Grande Imprimerie (p. 167-181).


X


La rue de la Chaussée-d’Antin était silencieuse ; dans la chambre de celui que la France annonçait vouloir se choisir pour maître, cinq ou six bougies achevaient de se consumer ; on devinait que les meubles devaient avoir été violemment dérangés avant le départ du dictateur. Quelques papiers froissés gisaient au milieu du tapis : journaux illustrés, caricatures sanglantes annotées fébrilement au crayon bleu et rouge, par le sieur Dumangoin, attaché aux antichambres du Palais-Bourbon, et cousin de Barras, étalaient leurs crêtes menaçantes ; l’une de ces charges, signée : « Alfred le Petit », représentait le président de la Chambre levant la jambe et lâchant sur son programme de Belleville un gaz parti du centre de son individu. Jamais le coup de crayon du terrible Juvénal de la charge moderne n’avait traduit d’un trait aussi virulent notre rage froide à tous ; jamais on n’avait mieux mordu en pleine viande le masque empâté du fils du marchand de Cahors, de celui auquel devenait plus que jamais applicable l’ancien proverbe : « Que dans le pays des aveugles les borgnes sont rois. » À la façon dont la barre rouge de Dumangoin accomplissait son évolution au-dessous de la signature d’Alfred le Petit, on pouvait constater quelle importance présentait la trouée du caricaturiste et quelle ivresse sourde elle causait à ceux qui se sentaient d’avance peser aux épaules la tyrannie du Manitou.

Vers minuit et demi, la porte de la chambre, brusquement poussée, donna entrée à la personne de M. Dumangoin, suivi d’un bonhomme au profil alsacien, laid comme toutes les figures d’accompagnement, rappelant le type du frotteur à s’y méprendre.

— François n’est pas encore rentré ? la couverture n’est pas faite ? que se passe-t-il donc ? remarqua Dumangoin, d’un ton de mauvaise humeur marquée. Savez-vous quelque chose, Krumler ? Dites, oui ou non, savez-vous quelque chose ? Si vous ne savez rien ce n’est pas la peine de parler.

— Il me semble que je ne parle pas non plus, se contenta de répondre celui que l’on interpellait.

— Il est vrai d’ajouter qu’on ne devrait vous adresser la parole que lorsque vous êtes encore à jeun, riposta aussitôt Dumangoin.

— Je vous remercie, vous êtes trop bon, — comme toujours, reprit l’homme à figure de frotteur en s’allongeant sans façon dans un fauteuil.

— Ah çà, est-ce que vous allez dormir ?

— Tiens, si je voulais, ne suis-je pas autant le maître que vous chez Barras ?

— À votre aise, digérez votre choucroute et votre bière.

— Ma choucroute ? par exemple ! voilà quinze jours que j’en demande à cor et à cri, et qu’on fait mine de ne pas m’entendre. Ma choucroute ! elle est bien bonne, celle-là ! Depuis que Barras aspire au faubourg, il bannit tous les plats que j’aime, tous !

— Au faubourg ? gronda sourdement Dumangoin ; vous ne pourriez guère vous y présenter, vous, qu’avec un seau d’eau de chaque main, en grimpant l’escalier de service.

— La généralité des porteurs d’eau ne me ressemblent pas, Monsieur ; du reste, je ne tiens nullement à la forme, je ne me préoccupe que du fond, moi.

— Oui, oui, on sait que vous avez de l’estomac.

— Je suis un homme prudent ; je n’approuve en aucune façon, vous m’entendez, les tentatives du patron ; je le lâcherais si on n’avait pas besoin de moi ; fils de paysan, peu m’importe de tenir une charrue ou un mandat de député.

— Sans doute, vous êtes moins un homme qui invente quelque chose qu’un bœuf qui rumine.

— Eh ! eh ! le rôle du bœuf qui avance lentement, mais sûrement, ne compromet jamais le labeur, au moins. Du reste, je m’effacerais si je ne me reconnaissais aussi nécessaire, aussi inremplaçable. Je reste attaché au patron, certainement, mais la complaisance a des bornes ; il n’a pas pour moi la considération à laquelle j’aurais droit ; car, enfin…

— Car, enfin, il vous prive de choucroute depuis quelque temps, d’ail dans votre gigot et d’oignons dans votre soupe, n’est-ce pas ?

