Rouen Bizarre/Les métiers bizarres

LES MÉTIERS BIZARRES

L’originalité se meurt ! l’originalité est morte !

Aujourd’hui, tout le monde veut ressembler à chacun, et dans quelques années, peut-être, le progrès aidant, Durand et Dupont, les deux poètes humanitaires de Musset, auront raison :

Notre globe rasé, sans barbe et sans cheveux,
Comme un gros potiron, roulera dans les cieux
.

En attendant qu’un ingénieur ait créé le « Niveau Égalitaire » — dont la première idée est due à ce brigand célèbre qu’Hercule assomma, et qui, avant de mourir dans l’impénitence finale, forçait les voyageurs à être de la même longueur que son lit ; — en attendant cet instrument perfectionné, tout ce qui sort du lieu commun disparaît. On démolit nos vieilles maisons du XIIIe et du XIVe siècle pour les remplacer par des « Cinq Étages » en pierres de taille ; on renverse nos ponts suspendus si pittoresques et si élevés, pour les remplacer par des ponts fixes si vulgaires et si bas ; Chicago devient le type de la ville réellement belle, et les cheminées industrielles font concurrence aux monumens gothiques.

Encore, s’il nous restait quelque chose de tout ce grand changement ! Mais, hélas ! la foule suit le mouvement. Où sont, dans notre Normandie, ces costumes variant à l’infini avec les localités et jetant dans le paysage splendide, mais un peu uniforme, sa note changeante ? Aujourd’hui, le paysan du pays de Bray porte le chapeau haut de forme, cet horrible « tuyau de poêle, » et se fait habiller chez Crémieux. Quant aux paysannes, il y a longtemps qu’elles ont jeté le bonnet cauchois par dessus le pressoir à cidre, pour des « capotes à fleurs, » des « cabriolets » parisiens et autres genres de coiffures engendrées par l’imagination, sans cesse en travail, des modistes de la capitale.

Il semblait que quelque chose restait encore debout au milieu de ces changemens à vue. On retrouvait encore dans chaque ville quelques types étranges, quelques métiers bizarres, quelques petites industries curieuses. En remuant la boue des bas-fonds, on pouvait pêcher quelque singularité amusante parfois, intéressante toujours.

Mais où sont les neiges d’antan ? comme dirait Claude Michu, le poète rouennais.

Les industries bizarres ! il n’y en a presque plus à Rouen, et il est probable que d’ici quelques années, il n’y en aura plus du tout. Peut-être même est-il temps de les passer en revue aujourd’hui de crainte qu’on ne les trouve plus demain. Combien reste-t-il encore de Réveille-Matin, de Chineurs, de Dormeurs, d’Éleveurs de vers de terre, de Dresseurs de merles ? Les Gérard, les Graisseurs, les Tire-Bouchons, et les Trouvères eux-mêmes s’en vont ! Types curieux que peu de gens connaissent et qui vivent cependant grâce à une industrie dont ils meurent quelquefois, mais pour laquelle ils n’ont jamais payé de patente.

Passons-les en revue ; ils le méritent, car ils forment un petit peuple à part, nullement banal, nous l’assurons.



LES RÉVEILLE-MATIN

Ils sont une dizaine au plus, logés les uns dans le quartier Saint-Sever, les autres aux environs de la rue Martainville ; d’autres enfin dans le dédale des petites rues avoisinant la place du Vieux-Marché.

À l’heure on dorment les gens vertueux et où les noctambules quittent les brasseries, on les voit sortir de chez eux. Qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il tonne, ils cheminent d’un pas égal et s’appuient généralement sur un solide gourdin.

Tout à coup, on les voit s’arrêter devant la devanture d’une boutique. Ils lèvent leur gourdin, en frappent la fermeture métallique et crient : « Ohé ! Boulanger ! ohé ! Boulanger ! »

On peut croire tout d’abord a une manifestation politique. Mais les sergens de ville (quand il y en a par hasard dans la rue) restent calmes, ils savent de quoi il s’agit.

Au bout de deux ou trois minutes, une tête enfarinée paraît a une lucarne ; une voix d’être a moitié endormi s’écrie : « C’est bien ! on y va ! » La lucarne se referme et l’homme au gourdin se retire tranquillement avec la satisfaction du devoir accompli.

Et c’est de cette façon qu’entre une heure et trois heures du matin, sont réveillés tous les garçons boulangers de Rouen.

Nous avons dit que les réveille-matin étaient environ au nombre d’une dizaine. Comme il y a dans la ville cent deux boulangers, chacun des industriels bizarres dont nous nous occupons possède en moyenne dix cliens. Après les dix stations, les dix cris de « ohé boulanger ! » les dix réponses de « c’est bien ! on y va ! » les dix individus à gourdin vont se coucher. Ils ont gagné environ un franc dans leur nuit ; — de quoi vivre pendant le jour suivant. Cependant, comme le métier est pénible, comme les affaires ne sont pas toujours prospères, ils s’arrangent de façon à avoir des abonnés. Chaque réveille-matin a sa clientèle spéciale qui lui rapporte, bon an, mal an, 300 fr. environ, y compris les étrennes du jour de l’an et les petits verres vidés sur les comptoirs des marchands de vin.

Le réveille-matin humain vaut mieux que n’importe quelle pendule, car, tandis que l’instrument d’horlogerie ne sonne que pendant un temps déterminé, l’homme frappe avec son bâton jusqu’à ce qu’on lui ait répondu. Il a raison des sommeils les plus lourds et des ronfleurs les plus opiniâtres. Quand le garçon boulanger, fatigué par son travail, n’entend pas les appels, le réveille-matin pousse la complaisance jusqu’à lancer un caillou dans la fenêtre du retardataire. La vitre est cassée, mais la consigne, — qui est de ne pas ronfler, — est sauvée.

Dire que c’est grâce à ces industriels infimes que nous devons quelquefois notre pain, sans retard et pas trop chaud !



LES DORMEURS

On dit qu’il n’y a pas toujours assez de travail pour tout le monde. Voici un métier que chacun peut faire et qui donne un démenti à cette assertion. Ce qu’il y a de drôle, c’est que la besogne dont il s’agit s’accomplit généralement en dormant.

L’atelier est situé place du Vieux-Marché, sur l’asphalte qui entoure les hallettes.

Passez là vers deux ou trois heures du matin, vous apercevrez sur le sol des groupes d’hommes, de femmes et surtout d’enfans. Si vous ne prenez garde, vous vous prendrez les pieds dans des jambes, dans des bras et vous tomberez en écrasant quelqu’un. Ces hommes, ces femmes, ces enfans dorment tranquillement, ils ne se réveillent qu’à l’aube naissante, alors que l’on entend dans le lointain le bruit des voitures de maraîchers et le hennissement des chevaux venant de la campagne.

Quand la lanterne éclairée parait à l’horizon, le dormeur se dresse sur son séant. Le marchand de légumes ou de fruits arrête son véhicule et on peut entendre la conversation suivante.

— Ohé ! le dormeur ?

— Quoi ?

— Combien ta place ?

— Six sous !

— Six sous ! c’est trop cher ; je prends a quatre.

— Non ! j’y suis, j’y reste ! C’est la meilleure place ; le client débouche par là.

Il y a des discussions de prix, des marchandages à n’en plus finir, des transactions à un centime près.

Vers quatre heures en été, vers cinq ou six heures en hiver, les groupes d’hommes, de femmes, d’enfans, se sont fondus. Ils sont remplacés, selon la saison, par des melons, des citrouilles, des carottes, des artichauts ou des navets. Les dormeurs, pour prix de leur place, ont touché les quelques sous nécessaires à leur existence. Et ils recommencent, le lendemain… le surlendemain… toujours… jusqu’à ce qu’une bonne fluxion de poitrine, contractée une nuit de pluie ou de neige, les jette d’abord sur le lit de l’hôpital et ensuite dans la « boîte à dominos » finale.

Métier terrible que celui du dormeur ; combien est préférable celui d’éleveur de vers de terre !



L’ÉLEVEUR DE VERS DE TERRE

Ce n’est pas un monopole délivré par l’État que l’élevage des vers de terre, et cependant nous ne connaissons à Rouen qu’un industriel qui se livre à cette besogne. Et encore, nous ferions mieux de dire « nous connaissions, » car le bonhomme est mort quinze jours avant l’apparition de ce volume. D’ailleurs, malgré l’absence de concurrens sérieux, et quoique la main-d’œuvre ne lui coûte pas cher, notre « négociant » ne gagnait guère plus de douze sous par jour, avec son petit commerce, et souvent il chômait, lorsque la pêche était fermée ou qu’il y avait une épidémie sur ses « élèves. »

Mais, en revanche, quelle existence tranquille, dénuée de toutes ces émotions qui usent l’homme avant l’âge !

Comme on devient rapidement philosophe en élevant des vers de terre !

Quels sont les pécheurs qui ont connu le bonhomme Pervers, comme l’appellent ses cliens, par un horrible calembour ! Il n’habitait pas près de la Seine, mais au contraire loin, dans les terres, au fond du quartier du jardin des Plantes. Il possédait un masure avec une cour d’une centaine de mètres. C’est là qu’il se livrait à sa culture favorite et qu’il faisait rapporter, à sa façon, le lopin de terre dont il avait hérité, et sur lequel dix potirons auraient du mal à venir en même temps. La cour est séparée en tranches d’un mètre carré environ par des rigoles peu profondes : elle présente l’aspect d’un grand damier. Au milieu de chaque carré, un numéro indicateur. Pas un arbre, pas une plante. La maison masque de la rue la vue du jardin ; alentour, des terrains déserts ; le bonhomme Pervers était complètement chez lui.

Il ne sortait que pour ramasser dans la rue le fumier des chevaux, qu’il faisait sécher et éparpillait ensuite dans ses petits casiers en les arrosant copieusement d’une eau dont il était l’inventeur, et dont la puissance était telle qu’elle serait capable, nous disait-il lui-même, de « tirer les vers du nez » au plus fin Normand de la région.

Lorsque la pêche était ouverte et même souvent quand elle ne l’était pas, le bonhomme Pervers, la tête recouverte d’un large chapeau de paille, attendait ses acheteurs, toujours les mêmes.

— Allons, le vieux, trois sous de vers et des bons !

Il prenait une petite pioche de jardin, s’avançait vers un des carrés et soulève la terre. Alors, apparaissait la masse gluante et rougeâtre des « élèves » du bonhomme. Il y en avait de toutes les longueurs et de toutes les grosseurs, selon les casiers. Quelques-uns étaient âgés d’une semaine, d’autres énormes, « bien nourris », bien arrosés, depuis longtemps se tordaient, démesurés, avec des apparences d’aspics.

L’industriel les pesait, les soupesait, versait le tout dans la boîte en fer-blanc de l’acheteur et mettait les trois sous dans une tirelire. Il venait par jour en moyenne quatre ou cinq acheteurs, et cela suffit au « négociant » sans ambition et sans autre désir que de voir tomber de temps en temps un peu de pluie sur ce qu’il appelait son « bétail. » Détail curieux : le bonhomme Pervers affirmait que son eau était également excellente pour faire repousser les cheveux — Avis aux amateurs !



LES CHINEURS

Voici un métier plus connu et qui occupe beaucoup plus de bras. Il existe des chineurs en toutes choses ; ceux dont nous voulons parler aujourd’hui, et qui sont absolument des types locaux, pourraient aussi bien s’appeler les « Pirates de Robec. »

On sait qu’il y a des quantités d’objets dans la rivière de Robec ; qu’on y trouve de tout et même un peu d’eau. Lorsque cette eau est claire, on aperçoit dans le « lit du fleuve » des débris de porcelaine, des semelles de bottes, des morceaux de plomb, des chiffons, des chiens crevés et des petits chats en décomposition, enflés comme des outres.

On trouve… on trouve… l’énumération serait trop longue et finirait peut-être par devenir nauséabonde.

Or, ces eaux changeant de couleur à chaque instant, sont un véritable Pactole pour un certain nombre de pauvres diables ; c’est grâce au Robec qu’ils vivent ; c’est grâce à lui qu’ils mangent, qu’ils boivent et qu’ils peuvent coucher a la corde dans quelque taudis de la rue du Pont-de-l’Arquet ou de la rue du Ruissel. Maigres, efflanqués, avec leurs pantalons en loques et pour lesquels les « grands jours » qui se préparaient jadis sont arrivés depuis longtemps, ils pêchent à la ligne dans la riviére.

Les uns ont des ficelles au bout desquelles est attaché un fort hameçon ou un engin quelconque qui happe l’objet désiré reposant au fond de l’eau ; les autres sont armés de petits filets comme pour la chasse à la crevette ; d’autres enfin, plus ambitieux et plus téméraires, descendent simplement le soir au milieu de la rivière lorsque la nuit met son voile sur l’œil de la police, ainsi que l’aurait écrit Fénélon.

Et sait-on le parti que les chineurs retirent de ces amas d’ordures ?

Les vieilles semelles sont dépouillées de leurs clous : l’acier est revendu à des « gniafs » ainsi que le cuir qui, découpé par petites plaques, sert pour les réparations de talons.

Les débris de vaisselle sont donnés pour quelques sous aux habitans des communes voisines qui désirent hérisser leurs murs de coupans d’assiettes ou de culs de bouteilles.

Les morceaux de plomb, fondus et réunis, finissent par former des lingots respectables dont on se débarrasse à un prix qui défie la concurrence des marchands patentés.

Les chiffons sont soigneusement triés, les morceaux d’étoffe de laine servent à réparer les vêtemens ; les morceaux de toile trouvent leur place chez les brocanteurs.

Quant aux chiens et aux chats, on pense peut-être qu’ils sont abandonnés ? Point du tout.

