Grande Imprimerie (p. 137-161).


VIII


À l’heure qu’il est, on retrouve encore l’expression de l’idée provinciale dans le commerçant retiré qui a lu Voltaire et qui croit taquiner l’aristocratie, en prenant la vieille épithète de « libéral », en allant faire sa partie aux cafés où l’on reçoit le Siècle et le Constitutionnel. Nulle part les rancunes, les jalousies, les petites rivalités ne sont plus accentuées que dans le milieu bien pensant de la cité départementale.

Petits rentiers, clercs de notaires et d’huissiers, horticulteurs aux gros ventres, propriétaires, maîtres de poste, droguistes, épiciers, commandant de gendarmerie, juge de paix, adjoint, substitut, président de tribunal et assesseurs, commissaires-priseurs, hôteliers, patrons de cafés, tailleurs et marchands de toiles ne s’occupent d’autre chose que de satisfaire de sourdes agressions contre la noblesse ; aussi accompagnent-ils de leurs vœux profonds un gouvernement roturier à la tête du pays, tout en caressant l’espoir de l’aristocratie des alliances. Il faut ajouter à ceux-là une demi-douzaine de radicaux rêvant tous les ans de changer la forme du pouvoir, affectant le mépris des richesses et du linge blanc, et adoptant pour mot d’ordre :

— Ne décapitons plus, mais décapitalisons.

Cet état de choses régnait particulièrement dans la ville de La C…, ou le clergé remplissait son rôle habituel, qui consiste à pénétrer dans le secret des ménages en s’emparant de la conscience des femmes. Et jamais consciences ne s’étaient trouvées mieux captées que dans la petite cité, où les femmes regardaient le confessionnal comme un moyen de se délier la langue sans se compromettre. Chaque semaine les deux vicaires et le curé recevaient une chronique circonstanciée ; nulle existence n’échappait à l’investigation de leurs ouailles dévouées ; brouilles passagères, ruptures, réconciliations, après avoir été commentées au tribunal de la pénitence, qui les recueillait comme le grand égout collecteur, reprenaient ensuite le trajet des différents canaux qui devait les conduire à travers la ville. Toute personne pouvant justifier le soupçon d’être accessible à certaines émotions, à certains entraînements tombait sous le coup prévu par l’inquisition organisée ; l’analyse s’attaquait au nombre des flacons rangés dans son cabinet de toilette, et allait jusqu’aux taches de rouille de son linge.

Le caractère de Mme Raimbaut n’entrait pas précisément dans la catégorie de ceux qui tardent à se dévoiler. Elle était sortie de la gaine du mariage, comme ces petits poignards catalans qu’on tire à même la poche, et dont la lame semble appeler la rayure d’un filet de sang sur l’acier vierge. Son orgueilleuse indifférence, sa tranquillité devant le luxe tapageur de ses voisins, la simplicité de sa mise, deux ou trois paroles vertement prononcées la désignaient à la vindicte publique. Un jour qu’elle visitait une propriété nouvellement achetée, le propriétaire, gros horticulteur, boursoufflé de ses écus, ne lui faisait pas grâce d’un coin de son domaine. Sa femme avait jugé à propos d’endosser une robe de moire antique pour traverser les allées de son potager et, pendant le trajet, accablait Sabine de la description d’une salle à manger de cinquante couverts, couvrant d’un regard protecteur la toilette relativement modeste de sa visiteuse. En ce moment on traversait un long carré de fraisiers.

— N’aimez-vous pas les fraises, Madame ? lui demanda l’horticulteur femelle millionnaire, d’un ton bonhomme.

— Je les aime beaucoup, au contraire.

— Eh mais, il ne tient qu’à vous d’en prendre !

— Je vous rends grâce, Madame, lui repartit tranquillement Mme Raimbaut, mais comme il faudrait me baisser pour les cueillir, et que je suis très hautaine, je préfère m’en passer.

Elle avait alors toisé la robe de cinq cents francs de la parvenue, du haut de ses six mètres de foulard gris, d’un air significatif qui voulait dire : — La richesse ne me déplaît pas ; je mordrais assez volontiers aux pièces de cent sous, mais je ne me courberais point afin d’en ramasser dans la poussière d’une route.

Cette réponse devait être commentée.

Le curé, M. Ferret, déclara que Mme Raimbaut manquait complètement d’humilité ; et si les esprits forts de la ville affectaient de rire de l’opinion du curé, entre eux, ils se taisaient à la maison à cause de leurs femmes dont les susceptibilités se dressaient si rageuses qu’une représaille s’annonçait inévitable.

