Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 25p. 28-41).
CHAPITRE IV.


Ne nous décourageons pas, et, quelque chose qui arrive, sachons travailler et attendre.
Longfellow



Je venais d’avoir vingt ans lorsque je partis avec Dirck pour aller visiter New-York pour la première fois ; la distance n’était que de vingt-cinq milles en passant par King’s-Bridge ; et cependant un voyage à New-York n’était pas alors chose si commune. Je vois des messieurs de notre voisinage qui passent sous nos fenêtres presque toutes les semaines en allant ou en revenant ; mais il n’en était pas ainsi il y a trente ans. Ma bonne mère faisait toujours ce voyage deux fois par an ; une fois à Pâques, et l’autre fois à l’automne pour faire ses provisions d’hiver. Mon père le faisait bien jusqu’à quatre fois ; mais il avait la réputation d’un coureur, et l’on disait qu’on ne le trouvait jamais chez lui. Quant à mon grand-père, la vieillesse était venue, et il ne sortait plus guère, à moins que ce ne fût pour aller à des époques fixes rendre visite à de vieux amis qui demeuraient à peu de distance, et chez lesquels il ne manquait jamais de passer quelques semaines chaque été.

Le voyage dont je parle eut lieu peu de temps après Pâques ; c’était l’époque de l’année où beaucoup de familles de nos environs avaient l’habitude de se rendre dans la capitale pour avoir occasion d’assister aux offices qui se célébraient tous les jours dans l’église de la Trinité, de même que les Hébreux se rendaient à Jérusalem pour célébrer la Pâque. Ma mère n’avait pu faire le voyage à cause d’un accès de goutte de mon père, et ma tante Legge s’était fait une si douce habitude d’avoir auprès d’elle, à cette époque, quelqu’un de notre famille, que je fus envoyé pour la remplacer. Dirck avait des parents chez lesquels il pouvait loger, de sorte que tout se trouvait arrangé pour le mieux. Afin d’être prêt à partir avec moi, mon ami traversa l’Hudson une semaine d’avance ; et après qu’il eut pris quelques jours de repos nous nous élançâmes vers la capitale, montés sur deux des meilleurs coursiers qu’on pût trouver dans le comté, et je vous prie de croire que ce n’est pas peu dire.

Ma mère était la plus tendre des mères, et elle était pleine d’anxiété pour son fils unique ; elle savait qu’un voyage a toujours ses dangers, et elle tenait à ce que nous partissions de bonne heure, afin d’être sûre que nous arriverions avant la nuit ; grâce à Dieu, les voleurs de grand chemin étaient tout aussi inconnus alors dans les colonies qu’ils le sont aujourd’hui ; mais il y avait d’autres périls qui alarmaient l’excellente femme : tous les ponts n’étaient pas également sûrs ; les routes faisaient de longs circuits ; il n’était pas impossible de se perdre en chemin, et l’on citait des personnes qui avaient dû passer la nuit dans la plaine de Harlem, vaste solitude qui se trouve à sept ou huit milles de la capitale. Aussi ma mère eut-elle grand soin de nous éveiller de très-bonne heure ; pour cela, elle s’était levée avant le jour ; elle prépara en toute hâte notre déjeuner, et nous quittions Satanstoé au moment où le soleil commençait à dorer l’horizon.

Dirck ce matin-là était d’une gaieté charmante, et, s’il faut tout dire, Corny n’éprouvait nullement cet abattement que, par égard pour les bienséances, il eut dû peut-être ressentir, lorsque, dans un âge aussi tendre, il quittait pour la première fois de son plein gré le toit paternel. Nous cheminions ensemble, riant et jabotant comme deux jeunes filles qui viennent de franchir le seuil de la pension. Jamais je n’avais vu Dirck si communicatif, et il me dévoila ses sentiments et ses espérances avec un abandon qui me toucha infiniment ; nous étions à peine à un mille de Satanstoé que mon ami commença sur-le-champ.

— Vous savez sans doute, Corny, ce dont nos deux pères se sont occupés depuis quelque temps ?

— Quoi ! mon père et le vôtre ? — Je n’en sais pas le premier mot.

— Ils ont présenté au gouverneur et au conseil une demande collective pour faire constater leurs droits sur les terres qu’ils ont achetées aux Mohawks, lors de la dernière campagne qu’ils ont faite ensemble comme officiers de milice.