Ces animaux en putréfaction fournissent, horresco referens, les meilleurs asticots grâce auxquels nos lectrices devront peut-être de manger un délicieux gardon ou une anguille savoureuse.

Mais toutes ces trouvailles rapportent peu ; il en est d’autres beaucoup plus importantes. C’est incroyable le nombre de couteaux, de bagues et de boucles d’oreilles en cuivre et en argent, de menues pièces de monnaie que les chineurs retirent par an de l’eau du Robec.

L’explication du fait n’est d’ailleurs pas difficile : une bonne secoue un tapis par une fenêtre, et cela suffit quelquefois pour qu’une pièce tombe a l’eau ; un enfant, en jouant. laisse choir par la fenêtre un couteau ou un objet quelconque qu’il a pris sur une table, et voilà autant de trouvé pour les chineurs. Il est bien difficile d’établir une moyenne de gain pour ces industriels du ruisseau ; d’ailleurs, peu leur importe, ils boivent généralement illicô le produit de leur pêche, sachant bien que le lendemain le « fleuve » roulera encore pour eux ses trésors.

En somme, le chineur est utile à la ville. Grâce à lui, le curage de Robec ne se fait pas seulement une fois par an, comme l’exige l’arrêté préfectoral, mais tous les jours, comme l’impose aux chineurs la dure loi de la lutte pour la vie.



LE CHEVAL DE CÔTE

À côté de la « plus noble conquête de l’homme, » il y a le cheval de côte, avec cette différence que ce dernier est un malheureux bipède qu’on n’a jamais eu l’idée de classer hors de la race humaine et que M. de Buffon ignorait probablement, dans son siècle a manchettes de dentelles.

Le cheval de côte travaille, dans une certaine mesure, à l’alimentation de Rouen, mais afin de pourvoir à sa propre alimentation. Il est béni des maraîchers et des fraîches et opulentes maraîchères venant chaque matin de la campagne pour se rendre aux halles. Sa petite industrie est bien simple et fort honnête. On peut affirmer qu’il gagne son pain à la sueur de son front, et que, ainsi qu’on le disait dans les vieilles romances de 1830, « il arrose son gain du fruit de son labeur. » Système d’arrosage que, par les temps de sécheresse, nous sommes loin de recommander aux jardiniers les plus laborieux.

Le matin, vers cinq ou six heures certaines rues sont encombrées du va-et-vient des petites charrettes à bras dans lesquelles se dressent des pyramides de choux, de carottes, de navets et autres légumes indispensables au pot-au-feu bourgeois. — La charge est lourde et les montées pénibles ; on a besoin de renfort ; on donnerait bien trois ou quatre sous pour trouver de l'aide. Ce renfort souhaité, c'est le cheval de côte. Il s'avance vers le maraîcher, exhibant des bras nerveux, des biceps superbes.

— Allons ! les enfans, faut-il un coup de main ?

Et il s’attèle à la carriole. En quelques minutes les obstacles sont franchis ; les légumes gravissent la côte sans encombre ; tout le monde est satisfait : le marchand, de la difficulté vaincue ; le cheval de côte, des quelques pièces de billon qu'il a reçues pour sa peine.

À certains endroits, comme aux abords du pont de pierre, la clientèle est généralement assez nombreuse, aussi est-ce là le rendez-vous des petits industriels connaissant bien leur « partie. » Rien n'est plus curieux que d’assister parfois à cette montée des légumes. Il y a des files de carrioles qui stationnent en attendant le renfort promis, et alors, pour ne pas perdre une minute, pour défier la concurrence toujours redoutable, le cheval de côte se multiplie, il prend le galop ; c’est à croire qu’il s’emballe comme un véritable cheval — nous ne parlons pas, bien entendu, des chevaux de fiacre. — Il sue à grosses gouttes ; quelquefois, il se heurte contre un obstacle et tombe. Mais il est bien vite remis sur pieds.

Quand il a bien « traîné » de la sorte pendant une heure ou deux, il rapporte 1 fr. ou 1 fr. 50 à sa femme, car il est à noter que le cheval de côte est presque toujours marié et père d’une nombreuse famille.

À côté de certains de ces industriels bizarres dont nous venons de parler et qui ne pèchent pas précisément par l’excès de probité, les individus dont nous nous occupons aujourd’hui tiennent une place à part. Ce sont, en général, d’honnêtes travailleurs essayant de gagner comme ils le peuvent leur existence et celle des êtres qu’ils doivent soutenir.



LE DISEUR DE BONNE AVENTURE

Eh oui ! il y a encore des gens qui croient à ça, dans notre siècle de lumière et dans notre ville qui sera bientôt éclairée in l’électricité.

Eh oui ! il y a encore à Rouen des somnambules extra-lucides, dont le nom s’étale en réclames à la quatrième page des journaux. On trouve de nos concitoyens qui peuvent encore croire a la magie, aux tables tournantes, aux sorcelleries, aux succubes et aux incubes, aux « envoultemens » et à la puissance de la dame de trèfle accompagnée de l’as de pique et du roi de cœur.

Mais laissons de côté les somnambules, ils feront l’objet d’un chapitre spécial.

Il y a quantité de ces sorciers, ou prétendus tels, tandis qu’il n’existe dans notre Ville qu’un diseur de bonne aventure. C’est d’ailleurs le « type » le plus excentrique qui se puisse rêver ; on le rencontre partout, et, comme il n’a pas de domicile fixe, comme il loge selon la saison et le produit de son industrie, tantôt dans un wagon vide, tantôt dans une guérite déserte, tantôt sous l’arche d’un pont, dans une péniche ou sous une bâche, nous ne pouvons indiquer d’une façon précise l’endroit où les superstitieux pourraient le trouver sûrement.

Le diseur de bonne aventure est un solide vieillard, âgé de soixante-douze ans ; sur les quais, il est connu sous le nom de père Louis. Sa clientèle se recrute presque exclusivement parmi les ouvriers italiens, travaillant au déchargement des navires, et tout son attirail de sorcellerie tient dans un sac qu’il porte sur l’épaule.

Les séances se donnent soit dans quelques-uns de ces assommoirs, fabriques d’alcoolisés ; soit par terre, sur les quais, au milieu des tonneaux de vin.

Pour deux sous, on peut se payer une bonne aventure simple; pour quatre sous le père Louis a beaucoup plus de chances de dire vrai ; pour six sous, il ne se trompe jamais. Les prédictions se font à l’aide de cartes, d’une perruche verte et… d’un petit buste en plâtre de Racine.

Le père Louis, après avoir touché d’avance le prix du travail, prend des airs inspirés, lève les bras au ciel et prononce pendant une ou deux minutes des paroles inintelligibles. Soudain, il pousse un cri guttural, déploie un mouchoir blanc sur lequel sont tracés des carrés à l’encre rouge. Il place ses cartes, siffle la perruche qui vient se poser sur la tête du pauvre grand poète de Louis XIV qui, de sa dernière demeure, doit être bien étonné s’il voit ce qui se passe sur les quais de Rouen.

Pendant ce temps, l’Italien « consultant » se sent ému, il attend la vérité de la bouche du père Louis.

Les cartes sont mêlées avec mille tours de passe-passe, puis, au bout de peu de temps, quand on n’a payé que deux sous, la perruche, sur l’ordre de son maître, cueille trois cartes avec son bec. On devine le reste. Les horoscopes sont généralement satisfaisans, depuis le jour où un malheureux superstitieux a eu la faiblesse de se jeter à la Seine à la suite d’une prophétie lui annonçant qu’il ne vivrait pas jusqu’à la fin de l’année.

La perruche du père Louis s’explique à la rigueur ; les cartes sont indispensables, mais le buste de Racine ? C’est là le vrai côté mystérieux de l’affaire.

Le diseur de bonne aventure gagne par jour, grâce aux petits « bouibouis » interlopes où il est bien reçu, douze ou quinze sous, en moyenne.

C’est peu, assurément ; mais c’est encore

beaucoup quand on songe à cette dîme prélevée sur une superstition aussi ridicule.

LES GRAISSEUX

Catégorie qui peut se rattacher à la grande famille des chineurs, mais dont l’industrie est toute spéciale et beaucoup moins lucrative. Les graisseux, eux aussi, pêchent en eau trouble ; mais leur quartier général est loin du Robec. Ils dédaignent les débris de faïences, les morceaux de fer, et recherchent surtout la viande. Ce sont les carnivores du métier, et quels carnivores !

Voici en quoi consiste leur singulier travail :

Ils se rendent le matin aux alentours des abattoirs et y restent une partie de la journee, postés à l’ouverture des bouches où vient se précipiter l’eau des ruisseaux. Quelques-uns, les « richards » de la bande sont possesseurs de petits filets ; mais la majorité des graisseux se contente de quelque vieille écumoire en fer-blanc, trouvée rouillée au milieu des décombres du nouveau marché aux bestiaux. Les cyniques opèrent simplement avec la main, en ayant soin de ne pas trop écarter les doigts.

Et puis, ils attendent avec cette patience proverbiale qui est la vertu des saints et la grande force des pêcheurs. De temps en temps, un petit morceau de viande — bœuf, mouton ou porc — s’arrête au filet, à l’écumoire ou à la main.

D’un mouvement brusque, l’industriel enlève cette proie et la jette dans un bissac qu’il porte ordinairement retenu par une ficelle a la ceinture de son pantalon. Ce ne sont que des miettes de quelques centimètres de longueur ; provenant soit des abattoirs, soit des maisons ouvrières du quartier où la cuisine se fait un peu sur le seuil de la porte et où le pavage du ruisseau remplace, dans beaucoup de cas, la pierre d’évier.

Au bout de trois ou quatre heures, il y a généralement au fond du bissac une sorte de pelote des viandes les plus diverses. Débris de tripailles, caillots de sang, petits fragmens de peau ou d’os ; puis, provenant des ménages voisins, des détritus de pot au feu et, quelque-fois, la tête d’un canard ou l’extrémité de la patte d’un lapin.

Le graisseux n’a pas de place bien définie ; comme le pêcheur de poissons, il se fie un peu à la chance ; il est fataliste sans s’en douter.

Cependant, il manifeste une préférence pour le grand égout qui débouche au cours la Reine à quelque distance du pont du chemin de fer. On peut souvent le voir là, le pantalon relevé, les jambes nues et attendant avec calme ce que va rendre pour lui ce grand tube digestif d’une cité, qu’on appelle l’égout.

Quand la journée a été mauvaise, quand le graisseux est talonné parle besoin, il laisse de côté son amour-propre de spécialiste et dans l’obscurité, il devient chiffonnier, avec cette différence qu’il n’a ni hotte, ni lanterne, ni crochet. Il remue à la main les tas d’ordures.

Voilà pour la façon d’opérer ; pour le travail. Il nous reste à expliquer quels sont les bénéfices du graisseux, car nous aimons à croire que personne n’a pu s’imaginer qu’il se nourrissait de sa pêche. Non ! l’industrie consiste à en nourrir les autres.

Rentré chez lui, l’individu prend une grande poêle et la place sur des morceaux de bois qu’il s’est procurés de droite et de gauche et qu’il allume. On comprend qu’autrement l’achat du combustible ne serait pas payé par le bénéfice de ce qu’on fait cuire.

Dans cette poêle, on a vidé le contenu du bissac. Il y a un crépitement, puis, la viande généralement très-grasse puisqu’elle flottait sur l’eau, se transforme en graisse que l’on recueille dans un vase et que la femme du graisseux revend à des pauvres diables pour faire leur cuisine. On a été jusqu’à prétendre que c’étaient les graisseux qui alimentaient les marchands de pommes de terre frites de certaines petites foires suburbaines. Nous sommes loin de le croire, et nous pensons qu’il y a là une exagération capable de porter préjudice à d’honorables commerçans faisant, eux aussi, il faut l’avouer, un métier bien bizarre.

On comprend que le graisseux n’amasse pas des sommes folles avec le fond de son bissac. Une journée de 50 centimes, y compris les morceaux de chair cuite revendus pour des chiens ou des chats, est une bonne journée.

Mais la vie ne lui coûte pas cher, grâce aux bons de pain du bureau de bienfaisance, grâce aux chauffoirs et à la Bouchée de pain, en hiver ; grâce à la soupe distribuée le matin à la porte des casernes, grâce aux portières qu’il ouvre ou qu’il referme.

Il vit heureux, sans souci du lendemain, sans avoir les préoccupations d’un testament à faire et avec la considération que donne un métier libre, quelque infime qu’il soit.



LES TIRE-BOUCHONS

Il ne s’agit pas d’un instrument, mais d’un homme. Le tire-bouchon rouennais, comme le graisseux et le pirate du Robec, gagne sa vie dans l’eau et il la gagne même assez largement.

Il est bien au courant des heures de la marée et, selon ces heures, il monte ou descend avec la Seine. Tantôt il est en amont du nouveau pont, mais le plus souvent en aval. Il affectionne les endroits ou le fleuve forme un coude brusque ; il adore les roseaux dont les tiges réunies forment pour lui une sorte de grillage naturel ; mais sa prédilection est pour les petites baies temporaires engendrées sur les quais par les travaux du port. C’est là que le courant dépose les bouteilles vides et les bouchons. Notre homme n’a qu’à les ramasser et, quand il y a beaucoup d’ouvriers travaillant aux alentours, la récolte est toujours des plus fructueuses.

Quel est le statisticien assez téméraire pour oser fixer, même approximativement, le chiffre de bouchons que charrie la Seine en un an ? Quel est le grand calculateur qui pourrait nous dire la chaîne immense qu’on formerait avec ces bouchons en les ajoutant les uns aux autres ? Quel est l’Eiffel en liége qui saurait calculer les dimensions d’une tour construite seulement avec ces bouchons ?