L’église de La C… possédait aussi bien qu’une autre ses os de saints, taillés dans des tibias de quadrupèdes quelconques, qui étaient censés tressaillir tout comme des os authentiques, lorsqu’un scandale se produisait. Il arriva donc que les épaules des pucelles de l’Archiconfrérie furent agitées d’un grand tremblement à la procession du dimanche, en pensant aux iniquités de Mme Raimbaut, au point que la châsse qu’elles soutenaient oscilla faiblement.

On se répétait à voix basse que Sabine se présentait comme une athée et que son arrivée dans le département pouvait tourner en malédiction. Peu s’en fallut qu’on ne voilât les statues des saints comme lorsqu’une ville est en interdit. La femme du greffier et celle du percepteur envoyaient, chacune de son côté, des lettres anonymes à la maison Raimbaut, pendant que le curé qui n’avait reçu aucun cadeau pour son église de la part des nouveaux époux, commençait à « la trouver mauvaise » selon le terme.

Le jour de la fête d’un des patrons de la paroisse arriva. L’abbé Ferret invita ses paroissiens à contribuer par des dons de diverse nature à l’embellissement de la chapelle. On dépouilla les jardins. Lorsque vint le tour de celui de Sabine, elle déclara qu’elle n’offrirait qu’un bouquet, et défendit hautement qu’on dévastât ses parterres. M. Raimbaut ne vit là qu’une preuve caractérisée du goût de sa femme pour sa propriété où il espérait la retenir longtemps, et, quoique ennuyé, il ne se plaignit pas, comprenant que s’il laissait l’église prélever une dîme dans sa maison, sa femme la déserterait. Mais l’indignation générale n’eut aucunes bornes, et le maire avertit en sous-main l’ex-conseiller des mécontentements de la préfecture au sujet de la conduite dans laquelle s’obstinait Mme Raimbaut.

Raimbaut retourna chez lui en proie à une sourde angoisse. Que lui pouvait-on ? Rien. Et, cependant, il sentait son crédit ruiné. Aussi n’essava-t-il pas grand préambule pour informer Sabine des événements.

— C’est fâcheux, excessivement fâcheux, acheva-t-il, en concluant ; on a toujours assez d’ennemis.

— Est-ce que le curé vous fait peur ?

— Je n’ai peur de personne ici. Mais enfin…

— Mais enfin, vous redoutez tout le monde. Il faudrait cependant vous décider à opter pour ou contre les idées cléricales ?

— Ma chère, l’autorité finit quand même par rester à ces gens-là.

— Alors communiez, allez au sermon ; moi, je vous attendrai ici.

Raimbaut se gratta l’oreille.

— Je crains que cela ne nous vaille un vacarme d’enfer, votre refus de fleurs.

— Soyez tranquille, répéta-t-elle, avec un singulier sourire, si le curé s’avise d’être méchant, je le mettrai à la raison.

Elle ne connaissait pas la rudesse de la tâche dont elle parlait en si haute désinvolture. Les maisons elles-mêmes paraissaient garder derrière les vantaux impitoyablement fermés quelque rouge colère que le four clérical chauffait à blanc, Çà et là un rideau tordu d’humidité laissait paraître un coin de vitre contre laquelle on apercevait le parchemin d’une peau de dévote, dont la fibre ricanait. D’autres ascètes frottaient l’une contre l’autre leurs mains sèches ; chez trois ou quatre impotentes de la paroisse se tenaient des conciliabules ; on devinait des ombres circulant entre les vieux bois pâlis des meubles, et dans les plis des tentures. Au fond d’une grande maison de la place, deux douairières de la mercerie, assises au coin du feu, quoique au mois de juillet, devisaient sur Sabine et crachotaient dans les cendres du foyer les dernières expectorations de l’asthme qui devait les emporter.

Entre les arbres également coupés et plantés, sous l’ombrage débonnaire de la feuille du tilleul provincial, les habitants accomplissaient maintes évolutions mesurées sous les fouaillées de la haine. Le feuillage des ormes se dressait si serré, si touffu, qu’il ne s’en dégageait aucune transparence bleuâtre ; c’étaient de véritables ormes de couvent faits pour protéger d’un rideau immobile la ceinture incendiaire de désirs, qui piquait de temps à autre les flancs des filles deux fois majeures quand elles s’égrenaient au milieu de la place à la sortie des vêpres.

