Saint-Yves/1/04
IV
Je reçois une liasse de banknotes.
Peu de temps après ces événements, une après-midi, je fus tout surpris de me voir examiné avec une attention marquée, dans la cour de notre prison, par un personnage qui m’était tout à fait inconnu. C’était un homme d’âge moyen, avec une face rouge, de gros yeux ronds, des sourcils drôlement broussailleux, et un front protubérant ; il était vêtu d’une longue redingote de quaker et d’un chapeau à larges bords. L’ensemble de sa figure paraissait à la fois simple et cossu. Sans doute, il m’avait observé de loin assez longtemps, car je vis qu’un moineau restait tranquillement assis entre nous, sur la culasse d’un canon. Aussitôt que mes yeux eurent rencontré les siens, il s’approcha, faisant fuir le moineau, et s’adressa à moi en français. Il parlait cette langue assez couramment, mais avec un accent abominable.
« N’ai-je point le plaisir de parler à monsieur le comte Anne de Kéroual de Saint-Yves ? demanda-t-il.
— Ce n’est pas de ce nom-là que je m’appelle d’ordinaire, répondis-je ; mais je pourrais, en effet, porter ce nom si je voulais. En attendant, je m’appelle simplement Champdivers, à votre service. C’était le nom de ma mère, et j’ai trouvé qu’il convenait fort bien pour un soldat.
— Votre affirmation n’est pas tout à fait exacte, reprit mon visiteur ; car, si j’ai bon souvenir, votre mère aussi avait la particule. Elle se nommait Florimonde de Champdivers.
— Vous avez raison de nouveau ! dis-je ; et j’ai grand plaisir à rencontrer un homme si bien informé de mes quartiers de noblesse. Monsieur serait-il né, lui aussi ? »
Je dis cela avec un grand air de hauteur, en partie pour cacher l’extrême curiosité que m’inspirait cette visite, et en partie pour me divertir, tant la question me semblait incongrue et comique, sur les lèvres d’un soldat prisonnier, en livrée mi-partie soufre et moutarde.
Ma question sembla sans doute également comique à l’inconnu, car il se mit à rire.
« Non, monsieur, répondit-il, je ne suis pas né au sens où vous l’entendez, et je dois me contenter d’avoir un jour à mourir. Je m’appelle Romaine. Daniel Romaine, notaire dans la Cité de Londres, pour vous servir ; et, chose qui peut-être vous intéressera davantage, je suis ici à la requête de votre grand-oncle, le marquis !
— Quoi ! m’écriai-je. Le marquis de Kéroual se rappellerait-il l’existence d’une personne telle que moi, et daignerait-il se reconnaître parent d’un soldat de l’empereur ?
— Une question, d’abord, fit mon visiteur : parlez-vous bien l’anglais ?
— J’ai appris à le parler depuis l’enfance, répondis-je. Déjà mon père, en Bretagne, s’amusait à parler anglais avec moi ; et j’ai été recueilli, après sa mort, par un de vos compatriotes, mon bienfaiteur, un certain M. Vicary. »
Le visage du notaire laissa voir une forte expression de curiosité.
« Comment ? s’écria-t-il, vous avez connu le pauvre Vicary ?
— Pendant des années, répondis-je, et pendant bien des mois j’ai partagé sa cachette.
— Et moi, j’ai été son camarade d’études, et j’ai repris sa clientèle, dit mon visiteur. L’excellent homme ! C’est précisément pour s’occuper des affaires du marquis qu’il était allé dans ce maudit pays, dont jamais il ne devait revenir. Sauriez-vous par hasard les détails de sa mort ?
— Hélas ! oui, répondis-je. Il fut attaqué, durant un voyage dans le midi de la France, par une bande de ces brigands, que nous appelons des chauffeurs. Il fut mis à la torture, et c’est ainsi qu’il est mort.
— Ignoble race ! murmura le notaire, se parlant à lui-même !
— Elle n’a pas le bonheur d’être anglaise ! » observai-je avec un soupir plein de politesse.
Quatre-vingt-dix-neuf pour cent de nos visiteurs auraient admis cette remarque comme parfaitement naturelle, et y auraient vu la preuve de l’excellence de mon jugement. Mais le notaire était décidément plus fin.
« Je m’aperçois que vous n’êtes pas une bête ! dit-il.
— Mais je n’ai pas non plus la prétention d’en être une ! répondis-je.