Sur tout le cours de la Seine, de Paris au Havre, il y a des tire-bouchons, et tous font, paraît-il, leurs affaires, puisque leur race se perpétue.

À Rouen, ce métier est d’ordinaire un petit supplément, une sorte de cumul pour les ouvriers des quais employés à décharger les navires. Quelques-uns cependant, les « purs, » se contentent de ce seul genre d’existence qui ne doit pas engraisser outre mesure les pauvres hères.

Le savant qui a déclaré que dans la nature tout se transformait mais que rien ne se créait, ne se perdait, aurait trouvé dans le métier des tire-bouchons un des exemples parfaits de sa théorie, indiscutée d’ailleurs.

On distingue deux sortes de tire-bouchons, les grands et les petits. Les seconds, n’ayant pas toujours de domicile et gênés de leurs richesses, les cèdent à bas prix aux premiers.

Ceux-ci possèdent une chambre en ville dans un quartier excentrique. Ils jettent dans un même panier tous les bouchons semblables. C’est une véritable sélection. Puis, ils font un second tri et mettent de côté les morceaux de liége pouvant servir sans être transformés.

Ces bouchons se débitent à bon marché et trouvent toujours beaucoup d’acheteurs.

Les autres bouchons, ceux qui sont percés, coupés, usés, salis, sont hachés avec des instrumens spéciaux, et deviennent, selon leur dimension, leur qualité, leur forme, d’excellente marchandise pour les pharmaciens ambulans, les camelots, les marchands d’orviétan, les fabricans de colle. Ils servent encore à la fabrication de ceintures de natation ; ils ferment ces petits flacons de liqueurs contenant à peu près dix gouttes de liquide et qui se vendent aux enfans.

Croit-on que les rognures se perdent ? Erreur !

Avec les rognures on fait cette sorte de fermeture imperméable qui unit le tuyau de certaines pipes communes au fourneau ; on fabrique également des petits carrés imperceptibles que les collectionneurs d’insectes collent au fond de leur boîte pour pouvoir y piquer l’épingle indicatrice de leur grand-paon ou de leur pyrètre.

Voilà, comme on le voit, un véritable métier et qui ne manque pas d’une certaine originalité.

Les tire-bouchons gagnent par jour jusqu’à quinze sous qui, la plupart du temps se transforment le soir, sur les comptoirs de zinc, en un certain nombre de petits verres de

fil-en-quatre ou de phonsot.

LES CHERCHEURS DE « MACHABÉS »

La désignation du noyé par le mot « machabé » n’est peut-être pas très-respectueuse, mais nous sommes obligé de laisser à chaque métier tout son pittoresque, même dans l’horrible. D’ailleurs, l’expression est bien connue et employée un peu partout, en France. Quel est le créateur du mot ? Nous l’ignorons ; mais c’est certainement un homme peu ordinaire et qui avait fait des études classiques.

Ceux qui lisent la chronique locale de nos journaux ont vu sûrement des centaines de fois un entrefilet débutant ainsi :

« La série des suicides continue. Hier, un sieur X… s’est jeté à la Seine, etc… »

Ou bien encore : « Un bien triste accident s’est produit hier à la hauteur du quai… Un homme est tombé à la Seine, en déchargeant un bateau… »

Deux ou trois fois par semaine, le même entrefilet qu’on essaye de varier dans la forme, mais qui dans le fond est le même, apparaît aux lecteurs. Ce qui permet d’établir une statistique d’au moins 130 ou 140 noyés par an, à Rouen, dans la Seine.

L’administration municipale payant 6 fr. chaque cadavre retiré du fleuve, il est facile de comprendre que le métier de chercheur de machabés recrute des adeptes et qu’il y ait un certain nombre de vivans auxquels ces morts profitent.

Tout d’abord, avant de donner des détails sur le métier, il nous faut faire une exception pour le brave directeur de la morgue, M. Robin, le sauveteur rouennais si connu et dont la poitrine recouverte de médailles attend encore une croix qui serait largement méritée.

M. Robin retire, à lui seul, les sept ou huit dixièmes des cadavres que le flot entraîne ; mais il ne s’en fait pas une industrie, il accomplit un devoir.

Les vrais chercheurs de machabés sont les autres ; ceux pour lesquels un accident devient une aubaine et un cadavre le moyen de gagner de quoi manger et de quoi boire. Ils possèdent généralement une vieille barque et vont à la sinistre pêche que l’on sait.

Dans les endroits ou le courant vient déposer toutes les immondices qu’il traîne avec lui, dans les roseaux poussant au bord des îlots de la Seine, on les voit avec leur longue gaffe et leurs crocs. Ils remuent la vase, sondent les endroits qu’ils connaissent bien, comme gardant les corps, et n’ont pas perdu leur jour née quand ils ne reviennent pas bredouille.

Lorsqu’ils ont entendu dire qu’un accident s’est produit, qu’une personne est tombée à l’eau, il faut voir avec quelle rapidité de rames il se rendent à l’endroit indiqué, afin de soutenir la concurrence des autres confrères en pêche aux machabés. Pendant des heures entières, ils travaillent, alléchés par l’espoir du gain, et quelquefois on peut apercevoir, le soir, un bateau portant à l’avant une petite lumière rouge et à l’arrière quelque chose d’indécis qui suit le sillage. Ce quelque chose prend des formes humaines quand la lune permet aux yeux de percer la transparence des eaux.

Le rameur fume sa pipe ou chante joyeusement. Car le lendemain il ira toucher au commissariat central six francs, en présentant un reçu de cadavre !

Voilà, certes, un métier qui n’est pas gai. Ajoutons qu’il ne nourrit pas son homme et que ce dernier, dans ses loisirs, cumule d’autres fonctions. Ainsi, grâce à sa barque, il peut marauder un peu, le long des îlots si nombreux dans le parcours de la Seine.

C’est lui qui cueille les roseaux lorsque leurs tiges s’épanouissent. C’est lui qui les revend ensuite à d’autres individus dont la spécialité est de teindre ces roseaux en rouge, en vert ou en bleu et de les offrir après au public, par bottes. C’est, pour les petites bourses et les petits salons, une imitation — polychrome — du panache qu’on aime tant en France.

Le chercheur de machabés ne se gêne pas non plus pour offrir aux jeunes gens, malgré les règlemens municipaux, des bains froids en pleine eau. Presque toujours, il n’y a pas d’accident et le possesseur de la barque gagne dix ou quinze sous. Quand, par hasard, son client se noye, l’industriel peut se consoler en le repêchant et en passant le lendemain an commissariat central.

Il arrive aussi quelquefois, et le fait se présente malheureusement assez souvent à Rouen, qu’à la suite d’un accident fatal en Seine les recherches soient longues pour retrouver le corps. Dans ce cas, le pêcheur de cadavres traite à forfait avec la famille du défunt. On lui verse la moitié de la somme avant qu’il ne commence ses opérations, et le reste lorsque ses recherches sont couronnées de succès.

Détail singulier : l’administration paye 6 fr. pour un noyé et ne donne rien que des éloges ou, quelquefois une médaille, à l’homme qui a retiré vivante de la Seine la personne au secours de laquelle il s’est porté.

Ce qui prouve bien que la vertu puise sa récompense en elle-même, ne manqueraient

pas d’ajouter les moralistes.

LES AMBULANS DE L’ADMINISTRATION

Il y a ambulant et ambulant, comme il y a fagot et fagot. Les marchands ambulans font un métier reconnu et sont porteurs d’autorisations de toute sortes. Mais il existe aussi à Rouen une catégorie bien distincte de ces individus. Ce sont, pour la plupart, des vagabonds qui ne possèdent qu’une idée fort restreinte de ce que peut être un domicile, et qui, cependant, vivent un peu du budget de la ville pour la plus grande sécurité de ses habitants.

On ne peut pas dire qu’ils travaillent, car ils ne font presque jamais rien ; on ne peut pas dire non plus qu’ils ne travaillent pas, car ils s’arrangent in avoir toujours sur eux deux ou trois sous qui les mettent à l’abri de la loi sur le vagabondage, et un reçu de la mairie qui prouve qu’ils peuvent rendre service à l’administration.

Ni chair ni poisson. — Il y a pas mal de gens qui arrivent ainsi, avec beaucoup d’intelligence, à tourner les difficultés.

L’ambulant n’a qu’un moyen de gagner son existence : c’est de se promener de droite et de gauche, principalement dans les quartiers mal famés et d’ « espérer » les événemens. Qu’un ivrogne s’abatte sur le pavé, il est là et il attend le sergent de ville. Quand ce dernier arrive, il y a presque toujours un rassemblement au milieu de ce que les auteurs classiques appellent « un suppôt de Bacchus. » Le représentant de la force publique (toujours pour parler dans le meme style) a besoin d’un aide pour porter jusqu’au poste le plus voisin le pochard. C’est alors que l’ambulant apparaît dans toute sa gloire. Il prend l’ivrogne par les pieds pendant que l’agent soutient la tête et, le lendemain, l’administration reconnaissante décerne au « porteur de bonne volonté » la modeste somme de 25 sous.

Qu’une rixe éclate entre « soleils, » qu’un délinquant fasse des manières pour aller devant le commissaire, l’ambulant est encore la. C’est le « rempart » volontaire de toutes les polices, simplement parce que cela lui rapporte quelque chose. Il est probable que pour il double, il rosserait le guet.

Quand les affaires ne donnent pas, l’ambulant ne se fait pas un cas de conscience de corriger le hasard. C’est ainsi qu’il grisera a mort un compagnon de rencontre, pour avoir ensuite le bénéfice de l’apporter au violon.

Le commissariat de police devient pour lui un petit mont-de-piété, où l’on prête sur ivrognes. Comme l’alcoolisme fleurit beaucoup à Rouen où il y aura, si cela continue, autant de « caboulots » que de consommateurs, l’ambulant est à peu près sûr de ne jamais mourir de faim.

Détail piquant : il a une sainte horreur des agens de la sûreté.




LES GÉRARDS


Miâou… Miâou… Miâou ! »

Pauvres chats de Rouen ! pauvres Minets, Raminagrobis, Kiki et autres. Voici le Gérard qui passe ; sauvez-vous, si vous tenez à ne pas vous transformer en manchon ou en chapeau haut de forme !

C’est que, beaucoup plus que les gros chiens dont le coup de gueule est terrible, mais heureusement rare, le Gérard est votre ennemi.

Ennemi qui ne se réconcilierait avec votre race qu’au jour où vous seriez remplacés le soir dans les rues, près des tas d’ordures, par des lapins, ces lapins dont vous jouez si bien le rôle lorsque le Gérard vous fait sauter malgré vous dans sa grande casserole à moitié pleine d’oignons.

« Miâou… Miâou… Miâou ! »

Ils sont nombreux dans la vieille ville, les individus sans respect de la loi protectrice des animaux et qui soupent volontiers le soir d’un quartier de ce diminutif du tigre, à la fois symbole de l’infidélité et de la douceur des caresses. Ils imitent le miaulement de façon à ce que les chats eux-mêmes s’y méprennent, et ils ont dans leurs larges poches un peu de valériane, appât aux séductions duquel ne peuvent résister, paraît-il, les représentans les plus sérieux de la petite race féline.

Le Gérard a une préférence indiquée pour les rues tortueuses, sombres, rendez-vous préférés des chats et lieux généralement peu visités par la police. Il se met a l’affût comme un chasseur, répand sur le sol un peu de valériane, étale sur un tas d’ordure voisin deux ou trois morceaux de mou de veau (les mêmes morceaux peuvent servir longtemps) et miaule.

Au bout de quelques minutes deux petites lumières brillantes, comme si elles jaillissaient d’une lampe électrique, percent l’obscurité. Le chat s’avance et l’on assiste a un duo curieux entre l’homme et l’animal. Déjà, la valériane a produit son effet ; les deux petites lumières se rapprochent, le tas d’ordures n’est plus qu’à un pas ; quel régal que ce mou !

Mais soudain, on entend un cri prolongé comme un appel au secours, puis quelque chose se débat violemment ; un petit coup sec d’os qu’on broie… les deux yeux du chat sont éteints ; le Gérard possède sa proie !

Quelquefois, il se produit des luttes terribles entre la victime et son agresseur. Il y a de ces gros matous, de ces superbes angoras dont la vie est dure, dont la griffe est longue et qui protestent de leur mieux contre l’intention qu’on a de les réduire à l’état de fourrures.

Mais l’homme est armé d’un maillet ou d’un marteau qui brise les reins ou écrase la tête. Le duel est vraiment par trop inégal.

Pour prendre le chat, le Gérard se sert d’un collet, comme le font les braconniers, ou bien encore d’un piége inventé récemment pour, ou du moins contre, les rats, et qui n’est lui-même qu’une réduction du piége à loup ordinaire.

Il est inutile d’ajouter que si le moyen que nous venons d’indiquer est le plus pratique, le plus sûr et le plus en vogue dans le monde des Gérard, les autres moyens n’en sont pas moins employés et toujours jugés excellens lorsqu’ils donnent de bons résultats.

Ainsi, on tue le chat à coups de pierres ; on lui tend un morceau de viande, et on lui brise la colonne vertébrale d’un coup de bâton ou même d’un revers de main, comme dans le « coup du lapin », bien connu de nos paysans normands.

Par les beaux soirs, cette chasse est assez difficile ; la clarté du ciel vient en aide aux malheureux animaux et leur dévoile les trucs de leurs adversaires. Mais quand il n’y a pas de lune, les chats se laissent prendre au « miâou » fatal et succombent. Alors, le Gérard les jette tout chauds dans les grandes poches de son pantalon ; une blouse dissimule le tout et la farce est jouée, au grand désespoir des Mer’Michel du quartier.

