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LE MONDE DU SURNATUREL

Rebouteux, sorciers, diseurs de bonne aventure, phrénologues, cartomanciens, chiromanciens et vous tous, braves gens, qui vivez mal, mais honnêtement — peut-être — de la sottise humaine, n’appelez pas sur nous les malédictions posthumes de Cagliostro, de Lavater ou de Mlle Lenormand !

Soyez clémens et, sans « faire le grand jeu » pour tenter d’attirer sur notre tête la vengeance du « huit de pique » la carte la plus funeste que l’on puisse retourner, — excepté an baccarat, — songez que pour parvenir jusqu’à vous, nous avons été forcé de payer assez cher le temps fort long où, avec des apparences de parfait croyant, nous avons écoulé vos prédictions qui nous ont annoncé des fortunes colossales, des héritages américains, des honneurs impériaux et des amours éternelles !

D’ailleurs, un peu de réclame ne vous messied pas, puisque les noms de plusieurs d’entre vous — les plus intéressans d’ailleurs — s’étalent à la quatrième page des journaux avec des sous-titres assez alléchans pour tuer quelquefois le scepticisme des personnes qui s’imaginent qu’on ne trouve plus rien de drôle en ce monde.

L’Annuaire de Rouen a oublié d’indiquer dans sa liste des professions le nom des habitans bizarres de la ville qui se font un métier d’exploiter la mine du surnaturel. Il y en a pourtant un certain nombre, et nous pouvons dire surement qu’on en trouverait plusieurs dans chaque arrondissement de notre ville.

Les uns vivent cachés comme le grillon de la fable ; ils ont leur clientèle habituelle qui leur suffit ; les commérages entre voisines amènent de temps en temps une nouvelle recrue, cela suffit à faire bouillir la marmite du liseur de lignes de la main.

Il y en a d’autres dont la réputation est solidement établie, et qui se dérangent même pour donner des consultations dans la banlieue.

Les quartiers Orbe, Saint-Sever et de la Vicomté sont les plus favorisés ; chacun avec un genre spécial.

Il semble, d’ailleurs, que ce qui reste encore du vieux Rouen qui s’en va soit bien fait pour servir de cadre à ce qui reste des vieilles superstitions qui s’en vont. On rencontre, dans l’enchevétrement des antiques maisons croulantes sous le poids des années, dans le tohu-bohu des anciens quartiers, dans la danse des immeubles branlans, penchés, tordus comme des vieillards infirmes, couverts de taches blanches de « rabibochages » qui ressemblent à de la lèpre, on rencontre tel ou tel taudis qui fait rêver aux sorcelleries d’antan ; il semble que les gens demeurant là ne doivent pas ressembler à tout le monde…

Et, si vous entendez parler, autour de la fontaine de la Croix-de-Pierre, d’un enfant délivré d’une entorse par le « rebouteux, » ou d’un mal de dents par le « guérisseur, » vous arrivez insensiblement à vous imaginer que c’est peut-être vrai.

Alors, si vous êtes plus curieux, si vous voulez pénétrer dans l’antre de « l’homme surnaturel, » vous serez tout étonné de vous trouver en face d’un petit vieux, ridé comme une pomme de Canada. Il manifestera d’abord une sorte de crainte — justifiée d’ailleurs par certain article du code, interdisant l’exercice illégal de la médecine — mais le vieux ne tarde pas à se rassurer ; il vous entraîne dans une petite pièce, où une couronne d’oranger sèche sous un globe. Pas de décorum ; — d’ailleurs tout est simple maintenant chez les sorciers, et certains salons de somnambules sont — horresco referens ! meublés de reps vert comme le salon d’un petit rentier paisible ; les fenêtres sont voilées par des rideaux à ramages, comme on en trouve dans les hôtels meublés d’une certaine apparence.

« — Asseyez-vous, monsieur ; pourquoi êtes-vous venu me trouver ? » — « J’ai mal aux dents ; on m’a dit que vous aviez un remède infaillible, et je suis accouru vers vous. »

Le petit vieux reprend tranquillement : « Aucun homme n’est infaillible ; mais, si vous avez la foi, vous serez guéri. » Il prend un long clou dans une boîte de carton, touche la dent qui fait souffrir, descend quelques marches de son escalier de bois et enfonce ce clou dans la rampe.

C’est là tout le sortilège.

Et quand vous demandez votre note, on vous répond que vous ne devez rien. Vous êtes obligé d’insister pour faire accepter votre obole.

Puisqu’il est établi que les petits ruisseaux font les grandes rivières, le vieux rebouteux doit être riche si chaque clou qu’il a enfoncé lui a rapporté seulement quarante sous.