— Et cependant, je vous engage à vous méfier de l’ironie ! reprit-il. C’est un instrument dangereux. Je soupçonne votre grand-oncle de l’avoir trop pratiqué. Et de là vient, sans doute, qu’à présent on a peine à bien comprendre ce qu’il veut dire.
— Voilà un renseignement qui me ramène à une question bien naturelle de ma part ! dis-je. À quel heureux hasard dois-je le plaisir de cette visite ? Comment m’avez-vous reconnu ? et comment saviez-vous que j’étais ici ? »
Le notaire sépara soigneusement les pans de sa redingote, s’assit près de moi sur le rebord du mur, et dit :
« C’est une histoire assez singulière et, avec votre permission, je vais d’abord répondre à votre seconde question. Je vous ai reconnu à cause d’une certaine ressemblance qu’il y a entre vous et votre cousin, M. le vicomte.
— J’ose croire, monsieur, que cette ressemblance est à mon avantage ? objectai-je.
— Je m’empresse de vous rassurer : elle l’est, en effet. À mes yeux, du moins, M. Alain de Saint-Yves n’a pas un extérieur bien agréable. Mais pourtant, lorsque j’ai su que vous étiez ici, la ressemblance m’a aidé à vous découvrir. Et quant à la question de savoir comment j’ai été renseigné sur votre sort, je dois vous dire que c’est encore M. Alain que nous avons à en remercier. Voici quelque temps déjà que votre cousin s’est mis en devoir d’informer le marquis de tout ce qui vous arrivait ; je vous laisse à deviner pour quel motif. Or, quand, la première fois, il a apporté la nouvelle de votre…, quand il a appris que vous serviez Bonaparte, nous avons bien cru que le vieux marquis n’y survivrait pas, tant il était furieux. Mais, avec le temps, les choses ont un peu changé ; un peu, ou plutôt même beaucoup. Nous avons su que votre régiment était en marche vers la Péninsule, que, là, votre bravoure vous avait valu d’être fait sous-officier, et puis que vous aviez dû revenir de nouveau au rang de simple soldat. Et ainsi, avec le temps, comme je vous le disais, M. de Kéroual s’est accoutumé à l’idée qu’un de ses parents servait sous Bonaparte ; mais, par contre, il a été amené à s’étonner de ce qu’un autre de ses parents, qui vivait près de lui en Angleterre, fût si remarquablement informé des moindres choses de France. Votre grand-oncle a été amené à se demander si son petit-neveu, M. Alain, n’était pas un espion de votre empereur. Mais en tout cas le fait est, monsieur, qu’en cherchant trop à vous desservir, votre cousin a accumulé sur lui-même une nuée de soupçons. »
Mon visiteur s’arrêta, aspira une prise de tabac, et me considéra avec bienveillance.
« Par ma foi, dis-je, c’est là vraiment une curieuse histoire !
— Attendez que je l’aie achevée ! dit M. Romaine, car deux autres événements se sont encore produits, dont le premier est une conversation de M. le marquis avec M. de Mauséant.
— Voilà un personnage que je connais à mes dépens ! m’écriai-je. C’est à lui que je dois d’avoir perdu mon grade !
— Est-ce possible ? fit-il. Je ne m’en doutais pas.
— Oh ! ne pensez pas que je m’en plaigne ! dis-je. J’ai été absolument dans mon tort. On m’avait donné un prisonnier à garder ; je l’ai laissé fuir ; le moins que l’on pouvait faire était de me dégrader.
— Mais à présent vous en toucherez la récompense ! dit-il. Vous avez bien agi, pour vous-même et pour votre roi
— Si j’avais pu penser un seul instant que je faisais tort à mon empereur, répondis-je, j’aurais plutôt fusillé moi-même ce M. de Mauséant que de le laisser s’échapper ! Je n’ai vu en lui qu’un homme privé, j’en ai eu pitié, et c’est par charité privée que je lui ai épargné la fusillade. Je n’entends pas que, même pour mon plus grand profit, on se méprenne sur ma façon d’agir !