Quand les affaires vont bien, quand on sait miauler, on peut prendre de la sorte trois, quatre et même cinq chats dans sa nuit. Y a-t-il beaucoup de chasseurs qui tuent autant de lièvres dans leur journée ?

Et maintenant, que fait le Gérard de sa provision ?

Quand il a des cliens, et presque tous en ont, il leur vend l’animal a raison de 75 centimes ou un franc ; en outre, il garde pour lui la fourrure, qui vaut plus cher que la peau de lapin et est même quelquefois achetée a prix d’or par des rhumatisans attachant comme remède, a cette peau, une vertu qu’elle ne possède certainement pas.

Qui se nourrit de ces chats ? Ceci est un mystère que nous nous garderions bien d’éclaircir. Laissons a ceux qui voudraient manger un jour du lapin, dans certains endroits, leurs douces illusions. Il y a des sauces qui corrigent tout et des morceaux savoureux dont il ne faut pas toujours rechercher l'origine. Beaucoup de personnes, pendant le siége, ont mangé des chats ; elles affirment que c’est un comestible excellent en gibelotte. Ce comestible, c’est le Gérard qui le procure. On doit donc lui en savoir gré.

Une particularité : les chats des grands quartiers de la ville sont plus difficiles à prendre, mais plus appréciés que les autres, parce qu’ils sont mieux nourris.

Que si l’on nous demande quel est le genre du Gérard, nous répondrons qu’il a presque toujours des péchés correctionnels sur la conscience ; qu’il ne fait rien que ce métier assez lucratif ; qu’il reconnait lui-même qu’il est un « soleil » et qu’il s’est intitulé Gérard en souvenir du grand tueur de fauves algériens, Jules Gérard.

Voilà un hommage posthume auquel ce dernier ne s’attendait certainement pas.



LES DRESSEURS DE MERLES

À côté de l’homme qui tue, l’homme qui élève, l’homme qui perfectionne, l’homme qui éduque : le professeur laïque pour merles sauvages.

Comme tous les bienfaiteurs de l’humanité, le dresseur de merles est modeste. Peut-être ne cherche-t-il pas dans les honneurs de ce monde la récompense de ses bienfaits.

Le métier est simple : étant donné un jeune merle qui ne sait rien, lui apprendre à siffler des airs variés.

Le merle, à son état primitif, ne coûte rien ; on n’a qu’à le « cueillir » dans les bois. Quand on est parvenu à lui donner un talent de chef d’orchestre, on le revend huit, dix, douze et jusqu’à quinze francs. Pour ce dernier prix, il siffle des airs d’opéra.

Quand le sujet se montre rébarbatif, on lui crève les yeux. C’est une manière de lui faire le caractère et de lui apprendre à bien se tenir en société.

La nourriture a, parait-il, une influence sur la voix du merle. Quand on lui donne à manger des « vers blancs », il chante comme un poète.

Voici ce que font les dresseurs :

Ils se rendent dans les principaux moulins de Rouen et, avec une faible rémunération offerte aux gardiens, on rapportent une moisson assez abondante d’« annelées » que digère très-bien le volatile.

Au bout d’un mois, pour les oiseaux qui ont des dispositions naturelles ; de six semaines pour les « philistins », le sifflage commence et, avec lui, la vente.

Il y a trois ou quatre dresseurs de merles à Rouen. Ils habitent tous au dernier étage de vieilles maisons et n’ont pas d’enseignes à leur porte.



LES SAUVAGES DE MARTAINVILLE

C’est étonnant, n’est-ce pas ? Et pourtant c’est vrai, rigoureusement vrai. Il y a des sauvages à Rouen et des sauvages qui mangent de la chair crue, s’il vous plait.

Ce qui peut seulement laisser planer des doutes sur leur origine, c’est qu’ils mâchent du verre écrasé et peuvent tenir dans leur main des charbons incandescens, ce que les vrais sauvages ne font pas.

Tout le monde a vu, dans les foires suburbaines et à la foire Saint-Romain qui vient régulierement tous les ans assourdir les oreilles, ces malheureux noircis de charbon, vêtus de quelques loques et que les barnums exhibent avec des épithètes ronflantes et des coups de grosse caisse plus ronflans encore.

En temps de sécheresse et quand le sujet ne transpire pas trop, l’illusion est assez complète pour qu’on ne regrette pas ses deux sous, mais quand il fait très-chaud ou que la tente du forain vient a s’effondrer sous l’eau du ciel, il arrive fréquemment que le « terrible guerrier zoulou rapporté enchaîné, de son pays barbare, par un brave capitaine de vaisseau, » se transforme en quelque Rouennais bien connu de l’église Saint-Maclou à la rue des Espagnols.

Et, en effet, c’est ce quartier du vieux Martainville qui fournit aux forains de Rouen et des environs la plupart de leurs sauvages. Il y a là une population étrange qui ne vit que d’expédiens, sur laquelle la police a incessamment l’œil et qui, fuyant le Rouen nouveau, s’élargissant sans cesse, se voit entourée pour ainsi dire par un cercle de lumière et cherche encore quelques refuges obscurs dans des rues mal famées et dans des cabarets borgnes.

Pour ces gens, tous les métiers sont bons ; ils sont tour à tour débardeurs, commissionnaires marrons, ouvreurs de portières, etc. Quand l’automne arrive, ils ont leur bonne saison ; ils se font sauvages pour la foire Saint-Romain. Il y a, du reste, un entraînement à subir et une sorte d’initiation à supporter. N’est pas sauvage qui veut, et c’est plus difficile que de porter un sac de grain ou de percer un fût de vin.

Les curieux qui osent affronter les arrière-boutiques de certains marchands de fil-en-quatre et de tasses de café à un sou peuvent voir des groupes de trois ou quatre individus s’exercant à manger de la chair crue, ce qui n’est pas difficile, et s’efforçant, ce qui est beaucoup moins simple, à serrer entre leurs doigts des charbons brûlans. Inutile de dire que pour ce dernier exercice il existe un truc. On s’enduit la main d’une préparation que le laboratoire municipal n’a pas encore analysée, mais dans laquelle, à en juger par l’odeur, l’oignon ou l’ail doit entrer en grande quantité. On arrive à mâcher les morceaux de verre sans se blesser : il ne s’agit que de savoir rouler méthodiquement, avec sang-froid, et… avec la langue, des débris de bouteilles qu’on vide préalablement pour se donner du cœur.

Quand on est parvenu à un certain talent, on s’engage à un barnum ou bien on monte une société qui, pour ne pas avoir de capital, ne manque certainement pas d’intérêt. La difficulté pour la société, c’est de pouvoir payer d’avance à la ville la location de quelques mètres carrés de boulevard nécessaires à l’exploitation du métier.

Quels sont les bénéfices du sauvage ? On comprend que tout dépend de l’habileté du barnum, de la bonne apparence de la baraque et de la prédilection du public pour le spectacle qu’on lui offre. Néanmoins, le mangeur de chair crue ne gagne pas moins de 2 fr. ou 2 fr. 50 par jour, ce qui n’est pas mal, on en conviendra, quand tant de braves ouvriers s’éreintent sur les quais, de midi à six heures pour gagner moins.

Les Sauvages de Martainville sont fiers de leur titre et de leur profession ; chose bonne à noter, ils se soutiennent entre eux et forment une des petites associations les plus étroites de la ville.

Puisque nous parlons de certaines bizarreries de Martainville, il nous faut signaler quelques jolies jeunes filles, sans profession marquée, généralement en excellens termes avec les sauvages et qui s’engagent dans les tirs de la foire. Elles ont la spécialité, par leurs œillades meurtrières, d’attirer les bons petits collégiens en rupture de famille et désireux de faire preuve en public de leur adresse au pistolet et a la carabine.



LE CROQUEUR

Voulez-vous vous faire croquer ? Cela vous coûtera vingt ou trente sous, selon votre tête, et pour ce prix-là vous aurez un portrait ressemblant et la satisfaction d’avoir contribué, dans vos moyens, au relèvement du grand art en France en général, et dans la ville de Rouen en particulier.

Il n’y a que deux croqueurs à Rouen, l’un, dont la modestie est tellement forte qu’il ne veut pas se faire connaitre ; l’autre, réputé de la rue aux Chiens à la place du Vieux-Marché : nous avons nommé Rousselin.

Contrairement au vieux proverbe qui affirme que les poètes et les autres artistes meurent de faim dans un grenier, Rousselin et son confrère vivent très-bien de leur crayon au rez-de-chaussée.

Le premier se paye même de temps en temps le luxe de se révéler poète dans l’intimité. Rien de Lamartine d’ailleurs, ni même de M. X… le célèbre barde rouennais.

Le croqueur a la spécialité de travailler dans les cafés. Il arrive avec son carton sous le bras, s’attable, fixe un consommateur, et, au bout de cinq minutes, lui propose son portrait, « ressemblance garantie. »

La plupart du temps, le consommateur accepte ; en peu d’instans, les traits frappans sont tracés sur une feuille de papier. C’est toujours très-réussi, et cela ne coûte jamais cher. Par exemple, il ne faut pas être exigeant et savoir se borner à un profil intelligent. La pose de face ne convient qu’aux gens possesseurs d’une longue barbe et de sourcils épais, parce qu’alors Rousselin en est quitte pour fabriquer une broussaille quelconque, qui rappelle les maquis de Corse et fait frémir au souvenir des vendettas possibles.

Métier honnête avant tout que celui du croqueur, et, ce qui est un charme de plus, métier éminemment libéral. Le croqueur a le sentiment inné du beau, et, s’il se trouve parfois dans l’obligation de portraicturer quelque client très-laid, il ne faut pas lui en vouloir. N’est-il pas, avec les autres petits industriels que nous avons décrits jusqu’à présent, une des victimes du struggle for life, où les impuissans sont les seuls qui succombent ?



LES TROUVÈRES

La patrie de Boïeldieu est aussi la terre où la mélomanie a le plus fructifié. Il y a peu de villes où l’on aime autant la musique qu’à Rouen. Il faut que cet amour soit bien enraciné pour n’avoir pas été détruit par les concours monstres d’orphéons dont le bruyant souvenir tinte encore aux oreilles de nos concitoyens.

Les délicats ont pour eux les théâtres et les concerts — civils et militaires, — d’autres affichent une préférence marquée pour les beuglans, où font florès la Grosse Caisse sentimentale, la Main de ma Sœur et En r’venant de la Revue ; d’autres encore descendent de plusieurs échelons et vont le soir dans des bouges enfumés déguster une consommation aux refrains de quelque scie inepte.

Tous ces chanteurs, depuis le premier ténor de grand-opéra qui est payé quatre ou cinq mille francs par mois, jusqu’au baryton de la Brasserie des Décadens, qui gagne cinquante sous par jour, plus le blanchissage de deux chemises par semaine, sont des pensionnaires de l'établissement pour lequel ils travaillent. Ceux-là n’ont rien de particulier ; ils sont artistes ou « artisses, » selon qu’ils atteignent l’ut de poitrine ou qu’ils s’arrêtent en chemin au sol dièse.

Le seul, le vrai, l’unique chanteur dont le métier soit réellement bizarre est le Trouvère, cet être éminemment fantaisiste et ambulant

Et qui n’a pour tout bien qu’un mot : la liberté.

Quel est le promeneur qui, en circulant le soir, dans quelqu’une de ces ruelles, sombres en plein midi, dont les vieilles maisons font le bonheur des aqua-fortistes et les vieux pavés le désespoir des piétons ; quel est le promeneur, disons-nous, qui n’ait saisi au passage un petit air de violon s’échappant par le carreau cassé d’un de ces cabarets comme il en reste encore dans le vieux Martainville, malgré la rage d’hygiène dont nous sommes possédés et la « furia » des démolisseurs ?

Et si, ce promeneur, hanté par les récits des Mystères de Paris, pose le pied sur le seuil de l’établissement, le spectacle dont il est témoin peut le dédommager amplement du retard qu’il s’impose.

Au milieu d’une grande salle, basse de plafond et dont les solives, usées par l’âge, apparaissent, comme la carcasse de quelque bête énorme ; dans la fumée des pipes et des petites lampes à pétrole, à travers le va-et-vient de deux ou trois grosses filles, dont les bras rouges débordent des manches retroussées, malgré le bruit des conversations, le choc des verres, le grognement des toutous faméliques et le ronflement des ivrognes, un violoneux, calme et digne, exécute sur son instrument le grand air de Lucie de Lammermoor ou la dernière ineptie de Paulus.

Respect à ce musicien, car c’est le Trouvère ! C’est lui qui apporte dans cet antre, on se trouvent parfois réunies toutes les mauvaises passions humaines, un cri de poésie. Dans cette pièce horrible, dont les murs noircis sont recouverts, en quelques endroits, d’inscriptions ou de dessins obscènes, c’est lui qui évoque le souvenir du soleil, du grand air, de la liberté chez (les êtres devenus peu à peu les prisonniers de l’alcool.

Il chante comme Homère, cet aïeul, mais au lieu d’une lyre, il porte un violon. Au bout d’un certain nombre de siècles avant et après Jésus-Christ, ce progrès était tout indiqué et n’a, par conséquent, rien de bien étonnant. Le Trouvère s’interrompt de temps en temps pour faire une quête qui produit au plus cinq ou six sous, ou pour boire une tasse, que quelque ancien figurant, ému par les souvenances d’antan, lui offre sur la table qui était jadis de bois blanc et qui a fini par être cirée en noir, grâce au contact des coudes, des mains et des visages.

Sa petite représentation terminée, le Trouvère se retire et va ailleurs recommencer son métier : la quête, et vider un nouveau verre : sa consolation.

Parfois, dans la nuit du samedi ou du dimanche les sergens de ville de ronde repêchent dans quelque ruisseau de la rue des Espagnols un homme assoupi auprès d’un violon.