— C’est tout nouveau pour moi, Dirck, répondis-je ; pourquoi donc nos chers parents en ont-ils fait tant de mystère ?

— Qui sait ? Peut-être est-ce pour dérouter les Yankees ; vous savez que mon père ne peut souffrir qu’un Yankee mette le nez dans ses affaires ; il dit que les Yankees sont les sauterelles de l’ouest.

— Mais comment l’avez-vous découvert, vous, Dirck ?

— Je ne suis pas un Yankee, Corny.

— Et c’est à cette recommandation que vous devez la confidence de votre père ?

— Mon père me l’a dit, comme il me dit tout ce qu’il juge à propos que je sache ; nous fumons ensemble, et puis nous causons.

— Je me mettrais sur-le-champ à fumer aussi si je pensais que ce fût un moyen d’apprendre ce que je désirerais savoir.

— La pipe apprend beaucoup de choses, reprit Dirck avec un accent légèrement hollandais, qu’il prenait quelquefois involontairement lorsque ses pensées se reportaient vers la Hollande, quoique en général il parlât l’anglais tout aussi bien que moi, et infiniment mieux que ce modèle de goût, de savoir, de piété et de vertu, M. Jason Newcome, le gradué du collège d’Yale et le président en perspective de cette institution ou de quelque autre du même genre.

— C’est ce qu’il me semble, si c’est pendant que vous fumez ensemble que votre père vous révèle ses secrets. — Mais où sont ces terres, Dirck ?

— À peu de distance du pays des Mohawks, près des concessions du Hampshire.

— Et combien peut-il y en avoir ?

— Quarante mille acres, dont une partie se compose de ces plaines grasses et fertiles que les Hollandais aiment particulièrement.

— Et votre père et le mien ont acheté toutes ces terres en commun, dites-vous ?

— Précisément.

— Savez-vous ce qu’ils les ont payées ?

Dirck prit son temps pour répondre à cette question : il commença par tirer de sa poche un portefeuille qu’il eut quelque peine à ouvrir, à cause du trot de son cheval, car nous ne voulions pas ralentir notre marche, afin d’arriver avant la nuit. Il réussit enfin à mettre la main sur le papier qu’il cherchait, et me le passa.

— Voici, dit-il, la liste des objets donnés aux Indiens, telle que je l’ai copiée. Il y a en outre quelques centaines de livres sterling d’épingles pour le gouverneur et pour ses officiers.

Je lus tout haut la liste, par saccades, selon que l’allure de mon cheval le permettait :

— Cinquante couvertures avec des liserés jaunes ; dix pots de fer, de quatre galons chacun ; quarante livres de poudre ; sept fusils ; douze livres de grains de collier ; dix cordons de wampun ; cinquante galons de rhum de la Jamaïque, première tête ; vingt cornets à bouquin, et trois douzaines de tomahawks de fabrique anglaise, première qualité.

— Ma foi, Dirck, m’écriai-je dès que j’eus fini la lecture, voilà quarante mille acres de terre qui ne coûtent pas cher dans la colonie de New-York. Avec deux cent cinquante dollars on achèterait aisément tout cela, compris le rhum et les tomahawks de fabrique anglaise et de première qualité.

— Deux cent quarante-deux dollars ont payé le tout, ni plus ni moins, répondit Dirck avec assurance, tout en se préparant à allumer sa pipe, car il pouvait fumer tout à son aise, le petit trot de nos montures ne nous faisant guère franchir plus de six milles par heure.

— Eh ! bien, c’est bon marché. Je suppose que les fusils, le rhum et les autres articles ont été fabriqués exprès pour être livrés aux Indiens ?

— Non, Corny ; vous faites injure à nos parents, qui sont la loyauté même.

— Tant mieux pour eux et pour nous ; mais que vont-ils faire de ces terres, maintenant qu’ils en sont propriétaires ?

Dirck ne répondit pas tout de suite, sa pipe l’occupait ; il ne la perdit pas de l’œil avant qu’il en eût vu sortir la fumée.