— Bien, bien dit le notaire, ceci ne nous regarde point pour le moment ! Je vous assure seulement que vous apportez aux choses une chaleur bien déraisonnable, mon jeune ami, un enthousiasme bien déplacé, croyez-moi ! Le fait est que M. de Mauséant a parlé de vous avec reconnaissance, et que la façon dont il a dépeint votre personne s’est trouvée être la plus propre du monde à modifier les vues de votre grand-oncle. Et puis voilà que votre humble serviteur est arrivé chez le marquis, quelque temps après, et a étalé devant lui la preuve directe de ce que lui et moi soupçonnions depuis bien longtemps. Désormais, aucun doute possible. Le train de vie infiniment coûteux de M. Alain, ses costumes et ses maîtresses, ses pertes aux dés et aux courses, tout s’expliquait : il s’était mis au service de Bonaparte, en qualité d’espion, et tenait les fils de ce que je me bornerai à appeler un grand filet d’entreprises extrêmement fâcheuses. Pour rendre justice à M. de Kéroual, je dois ajouter qu’il s’est comporté, ici encore, de la manière la plus galante possible : il a détruit les preuves du déshonneur de l’un de ses petits-neveux, — et il a entièrement transporté son intérêt sur l’autre.
— Que faut-il que j’entende par là ? demandais-je.
— Je vais vous le dire ! reprit-il. Il y a dans la nature humaine une inconséquence singulière, que les hommes de ma condition ont, plus que les autres, peut-être l’occasion d’observer. Un égoïste s’accommode fort bien de vivre sans femme ni enfants, de se passer de toute l’humanité, sauf peut-être du barbier et de l’apothicaire ; mais le même homme, quand arrive pour lui l’heure de mourir, semble être physiquement incapable de mourir sans un héritier. Vous pouvez faire à vous-même une application de ce principe. Le vicomte Alain, qui, d’ailleurs, ne s’en doute pas, je crois, a disparu de l’horizon. Reste donc, à sa place, le comte Anne !
— À ce que je vois, vous ne cherchez pas à me donner une idée trop favorable de mon oncle le marquis.
— Je n’ai nullement l’intention de médire d’un de mes meilleurs clients, répondit-il. M. de Kéroual a mené une existence relâchée, bien tristement relâchée. Mais c’est un homme qu’on ne saurait connaître sans l’admirer : sa politesse est délicieuse.
— Et, ainsi, vous estimez qu’il y a actuellement des chances pour moi ?
— Entendons-nous ! fit le notaire. En vous disant ce que je viens de vous dire, je me suis aventuré au delà de ma mission. Je n’ai nullement été chargé de vous parler de testaments, ni d’héritages, ni de votre cousin. Je n’ai été envoyé ici que pour vous faire cette seule communication, à savoir que M. le marquis de Kéroual désire se rencontrer avec son petit-neveu.
— Eh bien ! dis-je en regardant les remparts qui nous entouraient, voici un cas où c’est certainement Mahomet qui aura à aller vers la montagne !
— Pardon ! répondit M. Romaine. Vous savez déjà que votre oncle est fort âgé ; mais je ne vous ai pas encore dit qu’il est absolument au bout de ses forces, et qu’on s’attend à sa mort d’un jour à l’autre. Non, non, il n’y a pas de doute sur ce point : c’est bien la montagne qui doit venir vers Mahomet !
— Dans la bouche d’un Anglais, la remarque est significative dis-je. Mais je comprends bien que, par profession, vous êtes homme à garder les secrets ; et je vois qu’en effet vous gardez celui de mon cousin Alain, ce qui, soit dit entre nous, n’est point la marque d’un patriotisme bien zélé.
— Je suis, avant toute chose, le notaire de votre famille ! répondit M. Romaine.
— En ce cas, dis-je, je vais, moi aussi, faire fond sur votre discrétion. Ce rocher est très haut, comme vous voyez, et très à pic ; et cependant j’espère me procurer bientôt une paire d’ailes qui pourront peut-être me transporter jusqu’au bas du rocher. Mais, une fois là, je suis sans ressources.
— Et peut-être est-ce précisément alors que nous pourrons vous aider, reprit le notaire. Supposons que, par des moyens que je ne cherche pas à deviner, et sur lesquels je n’exprime pas d’opinion… »
Mais, à cet endroit, je l’interrompis.
« Un mot avant de vous laisser continuer, dis-je. Je n’ai point donné ma parole de ne pas chercher à m’échapper d’ici !
— Voilà qui est parfait, répondit-il, encore que je connaisse certain gentilhomme français qu’une parole donnée dans de telles conditions n’embarrasserait guère !
— Monsieur, dis-je, je ne suis point de cette espèce-là !
— En vérité, je crois que vous n’en êtes pas ! dit le notaire. Donc, supposons que vous vous trouviez libre, et au pied de ce rocher ; bien que je ne puisse pas faire grand’chose pour vous, je puis cependant vous aider un peu dans votre voyage. En premier lieu, si j’étais vous, j’emporterais ceci sur moi, soit dans une poche intérieure, soit dans mon soulier ! »
Et il me tendit une liasse de banknotes.