Il peut arriver au Trouvère de ces surprises alcooliques.

Combien sont-ils à Rouen ? Quatre ou cinq au plus. Que gagnent-ils ? C’est un mystère. Quand la faim se fait trop sentir, on porte le violon au « clou » et on se contente de chanter sur les bateaux-onmibus, jusqu’au jour où l’on a retrouvé cent sous pour « dégager » l’instrument harmonieux. Quelques-uns de ces chanteurs-musiciens ne quittent pas le quartier où ils opèrent et ne sont connus que de leurs habitués ; mais il y en a d’autres dont la renommée s’étend de la Bouille à Saint-Adrien, qui font tourner les têtes lorsqu’ils passent, et qui, grâce a leur physique pittoresque, deviennent les enfans gâtés de la foule, cette brave foule aussitôt désarmée lorsqu’elle a un peu ri.

Parfois, deux trouvères se rencontrent dans le même lieu, apprennent à se connaitre, à s’apprécier, et, sans avoir lu les théories de Darwin, s’associent pour la lutte de la vie. C’est de cette petite sélection musicale que sont : issus Goffard et Gamelin.

Goffard et Gamelin ! qui ne les a vus ? qui ne les a entendus ? qui ne les a applaudis ? qui n’a jeté dans le fond de leur chapeau de forme… troublante, comme dirait Stéphane Mallarmé, l’obole due au talent ?

Braves et dignes artistes, qui font oublier aux Rouennais la monotonie des jours de pluie, les embarras de la rue Grand-Pont, l’inanité des séances du conseil municipal et la fermeture de la bibliothèque.

Quand le chanteur paraît, le musicien n’est pas loin, et vice versa. Il faudrait être Paul de Saint-Victor pour décrire le premier ; il faudrait être Victor Hugo pour chanter le second.

Et que l’on n’aille pas croire que les deux associés manquent de talent. L’un dit la chansonnette à ravir et si la romance existait encore, il l’aurait tuée par son ironie. L’autre est un violoniste distingué ; on l’a vu, aux beaux jours du Théâtre-Lafayette, diriger l'orchestre ; on l'a applaudi parmi les musiciens du Théâtre-des-Arts. Il faisait à la fois pleurer son violon et rire la galerie.

Puis, l’amour de l’indépendance les a pris ; ils se sont faits trouvères ; ils ne doivent rien à personne, ils ne demandent rien à personne. Ils ont pour eux la grande liberté de la rue et les bravos d’un public spécial. Faut-il leur en faire un reproche ? Ils sont les premiers dans tout le quartier Martainville, ils n’auraient peut-être été que les seconds ailleurs…

Nous venons d’expliquer le trouvère ; que l’on n’aille pas, surtout, le confondre avec le chanteur des rues. Il existe entre ces deux catégories des différences profondes. Le chanteur des rues est un mendiant ; le trouvère est un artiste. L’un a toutes les humilités de son état, l’autre possède tout l’amour-propre de sa vocation et rien n’établit mieux la dissemblance des deux types que l’anecdote suivante :

Un haut fonctionnaire de département passe un jour au cours Boïeldieu et aperçoit sur un banc un malheureux violoneux auquel il donne vingt sous, croyant avoir affaire à un chanteur des rues.

Le trouvère refuse, le fonctionnaire insiste : « Je ne prendrai, répond l’obligé, que si vous acceptez de m’entendre. » — Eh bien ! soit ! ce sera à un autre moment.

Le soir, un domestique porte au milieu du dîner une carte au fonctionnaire dont nous parlons. On était en famille et le domestique reçoit l’ordre de faire pénétrer l’intrus.

On voit alors paraître le trouvère de l’après-midi qui, sans gêne et avec le plus grand sang-froid, se met a exécuter deux des plus brillans morceaux de son répertoire.

Stupéfaction générale et applaudissemens mérités. On félicite le musicien, on crie bis, on veut lui donner de l’argent, mais lui, repoussant toutes les offres avec la majesté d’un ancien Romain :

« Toutes mes excuses, monsieur le…, mais à mon grand regret, il faut que je m’en aille, on m’attend chez le père Lapin. »

Et le trouvère se retira avec des salutations du meilleur monde.

Hélas ! au moment où nous tracions ces lignes, Goffard mourait.

Cet homme qui vivra longtemps dans le souvenir des Rouennais mérite, dans ce livre spécial, une biographie.

Une tête énorme d’hydrocéphale soutenue par un cou de taureau qui semblait presque maigre quand on le comparaît à la boule qu’il supportait ; un torse puissant, des épaules larges, des jambes très-courtes et un peu en cerceaux, des yeux ronds, clairs, bons comme ceux d’un gros terre-neuve, un nez bizarre, assez court, formant, avec les lèvres très-lippues, quelque chose comme un mufle ; des mains énormes. Un biceps formidable qui faisait d’une pincette de cheminée un tire-bouchon, des cheveux blonds coupes assez courts pour permettre toujours d’apercevoir la peau blanche de la tête, le tout surmonté d’un chapeau incohérent, pointu comme un toit de pagode chinoise, tel était Goffard, le bon, le brave Goffard, celui que nous avons tous connu, auquel nous avons tous parlé, celui que tous les étrangers venus dans notre ville pour vingt-quatre heures ont rencontré le jour ou la nuit, et au passage duquel ils se sont retournés, ahuris.

Maintenant que Goffard est mort, il va manquer quelque chose à Rouen.

Lorsqu’il créa de toutes pièces son personnage de Quasimodo, Victor Hugo, doué de la seconde vue comme le sont, parait-il, les grands poètes, avait prévu Goffard.

Goffard, à Paris, eût fait peut-être fortune ; il y serait, en tous cas, devenu légendaire. Il a préféré rester dans sa ville natale. Rouen lui en sera éternellement reconnaissant. Il était reçu partout avec un sourire, et pour lui toutes les bourses se fussent ouvertes ; mais il refusait l’argent. Si, dans ces derniers temps, assombri par la misère, il avait eu recours à une association avec Gamelin, pour donner des concerts sur les bateaux-omnibus, il avait du moins l’art : use de dire qu’il ne travaillait que pour l’art, car c’était Gamelin seul qui faisait la quête.

Il était devenu le dieu protecteur des restaurans de nuit de la rive gauche. Quand on entendait de la rue les soupirs d’un violon, on disait : « Goffard est là. » C’était suffisant pour qu’on entrât.

Et il s’interrompait pour vous tendre sa grosse main, avec un mouvement de molosse bon enfant qui donne la patte.

Il avait pour tout le monde le même épanouissement de visage, c’est pourquoi tout le monde l’aimait. Il ne fut venu à personne l’idée de lui refuser un service, mais il n’eut jamais l’idée d’en demander un.

Les ouvriers du port, les débitans, les petits commerçans devenaient joyeux en le voyant ; combien de fois a-t-il payé d’un simple hiatus énorme de ses mâchoires le verre qu’on lui avait servi ? Les sergens de ville le respectaient ; tout ne lui était-il pas un peu permis dans cette ville dont il était le « fou » attitré ?

Mais fou comme un Chicot ou comme un Triboulet ; car sous cette carcasse épaisse, sous cette masse de chair informe, il y avait une étrange intelligence et une âme de vrai musicien.

Quand un imbécile se moquait de lui, quand une plaisanterie dépassait les bornes, quand la familiarité devenait obsédante, Goffard se redressait, se drapait dans sa dignité couverte de loques, et, tout en dodelinant de la tête, il avait des réparties mordantes, des ironies acérées sous leur forme prudhommesque, des mots de grand seigneur blessé.

La seule chose qu’il aimât réellement au monde était son violon, à la fois sa consolation et son gagne-pain. Il ressentait pour lui l’amour d’un père pour son enfant. Quand il pleuvait, il enlevait son veston pour en recouvrir son instrument.

Que lui faisait à lui l’averse ? C’était une « bonne blague » qui lavait, et voilà tout.

Cependant, à intervalles irréguliers, assez fréquens en ces derniers temps, lorsque la faim déchirait trop les entrailles, il « allait coucher le petit, » c’est-à-dire qu’il mettait au mont-de-piété son violon.

En sortant de là, il était triste : il ne savait que faire de ses mains.

Brave Goffard, va ! que de gens dont tu ne connaissais même pas le nom et qui ont éprouvé une émotion sincère à la nouvelle de ta mort !

Sait-on que ce pauvre diable descendait d’une vieille famille française, dont quelques-uns des membres, très-honorables et justement respectés, habitent encore Rouen ? Sait-on que, s’il avait voulu, il aurait pu porter un titre de noblesse qui lui appartenait, et faire peindre de belles armoiries sur les bois de son violon ? Sait-on que son trisaïeul fut un des peintres du roi Louis XVI, et qu’il a laissé des éventails qui sont de purs chefs-d’œuvre ? Sait-on qu’il est le parent d’un des plus hauts prélats de Bretagne ? Mais qu’importe tout cela ?

Goffard était lui, et c’est suffisant.

Sa vie, accidentée comme un paysage de la Suisse, est pleine d’anecdotes. Une fois même il vint s’asseoir pour un délit sur les bancs de la correctionnelle. Il sortit triomphant de la salle du tribunal. Est-ce qu’on aurait trouvé à Rouen un juge pour condamner Goffard ? Est-ce que Goffard était même capable d’une mauvaise action ?

Il eut, il y a quelques années, un « suicide » qui le rendit célèbre quinze jours durant : manquant d’argent et n’en obtenant pas d’un parent rapproché auquel il s’était adressé, il déclara qu’il allait se tuer et disparut dans une pièce voisine. Au bout de cinq minutes, le parent entendit des cris plaintifs ; il se précipita affolé dans la chambre et trouva le malheureux violoniste gisant inanimé dans une mare rouge. À ses côtés, un vieux pistolet. On n’avait pas entendu de détonation, mais Gofard semblait mort. Il portait au milieu du front une hideuse blessure ; on distinguait nettement le trou fait par le projectile ; un filet sanglant serpentait sur la pâleur du visage.

Cette scène se passait a neuf heures du soir. Le parent alla chercher le commissaire de police, qui vint constater le décès. Tout à coup, on perçut une sorte de ronfement sonore ; puis le mort remua, se leva lentement à la stupéfaction générale, esquissa un sourire fantastique et murmura : « La bonne blague ! la bonne blague ! » Et il se tordait dans un éclat de rire prodigieux.

Goffard s’était simplement souillé de vermillon, il s’était peint sur le front le trou qu’aurait fait une balle, et il s’était couché calme, digne, se vengeant ainsi de la mauvaise volonté de son parent.

Le commissaire se mit à pouffer, le parent, déridé, donna cent sous, et Goffard se paya immédiatement, dans un caboulot de la rue Saint-Sever, un « balthazar » succulent.

Une fois, il fut nommé chef d’orchestre d’un théâtre à Lyon. Il n’avait pas d’argent et partit à pied, son violon sous le bras. Au bout de huit jours, exténué de fatigue, couvert de poussière, il arrive à Lyon, et se dirige vers le théâtre ou, ce soir là, les musiciens répétaient sous la direction du sous-chef.

Il entre dans la salle, monte au pupitre, lève son archet et, de sa grosse voix indescriptible :

« Allons ! commençons ! »

Tout le monde rit ; le régisseur accourt. — « Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? — Je suis Goffard, votre chef d’orchestre : j’arrive de Rouen à pied. »

Quand le directeur vit l’homme, il résilia immédiatement, lui paya son retour avec une indemnité et prit un autre chef d’orchestre.

Goffard eut fait éclater la salle au milieu du passage le plus dramatique des Huguenots !

Il joua un jour un rôle politique bien amusant. Des électeurs républicains avaient eu l’idée géniale de l’envoyer chanter les louanges, mises en vers, de leur candidat, dans un canton de la Seine-Inférieure. Goffard, mû par on ne sait quelle idée, modifia les paroles avec une verve endiablée, tourna en dérision le candidat qu’il était chargé de défendre, et fit élire celui qu’il était chargé de combattre.

Il eut un succès prodigieux !

Il dort aujourd’hui dans la paix éternelle ; son violon est muet ; le registre de l’état civil donna à Goffard quarante-sept ans, mais Goffard était comme la vertu, il n’avait pas d’âge. Puisse-t-il être récompensé là-haut des heures de franche gaîté qu’il a fait passer à ses concitoyens !

Nous n’entendrons plus sa grosse voix, nous ne verrons plus sa grosse tête.

Il est mort, parait-il, sans souffrances ; que la terre lui soit légère !



LES RACOLEURS

À notre époque commerciale où tous les moyens de réclame sont bons, le racoleur peut être fier de son métier. Il est, en effet, la réclame vivante et d’autant meilleure qu’elle se cache sous des apparences absolument trompeuses.

Vous êtes assis en tramway à côté d’un monsieur bien mis et dont les façons paraissent des plus correctes. Tout à coup, un voyageur dont le visage est pâle et les traits défaits, se met à tousser à plusieurs reprises. Vous le regardez avec tristesse en songeant à la phtisie, quand votre voisin entame à voix basse la conversation.

— « Le malheureux garçon, a-t-il une mauvaise mine ? — C’était ce que je pensais. — Et dire qu’il existe contre cette maladie un remède souverain. — Vraiment ? — Oui, monsieur, moi aussi je ne voulais pas le croire, mais depuis que ma femme a été sauvée, j’ai bien dû me rendre à l’évidence. »

Et alors il vous donne des détails navrans : une maladie terrible, tous les médecins désespérés ; chaque remède très-coûteux essayé vainement. Ah ! si l’on s’en rapportait à la réclame des médicamens infaillibles !