— Allez au diable avec vos sottises. Je suis autant que vous ici et vous ne m’en ferez pas déguerpir, entendez-vous, l’homme qui lisez la Revue des Deux Mondes au passage Jouffroy ?

— Sacrebleu ! où est le mal, quand j’irais deux fois par mois lire la Revue des Deux Mondes au passage Jouffroy ?

— Je ne prétends pas qu’il y a du mal, je prétends que nous avons chacun nos petites habitudes et qu’il n’y a pas à rire de moi si j’aime la choucroute.

— Idiot ! ne put s’empêcher de murmurer Dumangoin.

— Plaît-il ? reprit le sosie des frotteurs du quartier en se redressant. Vous dites, Monsieur ?

Comme Dumangoin ne daigna point répondre, Krumler tira de sa poche une énorme pipe en porcelaine qu’il se mit à bourrer tranquillement. Au moment où il allait l’allumer, la porte fut ouverte assez brusquement par celui que Dumangoin avait nommé François.

— Allons, allons, décanillons, et plus vite que ça, interjeta le nouveau venu en jetant la canne et le chapeau de Barras sur une causeuse.

— Est-ce qu’il arrive enfin ? demanda Dumangoin sans se presser.

— Et pas de bonne humeur, encore, je vous le promets, répliqua le domestique sans marquer grande déférence au cousin de son maître. Aussi gare la bombe s’il vous trouve de ce côté. Tenez, ne vous exposez pas, et filez.

Les deux hommes se levèrent alors et disparurent en imitant la prestesse d’une volée de perdreaux.

Deux minutes après, Barras entrait suivi d’un jeune homme aux cheveux bruns, au teint pâle et verni comme une porcelaine, d’un ensemble léché, luisant, ainsi qu’une peinture de Bouguereau.

— Et c’est vous, Armengaud, vous qui me donnez un pareil blâme ? répétait Barras, d’un ton de fureur concentrée.

— Moi-même, répéta froidement le jeune homme, moi qui n’aime pas la canaille mieux que vous, qui l’exècre encore davantage s’il est possible, mais qui n’aurais jamais montré une nervosité au point où vous l’avez laissé voir.

— C’est une plaisanterie ; il est de ces injures qu’un homme comme moi ne doit pas se laisser lancer à la figure.

Armengaud de Jumiège fit entendre un petit ricanement.

— Je vous répondrai ceci : Vous n’êtes pas plus républicain que je ne le suis moi-même, n’est-ce pas ? Mais au moins gardez les apparences de la fidélité à la cause que vous prétendez servir,

Si vous n’êtes Romain, soyez digne de l’être.

Ma mère vous le dirait, elle qui ne pourrait regarder un Bellevillois en face ; et elle ajouterait que traiter ces gens de canailles, de gueulards, n’a rien qui les puisse atteindre, puisqu’ils savent bien ce qu’ils sont, tandis qu’en votre bouche, ces mots-là donnent beau jeu à la réaction. Du reste, ajouta Armengaud, je vous avais prévenu que la salle serait dure à reluire, et ce n’était pas avec un discours engraissé de quelques je et de quelques moi qu’on devait la prendre ; il fallait y aller de biais, la saisir au flanc ou par les côtés. Voilà. L’important, maintenant, c’est de faire manœuvrer Carlamasse.

— François, le préfet attend-il toujours ?

— Je vais voir, Monsieur, répliqua le domestique, sans attendre un signe de Barras.

— Que voulez-vous ? reprit le jeune homme. La vérité est pour les masses comme pour les femmes : elle leur arrive souvent par des voies inconnues, mais elle leur arrive. Il est certain que, si faciles à entumultuer qu’elles soient, elles se méfient aujourd’hui autrement qu’hier ; il faut donc jouer serré. Du moment où vous avez voulu appartenir à la classe dirigeante, vous avez éteint vos colères ; alors, vous avez cessé, pour vos mandataires, d’être grand et excessif. Or, ce qui est excessif, seul, convient à ces drôles. La tâche d’obliger ces gens-là à croire au bonheur n’est pas mince, et cela me paraît impossible pour vous. À présent, ce que je rêverais plutôt, ce serait une alliance avec l’étranger ; à ce prix vous pourriez peut-être dire : « Ce serait m’élever encore que de descendre de la sorte. »

— Le rêve de Bonaparte, après l’échec de Brienne, soupira le dictateur. En suis-je donc arrivé à pareille extrémité ?