— Le premier point sera de les trouver, Corny, dit-il enfin. Quand une concession est faite, et les titres délivrés, il faut alors envoyer quelqu’un à la recherche des terres. — On m’a cité un propriétaire qui a obtenu une concession de dix mille acres il y a cinq ans, et bien qu’il fasse une battue générale chaque été, il n’a pas encore pu parvenir à les trouver. — Il est vrai que dix mille acres ne sont pas grandiose, au milieu de ces forêts.

— Ainsi donc nos parents ont l’intention de se mettre à la recherche de cette propriété dès que la saison le permettra ?

— Un moment, Corny, un moment ; comme vous y allez ! C’était l’avis de votre père, qui a du sang gallois dans les veines ; mais le mien prend les choses plus froidement : « Attendons l’année prochaine, a-t-il dit à votre père, et alors nous pourrons envoyer nos garçons ; d’ici là sans doute la guerre aura pris une tournure quelconque, et nous saurons mieux à quoi nous en tenir. » Nos pères sont tombés d’accord sur ce point, et il est convenu que nous partirons au commencement du printemps de l’année prochaine.

Cette chasse aux acres de terre était loin de me paraître désagréable, non plus que la perspective d’hériter un jour de vingt mille acres, indépendamment de la ferme de Satanstoé. Nous continuâmes à en causer, Dirck et moi, tout en cheminant, et notre seul regret était que l’expédition ne dût avoir lieu que dans un an.

La guerre à laquelle Dirck avait fait allusion avait éclaté quelques mois avant notre voyage à New-York, un M. Washington, de la Virginie, ayant été fait prisonnier avec son détachement, dans un petit fort construit dans le voisinage des Français, non loin des bords de l’Ohio, rivière qui se jette dans le Mississipi, à une grande distance vers l’ouest. Je connaissais très-peu alors et je ne connais pas encore beaucoup ces régions éloignées ; tout ce que je sais, c’est qu’elles sont quelquefois visitées par des détachements armés ou des chasseurs des colonies. À mes yeux, ce n’est guère la peine de se battre pour un territoire si sauvage et si lointain, car il s’écoulera des siècles avant qu’on puisse y introduire quelques vestiges de civilisation. Je me lamentai avec Dirck que l’été dût s’écouler sans que nous eussions aucune chance de voir l’ennemi.

Nous nous arrêtâmes à Kingsbridge pour dîner, comptant bien souper à New-York. Pendant qu’on nous servait, je montai avec mon compagnon sur les hauteurs de lHudson. Je ne connaissais guère encore ce noble fleuve, et Dirck, qui le descendait souvent entre le village d’Haverstraw et New-York, pour aller voir quelques personnes de sa famille, se chargea de m’en faire admirer les beautés.

— Regardez là-bas, Corny, me dit-il en m’indiquant un point éloigné sur le bord de la rivière ; voyez-vous une maison, dans la petite haie qui s’étend au-dessous de nous, avec une pelouse qui descend jusqu’au bord de l’eau et un beau verger par derrière ?

Je regardai dans la direction indiquée : je vis bien une maison telle qu’elle m’était décrite, quoique, à la distance de deux ou trois milles, il fût assez difficile de distinguer les objets, et que je ne pusse guère admirer que de confiance. Cependant je distinguai la maison, le verger et la pelouse. Le bâtiment était en pierres de taille, comme la plupart des grandes habitations du pays ; il était long, de forme irrégulière, et il ne paraissait pas moins commode que solide ; les murs n’étaient pas blanchis à la chaux, suivant l’usage constant des colons hollandais, qui semblent ne se passionner que pour la pipe et pour la brosse ; on leur avait laissé leur teinte grisâtre, ce qui faisait qu’au premier coup d’œil il était plus difficile de distinguer les contours de l’édifice. Cependant je trouvai bientôt un certain charme à considérer ce tableau un peu sombre, qui reposait la vue, et sur lequel ressortaient les différents angles, les toitures et les cheminées. Après tout, la petite baie tranquille et retirée, la pelouse de peu d’étendue, mais bien distribuée, le verger et tous les autres accessoires, formaient un des sites les plus agréables que j’eusse encore vus. Je m’empressai de dire à mon compagnon ce que j’en pensais ; on voulait bien me reconnaître quelque goût, et j’avais été consulté plus d’une fois par des voisins de campagne sur le dessin de leurs jardins.