On aurait cru que, pour s’exercer à la méchanceté, les femmes allaient volontiers entendre les réquisitoires du substitut aux phrases finement moulurées pour la calomnie ou l’insinuation. Il semblait que ces créatures conservaient dans leurs veines les dernières gouttes d’un sang de magistrat, tant la salive qui roulait les mots et la langue qui les prononçait les jetaient pareils à des têtes de vers grouillants. Ces drôlesses auraient été mariées à des présidents de chambre correctionnelle qu’elles n’eussent été ni plus enragées ni plus vipéreuses. Leurs dents d’ogresse paraissaient empruntées à la mâchoire de sanglier du sieur Brissout de Barneville. C’était comme si cet homme eût mis bas un nombre illimité de femelles, tant le type du loup cervier demeurait acquis au faciès de ces colombes d’innocence, qui rougissaient parfois d’un rouge de président en train d’avaler un inculpé comme une dragée.

Rien, du reste, ne peut rendre l’agitation de la petite ville au moment où Mme Raimbaut y essayait son installation. Si l’on n’a point pour son compte passé six mois de stage en semblable endroit, le récit le mieux circonstancié n’en donnera aucun reflet. Là les moindres indices, pour pousser une enquête et provoquer une irruption dans la vie privée, sont scrutés avec férocité. Un faible incident s’y accentue en prenant une largeur épique. Le pas qu’on entend craquer sur le sable inonde les artères de sang. Le bruit d’une ferrure, la roue d’un fiacre qui passe rapide, un son de cloche annonçant une agonie, un nom nouveau jeté comme publication de mariage dans les armoires à treillis de la mairie, une bonne qui lira attentivement son journal, en grimaçant d’un air significatif, une distraction du curé en disant la messe, du linge d’une finesse ou d’une ornementation différente de celle qu’on a l’habitude de voir dans les paniers des blanchisseuses de certaines clientes quand elles viennent à domicile : tout cela est passé au crible de la magistrature et de la bourgeoisie.

Pendant que ces intrigues marchaient, Jonquille arrivait, porteur de diverses lettres que Duvicquet et Renée n’avaient pas voulu confier à la poste. Sabine, après plusieurs conférences secrètes avec le rapin, parut prise d’une subite résolution.

— Voulez-vous que je vous réconcilie, vous et le curé, demandait-elle un matin, à son mari ?

Raimbaut la regarda d’un air étonné.

— Est-ce que vous croyez la chose possible ?

— Donnez-moi seulement votre assentiment, sans exiger que je vous indique quels seront mes moyens.

— Vous l’avez, fit-il, non sans hésiter un peu.

Elle ne s’arrêta pas à scruter son hésitation et dressa ses batteries.

Ce même jour, le curé, stupéfait, entendait annoncer chez lui Mme Raimbaut. Pendant dix minutes il observa une excessive réserve ; au bout d’un quart d’heure, sa visiteuse le subjuguait, et il avouait le chagrin secret qui le dévorait : la petite chapelle de Saint-Clair enlevait la moitié des offrandes qui auraient dû s’adresser à l’église paroissiale de La C…, dont il était le pasteur.

— Et d’où vient cette rivalité, Monsieur le curé ? interrompit Sabine en paraissant prendre un vif intérêt aux doléances du prêtre.

— Hélas ! Madame, les gens de Saint-Clair sont en possession des reliques d’une sainte dont la châsse nous appartiendrait de droit, pour être offerte en vénération à nos fidèles paysans, et que, par un singulier privilège, ils ont obtenu de Monseigneur l’autorisation de garder ; nous n’avons que des reliques sans aucune autorité, et dont le nom n’éveille aucun souvenir historique, en sorte que…

Ici le curé eut un sourire amer.

— En sorte que, acheva Sabine, les dons en argent et en nature vont à Saint-Clair, en passant par-dessus votre cure.

L’ecclésiastique fit un geste d’assentiment, en étouffant un soupir.

— Et qu’a répondu Monseigneur à vos justes plaintes ? interrogea la jeune femme.

— Il m’a dit : — Mon cher curé, ayez une patronne, une sainte, un bienheureux, tout ce que vous voudrez à présenter au culte de vos ouailles, mais ne me parlez pas d’ôter la châsse de Saint-Clair.

— Eh bien, savez-vous une chose, Monsieur le curé ? reprit Mme Raimbaut, après avoir rêvé quelques minutes, je ne serais pas éloignée de croire que j’aurais votre affaire, moi ; et les gens de Saint-Clair enrageraient furieusement.

