Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 9p. 409-425).


CHAPITRE XXXIV.

SOUPER CHEZ LE PROSCRIT.


Dangle.
Parbleu ! je crois que l’interprète est le plus difficile des deux à comprendre..
La Critique, de Sheridan.


À peine m’étais-je abandonné à cet excès de sensibilité, que je fus honteux de ma faiblesse. Je me rappelai qu’il y avait déjà quelque temps que je cherchais à considérer Diana Vernon, lorsque son image s’emparait malgré moi de mes souvenirs, comme une amie dont je ne cesserais jamais de désirer ardemment le bonheur, mais avec laquelle je ne devais plus avoir que très-peu de relations. Mais cette tendresse dont ses manières étaient empreintes et qu’elle cherchait à peine à cacher, ce qu’il y avait de soudain et de romanesque dans cette rencontre si imprévue, étaient des circonstances qui m’avaient mis entièrement hors de moi-même. Je me remis cependant plus tôt qu’on n’aurait pu le croire ; et sans me donner le temps d’examiner de trop près mes motifs, je repris le sentier que je suivais lorsque cette étrange et subite apparition avait arrêté ma marche.

Poursuivre mon chemin par la seule route qui me soit ouverte, ce n’est pas désobéir aux ordres qu’elle vient de me donner d’une manière si touchante, me disais-je à moi-même. Quoique j’aie recouvré les papiers de mon père, c’est toujours un devoir pour moi de voir mon ami, M. Jarvie, délivré de la situation dangereuse où il s’est mis pour m’être utile ; d’ailleurs, dans quel autre lieu puis-je espérer de trouver un gîte pour la nuit, si ce n’est dans la petite auberge d’Aberfoïl ? Eux aussi doivent s’y arrêter, puisqu’il est impossible à des voyageurs à cheval d’aller plus loin. Eh bien donc ! nous nous reverrons encore une fois, ce sera la dernière peut-être ; mais du moins je la verrai, je l’entendrai encore, je saurai quel est l’heureux mortel qui exerce sur elle l’autorité d’un mari ; j’apprendrai si dans les projets difficiles qu’elle semble suivre, il existe un obstacle que mes efforts puissent écarter, s’il n’est rien que je puisse faire pour lui prouver la reconnaissance que m’inspirent sa générosité et son amitié désintéressée.

En raisonnant ainsi par moi-même je cherchais à colorer par les prétextes les plus plausibles que mon imagination pût trouver, mon vif désir de revoir ma cousine et de lui parler encore une fois, quand je me sentis tout à coup frapper sur l’épaule par un montagnard qui marchait encore plus vite que moi, quoique mon pas fût assez rapide. Il m’accosta par ces paroles :… « Voilà une belle nuit, monsieur Osbaldistone…. Ce n’est pas la première fois que nous nous rencontrons pendant l’obscurité. »

Je reconnus sur-le-champ la voix de Mac-Gregor ; il avait échappé à la poursuite de ses ennemis, et allait rejoindre ses déserts et ses partisans. Il avait aussi trouvé le moyen de se procurer des armes, sans doute chez quelque ami secret, car il avait le fusil sur l’épaule, et à son côté les armes ordinaires aux montagnards. Si mon esprit eut été dans sa situation ordinaire, peut-être ne m’aurait-il pas été agréable de me trouver seul, à une heure aussi avancée de la nuit, avec un tel personnage ; car quoique je n’eusse eu avec Rob-Roy que des relations amicales, j’avouerai franchement que je ne l’avais jamais entendu parler sans éprouver une espèce de frémissement. Les intonations des montagnards donnent à leur voix un son sépulcral et sourd qu’il faut attribuer au grand nombre d’expressions gutturales qui existent dans leur langue, qu’ils parlent d’ailleurs avec beaucoup d’emphase. À ces traits nationaux Rob-Roy joignait une espèce d’indifférence dans son ton et ses manières qui indiquait une âme qu’aucun événement, quelqu’affreux, quelque soudain qu’il fût, ne pouvait ni intimider, ni affecter, ni surprendre. L’habitude du danger et une confiance sans bornes dans sa force et dans son adresse l’avaient rendu indifférent à la crainte ; la vie désordonnée qu’il menait, les dangers auxquels il était sans cesse exposé, avaient émoussé, sans cependant la détruire tout à fait, sa sensibilité pour les autres. On doit se rappeler aussi que ce jour même j’avais vu sa troupe donner la mort de sang-froid à un individu désarmé et suppliant.