Il se rapprocha de son secrétaire.

— Un coup de maître ! un seul ! indiques-en un seul pour sauver ma popularité, s’écria-t-il, s’oubliant jusqu’à le tutoyer.

La porte s’ouvrit avant que le jeune homme ait pu répondre.

— M. Carlamasse ! jeta la voix du valet de chambre, qui se retira non sans dépit après l’entrée du fonctionnaire.

— Eh bien, Monsieur le préfet, il s’en passe de belles à Charonne ! s’exclama le dictateur, d’un accent et d’un geste furieux, tandis qu’un coup d’œil d’Armengaud le rappelait au calme.

Le préfet se courba en deux.

— Que voulez-vous, Monsieur le président ? Mon entrée en fonctions est encore si récente, que je n’ai rien pu empêcher. Aussi quand j’ai su la vérité ce soir par mes agents, j’ai préféré me rendre tout droit ici.

— Mais enfin, pourquoi vos hommes n’ont-ils pas pris la place des interpellateurs, bondé la salle et mis dehors les énergumènes ?

— S’il faut vous dire la vérité, nous manquions d’agents à poigne. J’ai trouvé le service dans un désarroi dont mon honorable prédécesseur, Alézieux, n’avait certes pas sondé le danger.

— Voyons, interrompit Armengaud, pendant que Barras se promenait à grands pas, l’œil et la main fiévreux, il s’agit de faire travailler les consciences politiques, Monsieur le préfet ; l’argent ne vous manquera pas ; mais avez-vous des gens intelligents à lancer sur les pistes ? Songez qu’il s’agit de marteler la cervelle des masses par la persuasion, et nous débarrasser en même temps des personnages dangereux.

— Monsieur le secrétaire, répartit nettement Carlamasse, l’opposition sourde dirigée contre M. le président se reproduit partout ; elle est dans certaines consciences rancunières, dans le livre qui paraît, dans le journal qui se fonde, dans les discussions d’après minuit au café du Rat-Mort, et même dans celles qui se produisent au café Cardinal à l’heure de l’absinthe ; seulement, tant qu’il y aura discussion, la position appartiendra quand même à M. le président, qui peut, demain, reprendre ce qu’il aura perdu hier. J’ajouterai à cela qu’il vient de se manifester en Berry un fait qu’il lui serait facile d’exploiter en regagnant les bonnes grâces du clergé.

Barras se rapprocha ; le préfet, se voyant écouté, poursuivit avec assurance :

— Un ancien conseiller bonapartiste, M. Raimbaut, a causé certain scandale aux catholiques de la petite ville de La Châtre, en employant, pour être élu conseiller général, des manœuvres frauduleuses. Il a offert à l’église des reliques qui ont été reconnues inauthentiques, si toutefois il est possible d’appliquer cette épithète d’inauthentique à des débris ne provenant du corps de personne. Ces soi-disant reliques de saint ayant été apportées au curé dans un reliquaire, les affiliés de Raimbaut faisant jouer les ficelles d’un miracle sur un complaisant individu, par l’imposition des ossements précités, et les consciences des dévots agissant là-dessus, on aurait nommé le sieur Raimbaut d’emblée au conseil général du Cher, en remerciement de la donation de l’os du métacarpe de sainte Gudule.

Barras regarda fixement le préfet pour s’assurer qu’il ne plaisantait pas.

— Des os de poulet au lieu d’une constitution, voilà donc ce qu’il te faut, vile multitude ! gronda le dictateur comme s’il eût été à la tribune.

— Du conseil général à la députation, poursuivit Carlamasse, il n’y avait…

— Que l’épaisseur d’une proclamation, interrompit Armengaud. — Et le drôle s’est présenté ?

— Heureusement, on a découvert la fraude avant le jour des élections. Raimbaut a été destitué. Du reste, il est en fuite, craignant sans doute les suites de l’affaire.

— En effet, reprit Barras rasséréné à demi, il y aurait là un bon scandale à jeter entre les jambes des bonapartistes qui se servent de pareils moyens pour pousser leurs créatures au pouvoir.

— Malheureusement, observa le préfet, aucun parti n’est derrière cet homme, c’est une fumisterie isolée.

