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LE CAPTEUR DE CHIENS

Le poète Châtillon, qui ne pouvait souffrir les chiens parce que beaucoup portaient des paletots tandis que lui n’en avait pas, a dû se réjouir du haut de sa dernière demeure, s’il a eu connaissance du nombre exorbitant de représentans de la race canine immolés en fourrière l’année dernière. Il est vrai que les malheureux « toutous » supprimés n’étaient pas de ceux qui pouvaient porter ombrage à la jalousie du pauvre Châtillon. C’étaient, comme le poète, des vagabonds de la pire espèce. Ils n’avaient pas le cou pelé par l’emblème de servitude, et le seul collier qui se soit enroulé autour de leur gorge est la corde avec laquelle ils ont été étranglés.

Maigres, efflanqués, on les voyait, dans les rues des quartiers excentriques principalement, enfonçant leurs têtes dans les tas d’ordures, les entr’ouvrant d’un coup de gueule, et faisant concurrence aux chiffonniers. Parfois, un homme passait, s’arrêtait, saisissait la bête par la peau du cou, et s’en allait à grands pas ; il avait fait une capture pour la fourrière. Trois jours après, le chien était mort. On en tue de la sorte 500 environ par an.

On sait que rien ne se fait sans fôrme dans l’administration. On ne peut pas tuer un chien sans noircir pas mal de papier. La fourrière coûte à la municipalité une somme assez respectable par an ; il y a pour cela tout un petit service organisé. Les chiens possèdent leurs chasseurs, leur geôlier et leur bourreau, qui a beaucoup plus à faire que M. Deibler, fort heureusement, du reste.

Chaque matin, un commissionnaire spécial, nommé Thuillier, se présente au poste de la place de l’Hôtel-de-Ville, on lui donne pour compagnon un sergent de ville. Les deux hommes se mettent en campagne. Le second ne fait rien ; il regarde, il constate ; il est là pour l’ornement, presque pour le décorum. C’est Thuillier qui agit, Thuillier tout seul. Chaque chien errant qu’il capture lui est payé un franc on un franc cinquante. Les morsures qu’il reçoit sont par dessus le marché ; ce sont les désagrémens du métier.

Rien d’amusant comme cette chasse qui se fait généralement aux premières heures du jour. Les chiens, avec le flair qui les caractérise, sentent de loin un ennemi. Si quelques-uns moins fins se laissent approcher, il en est beaucoup d’autres qui se sauvent, la queue entre les jambes, se faisant le plus petits possible. L’alerte est bien vite donnée dans la gent canine ; il semble que les fuyards apprennent la nouvelle à leurs semblables qu’ils rencontrent sur le chemin. On voit de tous les côtés, rasant les murs, disparaissant dans les ruelles sombres, les bêtes de toutes races, de tout poil, de toute taille, et, derrière eux, à leurs trousses, le commissionnaire suivi par son sergent de ville dont le sabre bat les jambes et qui doit faire de singulières réflexions sur le métier de son compagnon.

Après cette promenade excentrique qui a duré deux ou trois heures, les chasseurs reviennent au poste. Là, on leur délivre un reçu et ils vont remettre leur proie entre les mains de l’exécuteur des hautes œuvres… canines, un équarrisseur qui s’appelle Haitte.

La fourrière se trouve très-loin, dans la rue du Trou-d’Enfer, auprès d’un cimetière. Les vagabonds à quatre pattes sont attachés dans un chantier en attendant que leur sort se décide. Ils ne sont pas malheureux, d’ailleurs ; pour beaucoup même, les derniers jours qu’ils passent en cet endroit doivent leur paraître les meilleurs de leur existence. Ils sont bien nourris ; on leur donne du pain, de la soupe, de la viande de cheval. On pense involontairement à ces condamnés auxquels on n’ose rien refuser à leurs derniers momens et dont tous les désirs sont satisfaits.

Ils se trouvent quelquefois réunis huit, dix, douze au même endroit, et alors les aboiemens vont leur train. Les petits chiens, les roquets, les boule-dogues sont d’habitude les plus nombreux, mais il se trouve parfois aussi de beaux animaux qui n’ont pas de colliers, qui ont perdu leurs maîtres ou qui ont été chassés pour une raison quelconque. Ceux-là inspirent plus de pitié à l’homme chargé de les abattre, et souvent il leur fait grâce de quelques jours. Mais, lorsque le propriétaire ne s’est pas présenté au bout d’un certain temps, il faut exécuter la sentence prononcée par l’arrêté préfectoral.

Le supplice n’est pas long ; l’équarrisseur passe un nœud coulant autour du cou de l’animal, le hisse de la sorte le long d’un petit poteau, saisit un lourd maillet et assomme le chien qui souvent pousse à peine un cri.

Le lendemain, le poste de police reçoit un petit papier : « Doit, pour avoir abattu tant de chiens.… » c’est 1 fr. ou 1 fr. 50 par tête.

Le corps du supplicié appartient à son bourreau. Lorsque le chien a la chance d’être réclamé par son propriétaire, ce dernier paye 2 fr. à M. Haitte pour les frais de nourriture pendant trois ou quatre jours.

Veut-on savoir maintenant combien il y a de chiens de garde à Rouen ? 2,421. Les chiens d’agrément sont au nombre de 3,411, sans compter tous ceux que leurs propriétaires n’ont pas déclarés.

Les chasseurs de chiens ont encore, comme on le voit, de beaux bénéfices à réaliser.