— Quelle est cette maison, Dirck ? demandai-je ; en connaissez vous le propriétaire ?

— C’est Lilacsbush (le Bosquet de Lilas), répondit mon ami ; et elle appartient à un cousin de ma mère, Herman Mordaunt.

Ce n’était pas la première fois que j’entendais prononcer ce nom ; c’était celui d’un des principaux habitants de la colonie, fils d’un major Mordaunt, de l’armée anglaise, qui avait épousé la fille d’un riche négociant hollandais ; de là le nom d’Herman, qui avait passé au fils avec la fortune. Les Hollandais aiment tant ce qui leur rappelle leur pays qu’ils ne manquaient jamais de donner à ce M. Mordaunt son nom de baptême, et on ne l’appelait jamais autrement dans la colonie qu’Herman Mordaunt. Du reste, j’avais peu entendu parler de lui ; tout ce que je savais, c’était qu’il passait pour riche, et qu’il était admis dans la meilleure société, quoique, à proprement parler, il n’appartînt pas à l’aristocratie territoriale ou politique de la colonie.

— Puisque Herman Mordaunt est le cousin de votre mère, mon cher Dirck, vous avez sans doute été à Lilacsbush, et vous pouvez me dire si l’intérieur de la maison répond aux dehors.

— Tant que madame Mordaunt a vécu, je ne laissais jamais passer un été sans y aller avec ma mère ; la pauvre dame n’est plus, mais je continue à aller de temps en temps dans la maison.

— Et pourquoi n’avez-vous pas poussé jusqu’à Lilacsbush pour demander à dîner à vos chers parents ? Savez-vous qu’à la place d’Herman Mordaunt je me fâcherais tout rouge en apprenant qu’un de mes cousins est descendu à l’auberge, à deux milles de ma maison ? Il est impossible qu’il ne connaisse pas le major et le capitaine Littlepage, et je regarde comme de rigueur de lui envoyer un mot d’excuse ; ce sont des procédés qu’on se doit entre personnes de notre condition, Dirck, et il ne faut pas blesser les usages du monde.

— Modérez-vous, Corny, nous ne blesserons personne ! Herman Mordaunt et sa fille ne sont pas à Lilacsbush ; ils passent tous les hivers à New-York et ne reviennent jamais qu’après les fêtes de la Pentecôte.

— Peste ! c’est donc tout à fait un grand personnage ? maison de ville, maison de campagne ! Je ne sais pas trop, en effet, si ce ne serait pas agir trop librement avec un si gros seigneur que d’aller lui demander à dîner sans l’avoir prévenu.

— Vous plaisantez, Corny ; en voyage, est-ce qu’on observe toutes ces formalités ? Herman Mordaunt nous aurait fait l’accueil le plus cordial, et je n’aurais pas hésité un seul instant si je n’avais su que toute la famille ne peut manquer d’être à présent à New-York. Pâques est venu de bonne heure cette année, et nous voici déjà aux fêtes de la Pentecôte ; dès qu’elles seront passées, Herman Mordaunt et Anneke s’empresseront de revenir pour jouir des lilas et des roses.

— Ah ! il y a une miss Anneke. Et quel âge peut-elle avoir, maître Dirck ?

En faisant cette question, je regardai mon ami, et je vis une vive rougeur se répandre sur tous ses traits. Dirck était trop franc pour se cacher, et il répondit d’une voix ferme :

— Ma cousine Anneke Mordaunt vient d’avoir dix-sept ans, et vous saurez, Corny…

— Voyons, qu’est-ce que je vais savoir ? J’écoute de mes deux oreilles. — Allons, mon cher, vous n’allez pas rester en si beau chemin.

— Eh ! bien, vous saurez qu’Anneke est une des plus jolies filles de la colonie ; et, qui plus est, elle est aussi ponne que jolie. — L’accent hollandais reprenait le dessus des que Dirck s’animait en parlant.