Mais ce qui l’embarrasse, c’est qu’il sera avant peu obligé de changer la rampe de son escalier, où il n’y aura bientôt plus de place pour la tête… d’un clou.

Le croira-t-on ? Il y a à Rouen des centaines d’individus intelligens, quelques-uns mêmes patentés qui, ayant été guéris radicalement, ont une confiance aveugle dans le bonhomme.

Nous devons avouer, pour rendre hommage à la vérité, que nous n’avons pas plus souffert des dents après l’avoir quitté qu’avant de l’avoir vu.

De temps en temps, les cliens sont étonnés d’apprendre que leur « guérisseur » est absent pour trois ou quatre jours. Il a emporté ses clous ; il fait sa tournée à la campagne.

Ce type du monde du surnaturel n’est certainement pas le plus curieux à étudier. Il y a à Rouen les cartomanciennes et les chiromanciennes qui sortent de la banalité foraine ; il y a aussi un brave homme que nous ne nommerons pas, et qui se fait deux mille francs de rentes en jetant simplement un sort contre les rats.

Si les gens qui se font une spécialité de guérir les malades avec quelques frictions savamment appliquées et un certain nombre de signes cabalistiques appartiennent en général au sexe laid, les somnambules, au contraire, font toutes partie de la plus belle moitié du genre humain.

Ces aimables personnes pour lesquelles votre avenir n’a pas de secrets, à condition que vous leur offriez un présent plus ou moins rémunérateur, font, paraît-il, d’assez bonnes affaires à Rouen, puisque leur métier suscite des concurrences.

Il va sans dire que nous ne voulons parler ici que de la vraie somnambule, de celle qu’on endort, qu’on hypnotise et qui parle après comme la sibylle de Cumes, avec force contorsions.

Pour arriver jusqu’à elle, c’est très-simple ; mais pour s’en aller, c’est beaucoup plus difficile. Votre crédulité a fait de vous une proie qui doit rapporter le plus possible, et si vous ne vous montrez pas ferme dans votre volonté, les « supplémens » d’information, les « évocations » d’esprit, les « doubles-visions » et autres inventions fantastiques feront de vous, au départ, l’homme le plus renseigné et le plus « décavé » de la ville.

Il est juste d’ajouter que, dans certains endroits de « confiance, » on traite à forfait, mais on ne rend pas l’argent quand les prédictions ont cessé de plaire.

Rien ne ressemble plus à une somnambule extra-lucide qu’une autre somnambule extra-lucide. Ces devineresses, qui lisent si clairement dans le passé, le présent et l’avenir, habitent presque toujours un logement où l’on voit à peine clair. Quelquefois, le client qui sort, heurte dans le client qui entre son meilleur ami sans le reconnaître.

Car, il ne faut pas qu’on s’imagine que les somnambules chôment beaucoup. Il y a des gens — de tous les mondes — qui viennent les consulter à tout propos. Tantôt c’est un bijou perdu qu’on veut retrouver, tantôt un diagnostic qu’on réclame pour une maladie. (En ce dernier cas, il faut que la somnambule touche une mèche de cheveux de la personne pour la santé de laquelle on la consulte.)

Tantôt un renseignement sur un mariage projeté.

Or (c’est là, du reste, ce qui fait la force des somnambules), la langue française, que la diplomatie a choisie peut-être précisément à cause de ses ambiguïtés, permet de fabriquer, sans trop s’avancer, des tournures de phrases qui s’interprètent dans tous les sens.

Nous le savons mieux que les autres, n’est-ce pas ? nous Normands, qui avons la réputation, assez justifiée d’ailleurs, de ne dire ni oui ni non.

« Ne dire ni oui ni non » toute la force de la somnambule est là !

Pourtant, il est une autre force qui sert à frapper l’imagination et qu’on emploie beaucoup aujourd’hui, surtout chez les « voyantes » de bas étage (ainsi dénommées peut-être parce qu’elles habitent souvent au quatrième ou cinquième) : c’est l’électricité.

Que Mlle X…, qui s’intitule « nécromane assyrienne, » ait fait payer en l’honneur de Ramsès XXVIII, ses consultations vingt-cinq francs ; que la brune M lle Y…, dont le talent grandira, car… etc., ait emprunté aux Maures des secrets sur l’avenir, secrets qu’elle ne dévoile qu’à prix d’or ; que ces premiers sujets n’usent pas de trucs grossiers, cela s’explique. Leur clientèle riche, composée en général de gens qui ont de l’instruction, saisirait trop facilement les « ficelles » et perdrait confiance.