Le curé, abasourdi, regarda celle qui lui parlait ainsi ; il vit une si franche expression dans sa physionomie, tant de limpidité dans son regard, qu’il ne douta pas de sa bonne foi.

— Vous vous taisez ? poursuivit Sabine gaiement. Je conviens que ma jeunesse et mes allures ne s’harmonisent pas précisément avec la proposition édifiante dont je me constitue l’interprète. Mais au bout du compte, Monsieur l’abbé, vous resterez libre de la refuser, vous ou Monseigneur, car je compte certainement soumettre la chose à notre digne évêque, à l’un de mes prochains voyages à Bourges.

Ces dernières paroles furent le « Sésame, ouvre-toi » de l’intelligence du curé. L’idée que Monseigneur pourrait lui souffler au profit d’une autre paroisse les reliques d’un saint inédit, cette idée l’enflamma d’une rougeur d’athlète.

— Voyons, voyons, s’écria-t-il, plein d’enjouement, je vous écoute, ma chère dame.

— Imaginez-vous, Monsieur le curé, qu’une de mes tantes, vieille fille de soixante-dix-neuf ans, est morte en odeur de sainteté, me léguant pour unique fortune un grand vase scellé à la cire, un vase sans valeur, si l’on considère l’objet sans le contenu, et d’une réelle valeur, si l’on s’arrête à ce qu’il renferme.

— Voyez-vous ça ? s’exclama le pasteur ouvrant des yeux gloutons.

— Ma tante, continua Sabine, imperturbable, professait pour sainte Gudule un culte exagéré. Elle la préférait à sainte Geneviève et à sainte Brigitte.

— C’était un tort, reprit le curé voulant accentuer sa tenue d’un léger blâme. Oui, c’était un tort ; car sainte Gudule est une sainte de Belgique, et sainte Geneviève et sainte Brigitte sont des saintes gauloises.

— Oh ! très gauloises, en effet, murmura Mme Raimbaut, sans que le curé soupçonnât un seul instant le sens qu’elle attachait au mot gaulois ; mais que voulez-vous ? ma tante n’avait pas l’esprit de clocher.

— On fait son salut sans cela, interrompit le curé, redevenu bon enfant.

— Bref, ma tante Perpétue, — car elle s’appelait Perpétue, — ma tante Perpétue alla à Bruxelles avant de mourir, et en rapporta, je vous le donne en cent, je vous le donne en mille…

— Je crois deviner, dit le curé tout ému.

— Elle en rapporta l’os du métacarpe de sainte Gudule.

Le curé regarda deux fois Mme Raimbaut qui reçut sans broncher ce fulminate de regard.

— Et vous avez en votre possession ce précieux objet ? balbutia-t-il enfin.

— Non, Monsieur le curé, on ne voyage pas avec des reliques saintes, quand on accomplit un voyage de plaisir ainsi que notre voyage de noce.

— C’est juste, c’est juste, répéta le pasteur, remarquant le sérieux de son interlocutrice ; vous avez raison, Madame, votre conduite est très édifiante. Ainsi ces ossements sont restés chez vous, à Paris ?

— Non, Monsieur le curé, ils sont entre les mains de mon confesseur, qui les a reçus à la mort de ma tante et me les conservera jusqu’à ce que je trouve moyen de les déposer en un lieu de vénération.

— Mais voilà qui tombe à merveille pour notre chère paroisse, s’écria le prêtre !

— À merveille, Monsieur l’abbé. Jamais l’expression n’a été aussi juste, car je soupçonne l’os du métacarpe de sainte Gudule capable d’opérer des guérisons instantanées.

— En vérité ?

— Principalement l’entorse…

— Mon Dieu, auriez-vous vu par vos yeux ?

— Vous comprenez que mon témoignage n’est rien… Aussi, je crois qu’il faudrait tenter une expérience. Cependant, je puis vous jurer que ma tante a été guérie d’une foulure au pied en appliquant dessus l’os en question.

— Alors, Madame, vous devez comprendre que faire profiter ma cure du bénéfice de pareilles reliques…

— Qui attireraient à La C… le pèlerinage de nombreux et riches étrangers, souligna Sabine.

— C’est ce que je voulais dire ; le bénéfice de semblable possession serait inestimable et vous vaudrait la reconnaissance de la ville entière.