— N’importe ; en vengeant le clergé, nous le gagnons ; ce Raimbaut nous apporte une fière aubaine.

— Il est certain, fit en souriant Barras, que c’est dur de poursuivre un homme qui vous rend un pareil service.

— Aussi ne le poursuivrons-nous pas officiellement, dit Armengaud, d’une voix brève ; nous nous contenterons de procéder par insinuation autour des auteurs du délit.

— À propos, demanda Barras, quels sont-ils ?

— Mais jusqu’à présent je ne vois que sa femme et un certain rapin appartenant au peintre Duvicquet.

— Tiens, Duvicquet est mêlé à la chose ? s’écria le président.

— Le connaissez-vous personnellement, Monsieur le président ?

— Non, fort peu ; mais Mme Abel le connaît de réputation ainsi que sa pupille.

— Je verrai demain Mme Abel, assura Armengaud. Avez-vous quelqu’un dont on puisse se servir pour déconsidérer Mme Raimbaut ?

— Quant à cela, répliqua Carlamasse, en se frottant les mains, je puis vous répondre que nous sommes favorisés. Des nombreux agents qu’a laissés mon honorable prédécesseur, il en est un, c’est-à-dire une envers laquelle on n’a pas été assez reconnaissant.

— Une femme ! murmura avec dédain Armengaud.

— Une femme ! Monsieur le secrétaire, répéta le préfet. Mais, bon Dieu ! qui donc, je vous le demande, qui donc recèlera le venin nécessaire à la dégradation morale des individus que nous voulons perdre, si ce n’est une femme ? Une femme ! dites-vous ; mais nous n’en avons pas assez ; mais il faudrait les inventer si nous n’en trouvions pas ; mais à quoi voulez-vous que servent les femmes sans emploi, si nous ne les racolons au passage et si nous ne les forçons d’être à nous ? Une femme ! mais si nous les repoussons, les prêtres, qui savent leur commander la manœuvre, s’en empareront…

— Calmez-vous, interrompit Barras, en riant. Et quel est le nom de celle que vous allez mettre en avant ?

Le préfet garda le silence.

— Son âge ?

Le préfet ne parla pas davantage.

— Soit ! reprit Barras après une pause. Vous voulez vos coudées franches, Monsieur le préfet. Il est certain qu’on ne peut vous demander d’agir en vous liant les bras.

— J’ajouterai même, Monsieur le président, que je désire une carte d’invitation en blanc pour la soirée de Mme Abel.

— Vous l’aurez.

— Un instant ! remarqua Armengaud, qui s’était contenté d’observer le geste et les intonations de Carlamasse ; un instant, Monsieur le préfet ! J’admets absolument que, pour des hommes comme nous, la police ne puisse être autre chose qu’une sorte de sous-fatalité destinée à faire naître les événements qui ne marchent pas à notre gré. Mais cependant il est indubitable qu’à nous autres, qui avons pour but de nous emparer de la tête et du cœur de la nation, on ne doit point cacher la moindre stratégie ; car si nous ignorons la nature du rouage qui accélère le jeu de la machine administrative, nous risquons fort d’être écrasés par elle…

— Monsieur, interrompit Carlamasse, si vous êtes complices, vous ne pouvez plus être acteurs ; car jamais vous ne mettrez à vos fronts le pli d’indifférence nécessaire au contact des instruments que, sans vous en douter, moi, fonctionnaire de la police, j’installe à vos côtés. Il faut — pardonnez-moi ce mot, Monsieur le secrétaire — que vous soyez les premiers gobeurs, les gobeurs volontaires de la comédie politique que j’organise dans vos maisons.

Le jeune homme hocha la tête.