Je fus tout surpris de la vivacité et de l’énergie avec laquelle il s’exprimait. Dirck était un garçon tout rond, tout positif, et il ne me fût jamais venu à l’idée qu’il pût devenir amoureux. Je ne m’étais même jamais bien rendu compte de l’attachement que nous nous portions. L’habitude avait commencé par former notre liaison ; et l’opposition de nos caractères avait pu contribuer à la cimenter ; il y a souvent un attrait si irrésistible dans les contrastes ! En grandissant, j’avais apprécié de plus en plus les bonnes qualités de Dirck, et la raison était entrée pour beaucoup dans l’affection que j’avais pour lui. Mais si j’étais convaincu que Dirck ferait un excellent ami, jamais je n’aurais soupçonné qu’il pût connaître l’amour ; même, alors, je ne m’arrêtai pas longtemps à cette idée, quoique je me rappelle encore l’air d’ébahissement avec lequel je contemplai son visage en feu, ses yeux animés, son maintien vraiment imposant. En un moment, Dirck était devenu un tout autre homme.

— Et cette charmante personne est votre cousine ?

— Oui, ma cousine issue de germaine.

— Alors j’espère que quelque jour j’aurai l’honneur d’être présenté à miss Anneke Mordaunt, qui vient d’avoir dix-sept ans, qui est une des plus jolies filles de la colonie, et qui est aussi bonne qu’elle est jolie.

— Je voudrais que vous la vissiez, Corny, avant de retourner chez vous, reprit Dirck, qui avait alors repris tout son flegme ; mais rentrons à l’auberge, ou nous risquons de trouver notre dîner froid.

Je réfléchis en chemin à la chaleur extraordinaire qu’avait montrée mon ami ; puis, une fois à table, le repas qu’on nous servit m’eut bientôt fait oublier cet incident. Le dîner se composant, suivant l’usage, de jambon bouilli, de pommes de terre, d’œufs à la coque, et d’un beefsteak cuit à point, avec les accompagnements ordinaires de hors-d’œuvre, de tourtes aux pommes et de cidre. C’est le dîner substantiel qui attend le voyageur dans les bonnes tavernes de New-York, et j’avoue qu’il me plaît fort. Je le préfère à tous les ragoûts, à toutes les friandises en renom. La soupe même à la tortue, pour laquelle nous avons une certaine célébrité à New-York, est loin de me faire le même plaisir.

Il faut rendre justice à Dirck : il mangea de bon cœur ; et je dois convenir qu’en général il perd difficilement l’appétit. Comme à l’ordinaire, je fis presque tous les frais de la conversation ; et je causai surtout avec notre hôtesse, qui apprenant que j’étais le fils du major Littlepage, l’une de ses meilleures et de ses plus fidèles pratiques, vint poser elle-même le dessert sur la table, et me fit l’honneur de m’adresser la première la parole. Elle s’appelait mistress Léger ; mais il n’y avait en elle de léger que son nom ; car c’était la personne la plus replète qu’on pût s’imaginer.

— Dites-moi, ma chère mistress Léger, lui demandai-je dès qu’il fut possible de placer un mot, ce qui n’eut lieu que lorsqu’elle eut épuisé toute sa litanie et l’honneur des Littlepage, connaîtriez-vous par hasard dans ces environs une famille du nom de Mordaunt ?

— Si je la connais, monsieur ! pourquoi ne redemandez-vous pas si je connais les Van Cortland, les Philipse, les Ellis et tous les gentilshommes des environs. Si je connais M. Mordaunt ! lui qui à une maison de campagne, un vrai bijou, à deux milles de chez nous ! Est-ce que lui et madame Mordaunt passaient jamais devant notre porte, quand ils allaient voir madame Van Cortland sans s’arrêter pour dire un mot et laisser un schelling ? La pauvre dame est défunte ; mais elle a laissé une vivante image de ses vertus, qui fera du ravage dans la colonie, ou je me trompe fort. Cette chère enfant est la modestie même, monsieur ; aussi ai-je cru pouvoir me permettre de lui dire, la dernière fois qu’elle a passé ici, qu’elle n’avait qu’à prendre garde à elle, et qu’à mon avis on devrait bien l’enfermer pour tous les vols qu’elle allait faire, sans parler de ceux qu’elle avait déjà faits. Elle est devenue toute rouge, Monsieur, comme la plus jolie petite écrevisse qu’on ait jamais servie sur une serviette. C’est vraiment une charmante personne !

— Et ces vols dont vous parlez, ma bonne hôtesse, que sont-ils ? des cœurs, sans doute ?

