’avez-vous pas remarqué comme elle prenait bien la chose ?

— Ce que j’ai remarqué, c’est l’impression pénible qu’elle a éprouvée quand vous l’avez appelée miss, et la répugnance qu’elle avait à vous laisser prendre les billets.

Je ne me charge pas d’expliquer le pourquoi ; mais il est certain qu’en anglais rien n’est plus grossier que d’appeler une jeune personne miss tout court, sans y joindre son nom, tandis qu’en France le suprême bon ton est de ne dire que « mademoiselle », et dans ce pays, de même qu’en Espagne, en Italie et en Allemagne, la grossièreté serait d’ajouter le nom de famille. J’avais été révolté de la familiarité de Jason, et j’étais bien aise de le lui faire sentir.

— Allons, Corny, vous n’êtes qu’un enfant et vous n’y entendez rien, reprit le pédagogue, qui était d’un trop bon caractère pour se fâcher. Laissez-moi faire, et vous verrez comment je vais raccommoder les choses.

Et, avant que j’eusse eu le temps de l’arrêter, il s’appropria d’Anneke, et lui présentant trois petites pièces qu’il avait puisées de nouveau dans sa bourse :

— Il faut excuser Corny, miss, lui dit-il ; il est si jeune ! il ne connaît encore rien aux façons du monde. N’y faites pas attention. Quand il aura quelques années de plus, il ne fera plus de ces bévues superlatives.

Et Jason avait toujours la main étendue vers miss Mordaunt. Celle-ci eut le bon esprit de prendre la chose en plaisanterie, et elle répondit en s’armant de tout son sérieux :

— Vous êtes vraiment trop bon, monsieur Newcome ; mais à New-York l’usage est que les dames paient pour elles en pareil cas. Quand j’irai dans le Connecticut, je serai heureuse de me conformer à ses usages.

En disant ces mots, Anneke rejoignit ses compagnes.

— Vous le voyez ! s’écria Jason, qui ne voulut pas en avoir le démenti ; elle est vexée que vous ne l’ayez pas régalée. — Tout de même, ajouta-t-il en remettant l’argent dans sa poche, voilà trois schellings d’épargnés.

Mais voilà une assez longue digression ; il est grand temps de rentrer dans la baraque.

Le lion avait un grand nombre de visiteurs, et nous eûmes quelque peine à approcher. Cependant Anneke arriva au premier rang, quelques messieurs s’étant serrés pour lui faire place. Par malheur, elle avait un schall de couleur écarlate, ce qui fut sans doute cause de ce qui arriva, quoique je sois loin d’en répondre. Miss Mordaunt ne manifesta d’abord aucune crainte ; mais la foule augmentant toujours, elle se trouva portée si près de la loge, que le lion, en passant une patte à travers les barreaux, saisit le bord du schall et le tira violemment. J’étais auprès d’Anneke, et avec une présence d’esprit qui me surprend encore, je réussis à détacher le schall des épaules de la chère enfant, et la soulevant doucement de terre, j’allai la déposer à une certaine distance. Tout cela se passa si vite que la moitié des personnes présentes ne soupçonnèrent ce qui était arrivé que quand tout fut fini ; et, ce qui m’étonne le plus, c’est que je ne conserve pas le plus léger souvenir du plaisir que je ne pus manquer d’éprouver en tenant ainsi dans mes bras Anneke Mordaunt. Le gardien intervint aussitôt, et le lion lâcha le schall, semblant tout désappointé qu’il ne s’y trouvât personne.

Anneke était en sûreté avant d’avoir eu le temps de comprendre le danger qu’elle avait couru. Dirck n’avait pu percer la foule assez vite pour la secourir, et Jason n’était arrivé que pour recevoir le schall des mains du gardien. Quelque effrayée qu’elle eût pu être dans le premier moment, elle ne tarda pas à reprendre son sang-froid, et elle resta encore une demi-heure avec nous à examiner et à admirer son terrible assaillant.

Ce fut en sortant de la loge qu’eut lieu la petite scène relative aux billets, que j’ai racontée. Miss Mordaunt exprima le désir de retourner directement chez elle ; elle craignait que quelque ami maladroit n’alarmât son père par un récit exagéré de ce qui lui était arrivé. Dirck lui offrit de l’accompagner. Avant de nous quitter, la charmante enfant se tourna vers moi, les yeux humides :

— Monsieur Littlepage, me dit-elle d’une voix émue, c’est maintenant seulement que je commence à comprendre tout ce que je vous dois. Tout s’est passé si soudainement, et j’étais si troublée que je n’ai su et que je ne sais guère plus à présent comment vous remercier. Croyez néanmoins que je n’oublierai jamais cette matinée ; et, si vous avez une sœur, offrez-lui, je vous prie, l’amitié d’Anneke Mordaunt, et dites-lui bien que les prières qu’elle peut adresser au ciel pour son frère ne seront jamais plus ferventes que les miennes.

Avant que j’eusse pu me remettre assez pour faire une réponse convenable, Anneke s’était éloignée, tenant son mouchoir sur ses yeux.



  1. L’usage est d’appeler les jeunes garçons maîtres, master, et non monsieur.