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L’HISTORIEN LOCAL

Eh oui ! — De même que Tacite ou Tite-Live célébraient par leurs œuvres immortelles la grandeur de leur patrie, il y a à Rouen un ou deux braves écrivains, sans grandes prétentions littéraires, qui ont trouvé l’ingénieux moyen d’occuper intelligemment leurs loisirs et de gagner en outre un peu d’argent.

Ce sont les historiens locaux ; ceux qui élèvent à la gloire des petites communes un monument digne de leur passé. L’historien local a une façon bien simple de travailler. Il écrit au maire de Saint-Pierre-sur-la-Lézarde, à celui de Mesnil-en-Caux ou de Risqueville-sur-Scie, une lettre dont voici à peu prés la formule :

« Monsieur le Maire, vous n’ignorez pas que la commune de Risqueville-sur-Scie, dont vous êtes le digne représentant, a joué au moyen-age un rôle considérable dans la civilisation européenne. Lorsque Charles-Quint rêvait de conquérir la France, son seul but et son unique désir étaient d’ajouter, comme un riche fleuron à sa couronne, la ville de Risqueville-sur-Scie.

« J’ai fait, depuis longtemps, une étude approfondie de ce pays. En consultant les secrets de la terre ; en fouillant ces terrains révélateurs où chaque grande secousse géologique a laissé son empreinte impérissable ; en retrouvant, par ci par là, des détritus d’animaux antédiluviens, j’ai pu me rendre facilement compte du rôle prépondérant joué par Risqueville-sur-Scie aux époques préhistoriques.

« Réveiller tous ces souvenirs endormis dans la poussière des siècles, retracer à nos laborieuses populations des campagnes, que vous administrez avec tant de zèle, l’existence de leur ancêtres ; reconstituer un passé de grandeur et le laisser en héritage à vos petits neveux, tel serait mon but et la consolation de mes vieux jours.

« Il ne dépend que de vous, Monsieur le Maire, que Risqueville-sur-Scie possède ce monument — œre perennuis — comme disait Horace, et que je sois entièrement satisfait.

« Que faut-il pour celà ? — bien peu de chose. Que la ville de Risqueville-sur-Scie, par l’organe de son conseil municipal, me charge d’écrire ses annales ; je le ferai dans des conditions très-avantageuses et vos petits enfans sauront enfin l’histoire de leur pays, dans tous ses détails. »

Inutile de dire que la même lettre peut servir pour toutes les communes du département. On n’a qu’à changer le nom de la localité.

De cette façon, l’historien local a toujours du pain sur la planche et aussitôt qu’il a « traité » dans les conditions qu’il désire, il se met à l’œuvre.

Sa façon de procéder est simple.

Il se rend à la bibliothèque d’abord, cherche tout ce qui a été écrit sur la question, rédige des quantités de notes.

Il va à la préfecture, ensuite, consulte les archives admirablement bien tenues, voit également tout ce qui a été écrit sur la question et rédige également des quantités de notes.

Quand son dossier est à peu près complet, il dresse une table chronologique et fait suivre, année par année, mois par mois, les achats de terre faits par les grands seigneurs, les changements de domaines, etc., etc.

Il arrive de cette façon jusqu’à nos jours ; donne la liste de toutes les municipalités ; parle de l’état des récoltes à telle ou telle époque et parvient à fabriquer un livre qui lui rapporte sept ou huit cents francs et fait la joie de toute une commune.

Le métier ne serait pas bizarre si l’historien local ne faisait que chanter la gloire d’une ou deux cités. Ce qui ajoute à l’originalité de l’entreprise c’est que l’auteur n’a aucune préférence marquée et qu’il fabriquerait 759 volumes sur les 759 communes du département, absolument comme il débiterait 759 pots de moutarde à 759 clients.