— N’est-ce pas assez, vraiment ? ce sont des larcins que se permettent toutes les jeunes filles, comme vous savez ; mais je vous réponds, moi, qu’en ce genre, vous n’avez jamais vu de si grande voleuse que miss Anneke.

— Voyons, quels cœurs a-t-elle déjà dérobés ? je serais curieux de connaître les noms de quelques victimes.

— Mon Dieu ! elle est trop jeune pour en avoir fait encore beaucoup. Mais attendez seulement un an, et vous m’en direz des nouvelles.

Pendant tout ce temps, Dirck était mal à l’aise, et j’éprouvais un malin plaisir à épier les changements qui s’opéraient sur sa physionomie ; mais pour couper court à toute question ultérieure et pour se soustraire à mon espionnage, mon jeune ami se leva brusquement, et demanda la note et les chevaux.

Pendant le reste du voyage, il ne fut plus question de Lilacsbush, ni d’Herman Mordaunt, ni de sa fille Anneke. Dirck garda le silence, ce qui était son habitude après le dîner ; et moi, je mis tous mes soins à ne pas me tromper de route en traversant la plaine. Arrivés à New-York à l’entrée de la nuit, nous mîmes nos chevaux à l’écurie d’une auberge, et suivis d’un nègre qui était chargé de nos portemanteaux, nous nous mîmes à parcourir à pied le dédale des rues de la capitale. New-York, en 1757, était déjà une ville commerçante d’une grande activité. En descendant Queen-Street, nous comptâmes plus de vingt bâtiments rangés sur la rivière. Dirck et moi nous nous arrêtions, malgré nous, à chaque pas, pour contempler ce spectacle si animé. Ma mère m’avait bien recommandé de ne pas tomber dans ce défaut si souvent reproché aux provinciaux, mais c’était plus fort que moi ; et, malgré toutes mes résolutions, l’attrait était irrésistible. Enfin, mon ami et moi nous nous séparâmes, pour aller, lui chez sa tante, moi chez la mienne. Toutefois, avant de nous quitter, nous convînmes que nous nous retrouverions le lendemain matin, à l’entrée de Broadway, dans la plaine où devait se célébrer la fête de Pinkster.

Mon oncle et ma tante demeuraient alors dans Duke-Street, près de Hanover-Square. Ils me reçurent comme l’enfant de la maison. Mon oncle était un excellent homme, quoiqu’il fût trop porté à tomber dans l’absurde quand il était question des droits de la populace. Je fus charmé de l’accueil qui me fut fait ; à huit heures et demie, je pris ma part d’un excellent souper chaud, et en sortant de table, comme je ne pouvais cacher que j’étais fatigué après une si longue course à cheval, je me retirai dans ma chambre.

Le lendemain était le premier jour des fêtes. Ce sont les grandes saturnales des nègres de New-York. J’avais dit à ma tante de ne pas m’attendre pour déjeuner ; que je partirais au point du jour, afin de pouvoir me promener un peu sur le quai, avant de me rendre au lieu de la fête. En effet, le lendemain je sortis de bonne heure, quoique un heure plus tard que je n’en avais eu l’intention ; car j’entendis déjà un bruit de tasses qui annonçait qu’on préparait la table pour le déjeuner. Je réfléchis alors que sans doute tous les domestiques demanderaient à aller voir la fête, et que je ferais bien de ne pas rentrer pour dîner. Je courus en prévenir Junon, la négresse que je trouvai au petit parloir, et d’un bond je fus dans la rue.

J’entrais dans Hanover-Square, quand je vis un vieux nègre qui cherchait à ramasser quelques sous avant de prendre part aux amusements de la journée. Il portait suspendus à ses épaules, deux seaux qui étaient luisants de propreté. Il criait : vin blanc ! vin blanc ! d’une voix sonore, et je fus auprès de lui en un moment. Il n’est rien que j’aime le matin comme un verre de petit vin blanc, et je me procurai ce régal, que j’accompagnai d’un gâteau. Ainsi restauré, je me promenai dans le Square, dont la beauté m’avait frappé la veille au soir. À ma grande surprise, ne voilà-t-il pas qu’au beau milieu de Queen-Street, j’aperçois Jason Newcome, regardant autour de lui de l’air le plus ébahi du monde, et sentant d’une lieue son Connecticut ! Quelques mots d’explication m’apprirent le secret de sa présence. Ses écoliers avaient congé pour quelques jours à l’occasion de la fête, Jason avait saisi cette occasion pour rendre sa première visite à la grande capitale de la colonie. Il commençait, comme moi, ses voyages.