— Voyez-vous, monsieur, toutes ces spécialités médicales sont faites pour tromper le public. Ma femme a été sauvée par quelque chose que bien peu de gens connaissent. »

Naturellement, vous vous enquérez du remède. Votre voisin a l’air de chercher dans sa mémoire et finit par vous indiquer sa panacée.

Vous descendez de tramway sans plus songer à la conversation que vous venez d’avoir, mais, à votre premier rhume, à celui d’un parent, d’un ami, d’un indifférent même, vous vous souvenez du remède, et l’inventeur en profite pendant que le racoleur et son compère, l’homme à la toux, se promènent ailleurs en voiture publique ou en chemin de fer, l’un toussant et l’autre le plaignant sans cesse.

Voilà un des types de racoleur ; il y en a des quantités, variant à l’infini.

Les uns sont chargés d’allécher les acheteurs pour la vente d’un immeuble, d’un café, d’un restaurant ; les autres opèrent sur une échelle moins vaste encore. Le métier s’étend du racoleur qui, embrigadé dans la claque, fait son possible pour attirer à l’acteur des applaudissemens, jusqu’à celui qui se charge de fournir dans certains cas une famille aux gens qui n’en ont pas ; du racoleur s’occupant de causer un rassemblement devant une vente publique jusqu’à celui qui, en période électorale, fait plus de bruit à lui seul qu’une réunion anarchiste ; de l’homme qui opère en cravate blanche jusqu’à l’homme qui porte la blouse.

Inutile de dire que les bénéfices sont toujours en raison directe des services rendus.



L’HISTORIEN LOCAL

Eh oui ! — De même que Tacite ou Tite-Live célébraient par leurs œuvres immortelles la grandeur de leur patrie, il y a à Rouen un ou deux braves écrivains, sans grandes prétentions littéraires, qui ont trouvé l’ingénieux moyen d’occuper intelligemment leurs loisirs et de gagner en outre un peu d’argent.

Ce sont les historiens locaux ; ceux qui élèvent à la gloire des petites communes un monument digne de leur passé. L’historien local a une façon bien simple de travailler. Il écrit au maire de Saint-Pierre-sur-la-Lézarde, à celui de Mesnil-en-Caux ou de Risqueville-sur-Scie, une lettre dont voici à peu prés la formule :

« Monsieur le Maire, vous n’ignorez pas que la commune de Risqueville-sur-Scie, dont vous êtes le digne représentant, a joué au moyen-age un rôle considérable dans la civilisation européenne. Lorsque Charles-Quint rêvait de conquérir la France, son seul but et son unique désir étaient d’ajouter, comme un riche fleuron à sa couronne, la ville de Risqueville-sur-Scie.

« J’ai fait, depuis longtemps, une étude approfondie de ce pays. En consultant les secrets de la terre ; en fouillant ces terrains révélateurs où chaque grande secousse géologique a laissé son empreinte impérissable ; en retrouvant, par ci par là, des détritus d’animaux antédiluviens, j’ai pu me rendre facilement compte du rôle prépondérant joué par Risqueville-sur-Scie aux époques préhistoriques.

« Réveiller tous ces souvenirs endormis dans la poussière des siècles, retracer à nos laborieuses populations des campagnes, que vous administrez avec tant de zèle, l’existence de leur ancêtres ; reconstituer un passé de grandeur et le laisser en héritage à vos petits neveux, tel serait mon but et la consolation de mes vieux jours.

« Il ne dépend que de vous, Monsieur le Maire, que Risqueville-sur-Scie possède ce monument — œre perennuis — comme disait Horace, et que je sois entièrement satisfait.

« Que faut-il pour celà ? — bien peu de chose. Que la ville de Risqueville-sur-Scie, par l’organe de son conseil municipal, me charge d’écrire ses annales ; je le ferai dans des conditions très-avantageuses et vos petits enfans sauront enfin l’histoire de leur pays, dans tous ses détails. »

Inutile de dire que la même lettre peut servir pour toutes les communes du département. On n’a qu’à changer le nom de la localité.

De cette façon, l’historien local a toujours du pain sur la planche et aussitôt qu’il a « traité » dans les conditions qu’il désire, il se met à l’œuvre.

Sa façon de procéder est simple.

Il se rend à la bibliothèque d’abord, cherche tout ce qui a été écrit sur la question, rédige des quantités de notes.

Il va à la préfecture, ensuite, consulte les archives admirablement bien tenues, voit également tout ce qui a été écrit sur la question et rédige également des quantités de notes.

Quand son dossier est à peu près complet, il dresse une table chronologique et fait suivre, année par année, mois par mois, les achats de terre faits par les grands seigneurs, les changements de domaines, etc., etc.

Il arrive de cette façon jusqu’à nos jours ; donne la liste de toutes les municipalités ; parle de l’état des récoltes à telle ou telle époque et parvient à fabriquer un livre qui lui rapporte sept ou huit cents francs et fait la joie de toute une commune.

Le métier ne serait pas bizarre si l’historien local ne faisait que chanter la gloire d’une ou deux cités. Ce qui ajoute à l’originalité de l’entreprise c’est que l’auteur n’a aucune préférence marquée et qu’il fabriquerait 759 volumes sur les 759 communes du département, absolument comme il débiterait 759 pots de moutarde à 759 clients.



LE CAPTEUR DE CHIENS

Le poète Châtillon, qui ne pouvait souffrir les chiens parce que beaucoup portaient des paletots tandis que lui n’en avait pas, a dû se réjouir du haut de sa dernière demeure, s’il a eu connaissance du nombre exorbitant de représentans de la race canine immolés en fourrière l’année dernière. Il est vrai que les malheureux « toutous » supprimés n’étaient pas de ceux qui pouvaient porter ombrage à la jalousie du pauvre Châtillon. C’étaient, comme le poète, des vagabonds de la pire espèce. Ils n’avaient pas le cou pelé par l’emblème de servitude, et le seul collier qui se soit enroulé autour de leur gorge est la corde avec laquelle ils ont été étranglés.

Maigres, efflanqués, on les voyait, dans les rues des quartiers excentriques principalement, enfonçant leurs têtes dans les tas d’ordures, les entr’ouvrant d’un coup de gueule, et faisant concurrence aux chiffonniers. Parfois, un homme passait, s’arrêtait, saisissait la bête par la peau du cou, et s’en allait à grands pas ; il avait fait une capture pour la fourrière. Trois jours après, le chien était mort. On en tue de la sorte 500 environ par an.

On sait que rien ne se fait sans fôrme dans l’administration. On ne peut pas tuer un chien sans noircir pas mal de papier. La fourrière coûte à la municipalité une somme assez respectable par an ; il y a pour cela tout un petit service organisé. Les chiens possèdent leurs chasseurs, leur geôlier et leur bourreau, qui a beaucoup plus à faire que M. Deibler, fort heureusement, du reste.

Chaque matin, un commissionnaire spécial, nommé Thuillier, se présente au poste de la place de l’Hôtel-de-Ville, on lui donne pour compagnon un sergent de ville. Les deux hommes se mettent en campagne. Le second ne fait rien ; il regarde, il constate ; il est là pour l’ornement, presque pour le décorum. C’est Thuillier qui agit, Thuillier tout seul. Chaque chien errant qu’il capture lui est payé un franc on un franc cinquante. Les morsures qu’il reçoit sont par dessus le marché ; ce sont les désagrémens du métier.

Rien d’amusant comme cette chasse qui se fait généralement aux premières heures du jour. Les chiens, avec le flair qui les caractérise, sentent de loin un ennemi. Si quelques-uns moins fins se laissent approcher, il en est beaucoup d’autres qui se sauvent, la queue entre les jambes, se faisant le plus petits possible. L’alerte est bien vite donnée dans la gent canine ; il semble que les fuyards apprennent la nouvelle à leurs semblables qu’ils rencontrent sur le chemin. On voit de tous les côtés, rasant les murs, disparaissant dans les ruelles sombres, les bêtes de toutes races, de tout poil, de toute taille, et, derrière eux, à leurs trousses, le commissionnaire suivi par son sergent de ville dont le sabre bat les jambes et qui doit faire de singulières réflexions sur le métier de son compagnon.

Après cette promenade excentrique qui a duré deux ou trois heures, les chasseurs reviennent au poste. Là, on leur délivre un reçu et ils vont remettre leur proie entre les mains de l’exécuteur des hautes œuvres… canines, un équarrisseur qui s’appelle Haitte.

La fourrière se trouve très-loin, dans la rue du Trou-d’Enfer, auprès d’un cimetière. Les vagabonds à quatre pattes sont attachés dans un chantier en attendant que leur sort se décide. Ils ne sont pas malheureux, d’ailleurs ; pour beaucoup même, les derniers jours qu’ils passent en cet endroit doivent leur paraître les meilleurs de leur existence. Ils sont bien nourris ; on leur donne du pain, de la soupe, de la viande de cheval. On pense involontairement à ces condamnés auxquels on n’ose rien refuser à leurs derniers momens et dont tous les désirs sont satisfaits.

Ils se trouvent quelquefois réunis huit, dix, douze au même endroit, et alors les aboiemens vont leur train. Les petits chiens, les roquets, les boule-dogues sont d’habitude les plus nombreux, mais il se trouve parfois aussi de beaux animaux qui n’ont pas de colliers, qui ont perdu leurs maîtres ou qui ont été chassés pour une raison quelconque. Ceux-là inspirent plus de pitié à l’homme chargé de les abattre, et souvent il leur fait grâce de quelques jours. Mais, lorsque le propriétaire ne s’est pas présenté au bout d’un certain temps, il faut exécuter la sentence prononcée par l’arrêté préfectoral.

Le supplice n’est pas long ; l’équarrisseur passe un nœud coulant autour du cou de l’animal, le hisse de la sorte le long d’un petit poteau, saisit un lourd maillet et assomme le chien qui souvent pousse à peine un cri.

Le lendemain, le poste de police reçoit un petit papier : « Doit, pour avoir abattu tant de chiens.… » c’est 1 fr. ou 1 fr. 50 par tête.

Le corps du supplicié appartient à son bourreau. Lorsque le chien a la chance d’être réclamé par son propriétaire, ce dernier paye 2 fr. à M. Haitte pour les frais de nourriture pendant trois ou quatre jours.

Veut-on savoir maintenant combien il y a de chiens de garde à Rouen ? 2,421. Les chiens d’agrément sont au nombre de 3,411, sans compter tous ceux que leurs propriétaires n’ont pas déclarés.

Les chasseurs de chiens ont encore, comme on le voit, de beaux bénéfices à réaliser.



LE MONDE DU SURNATUREL

Rebouteux, sorciers, diseurs de bonne aventure, phrénologues, cartomanciens, chiromanciens et vous tous, braves gens, qui vivez mal, mais honnêtement — peut-être — de la sottise humaine, n’appelez pas sur nous les malédictions posthumes de Cagliostro, de Lavater ou de Mlle Lenormand !

Soyez clémens et, sans « faire le grand jeu » pour tenter d’attirer sur notre tête la vengeance du « huit de pique » la carte la plus funeste que l’on puisse retourner, — excepté an baccarat, — songez que pour parvenir jusqu’à vous, nous avons été forcé de payer assez cher le temps fort long où, avec des apparences de parfait croyant, nous avons écoulé vos prédictions qui nous ont annoncé des fortunes colossales, des héritages américains, des honneurs impériaux et des amours éternelles !

D’ailleurs, un peu de réclame ne vous messied pas, puisque les noms de plusieurs d’entre vous — les plus intéressans d’ailleurs — s’étalent à la quatrième page des journaux avec des sous-titres assez alléchans pour tuer quelquefois le scepticisme des personnes qui s’imaginent qu’on ne trouve plus rien de drôle en ce monde.

L’Annuaire de Rouen a oublié d’indiquer dans sa liste des professions le nom des habitans bizarres de la ville qui se font un métier d’exploiter la mine du surnaturel. Il y en a pourtant un certain nombre, et nous pouvons dire surement qu’on en trouverait plusieurs dans chaque arrondissement de notre ville.

Les uns vivent cachés comme le grillon de la fable ; ils ont leur clientèle habituelle qui leur suffit ; les commérages entre voisines amènent de temps en temps une nouvelle recrue, cela suffit à faire bouillir la marmite du liseur de lignes de la main.

Il y en a d’autres dont la réputation est solidement établie, et qui se dérangent même pour donner des consultations dans la banlieue.

Les quartiers Orbe, Saint-Sever et de la Vicomté sont les plus favorisés ; chacun avec un genre spécial.

Il semble, d’ailleurs, que ce qui reste encore du vieux Rouen qui s’en va soit bien fait pour servir de cadre à ce qui reste des vieilles superstitions qui s’en vont. On rencontre, dans l’enchevétrement des antiques maisons croulantes sous le poids des années, dans le tohu-bohu des anciens quartiers, dans la danse des immeubles branlans, penchés, tordus comme des vieillards infirmes, couverts de taches blanches de « rabibochages » qui ressemblent à de la lèpre, on rencontre tel ou tel taudis qui fait rêver aux sorcelleries d’antan ; il semble que les gens demeurant là ne doivent pas ressembler à tout le monde…

Et, si vous entendez parler, autour de la fontaine de la Croix-de-Pierre, d’un enfant délivré d’une entorse par le « rebouteux, » ou d’un mal de dents par le « guérisseur, » vous arrivez insensiblement à vous imaginer que c’est peut-être vrai.