« Voilà, en effet, qui ne saurait me nuire ! dis-je en cachant les papiers.
— En second lieu, reprit le notaire, je dois vous apprendre que la maison de votre oncle est très loin d’ici. Elle s’appelle Amersham Place, et se trouve près de Dunstable. Vous aurez à traverser une grande partie de l’Angleterre ; et, pour les premières étapes, je suis forcé de vous abandonner à votre propre ingéniosité. J’ai bien quelques relations ici, en Écosse ; mais je n’en ai malheureusement aucune… de malhonnête. Par contre, plus loin vers le sud, aux environs de Wakefield, j’ai appris qu’il y avait un personnage nommé Burchell Fenn, qui n’est pas aussi scrupuleux que d’autres, et qui ne refuserait peut-être pas de vous donner un coup de main pour continuer votre route. En fait, je crois bien que c’est le métier de cet homme, et voilà encore un secret qui me pèse à garder ! Ah ! cher monsieur, c’est là ce qu’on gagne à avoir affaire avec des coquins !
— Mais si ce Fenn est au service de mon cousin, observai-je, je ferais peut-être mieux de l’éviter ?
— C’est en lisant des papiers relatifs à votre cousin que nous avons découvert cet homme, et le genre de son commerce, répondit le notaire. Mais j’incline à penser que, autant du moins qu’on peut trouver de sécurité en d’aussi vilaines affaires, vous pouvez sans crainte vous adresser à ce Fenn.
— Soit, dis-je, je verrai à me diriger selon les circonstances. Mais attendez un moment ! Ce que vous me proposez est un jeu très risqué : évidemment, je vais trouver dans mon cousin un adversaire acharné ; et, en ma qualité de prisonnier de guerre, je ne saurais me flatter d’avoir des atouts en mains. Quel est donc au juste l’enjeu de la partie ?
— Un très gros enjeu ! répondit le notaire. Votre grand-oncle est fort riche. Il a été sage au bon moment. Il a flairé la Révolution longtemps d’avance, comme vous savez, a vendu tout ce qu’il ne pouvait point transporter, et transporté tout le reste en Angleterre. Amersham Place, déjà, n’est pas une propriété à dédaigner ; et puis il a beaucoup d’argent, et placé on ne peut mieux. Et de quoi tout cela lui sert-il ? Il a perdu tout ce qui valait pour lui la peine de vivre, sa famille, son pays ; il a vu ses souverains assassinés ; il a assisté — de loin, heureusement — à toutes ces misères et à toutes ces infamies… En un mot, monsieur, il a vu toutes les beautés du régime pour lequel son neveu a cru devoir prendre les armes ; et il a le malheur de ne pas les apprécier !
— Vous parlez avec une amertume que je ne me permettrai point de juger, répondis-je. Mais lequel de nous deux aurait le plus de motifs d’être amer ? Cet homme, mon grand-oncle, s’est enfui. Mes parents, qui n’avaient point son heureuse sagesse, sont restés. Ils ont même d’abord été républicains, et ils n’ont pu se résigner à désespérer de leur pays. C’était évidemment une impardonnable folie ; mais il n’y a rien qui m’inspire plus de révérence pour eux. Ainsi d’abord mon père, puis ma mère ont péri. Si j’ai en moi quelque chose d’un gentilhomme, tous ceux à qui je le dois sont morts sur l’échafaud, et ma dernière école de belles manières a été la prison de l’Abbaye. Prétendriez-vous enseigner l’amertume à un homme qui a derrière lui une histoire comme la mienne ?
— Ma prétention ne va pas jusque-là ! répondit-il. Et pourtant je ne puis comprendre qu’un homme de votre sang, et avec des souvenirs tels que les vôtres, ait consenti à servir le Corse. Non, je ne puis pas le comprendre : il me semble que tout ce qu’il y a de généreux en vous aurait dû se soulever contre cette tyrannie !
— Eh bien ! répondis-je, je crois cependant que, vous aussi, si vous aviez vu votre pays exposé à une invasion française, vous vous seriez résigné, pour le sauver, à vous mettre même au service d’un tyran irlandais !
— Allons, allons, répondit M. Romaine, admettons-le ! Il y a des choses qu’on ne discute pas ! »
Et, là-dessus, après un signe de la main, il disparut dans un escalier, sous l’ombre d’une arche à créneaux.