Là, tout est correct ; les « bourdes » arrivent solennelles, et la mère de la somnambule elle-même prend, sous son bonnet de dentelles, des apparences de panneau décoratif. Panneau dans lequel, hélas ! des per sonnes qui passent pour intelligentes tombent elles-mêmes quelquefois.

La mère de la somnambule, une brave femme qui a toujours plus ou moins prédit l’avenir dans sa jeunesse, est un de ces types étranges dont la place est marquée à la droite de Mme Cardinal.

C’est dans les quartiers pauvres où vivent agglomérées les populations ouvrières et où s’épanouit encore la fleur de la crédulité que les somnambules de bas étage « travaillent ». Pour celles-là, tous les moyens sont bons.

Nous avons vu de braves mères de famille revenir tout ahuries d’une de ces audiences électro-spirites. Comment ne pas avoir foi dans cet être extraordinaire qui a de l’écume à la bouche quand on lui dit « dormez ! » parce qu’il a eu soin de placer préalablement un morceau de savon entre ses lèvres ? Dans cet être qu’on ne peut toucher sans éprouver des commotions, inexplicables pour ceux qui ignorent les effets d’une petite pile électrique dissimulée sous une tournure ou sous un oreiller !

Les mystères de la science s’unissant aux autres, on parvient à des résultats inespérés, et pour peu qu’une réponse évasive ait été justifiée par des faits postérieurs, la foi devient inébranlable et la somnambule remplace d’un seul coup, le médecin, la Clef des Songes et tous les raisonnemens plus ou moins judicieux.

Cela ne coûte pas cher d’ailleurs ; on peut facilement pour quarante sous, en marchandant, obtenir des révélations surprenantes sur l’avenir.

Dans le dédale des petites rues abruptes, escaladant les boulevards, vous pourrez, ami lecteur, satisfaire votre curiosité et, qui sait ? vous offrir peut-être le bonheur d’un héritage en perspective ou l’espoir d’une longévité dont M. Chevreul et les rares survivans de la Grande-Armée ont seuls jusqu’à présent le secret.

Presque toujours — neuf fois sur dix — le sommeil de la somnambule est simulé ; pourtant il existait tout récemment encore dans le fond du quartier Saint-Sever, à proximité de Quevilly, un sujet étonnant ; un de ces sujets comme il s’en trouve plusieurs à la Salpêtrière et un seul à l’asile Saint-Yon.

C’était une jeune fille d’une vingtaine d’années, phtisique au dernier point. Celle-là s’hypnotisait réellement et le phénomène était assez étrange.

Vous transmettiez, pour ainsi dire, vos idées à cette jeune fille en lui prenant la main ; de sorte que les réponses qu’elle vous faisait, au milieu de contorsions douloureuses à voir, étaient précisément les réponses que vous auriez fait vous-même à vos questions.

Pickmann, le célèbre magnétiseur que tout le monde connaît aujourd’hui, rendit un jour, si nous ne nous trompons, visite une fois à cette fille et en revint émerveillé.

Il y a quelques mois, cette étrange personne mourait de la poitrine, et l’individu qui l’exhibait assez mystérieusement alors, après l’avoir montrée auparavant aux foires des environs de Paris, s’engageait comme « jongleur indien » dans une baraque de saltimbanques.

Nous avons dit ce qu’était l’exploitation du somnambulisme à Rouen ; inutile d’ajouter que les devineresses les plus extra-lucides n’entendent rien à la politique.

Sous ce rapport, les chiromanciennes et les cartomanciennes dont il nous reste à nous occuper seraient peut-être plus fortes.

L’art de Desbarolles a en effet de nombreux adeptes à Rouen, et on rencontre encore assez de personnes qui ont foi dans les révélations des lignes de la main ou dans le langage des cartes.

Ici, nous ne sommes plus dans le domaine exclusif de la fantaisie et sans admettre comme la superstitieuse Carmen que

Les cartes sont sincères
Et ne mentiront pas,

on voit se réaliser parfois des prophéties

surprenantes pour la plus grande gloire des gens du métier.

C’est dans les quartiers excentriques que sont les « bureaux » des cartomanciennes et des chiromanciennes ; il y en a une petite colonie qui « vivote » très-modestement dans l’ombre des rues Orbe, Poisson, Coignebert, Saint-Nicaise, etc. Quand on n’est pas arrivé dans ses vieux jours à la position désirée de concierge ou d’employée au balayage ; quand on a la chance de posséder quelque oiseau empaillé ou quelque corbeau bien dressé ; quand on a le physique de l’emploi, quelques vieux jeux de cartes et qu’on connait les règles élémentaires de la « réussite, » on se fait cartomancienne. Cela rapporte en moyenne deux francs cinquante par jour, et ne nécessite pas de longues fatigues ni de grands efforts d’intelligence.