Alors, si vous êtes plus curieux, si vous voulez pénétrer dans l’antre de « l’homme surnaturel, » vous serez tout étonné de vous trouver en face d’un petit vieux, ridé comme une pomme de Canada. Il manifestera d’abord une sorte de crainte — justifiée d’ailleurs par certain article du code, interdisant l’exercice illégal de la médecine — mais le vieux ne tarde pas à se rassurer ; il vous entraîne dans une petite pièce, où une couronne d’oranger sèche sous un globe. Pas de décorum ; — d’ailleurs tout est simple maintenant chez les sorciers, et certains salons de somnambules sont — horresco referens ! meublés de reps vert comme le salon d’un petit rentier paisible ; les fenêtres sont voilées par des rideaux à ramages, comme on en trouve dans les hôtels meublés d’une certaine apparence.

« — Asseyez-vous, monsieur ; pourquoi êtes-vous venu me trouver ? » — « J’ai mal aux dents ; on m’a dit que vous aviez un remède infaillible, et je suis accouru vers vous. »

Le petit vieux reprend tranquillement : « Aucun homme n’est infaillible ; mais, si vous avez la foi, vous serez guéri. » Il prend un long clou dans une boîte de carton, touche la dent qui fait souffrir, descend quelques marches de son escalier de bois et enfonce ce clou dans la rampe.

C’est là tout le sortilège.

Et quand vous demandez votre note, on vous répond que vous ne devez rien. Vous êtes obligé d’insister pour faire accepter votre obole.

Puisqu’il est établi que les petits ruisseaux font les grandes rivières, le vieux rebouteux doit être riche si chaque clou qu’il a enfoncé lui a rapporté seulement quarante sous.

Mais ce qui l’embarrasse, c’est qu’il sera avant peu obligé de changer la rampe de son escalier, où il n’y aura bientôt plus de place pour la tête… d’un clou.

Le croira-t-on ? Il y a à Rouen des centaines d’individus intelligens, quelques-uns mêmes patentés qui, ayant été guéris radicalement, ont une confiance aveugle dans le bonhomme.

Nous devons avouer, pour rendre hommage à la vérité, que nous n’avons pas plus souffert des dents après l’avoir quitté qu’avant de l’avoir vu.

De temps en temps, les cliens sont étonnés d’apprendre que leur « guérisseur » est absent pour trois ou quatre jours. Il a emporté ses clous ; il fait sa tournée à la campagne.

Ce type du monde du surnaturel n’est certainement pas le plus curieux à étudier. Il y a à Rouen les cartomanciennes et les chiromanciennes qui sortent de la banalité foraine ; il y a aussi un brave homme que nous ne nommerons pas, et qui se fait deux mille francs de rentes en jetant simplement un sort contre les rats.

Si les gens qui se font une spécialité de guérir les malades avec quelques frictions savamment appliquées et un certain nombre de signes cabalistiques appartiennent en général au sexe laid, les somnambules, au contraire, font toutes partie de la plus belle moitié du genre humain.

Ces aimables personnes pour lesquelles votre avenir n’a pas de secrets, à condition que vous leur offriez un présent plus ou moins rémunérateur, font, paraît-il, d’assez bonnes affaires à Rouen, puisque leur métier suscite des concurrences.

Il va sans dire que nous ne voulons parler ici que de la vraie somnambule, de celle qu’on endort, qu’on hypnotise et qui parle après comme la sibylle de Cumes, avec force contorsions.

Pour arriver jusqu’à elle, c’est très-simple ; mais pour s’en aller, c’est beaucoup plus difficile. Votre crédulité a fait de vous une proie qui doit rapporter le plus possible, et si vous ne vous montrez pas ferme dans votre volonté, les « supplémens » d’information, les « évocations » d’esprit, les « doubles-visions » et autres inventions fantastiques feront de vous, au départ, l’homme le plus renseigné et le plus « décavé » de la ville.

Il est juste d’ajouter que, dans certains endroits de « confiance, » on traite à forfait, mais on ne rend pas l’argent quand les prédictions ont cessé de plaire.

Rien ne ressemble plus à une somnambule extra-lucide qu’une autre somnambule extra-lucide. Ces devineresses, qui lisent si clairement dans le passé, le présent et l’avenir, habitent presque toujours un logement où l’on voit à peine clair. Quelquefois, le client qui sort, heurte dans le client qui entre son meilleur ami sans le reconnaître.

Car, il ne faut pas qu’on s’imagine que les somnambules chôment beaucoup. Il y a des gens — de tous les mondes — qui viennent les consulter à tout propos. Tantôt c’est un bijou perdu qu’on veut retrouver, tantôt un diagnostic qu’on réclame pour une maladie. (En ce dernier cas, il faut que la somnambule touche une mèche de cheveux de la personne pour la santé de laquelle on la consulte.)

Tantôt un renseignement sur un mariage projeté.

Or (c’est là, du reste, ce qui fait la force des somnambules), la langue française, que la diplomatie a choisie peut-être précisément à cause de ses ambiguïtés, permet de fabriquer, sans trop s’avancer, des tournures de phrases qui s’interprètent dans tous les sens.

Nous le savons mieux que les autres, n’est-ce pas ? nous Normands, qui avons la réputation, assez justifiée d’ailleurs, de ne dire ni oui ni non.

« Ne dire ni oui ni non » toute la force de la somnambule est là !

Pourtant, il est une autre force qui sert à frapper l’imagination et qu’on emploie beaucoup aujourd’hui, surtout chez les « voyantes » de bas étage (ainsi dénommées peut-être parce qu’elles habitent souvent au quatrième ou cinquième) : c’est l’électricité.

Que Mlle X…, qui s’intitule « nécromane assyrienne, » ait fait payer en l’honneur de Ramsès XXVIII, ses consultations vingt-cinq francs ; que la brune M lle Y…, dont le talent grandira, car… etc., ait emprunté aux Maures des secrets sur l’avenir, secrets qu’elle ne dévoile qu’à prix d’or ; que ces premiers sujets n’usent pas de trucs grossiers, cela s’explique. Leur clientèle riche, composée en général de gens qui ont de l’instruction, saisirait trop facilement les « ficelles » et perdrait confiance.

Là, tout est correct ; les « bourdes » arrivent solennelles, et la mère de la somnambule elle-même prend, sous son bonnet de dentelles, des apparences de panneau décoratif. Panneau dans lequel, hélas ! des per sonnes qui passent pour intelligentes tombent elles-mêmes quelquefois.

La mère de la somnambule, une brave femme qui a toujours plus ou moins prédit l’avenir dans sa jeunesse, est un de ces types étranges dont la place est marquée à la droite de Mme Cardinal.

C’est dans les quartiers pauvres où vivent agglomérées les populations ouvrières et où s’épanouit encore la fleur de la crédulité que les somnambules de bas étage « travaillent ». Pour celles-là, tous les moyens sont bons.

Nous avons vu de braves mères de famille revenir tout ahuries d’une de ces audiences électro-spirites. Comment ne pas avoir foi dans cet être extraordinaire qui a de l’écume à la bouche quand on lui dit « dormez ! » parce qu’il a eu soin de placer préalablement un morceau de savon entre ses lèvres ? Dans cet être qu’on ne peut toucher sans éprouver des commotions, inexplicables pour ceux qui ignorent les effets d’une petite pile électrique dissimulée sous une tournure ou sous un oreiller !

Les mystères de la science s’unissant aux autres, on parvient à des résultats inespérés, et pour peu qu’une réponse évasive ait été justifiée par des faits postérieurs, la foi devient inébranlable et la somnambule remplace d’un seul coup, le médecin, la Clef des Songes et tous les raisonnemens plus ou moins judicieux.

Cela ne coûte pas cher d’ailleurs ; on peut facilement pour quarante sous, en marchandant, obtenir des révélations surprenantes sur l’avenir.

Dans le dédale des petites rues abruptes, escaladant les boulevards, vous pourrez, ami lecteur, satisfaire votre curiosité et, qui sait ? vous offrir peut-être le bonheur d’un héritage en perspective ou l’espoir d’une longévité dont M. Chevreul et les rares survivans de la Grande-Armée ont seuls jusqu’à présent le secret.

Presque toujours — neuf fois sur dix — le sommeil de la somnambule est simulé ; pourtant il existait tout récemment encore dans le fond du quartier Saint-Sever, à proximité de Quevilly, un sujet étonnant ; un de ces sujets comme il s’en trouve plusieurs à la Salpêtrière et un seul à l’asile Saint-Yon.

C’était une jeune fille d’une vingtaine d’années, phtisique au dernier point. Celle-là s’hypnotisait réellement et le phénomène était assez étrange.

Vous transmettiez, pour ainsi dire, vos idées à cette jeune fille en lui prenant la main ; de sorte que les réponses qu’elle vous faisait, au milieu de contorsions douloureuses à voir, étaient précisément les réponses que vous auriez fait vous-même à vos questions.

Pickmann, le célèbre magnétiseur que tout le monde connaît aujourd’hui, rendit un jour, si nous ne nous trompons, visite une fois à cette fille et en revint émerveillé.

Il y a quelques mois, cette étrange personne mourait de la poitrine, et l’individu qui l’exhibait assez mystérieusement alors, après l’avoir montrée auparavant aux foires des environs de Paris, s’engageait comme « jongleur indien » dans une baraque de saltimbanques.

Nous avons dit ce qu’était l’exploitation du somnambulisme à Rouen ; inutile d’ajouter que les devineresses les plus extra-lucides n’entendent rien à la politique.

Sous ce rapport, les chiromanciennes et les cartomanciennes dont il nous reste à nous occuper seraient peut-être plus fortes.

L’art de Desbarolles a en effet de nombreux adeptes à Rouen, et on rencontre encore assez de personnes qui ont foi dans les révélations des lignes de la main ou dans le langage des cartes.

Ici, nous ne sommes plus dans le domaine exclusif de la fantaisie et sans admettre comme la superstitieuse Carmen que

Les cartes sont sincères
Et ne mentiront pas,

on voit se réaliser parfois des prophéties

surprenantes pour la plus grande gloire des gens du métier.

C’est dans les quartiers excentriques que sont les « bureaux » des cartomanciennes et des chiromanciennes ; il y en a une petite colonie qui « vivote » très-modestement dans l’ombre des rues Orbe, Poisson, Coignebert, Saint-Nicaise, etc. Quand on n’est pas arrivé dans ses vieux jours à la position désirée de concierge ou d’employée au balayage ; quand on a la chance de posséder quelque oiseau empaillé ou quelque corbeau bien dressé ; quand on a le physique de l’emploi, quelques vieux jeux de cartes et qu’on connait les règles élémentaires de la « réussite, » on se fait cartomancienne. Cela rapporte en moyenne deux francs cinquante par jour, et ne nécessite pas de longues fatigues ni de grands efforts d’intelligence.

Que le lecteur ne s’imagine pas, pourtant, qu’il assisterait, pendant une consultation, à une scène rééditée de quelque roman d’Alexandre Dumas père, ou de Xavier de Montépin. Le logis est simple, toujours propre ; l se compose, la plupart du temps, d’une seule pièce. Il y a des rideaux très-blancs au lit et à la fenêtre; la table sur laquelle la cartomancienne opère est, neuf fois sur dix, en acajou ; on rencontre fort peu d’oiseaux empaillés, mais on voit toujours un ou deux chats, de ces chats qui faisaient frisonner Edgar Poë, et que Baudelaire trouvait « sibylliquement mystérieux. »

La cartomancienne — ce qui établit encore une différence entre elle et la somnambule — ne répond pas à toutes les questions ; elle se prononce après les cartes ; ce sont ces cartes qui parlent, elle ne s’en fait que l’interprète.

On nous excusera d’avoir recours, en la circonstance, aux lumières d’un spécialiste et de donner, dans le cas où le lecteur voudrait lire lui-même sa bonne aventure, la signification exacte des principales cartes :

Charles — le roi de cœur — est un homme qui cherche à vous faire du bien ; César — le roi de carreau — est un homme qui cherche à vous nuire ; Alexandre — le roi de trèfle — est un homme juste qui rendra de grands services ; David — le roi de pique — (monstrum horrendum), c’est Larousse qui parle latin, — signifie, quand il est renversé, la perte d’un procès. — Avis donc aux gens qui en ont !

Ajoutons que le huit de trèfle prophétise de grandes espérances.

La cartomancienne — du moins à Rouen — est toujours doublée d’une chiromancienne ; les deux métiers se confondent ; tout dépend du choix de l’amateur et du plus ou moins de confiance qu’il accorde à l’une ou à l’autre science.

D’ailleurs, quand des personnes anciennes, mais jouissant encore d’une certaine réputation, telles que Platon, Ptolémée, Avicenne, Averrhoès et même Salomon, assure-t-on, se sont préoccupées de cette question qui a dû passionner Artaxerxès Longue-Main, on comprend très-bien qu’un certain nombre de Rouennais de toutes catégories portent intérêt à la chiromancie.

Nous engageons fortement nos aimables lectrices, voire même nos lecteurs, qui auraient l’idée de se faire lire les vérités insérées dans le grand livre du destin, d’employer plutôt la cartomancie que la chiromancie. Rien en effet n’est plus désagréable que de tenir pendant un certain nombre de minutes (le temps est en rapport direct avec la somme versée) la main ouverte devant une brave vieille femme qui se livre à des appréciations diverses sur la ligne de cœur, la ligne de tête ou la ligne de vie.

Cette variante de la pêche à la ligne de la main ; cette division de la paume de la main en quartiers cabalistiques n’a rien d’intéressant, quoi qu’elle soit très-compliquée.

Vous doutez-vous, en effet, qu’il y a eu dans les âges anciens des polémiques sanglantes sur cette grave question de la main ? Savez-vous qu’on est arrivé à établir qu’il existait cent soixante-dix espèces de mains, ce qui fut nié et donna lieu à toutes sortes de controverses. Les Bohémiens du moyen-âge en ont su quelque chose et quelques-uns ont même payé de leur vie leur profession de foi trop exclusive.