Cependant, tel était l’état de mon esprit que la compagnie de ce chef proscrit me causa un grand plaisir, à cause de la diversion qu’elle devait faire aux pénibles pensées qui m’assiégeaient. Je n’étais pas non plus sans espoir qu’il pourrait me donner un fil pour me guider dans le labyrinthe où la fatalité m’avait engagé. Je lui répondis donc avec cordialité, et le félicitai d’avoir réussi à s’échapper dans des circonstances où la fuite semblait impossible.

« Bon, répondit-il, il y a autant de distance entre la corde et le cou qu’entre la coupe et les lèvres. Mais le danger était moins grand que vous ne pouviez le croire, vous qui êtes étranger. De ceux qui avaient été assemblés pour me prendre, me garder et me reprendre, il y en avait la moitié qui n’avaient aucune envie ni de me prendre, ni de me garder, ni de me reprendre, et une moitié de l’autre moitié n’aurait osé m’approcher. Je n’avais donc véritablement affaire qu’au quart d’une troupe de 50 à 60 hommes.

— Il me semble qu’il y en avait encore assez.

— Je n’en sais rien ; mais ce dont je réponds, c’est que tous ceux qui me veulent du mal n’ont qu’à se réunir sur la pelouse du clachan d’Aberfoïl, et je me charge de leur répondre à tous, l’un après l’autre, le sabre et le bouclier à la main. »

Il me demanda ensuite ce qui m’était arrivé depuis mon entrée dans les montagnes, et il rit de tout son cœur au récit que je lui fis du combat que nous avions soutenu dans l’auberge, et des exploits du bailli avec son fer rouge.

« Vivent les bourgeois de Glasgow ! s’écria-t-il ; que la malédiction de Cromwell tombe sur moi, si je pouvais désirer voir un spectacle plus divertissant que celui qu’offrait le cousin Nicol Jarvie faisant griller le plaid d’Invernach au bout de son poker, comme une tête de mouton. Mais, ajouta-t-il plus gravement, c’est un sang noble qui coule dans les veines de mon cousin Jarvie : malheureusement il a été élevé pour une profession sédentaire et mécanique qui ne peut que faire dégénérer un brave homme. Vous pouvez maintenant juger du motif qui m’a empêché de vous recevoir à Aberfoïl comme je me le proposais. On m’avait tendu de jolis filets pendant les deux ou trois jours que j’ai passés à Glasgow pour les affaires du roi… Mais je crois que j’ai rompu la ligue de telle manière qu’il ne leur sera pas facile d’ameuter un clan contre un autre comme ils l’avaient fait. J’espère voir bientôt le jour où les montagnards marcheront tous sous la même bannière. Mais que vous est-il arrivé ensuite ? »

Je lui racontai l’arrivée du capitaine Thornton et de son détachement, et comment, le bailli et moi, nous avions été arrêtés comme suspects. Les questions qu’il me fit à ce sujet me rappelèrent ce que j’avais entendu dire à l’officier, qu’il avait ordre d’arrêter un homme d’un certain âge et un jeune homme, ce qui répondait assez à notre signalement. Ce détail excita de nouveau la gaieté du proscrit.

« Par le pain qui nourrit l’homme, dit-il, les butors ont pris mon ami le bailli pour Son Excellence, et vous pour Diana Vernon… Oh ! les excellents oiseaux de proie !

— Miss Vernon » dis-je en hésitant et en tremblant d’entendre la réponse…. « porte-t-elle encore ce nom ?… Il n’y a qu’un moment qu’elle a passé par ici avec un homme qui semblait prendre sur elle un ton d’autorité.

— Oui, oui, répondit Rob, elle est maintenant sous le joug de l’autorité légitime. Il était temps, car c’est une luronne qu’on ne menait pas comme on voulait… une fille d’esprit d’ailleurs… Il est bien dommage que Son Excellence ne soit plus jeune. Un compagnon comme vous, comme mon fils Hamish, aurait été mieux assorti avec elle sous le rapport de l’âge. «

Ici s’écroulaient donc tous les châteaux de cartes que mon imagination, en dépit de ma raison, s’était plu si souvent à bâtir. Je ne devais guère m’attendre à autre chose, puisqu’il ne m’était pas permis de supposer que Diana voyageât dans un tel pays et à une telle heure avec un autre que celui qui avait un titre légal pour la protéger. Cependant le coup, tout prévu qu’il avait dû être, ne m’en parut pas moins cruel, et la voix de Mac-Gregor qui m’engageait à poursuivre mon récit frappait mes oreilles sans arriver jusqu’à mon esprit.