— Les gouvernants, dit-il, les gouvernants ne peuvent et ne doivent former qu’un avec la police ; grâce à la police, il vous est possible de vitrifier une destinée, de souffler dedans comme un souffleur dans le verre, et de lui donner toutes les apparences que vous désirez qu’elle ait ; d’un coupable vous faites un innocent, et réciproquement. La police a l’immense pouvoir de substituer un individu à un autre, de réaliser du transformisme à volonté, moins les milliards de siècles nécessaires au parachèvement d’un être. Elle est celui qui est : l’omnipotent, le suprême, l’irrécusable, l’absolu. C’est elle qui constitue les nations fortes, ou les sociétés puériles. Sans l’espionnage élevé à la hauteur d’une institution, le législateur ou l’homme d’État n’exécutent rien. Elle crée les événements quand ils sont trop longs à paraître. Oui, nous disons vrai : c’est une sous-fatalité ; mais, je le répète, à la condition que les gouvernements ne se séparent pas d’elle. Supposez tant de grammes de perfidie, tant de grammes d’espionnage, mêlés à une forte dose d’arbitraire ? vous possédez alors le remède policier, la potion moderne qui, versée dans les familles désignées à l’avance par nous, chefs du pouvoir, nous livre chaque personnalité, pieds et poings liés, de la cervelle à l’estomac. Est-ce clair ?

— Vous avez raison, fit le préfet, saisi un instant par l’effet de volonté froide, tranchante que trahissaient les paroles du jeune autocrate.

— J’ajouterai qu’il nous est urgent de connaître jusqu’à la minutie les habitudes des moindres fractions de citoyens. Si nous ne les connaissons pas, comment enrayer leur volonté ? Si l’alcool bu par le peuple ne contient pas une dose suffisante capable d’alourdir ses sens, d’abrutir sa pensée, d’amollir ses élans de révolte et de l’engourdir graduellement, comment voulez-vous que la personnalité physique et morale des individus subisse le joug sans lequel un gouvernement ne parvient pas à s’asseoir définitivement sur les épaules ou sur les reins d’une nation ? En conscience, comment le voulez-vous, je vous le réitère ? Nous ne sommes plus au temps où l’on empoisonnait les fontaines publiques ; nous devons donc nous servir des alcools afin d’alourdir un peu nos administrés.

Et Armengaud de Jumiège se croisa les bras en regardant le fonctionnaire et le dictateur.

— Or, poursuivit-il implacablement, si le pouvoir est un, il n’en est pas moins subdivisé à l’infini ; c’est une unité double, triple, ou quadruple, comme vous voudrez. Seulement une unité dont tous les rouages doivent être d’accord pour opérer le même mouvement ; l’œil doit savoir où la main va se poser. En conséquence, vous ne pouvez garder à vous seul certaines initiations… et certains procédés. Quel est pour la dernière fois — je vous en adjure — le nom de la personne que nous devons admettre chez Mme Abel ?

— Jenny Varlon, répondit Carlamasse, non sans se mordre la lèvre inférieure ; et j’y ajouterai : la marquise de Mansoury.

Armengaud saisit son calepin et écrivit quelques mots.

— Mais alors, s’écria le préfet, pourquoi donc cette soustraction quotidienne de tous nos privilèges ? Autrefois la police était vraiment une institution ; d’elle seule dépendait la sûreté de l’État. Aujourd’hui c’est à qui trouvera de bon goût de restreindre nos pouvoirs, de nous demander en pleine Chambre des explications concernant la nature de tel ou tel fait qualifié d’arbitraire. On trouve un secret plaisir à nous humilier, à nous rabaisser ; les orateurs les plus choyés ne sont pas satisfaits, s’ils ne nous ont décoché quelques traits sanglants. La popularité ne s’obtient qu’à la condition de manger deux ou trois préfets de police…

— Laissez donc, interrompit Barras, qui désirait se coucher ; on ne veut point d’un État dans un État, c’est vrai ; mais j’entends, parbleu ! que vous ne fassiez qu’un avec l’État. Et maintenant, Monsieur, nous vous laissons prendre un peu de repos. Demain, à dix heures, je vous recevrai. Il est entendu que vous avez carte blanche pour agir à l’égard des Raimbaut.

Et le dictateur dénouait déjà son gilet d’un air las.

— Un instant, insista Carlamasse qui, ce soir-là, paraissait vouloir brûler ses vaisseaux. J’ai à vous prémunir contre un antagoniste que vous ne soupçonnez guère, Monsieur le président : Duclamel.

— Croyez-vous ? fit Barras en souriant. Quand Duclamel agirait en sous-main contre moi au Sénat, que peut-il ? quelle influence a-t-il ?

Et après avoir sonné François, le président salua le préfet qui, voyant la nouvelle à sensation préparée par lui déjà connue et en conséquence sans effet, se retira en déguisant son dépit.