Que le lecteur ne s’imagine pas, pourtant, qu’il assisterait, pendant une consultation, à une scène rééditée de quelque roman d’Alexandre Dumas père, ou de Xavier de Montépin. Le logis est simple, toujours propre ; l se compose, la plupart du temps, d’une seule pièce. Il y a des rideaux très-blancs au lit et à la fenêtre; la table sur laquelle la cartomancienne opère est, neuf fois sur dix, en acajou ; on rencontre fort peu d’oiseaux empaillés, mais on voit toujours un ou deux chats, de ces chats qui faisaient frisonner Edgar Poë, et que Baudelaire trouvait « sibylliquement mystérieux. »

La cartomancienne — ce qui établit encore une différence entre elle et la somnambule — ne répond pas à toutes les questions ; elle se prononce après les cartes ; ce sont ces cartes qui parlent, elle ne s’en fait que l’interprète.

On nous excusera d’avoir recours, en la circonstance, aux lumières d’un spécialiste et de donner, dans le cas où le lecteur voudrait lire lui-même sa bonne aventure, la signification exacte des principales cartes :

Charles — le roi de cœur — est un homme qui cherche à vous faire du bien ; César — le roi de carreau — est un homme qui cherche à vous nuire ; Alexandre — le roi de trèfle — est un homme juste qui rendra de grands services ; David — le roi de pique — (monstrum horrendum), c’est Larousse qui parle latin, — signifie, quand il est renversé, la perte d’un procès. — Avis donc aux gens qui en ont !

Ajoutons que le huit de trèfle prophétise de grandes espérances.

La cartomancienne — du moins à Rouen — est toujours doublée d’une chiromancienne ; les deux métiers se confondent ; tout dépend du choix de l’amateur et du plus ou moins de confiance qu’il accorde à l’une ou à l’autre science.

D’ailleurs, quand des personnes anciennes, mais jouissant encore d’une certaine réputation, telles que Platon, Ptolémée, Avicenne, Averrhoès et même Salomon, assure-t-on, se sont préoccupées de cette question qui a dû passionner Artaxerxès Longue-Main, on comprend très-bien qu’un certain nombre de Rouennais de toutes catégories portent intérêt à la chiromancie.

Nous engageons fortement nos aimables lectrices, voire même nos lecteurs, qui auraient l’idée de se faire lire les vérités insérées dans le grand livre du destin, d’employer plutôt la cartomancie que la chiromancie. Rien en effet n’est plus désagréable que de tenir pendant un certain nombre de minutes (le temps est en rapport direct avec la somme versée) la main ouverte devant une brave vieille femme qui se livre à des appréciations diverses sur la ligne de cœur, la ligne de tête ou la ligne de vie.

Cette variante de la pêche à la ligne de la main ; cette division de la paume de la main en quartiers cabalistiques n’a rien d’intéressant, quoi qu’elle soit très-compliquée.

Vous doutez-vous, en effet, qu’il y a eu dans les âges anciens des polémiques sanglantes sur cette grave question de la main ? Savez-vous qu’on est arrivé à établir qu’il existait cent soixante-dix espèces de mains, ce qui fut nié et donna lieu à toutes sortes de controverses. Les Bohémiens du moyen-âge en ont su quelque chose et quelques-uns ont même payé de leur vie leur profession de foi trop exclusive.

Les chiromanciennes de nos jours croient encore à l’influence des planètes sur l’avenir des hommes, et nous avons très-gravement écouté une bonne dame qui nous a pris 3 fr. 75 pour nous expliquer « comme quoi » le mont de Jupiter se trouve sous l’index, le mont de Mercure sous le petit doigt, et le mont de la Lune à la racine du poignet. Que le Ciel, surtout, vous protège du mont de Mars ! Autrement, vous aurez des instincts sanguinaires, et, si vous arrivez jamais à être chef d’un pays, vous ferez la guerre simplement parce que vous aurez eu, en naissant, une petite bosse sous le médius.

Pas bien terrible, comme on le voit, le monde du surnaturel à Rouen, et beaucoup moins dangereux que les sorciers des campagnes, qui conjurent les sorts et font, hélas ! trop souvent, mourir les bestiaux des bons paysans crédules, ou maigrir la bourse des croyans. Mais, il faut le dire, la superstition ridicule existe aussi bien dans les grandes villes qu’aux champs, et ce que nous venons de raconter suffit à le prouver.

Et maintenant, que les somnambules, les cartomanciennes, les chiromanciennes et les rebouteux nous pardonnent de nous être tant occupé d’eux, et que l’avenir leur soit plus favorable que le présent !