Grande Imprimerie (p. 162-166).


IX


— Oui, Monsieur le curé, c’est comme cela ; il vous a fallu votre miracle, il me faut maintenant mon candidat. Le miracle, vous le tenez par les cheveux… je veux dire : par les os ; le candidat, c’est mon mari. Si vous m’avez comprise, c’est une affaire faite.

— Eh ! que ne parliez-vous plus tôt ! Comment ! il s’agirait de ce cher M. Raimbaut ?

C’est ainsi que Sabine débutait chez le curé, huit jours après l’incident de la sacristie. Ce qui se passa dans cet entretien, et ce qui mit le curé en campagne deux jours après, les notables de l’endroit ne le surent jamais. Mais ce dont on s’aperçut, ce fut des soupirs qu’exhalaient des poitrines dont les alternances sont fréquentes, surtout chez les femmes qui sont forcées momentanément de s’arrêter pour manger du prochain.

Il y eut alors ce fait assez anormal en province, d’un homme que pourchassait un instant l’opinion et qu’un coup éclatant de cette même opinion replaçait d’un trait au premier rang. Les hésitations de M. Raimbaut cessèrent : on le vit se porter candidat au conseil général et être élu par l’opposition. En même temps on le priait de se présenter à la députation. Le curé payait la dette contractée pour le miracle. Il se disait bien que Raimbaut les lâcherait à la Chambre ; mais, sous peine de voir divulguer l’effet d’une guérison douteuse, il allait de l’avant et poussait sa candidature.

Cependant, à mesure que les choses marchaient à son gré, Sabine tremblait qu’une indiscrétion de Jonquille ne perdît la cause. Le rapin, fier de l’importance de son rôle, se carrait dans la renommée que lui avait acquise ce qu’il regardait comme une simple farce ; il se taisait, gardant la parole donnée à la pupille de son maître ; seulement, il comptait sans M. Mégissier, le notaire, un républicain rageur, qui, cette fois, résolut d’ouvrir une enquête sur le revirement qui enlevait si rapidement le succès de Raimbaut.

Huit jours à peine séparaient les électeurs de l’époque du vote ; Mégissier monta un matin vers le haut de la ville, et, à l’heure où il savait que Jonquille bavardait avec les bouviers à l’auberge de la Couronne, il y entra et reconnut le jeune homme qu’il salua amicalement.

— Venez donc prendre un verre, lui demanda-t-il d’un ton jovial, et me dire comment on se comporte là-bas.

Ainsi encouragé, Jonquille but sans désemparer ; au troisième verre il tutoyait Mégissier ; au cinquième il lui racontait à haute voix, en versant des larmes de bonheur, l’histoire des reliques de sainte Gudule :

— Voilà pourquoi le curé s’est mis en six pour que l’on nommât le mari de Madame, répétait-il en s’égosillant. Lundi prochain on exhibe solennellement l’os du métacarpe qui m’a guéri d’une entorse que je n’ai jamais eue que pour le triomphe de sainte Gudule — une fière sainte, monsieur Mégissier, — qui a refait toute une population d’imbéciles, au point que, lundi, y vont sonner les cloches à trente-six volées et beugler comme des taureaux…

— Mais, interrompit le notaire, ordonnant d’un signe aux autres de se taire, quels sont donc ces vieux ossements ?

— Pardine, des os de poulet que j’avais gardés dans mes poches après les avoir soigneusement passés à la pierre ponce. En voulez-vous ? t’nez, en v’là, ce sont les petits derniers, ceux qui proviennent des tétons de sainte Gudule… Ah ! ah ! ah ! elle est bien bonne, n’est-ce pas ?

Et le bohème roula sous sa chaise, pendant que les paysans, furieux, voulaient se jeter sur lui.

— Soyez tranquilles, mes enfants, je vais de ce pas à l’archevêché, assura M. Mégissier, raconter de quelle flouerie on vous a rendus victimes.

— Oui, oui, oui, nous y allons du même pas, crièrent deux ou trois enragés.

— J’allais vous le demander, reprit le notaire ; votre témoignage corroborera le mien.

La nouvelle arriva à Bourges en même temps que Mégissier. L’archevêque, furieux, fit mander le curé par un exprès ; le préfet, averti, agit aussi rapidement envers Raimbaut. On apprit dans la soirée la destitution du curé et du conseiller. Les électeurs, exaspérés, voulaient mettre à sac la propriété du futur député ; le maire dut réclamer quelques soldats pour la protéger.

— Où donc est mon mari ? demandait Sabine à Annette, qu’elle rencontra revenant d’alimenter les haines.

— Personne ne le sait, Madame, riposta sèchement la sainte fille.

— Personne ?… répéta Sabine d’un air superbe : personne ?

Elle l’attendit vainement, et comprit enfin qu’elle venait de perdre une terrible partie ; en voyant sa maison entourée de soldats, elle se pencha à la fenêtre.

— Est-ce qu’on réclame ma tête ? interrogea-t-elle avec hauteur.

— Nous sommes venus, au contraire, Madame, pour la défendre, répondit le capitaine de gendarmerie en portant la main à son bonnet à poil.

— C’est différent, répliqua-t-elle ; voulez-vous me faire l’honneur de monter un instant, capitaine ?

Le capitaine accéda immédiatement à ce désir, et, en peu de mots, démontra à Sabine la nécessité d’un départ, car on ne savait ce qu’était devenu son mari, et la foule des paysans en délire, surexcitée en écoutant les discours du curé et des dévotes, pouvait se porter envers elle à de terribles représailles.

— Soit, reprit-elle, je ne veux pas que le sang coule à cause de moi ; assurez M. le maire que je retourne de suite à Paris.

Le soir de ce jour, à onze heures, Sabine arrivait à la gare ; ses gens s’étaient cachés pour ne point l’accompagner. Le capitaine, seul, ne l’avait pas quittée un instant, charmé d’être aux ordres d’une aussi jolie personne.

Mme Raimbaut le remercia sans bégueulerie, sans fausse honte et s’élança souple et légère dans un wagon réservé. Au moment où le train se mettait en marche, quelque chose remua sous ses jupons ; elle se leva croyant à la présence d’un animal quelconque, et poussa un cri en reconnaissant Jonquille.

Le malheureux rapin, désespéré, se jeta aux genoux de Mme Raimbaut.

— Bête, s’écria-t-elle, tu pleures ? bah ! mon garçon, la province, c’est un peu comme l’amour : on l’éprouve, on la subit ; mais, est-il bien nécessaire qu’on en meure ?