« Vous souffrez, » me dit-il enfin après m’avoir deux fois adressé la parole sans recevoir de réponse : « les fatigues de cette journée ont été trop fortes pour vous qui n’êtes probablement pas habitué à de pareilles choses. »

Le ton d’intérêt avec lequel il prononça ces paroles me rappela à moi-même et à ma position, et je continuai mon récit du mieux que je pus, Rob-Roy exprima une joie triomphante du succès de l’escarmouche qui avait eu lieu dans le défilé.

« On dit, observa-t-il, que la paille du roi vaut mieux que le blé des autres ; mais je ne crois pas qu’on puisse en dire autant des soldats du roi, s’ils se laissent battre par de débiles vieillards, par des enfants qui n’ont pas encore atteint l’âge de porter les armes, et par des femmes armées de leurs fuseaux et de leurs quenouilles ; en un mot, par le rebut du pays… Et Dougal donc ! Qui aurait cru qu’il y eût tant de bon sens sous cette crinière hérissée et dans ce crâne qui paraît si épais ? Mais continuez, quoique je craigne presque d’entendre la suite, car mon Hélène est une diablesse incarnée quand son sang s’échauffe… La pauvre femme… elle n’en a que trop de raisons ! »

Je lui racontai avec autant de délicatesse que possible les traitements que nous avions reçus, et je vis que ces détails lui causaient un vif déplaisir.

« J’aurais donné mille marcs pour être chez moi ! s’écria-t-il… Traiter ainsi des étrangers, et surtout mon propre cousin, un homme qui m’a rendu tant de services !… je préférerais que dans leur colère ils eussent brûlé la moitié du comté de Lennox. Mais voilà ce que c’est que de se fier à des femmes et à des enfants ; ils ne mettent dans leurs actes ni mesure, ni raison. Au surplus, tout cela vient de ce chien de douanier qui m’a trahi en m’apportant un prétendu message de votre cousin Rashleigh, qui m’engageait à l’aller trouver pour les affaires du roi ; et il me paraissait très-probable qu’il fût avec Garschattachin et autres gens du comté de Lennox, qui doivent se déclarer pour le roi Jacques. Mais, ma foi, quand j’appris que le duc était là, je vis que j’étais trahi, et lorsqu’on m’attacha les bras avec une courroie, je pus prévoir le sort qui m’était réservé. Je savais que votre cousin, peu scrupuleux lui-même, est habitué à se servir de ceux qui lui ressemblent… Je souhaite qu’il n’ait pas trempé dans ce complot. Je n’oublierai jamais l’air sot de Morris quand il m’entendit ordonner qu’on le gardât en otage jusqu’à mon retour. Enfin, me voilà revenu pourtant, mais ce n’est pas grâce à lui, ni à ceux qui l’ont employé. Maintenant il s’agit de savoir comment le douanier s’en tirera lui-même… et ce ne sera pas sans rançon, je le jure.

— Il a déjà payé la dernière rançon qu’on puisse demander à un homme.

— Quoi ? comment ? que dites-vous ?… Il a donc péri dans l’escarmouche ?

— Non, monsieur Campbell : il a été tué de sang-froid, après le combat.

— De sang-froid ? damnation ! » murmura-t-il en serrant les dents. « Comment cela s’est-il passé ? Parlez, monsieur, dites ce que vous savez, sans m’appeler ni monsieur, ni Campbell… J’ai le pied sur mes bruyères natales, et mon nom est Mac-Gregor. »

Ses passions paraissaient arrivées à un violent degré d’irritation ; mais, sans paraître m’apercevoir de la rudesse de son ton, je lui fis clairement, et en peu de mots, le récit de la mort de Morris…. Frappant alors la terre avec violence de la crosse de son fusil, il s’écria : Je jure sur mon Dieu qu’une pareille action est capable de faire abandonner femme, enfants, parents, clan et patrie… Et pourtant il y a long-temps que le misérable l’avait mérité… Quelle différence y a-t-il d’ailleurs entre être jeté à l’eau avec une pierre au cou, ou être suspendu en plein air par une corde ? c’est toujours être étouffé, après tout, et il n’a que le sort qu’il me préparait. Cependant j’aurais mieux aimé qu’on lui eût envoyé une balle au travers du corps, ou qu’on l’eût expédié d’un coup de poignard ; car la manière dont on l’a fait périr fera long-temps jaser… Mais chacun a son heure marquée ; quand elle est arrivée, il faut mourir. Et personne, du moins, ne niera qu’Hélène Mac-Gregor n’ait à venger de mortelles injures ! »

Après ces paroles, il sembla vouloir bannir entièrement ce sujet, et me demanda comment je m’étais échappé des mains de la troupe au milieu de laquelle il m’avait vu.