— Dans ce cas, Monsieur le curé, soyez certain que les reliques de ma tante ne tarderont pas à être transportées ici dans un reliquaire que je vous demande la permission d’offrir à votre église.

Le curé se leva, saisi d’un transport, et faillit entonner un hymne d’allégresse. C’était la fortune, c’était la revanche sur le desservant de Saint-Clair se carrant dans son importance si près de lui, qui se dévoilait sous les traits de Sabine.

— Que Dieu vous bénisse, chère dame, que Dieu vous bénisse, répétait-il en la reconduisant ; n’oubliez pas de rappeler à M. Raimbaut que, quoique séparé de nous par ses opinions, nous le tenons pour un galant homme, avec lequel nous espérons nous entendre, acheva-t-il d’un ton significatif, en saluant respectueusement Sabine.

Mme Raimbaut prit congé du curé en empruntant le cérémonial de 1830.

— Donne-toi une entorse au plus vite, dit-elle en rentrant à Jonquille qu’elle entraîna dans sa chambre.

— Une entorse ? s’exclama le rapin étourdi ; merci !

— Ah ! c’est comme cela ? reprit Sabine en se croisant les bras ; c’est comme cela ? Tu refuses ta collaboration à mes actes, ta complicité à mes projets ? Saül trouvait du moins dans David un remonteur de corde morale qui, lorsqu’il sentait les soucis l’envahir…

— Je le sais, s’écria Jonquille, la petite de notre concierge me l’a raconté.

— Macbeth…

— Qu’est-ce que c’est que ça, Macbeth ?

— Un homme qui avait des remords…

— Ah !

— Mais comme il était juste, il les partageait avec sa femme.

— C’est bon, je ne demande pas mieux que de partager vos remords, puisque au bout du compte l’expression des remords fait partie de la peinture d’histoire.

— Alors tu te donneras une entorse ?

Jonquille cligna de l’œil,

— Ça y est, conclut-il, subodorant quelque farce à un bourgeois.

Le rapin ne se faisait, du reste, prier que pour la forme ; un quart d’heure après cette conversation, la chute d’un corps retentissait dans l’escalier, et les cris de Jonquille remplissaient la maison de vacarme ; on le transporta dans sa chambre, on lui banda le pied droit, en y étendant des compresses d’eau-de-vie camphrée, et ce petit incident dura à peu près une heure et demie.

M. Raimbaut rentra pour le dîner ; il avait rencontré l’abbé Ferret qui s’était montré charmant.

— Qu’avez-vous donc promis à notre curé ? demanda-t-il à Sabine, en lui racontant sa conversation d’un air radieux.

— Vous sentez bien, mon ami, que je n’ai rien promis, mais seulement laissé entrevoir que vous consentiriez à offrir un reliquaire à la paroisse.

— De grand cœur, ma foi ! s’il ne faut que cela pour rentrer dans les bonnes grâces de ces gens-là ? Ainsi, voilà ce dont vous avez causé pendant votre visite chez lui.

— Dame, je n’ai pas joué, assurément, à « je vous vends mon corbillon. »

— Soit, j’irai ce soir à Bourges et je vous rapporterai l’objet.

Tandis que s’exécutaient les préparatifs du départ de M. Raimbaut, Sabine entamait un entretien secret avec Jonquille, qui, au sortir de cette conférence, se prit à crier de plus belle contre les tortures qu’il endurait. Le lendemain, il essayait de se lever, et de marcher en boitant ; le surlendemain son état ne paraissait pas meilleur.

— Je vois bien que je resterai estropié toute ma vie, répétait-il en larmoyant.

Il profitait de l’importance qu’on semblait attacher à son état pour se faire servir des morceaux de choix, et déclara au cuisinier de la maison qu’il ne voulait manger que du poulet. Naturellement, on ne lui refusait rien, et le cinquième jour, après une causerie assez longue entre lui et Mme Raimbaut, il déclarait qu’il entrerait à l’hôpital si sa guérison ne marchait pas mieux.

— M’est avis, marmottait la vieille femme de charge de la maison, que si ce garçon voulait commencer une neuvaine, y marcherait bientôt, dà !

— Allez-vous me ficher la paix, vous et vos mômeries ? répétait Jonquille pour la centième fois.

Et il se remettait à marcher en gémissant.

Ce matin-là, Sabine se rendait ostensiblement au presbytère.

— Monsieur le curé, annonça-t-elle au prêtre, vous trouverez à cinq heures, à la sacristie, une certaine caisse en bois de santal, qui contiendra, dans un étui de marocain, un reliquaire à l’occasion duquel Monseigneur, paraît-il, a daigné donner son avis.