— Et que venez-vous chercher par ici ? demandai-je au pédagogue, qui m’avait appris déjà qu’il était descendu à une taverne des faubourgs, où les prix étaient « superlativement » raisonnables ; — c’est à l’entrée de Broadway qu’a lieu la fête.

— On me l’a dit ; mais je veux commencer par voir un navire et tout ce qu’il y a à voir de ce côté. M’est avis qu’il sera bien temps, dans deux ou trois heures, d’aller voir ces folies, si toutefois il est permis à un chrétien d’y jeter même les yeux. Pourriez-vous me dire, Corny, où est-ce que je trouverai Hanover-Square ?

— Vous y êtes, monsieur Newcome ; et, suivant moi, c’est une bien belle place.

— Comment ? c’est ici Hanover-Square[1] ! Mais je ne vois pas que la place ait en aucune manière la forme d’un carré, c’est plutôt un triangle.

— Vous prenez les choses trop à la lettre, monsieur ; on donne le nom de square, dans une ville, à une place où l’air circule librement, sans qu’il soit besoin pour cela qu’elle ait quatre côtés égaux et autant d’angles droits ; la forme n’y fait rien. Convenez que c’est un endroit charmant.

— Comme c’est petit !

— Petit ! la rue a près de cent pieds de large d’un côté. Je conviens que de l’autre elle se rétrécit de moitié, à cause de la proximité des maisons.

— Oui, c’est à quoi je pensais, les maisons sont proximes, comme vous dites. Si j’avais fait Hanover-Square, voyez-vous, la place aurait de cinquante ou soixante acres, avec les statues de tous les membres de la famille de Brunswick au milieu. Et pourquoi a-t-on laissé ce petit bouquet de maisons au beau milieu de votre Square ?

— Le Square finit, monsieur, où commencent ces maisons. Elles ont trop de prix pour être abattues, bien qu’il en ait été question. Mon oncle Legge disait hier soir qu’on les estimait plus de vingt mille dollars.

Ce grand prix réconcilia Jason avec les maisons ; car il avait une grande déférence pour l’argent, quelque forme qu’il revêtît. C’était la seule source de distinction humaine qu’il comprît parfaitement, quoiqu’il eût bien quelques idées vagues sur la dignité de la couronne et sur le respect dû aux représentants.

— Corny, dit Jason à demi-voix en me prenant sous le bras pour me parler à l’écart, comme s’il avait quelque grand secret à me dire, quoique personne ne fût là pour nous entendre, qu’est-ce donc que vous avez pris pour amers il n’y a qu’un moment ?

— Pour amers ? je ne vous comprends pas, Jason. Je n’ai rien pris d’amer aujourd’hui, ni n’ai aucune envie d’en prendre.

— Cette boisson que vous a donnée tout à l’heure un nègre qui traversait le Square, puisque c’est ainsi que vous l’appelez ; il me semble que vous la trouviez excellente. J’ai le gosier sec, et un petit verre me ferait superlativement bien.

— Oh ! c’est du vin blanc qu’on vend ici, et vous le trouverez délicieux. Si vous voulez prendre vos amers, comme vous dites, vous n’avez qu’à appeler le marchand et à lui donner un sou.

— Comment un sou ? ce serait si bon marché ? demanda Jason en savourant d’avance la bienheureuse liqueur.

— C’est le prix. Laissez ici de côté toute votre fausse honte de Connecticut. — Eh ! marchand, voilà un amateur de votre vin blanc.

Jason jeta derrière lui un regard d’alarme pour examiner si on pouvait le voir. Quand il eut la tasse à la main, il ferma les yeux, comme pour mieux savourer les amers. Il la vida d’un trait.

— Pouah ! s’écria-t-il en faisant une grimace effroyable, lui qui s’attendait à savourer quelque combinaison délicieuse d’épices et de rhum, c’est du lait de beurre, par saint Jingo ! — Saint Jingo était le seul saint que l’éducation puritaine de Jason lui permît d’invoquer.


  1. Square veut dire carré.