Les chiromanciennes de nos jours croient encore à l’influence des planètes sur l’avenir des hommes, et nous avons très-gravement écouté une bonne dame qui nous a pris 3 fr. 75 pour nous expliquer « comme quoi » le mont de Jupiter se trouve sous l’index, le mont de Mercure sous le petit doigt, et le mont de la Lune à la racine du poignet. Que le Ciel, surtout, vous protège du mont de Mars ! Autrement, vous aurez des instincts sanguinaires, et, si vous arrivez jamais à être chef d’un pays, vous ferez la guerre simplement parce que vous aurez eu, en naissant, une petite bosse sous le médius.

Pas bien terrible, comme on le voit, le monde du surnaturel à Rouen, et beaucoup moins dangereux que les sorciers des campagnes, qui conjurent les sorts et font, hélas ! trop souvent, mourir les bestiaux des bons paysans crédules, ou maigrir la bourse des croyans. Mais, il faut le dire, la superstition ridicule existe aussi bien dans les grandes villes qu’aux champs, et ce que nous venons de raconter suffit à le prouver.

Et maintenant, que les somnambules, les cartomanciennes, les chiromanciennes et les rebouteux nous pardonnent de nous être tant occupé d’eux, et que l’avenir leur soit plus favorable que le présent !



LES SORCIERS DE CAMPAGNE

N’avez-vous pas, en voyageant dans la grande campagne, été une fois témoin du spectacle suivant :

Sur la route qui se déroule comme un immense ruban gris, coupant en deux les champs de blé ou les prairies, une vieille, vieille femme s’avance, courbée sur un bâton. Chef branlant, bouche édentée qui favorise la grimace d’un rictus énorme et le rapprochement du nez et du menton.

Elle marche avec une certaine rapidité, malgré la faiblesse de ses jambes. De temps en temps, elle s’accroupit sur ce sol vers lequel elle est constamment penchée, arrache sur la lisière du chemin quelques herbes qu’elle entasse dans un panier, et reprend sa course en murmurant des mots que personne ne saisit, qu’elle-même, peut-être, ne comprend point.

Enfin, voici le village, dont le clocher se rapproche à chaque pas que vous faites. La vieille arrive au terme de sa course, et plus elle avance plus on dirait qu’elle se hâte. Les deux ou trois personnes qu’elle a rencontrées l’ont regardée avec étonnement, se sont retournées quand elle a été passée ; plus loin, une femme a fait le signe de la croix ; une autre l’a montrée du doigt en parlant à sa voisine ; des portes se sont brusquement fermées pendant que les chiens aboyaient et que les petits enfans ouvraient de grands yeux en collant leur front aux carreaux.

Petit à petit, la rumeur grandit. À mesure que la vieille s’enfonce davantage dans le village pour regagner sa maison, la dernière, là-bas, dans un coin isolé, les conversations s’animent, les groupes se forment, les gamins s’assemblent pour méditer quelque mauvais coup. Tout à coup, l’explosion se fait : « La sorcière ! la sorcière ! » Partout on entend le mot mystérieux prononcé avec frayeur, avec colère, quelquefois avec une sorte de sentiment de respect, comme on en a pour une chose qu’on ne comprend pas ; rarement avec ironie. Les gamins, qui ont toujours besoin de se venger de quelque chose, ramassent des pierres et les jettent, jusqu’au moment où la pauvre vieille, tremblante, brisée de fatigue, ne comprenant rien, roulant dans sa bouche quelques paroles incohérentes, disparaît par sa porte entre-baîllée, tandis que les cailloux pleuvent, accompagnés des injures et des malédictions et du cri répété par chacun : « La sorcière ! la sorcière ! »

Puis, quand la « sorcière » a refermé sa porte, le ton des conversations s’élève. — « La vieille ! c’est elle qui a donné le coup de la mort a not’ vaque ! — C’est elle, pour seu, qu’avait jeté un sort sur nos poules que n’pondent pas ! — N’est-ce pas, Guillaume, qu’cé-t-elle qu’a fait péri ta mé, avec ses herbes du diable ? » Et c’est ainsi pendant longtemps, sur les places et devant les portes, jusqu’au moment où un de ces braves gars normands, plein de ce bon esprit du pays de sapience, un peu sceptique sur tout ce qu’on raconte de surnaturel, et n’ayant jamais craint de rencontrer le diable, le soir, sur la grand’route, hasarde que si la vache est crevée, c’est parce qu’elle a eu la cocote ; que si l’on ne voit plus les œufs des poules, c’est parce que tel gamin du village aime trop les omelettes ; que si la mère de Guillaume est morte, c’est parce qu’elle avait quatre-vingt-douze ans, et qu’à cet age-là on ne peut prendre des assurances sur la vie.

Ces excellentes raisons mettent généralement fin à l’incident, pour quelque temps du moins, car aussitôt qu’un malheur se représente, la jeteuse de sorts est maudite de nouveau, les pierres recommencent à pleuvoir jusqu’à ce que le garde champêtre s’en mêle, lorsqu’il daigne le faire.

Nous ne voulons pourtant rien exagérer et soutenir que dans notre région, où la population est si intelligente, il y ait des sorciers dans tous les villages, et que les restes d’une vieille superstition ne s’évanouissent pas rapidement.

Cependant, les rapports de la gendarmerie sont là, et l’on est quelquefois bien étonné de ce qu’on y découvre. Il y a encore tel ou tel petit village de la Seine-Inférieure ou de l’Eure qui possède son sorcier ou son rebouteux, et ce dernier fait souvent du tort au brave officier de santé, ignorant des effets que peut avoir sur un rhumatisme le mélange d’une queue de rat, cuite avec une patte de crapaud dans un bouillon d’orties cueillies à minuit.

On rirait volontiers des imbéciles qui se laissent prendre à ces sornettes, s’il ne leur en cuisait pas parfois d’une manière trop douloureuse ; on rirait bien encore plus de ces sorciers et rebouteux qui sont, la plupart du temps, de vulgaires escrocs, si, rarement il est vrai, une vengeance atroce de quelques superstitieux ne venait appeler la commisération du public sur les malheureux, victimes de cette vengeance.

Enfin, on ne peut réprimer une juste indignation, lorsque l’on voit, comme cela se produit aussi, de pauvres diables ne faisant rien pour se faire passer comme sorciers et poursuivis comme tels par la haine publique, exposés aà des dangers qu’ils n’ont pas soulevés ; victimes, parfois, de leur triste réputation, comme cette vieille femme parfaitement innocente que des habitans d’un hameau de l’arrondissement d’Yvetot auraient, il n’y a pas bien longtemps encore, brûlée dans sa chaumière si les gendarmes n’étaient intervenus.

Quels sont ces rebouteux ? Quels sont ces sorciers ? Il n’y a entre eux de différence que dans le degré. Le rebouteux est moins dangereux. Dans sa catégorie, il est possible de trouver des gens qui savent faire une application heureuse des « simples, » qui possèdent la recette de quelque remède de grand’mère, jamais nuisible, quelquefois salutaire pour des indispositions peu graves. Le vrai rebouteux peut remettre un nerf déplacé et guérir une foulure ; malheureusement, les rebouteux sont comme le vin : en en trouve peu de bons et beaucoup de mauvais. Quant aux sorciers, ils sont comme les pièces péruviennes, ils ne valent rien du tout.

Vous savez bien cela, braves campagnards crédules, qui formez heureusement la minorité de nos populations. Cependant, qu’une épidémie éclate sur vos bestiaux, et, au lieu d’aller, comme la plupart des vôtres, chez le vétérinaire, vous avez quelquefois recours au sorcier. Par exemple, soyez tranquilles ; si le premier ne trouve quelquefois pas le remède, le second en a toujours un à votre disposition, et cela coûte cher, sans en avoir l’air. Écoutez bien cette petite aventure arrivée à un fermier d’un petit bourg de l’arrondissement de Neufchâtel :

Notre homme avait deux vaches malades. Ces deux animaux constituaient toute sa fortune ; il ne voulait pas les perdre et alla voir un « sorcier » du voisinage, à l’heure « — Je viendrai chez vous demain, et je guérirai vos bêtes. » À l’heure fixée, le guérisseur se présente : « Mettez au feu un chaudron, remplissez-le d’eau et laissez bouillir ! » Le fermier accomplit l’ordre pendant que son compagnon exécute une petite danse autour du feu allumé dans la cour, et qu’il chante sur l’air de Au clair de la lune quelque chose d’absolument incohérent. L’eau bout. « Jetez trois œufs dans la marmite. »

L’ordre est encore suivi. Les œufs devenus durs, le sorcier les retire et les mange tranquillement.

Pendant ce temps, les vaches poussaient dans l’étable des beuglemens plaintifs. Le repas terminé, le guérisseur jette au fond du chaudron deux poignées de terre, quelques herbes, un cochon d’Inde vivant et la patte d’une poule, qui, vivante aussi, a dû subir cette amputation. — Il manque à la sauce une pièce de dix francs ! » C’est la grosse question ; il faut toujours de l’argent pour ces sauces-là.

Le fermier crédule ouvre sa cassette, et en tournant avec un manche à balai ce mélange bizarre, le sorcier escamote habilement la pièce de dix francs, et se retire.

Le mystère est terminé ; le mauvais sort est écarté.

Par bonheur, dans le cas que nous citons, les vaches ne moururent pas parce qu’elles ne devaient pas mourir. Il en résulta pour le « sorcier » une vogue énorme et il fait depuis ce temps de bonnes affaires.

Aussitôt qu’un animal est malade, on le fait venir. Quant au fermier, c’est désormais un convaincu, et s’il lit ces lignes, il sourira de pitié de notre incrédulité.

Voici un autre fait plus amusant qui s’est passé dans l’Eure, aux confins du département de l’Orne :

Un cultivateur voulait savoir s’il gagnerait un procès intenté contre un voisin et en parlait au cabaret. Un individu qu’il ne connaissait pas et de passage dans la ville, entendit la conversation. Quand le cultivateur fut seul il l’aborda : « Je suis sorcier et je puis vous renseigner. — « Cela me coûtera-t-il cher ? — Vingt sous. — Bon, venez chez moi. »

Le sorcier se fait payer avant la séance, puis donne les instructions suivantes « Mettez dans la poche droite de votre pantalon une pièce de quarante sous ; dans l’autre un cigare d’un sou. Faites porter un panier d’œufs, tenez-vous droit, croisez les bras et ne bougez plus. »

Tout cela est exécuté à la lettre.

Alors, le devin prend les œufs délicatement et les dépose sur les bras croisés du patient qui ne peut faire un mouvement, de crainte de laisser choir son fragile fardeau. Une quarantaine d’œufs sont ainsi échafaudés à merveille.

« Combien, demande le sorcier, tout cela peut-il valoir ? — Quatre francs. — Bien, ne bougeons plus. »

Et alors, sans se gêner, il plonge la main dans les poches du cultivateur, enlève d’un côté les quarante sous, de l’autre le cigare qu’il allume.

Le malheureux crédule se rend enfin compte qu’il a affaire à un escroc. Mais comment agir ?

S’il bouge pour se défendre, les œufs tombent et le préjudice sera plus grand que celui causé par le vol.

Il se contente de crier, mais quand on arrive pour le délivrer de sa charge, le vagabond a disparu depuis longtemps, en fumant le cigare obtenu grâce à la naïveté du fermier.

Nous ne savons si l’imbécile a gagné son procès, mais il méritait bien de le perdre et ce n’est pas vous, n’est-ce pas, habitans de nos campagnes, qui le plaindriez ?

Comme on le voit, malgré le siècle de lumière dans lequel nous vivons, les derniers sorciers n’ont pas encore disparu complètement. Ils s’en vont, pourtant, peu à peu ; nous ne sommes plus comme au temps de l’abbé Delille, qui disait sans périphrase, chose vraiment curieuse :

Naguere, des esprits hantaient chaque village.
Tout hameau consultait son sorcier, son devin.

L’esprit public a tué presque complètement les esprits surnaturels ; il les aura tués avant peu tout à fait.



Et maintenant, paulo minora… Nous avons expliqué avec des détails les métiers bizarres peu connus. Il en est d’autres, au contraire, qui nourrissent aussi leur homme, mais dont tout le pittoresque s’est enfui à la longue.

Mentionnerons-nous les ramasseurs de bouts de cigares, ces pauvres diables qui peuvent arriver à gagner, lorsqu’ils sont habiles et que le « mégot donne », 3 ou 4 fr. par jour ? Parlerons-nous des chercheurs de mousse, ces petits industriels dont la forêt des Sapins et la forêt Verte sont les magasins ? Signalerons-nous aussi une autre branche de la même industrie, celle des Teigneurs d’herbes, ainsi nommés parce qu’ils séjournent aux abords des ruisseaux où se jette l’eau des teintureries, et transforment ainsi, grâce au liquide qui ne leur coûte rien, la mousse jaunâtre et chétive en une superbe mousse verte qui fait la joie des fleuristes et le bonheur des dames ? Parlerons-nous du chiffonnier, l’antique chiffonnier, en train de rendre son dernier soupir dans une boîte Poubelle ?

Il faudrait alors tomber dans les infiniment petits et examiner, pour ainsi dire, tout ce qui vit dans la boue d’une grande ville comme Rouen. Là encore apparaît toute la vérité de l’axiome : « Rien ne se perd, rien ne se crée. » Par exemple, il y a bien des choses qui se transforment et quand le fumeur jette le bout de quelque excellent cigare, est-il certain que, grâce à un infime industriel du pavé, il ne prisera pas, haché menu, ce détritus qu’il vient d’abandonner ?

Il y aurait encore un métier bizarre à raconter, c’est celui de chercheur de métier bizarre, que nous avons rempli consciencieusement pendant deux mois.

Mais cela intéresserait-il bien le lecteur ?