— Est-il possible ? s’écria le curé radieux. Ah çà, vous nous l’avez donc changé, notre digne prélat ?

— Une visite que lui a rendue mon mari a opéré cette transformation.

— Ah Madame ! ah ! ma chère enfant ! comment vous dire… ?

— Une chose importante que j’oubliais… J’ai également reçu de mon confesseur l’os du métacarpe de sainte Gudule ; cela m’est arrivé hier, et si je ne vous l’ai pas apporté de suite, c’est qu’un accident survenu à un jeune homme qu’on m’a adressé de Paris dernièrement a bouleversé notre maison.

— En effet, j’ai entendu parler de cela, fit gracieusement le prêtre, et si je ne me suis pas présenté chez vous, c’est que je voulais choisir un moment plus opportun. Et votre hôte, est-il dangereusement blessé ?

— Je ne le pense pas ; ce qui l’exaspère, c’est de n’aller ni mieux ni pis.

— C’est fâcheux, répéta le curé, pour répondre quelque chose.

— Monsieur l’abbé, reprit Mme Raimbaut, ne pensez-vous pas qu’on pourrait expérimenter, en nous servant de ce garçon, la vertu de nos reliques ?

Elle regarda très bravement l’ecclésiastique en face.

— Nous y voilà, pensa le pasteur. Elle a son petit miracle dans sa poche, pour sauver la prochaine élection de son mari. Pourquoi pas, au bout du compte ? C’est un moyen comme un autre, et les bénéfices nous en reviendront toujours. — Madame, reprit-il prudemment, on peut toujours tenter une expérience, un attouchement des ossements sacrés sur la plaie du jeune homme.

— Cela n’est pas difficile, répondit-elle en hochant la tête ; ce qui l’est davantage, ce sera de disposer le blessé à y consentir.

— C’est donc un athée ?

— Absolument.

— Raison de plus… Ah ! mais non, réfléchit-il mentalement, si c’est un athée, il ne se prêtera pas à feindre un mal qu’il n’éprouve nullement peut-être, pour se déclarer hors de danger après. Elle me parle de ce garçon afin de m’insinuer que je pourrais trouver un malade complaisant. Voyons, je ne vois que la mère Mathieu qui pousserait le zèle jusqu’à s’échauder héroïquement, si c’était nécessaire, et crier que les reliques l’ont guérie ; moyennant cent francs, on aurait un miracle, mais ça coûtera certainement ça.

— À quoi réfléchissez-vous, Monsieur l’abbé ? demanda Sabine de sa voix douce.

— Je pense, Madame, qu’un miracle ne s’obtient pas si facilement, et que si, par hasard… Notez que je ne mets nullement en doute l’intervention efficace de sainte Gudule…

— Vous voulez dire du métacarpe.

— Justement. Non, je ne le mets pas en doute ; mais enfin, si la volonté de Dieu se refuse à ce que la guérison ait lieu…

— Ah bien, par exemple, s’exclama Mme Raimbaut, oubliant son rôle, si Dieu se mêle de paralyser le bon vouloir de ses saints, il y a concurrence déloyale. Qu’il guérisse lui-même, alors, s’il empêche les autres de s’en occuper.

— Madame !… interjeta le prêtre scandalisé.

— C’est vrai, Monsieur l’abbé, j’ai tort… j’ai grand tort. Mais que voulez-vous ? j’ai vécu dans la vénération des pieuses reliques que je vous apporte, je suis certaine de leur efficacité, et si vous ne m’aidez pas mieux à les faire valoir…

Et elle fixa le prêtre de nouveau.

Cette fois il y eut échange de promesses mentalement souscrites de part et d’autre.

— Gare à vous, si vous me jouez, exprimait l’œil de l’ecclésiastique.

— Et vous pouvez vous attendre à de fières représailles si j’échoue, assurait non moins clairement le regard de la jeune femme.

— Nous convenons donc, commença l’abbé Ferret, que votre hôte ne se prêtera guère à l’expérience.

— Je me charge de l’y décider, au contraire, pourvu que les choses ne se passent pas publiquement.

— Comment donc ! reprit le prêtre rassuré, mais je ne demande pas mieux. Comme cela, l’autorité religieuse ne sera point compromise en cas d’insuccès.

— Allons, c’est chose convenue, déclara Sabine en se levant ; demain matin, après votre messe, je me charge de décider mon infirme à venir à la sacristie, et ce soir, vous pourrez, Monsieur le curé, introduire les précieux os de sainte Gudule dans le reliquaire que nous vous offrons.

Pendant qu’elle s’inclinait cérémonieusement, le prêtre sentit qu’il était sous le coup d’une volonté supérieure à la sienne et, d’un trait, comprit qu’elle l’avait engrené en un dessein prémédité depuis l’instant où elle franchissait le presbytère pour la première fois.

— Ô païenne ! pensait-il, en se promenant durant les heures qui suivirent ; ô suppôt de Satan ! pourvu que je réussisse à vaincre ! Mais non, cependant, reprenait-il, mais non ; c’est simplement une femme ambitieuse, qui se sert de nous, afin de pousser son mari ; c’est à nous de mettre le prix à notre alliance. Ah ! le clergé… le clergé… on le bannit, on l’outrage, et il faut quand même obtenir son concours. On ne peut rien sans lui.

Et, plein de ces orgueilleuses pensées, le prêtre se leva, remettant au lendemain matin le soin d’aller déballer les objets qui l’attendaient à la sacristie. Ce jour-là, de bonne heure, il se rendait compte de la richesse du cadeau, et son amour-propre était visiblement caressé ; il retira délicatement, avec une pince d’argent, de petits fragments contenus en un sachet de satin, et les introduisit dans le médaillon de cristal cerclé d’or fin du reliquaire. Lorsqu’il eut terminé, il sourit du bel effet que ferait dans l’église le don de M. Raimbaut ; il se vit essayant majestueusement sur ses ouailles prosternées les attouchements de l’os du métacarpe de sainte Gudule ; il songeait à l’importance que cela lui donnerait dans le département, aux sermons qu’il débiterait, aux visites de gens riches et malades qu’il allait recevoir. Il se voyait appelé chez l’archevêque qui lui disait en lui tapant le ventre :

— Ah çà, curé Ferret, nous avons donc voulu faire parler de nous ? Allons c’est très bien, mon gros, c’est très bien, vous avez mené les choses intelligemment, mais toute peine mérite salaire ; que demandez-vous ?

Et l’abbé, s’inclinant humblement, assurait son supérieur qu’il se trouvait trop payé d’avoir contribué à la gloire religieuse du département ; pourtant si Monseigneur jugeait à propos de le récompenser, il prendrait la première cure qui le rapprocherait de Paris. Alors l’archevêque lui tendait la main d’un geste amical :

— Allons, c’est entendu, curé, c’est entendu ; revenez me voir dans trois semaines ; en attendant, je vous garde à dîner.

En proie à des rêves pareils, M. l’abbé Ferret tremblait que Sabine ne vînt pas : il l’aurait effrayée, il n’aurait pas dû lui laisser entrevoir qu’il se méfiait. Cette jeune femme semblait fière ; pourvu qu’il ne l’eût pas blessée ? Neuf heures, et personne… ses vicaires partaient, le sacristain se rendait aux champs. Morne, il jetait un coup d’œil dans l’église déserte, lorsqu’enfin son cœur battit à se rompre : il venait de reconnaître Mme Raimbaut traînant après elle un jeune garçon que soutenait également la femme de charge, Annette. Mais alors il éprouva une angoisse atroce.

— Seigneur Dieu ! réfléchit-il… si c’est un vrai malade, qu’est-ce que nous deviendrons ? Est-ce qu’elle s’est moquée de moi ?

Un coup d’œil que lui jeta Sabine en approchant le rassura en le pénétrant d’une joie immense.

— Non, non, pensait-il, elle m’a compris, c’est mon alliée, nous réussirons.

— Mille tonnerres ! rugit le rapin, en entrant dans la sacristie.

— Excusez, Monsieur le curé, murmura la vieille Annette en se signant, excusez-le ; depuis une heure il n’a que des imprécations à la bouche.

— Taisez-vous, Annette, intima Mme Raimbaut.

— Monsieur le curé, demanda Jonquille, ça serait-il un effet de votre bonté de me donner le reste de votre vin blanc, qui vous a servi à la messe ?… J’ai le cœur qui s’en va, ma parole…

— Miséricorde ! s’écria Annette, en se reculant.

— Tenez, reprit le curé, ouvrant une armoire et prenant une bouteille et une timbale. Voilà qui vous réconfortera.

Il lui versa la valeur d’un verre de vin blanc que le rapin but lestement.

— À présent, commença Jonquille, me v’là à vos ordres, Monsieur le curé ; quoique, à dire vrai, c’est par considération pour Madame, qu’est si bonne, que je me prête à l’expérience ; vous devez comprendre qu’au fond…

Il n’acheva pas, mais il fit claquer sa langue.

— Assez, mon enfant, assez, répéta le curé qui recommençait à être inquiet.

Mais Sabine le rassura encore d’un regard.

M. Ferret saisit son étole qu’il baisa, la passa à son cou, et pendant qu’Annette débandait la jambe du rapin, Jonquille exhalait des gémissements désespérés.

— Ah ! je me trouve mal, râlait-il, en tournant les yeux, au point que Sabine demeura une minute effrayée.

M. Ferret venait de s’agenouiller devant le reliquaire, il en enleva les parcelles précieuses.

— Est-il prêt ? interrogea-t-il, d’une voix ferme.

— Voilà sa jambe, balbutia Annette, interdite ; je le tiens, Monsieur l’abbé, je le tiens.

Et elle s’accroupit ; on lui aurait assuré que l’explosion d’un coup de foudre allait accompagner l’acte d’imposition des reliques qu’elle n’eût pas été plus agitée, ses bras tremblaient.

— Finissez donc ! vous me chatouillez, gronda le rapin.

Sabine s’empara des mains de Jonquille, le curé s’agenouilla.

— Mon ami, dites avec moi : « Seigneur, que votre volonté soit faite et non la mienne. »

— Seigneur, que votre volonté soit faite et non la mienne, répéta Jonquille d’un accent d’enfant de chœur.

Le curé promena légèrement les reliques sur l’orteil du jeune homme, traça un signe de croix, se leva, et alla replacer silencieusement les objets bénits dans le reliquaire.

— Eh ! Madame, voyez donc ! voyez donc ! s’exclama la vieille fille en se relevant à son tour. Il remue, Seigneur Jésus ! il remue !

— C’est, ma foi, vrai, sac à papier ! cria Jonquille. C’n’est pas une plaisanterie.

— Eh bien, jeune homme, demanda paternellement l’abbé Ferret, croirez-vous en Dieu, maintenant ?

— En Dieu, j’n’en sais rien, Monsieur l’abbé… mais en sainte Gudule… ah ! oui, par exemple ; elle ne perd pas son temps, au moins, celle-là, pendant qu’elle est en paradis. C’n’est pas comme les autres, ses camarades. Tas de fichus paresseux ! vous n’avez pas honte de vous laisser ainsi passer sous le nez, en popularité, par une femme ? Pas un qui soigne ses élections, là-haut, pas un ; faut que ça soit une fille qui leur dame le pion !

— Voyons, Jonquille, vous manquez de respect à notre bon curé, observa Mme Raimbaut impassible.

Laudate, pueri, Dominum ! glapit le rapin en exécutant la roue autour de la sacristie, pendant que ses pieds menaçaient le nez du curé.

— Jonquille ! ordonna Mme Raimbaut, qui n’en pouvait plus.

— Il est fou ; la joie de sa guérison l’a rendu fou, ajouta Annette.

— Laissez-le, interrompit le curé, laissez-le ; je ne déteste pas l’explosion de sa joie naïve ; qu’importe comment elle se manifeste, puisqu’elle est sincère ? David a dansé devant l’arche.

— Madame, reprit la domestique, je vais annoncer la nouvelle, et ceux qui nous jettent la pierre seront joliment attrapés du miracle qui leur pend au nez.

Jonquille avait renoncé à ses tours d’acrobate pour remettre son soulier et ses linges.

— Du tout, fit-il avec autorité, c’est moi qu’ça regarde ; c’est moi l’chéri, le trognon de sainte Gudule, c’est moi qui me charge de proclamer la chose ; c’n’est pas votre affaire.

— Mais, Monsieur Jonquille, interjeta la vieille courroucée.

— Taisez-vous, femme, taisez-vous ; vous parlerez, mais après moi.

Et, sans qu’on ait eu le temps de le retenir, le rapin s’élança dehors au grand ébahissement du curé et de la dévote servante. Sabine salua le pasteur et partit en traversant l’église tranquillement. Elle voulait laisser au prêtre le temps de réfléchir aux événements qu’elle avait amenés, et aux moyens dont elle disposait. Annette la suivit de loin.

— Pourvu que ce garnement n’aille pas compromettre notre succès, se répétait tout bas le curé en retournant chez lui.