Mon histoire ne fut pas longue, et je finis en lui disant de quelle manière j’avais recouvré les papiers de mon père, sans oser toutefois prononcer le nom de Diana.

« J’étais sûr que vous les retrouveriez, me dit Mac-Gregor ; la lettre que vous m’avez apportée exprimait la volonté de Son Excellence à ce sujet, et mon intention était bien certainement de contribuer à vous les faire rendre. Ce fut dans ce but que je vous invitai à venir dans les montagnes ; mais il paraît que Son Excellence a rencontré Rashleigh plus tôt que je ne l’espérais. »

La première partie de cette réponse fut ce qui me frappa le plus.

« La lettre que je vous ai apportée était donc de cette personne que vous appelez Son Excellence ?… Quelle est cette personne ? quel est son rang ? quel est son nom ?

— Si vous ne le savez pas, il n’est pas très-important pour vous de l’apprendre, ainsi je ne vous en dirai rien. Mais je vous assure que la lettre était de sa propre main ; car ayant alors sur les bras assez d’affaires qui m’étaient personnelles, comme vous le voyez, j’avoue que je me serais peu inquiété de me mêler des vôtres. »

Je me rappelai en ce moment les lumières que j’avais vues dans la bibliothèque, les différentes circonstances qui avaient excité ma jalousie, le gant, l’agitation de la tapisserie qui couvrait le passage secret conduisant à l’appartement de Rashleigh ; je me souvins surtout que Diana s’était retirée pour écrire, comme je le croyais alors, le billet auquel je devais avoir recours à la dernière extrémité. Ses moments n’étaient donc pas consacrés à la solitude, mais à recevoir les vœux de quelque agent des intrigues des jacobites, qui habitait secrètement la maison de son oncle ! On a vu des jeunes filles se vendre au poids de l’or, ou se laisser égarer par la vanité au point de trahir leur premier amour ; mais Diana avait sacrifié mes sentiments et les siens pour partager le sort de quelque misérable aventurier, pour parcourir avec lui, la nuit, un pays désert et sauvage, et y chercher les repaires des brigands, sans autre espoir de rang et de fortune que l’ombre vaine que la prétendue cour des Stuarts pouvait lui offrir dans le palais de Saint-Germain.

Je la verrai, pensai-je ; je la verrai encore une fois, s’il est possible ; je lui parlerai en ami, en parent, sur les dangers qu’elle court, et je faciliterai sa retraite en France, où elle pourra, avec plus de convenance et de sûreté, attendre l’issue des mouvements que l’intrigant politique auquel elle a uni sa destinée cherche probablement à exciter.

« Je dois conclure alors, » dis-je à Mac-Gregor, après avoir de part et d’autre gardé le silence pendant quelques minutes, « que Son Excellence, puisque vous ne me faites connaître que ce titre, résidait au château d’Osbaldistone en même temps que moi.

— Certainement, certainement, et dans l’appartement de la jeune dame, comme cela devait être. « Il me semblait que par cette information gratuite il prît plaisir à irriter mon tourment… « Mais, ajouta Mac-Gregor, peu de personnes savaient qu’il était dans la maison, excepté Rashleigh et sir Hildebrand ; car il ne pouvait être question de vous ; et les autres jeunes gens n’ont pas assez d’esprit pour empêcher le chat d’approcher de la crème. Savez-vous que c’est une belle maison des anciens temps. Ce que j’en admire le plus, c’est le nombre d’endroits secrets, de passages et de cachettes… On pourrait y cacher vingt ou trente hommes, que toute une famille qui viendrait habiter le château y passerait huit jours sans s’en apercevoir, ce qui certainement, dans certaines occasions, a bien son avantage… Je voudrais que nous eussions un second château d’Osbaldistone dans les montagnes du Hoyston… mais, nous autres pauvres montagnards, il faut nous contenter de nos bois et de nos cavernes.

— Je suppose que Son Excellence a eu connaissance du premier accident arrivé à…. »

Je ne pus m’empêcher d’hésiter avant de prononcer ce nom.

« À Morris, voulez-vous dire ? » reprit Rob-Roy, trop accoutumé à des actes de violence pour que l’agitation qu’il venait d’éprouver fût durable. « J’ai souvent ri de bon cœur en pensant à ce tour, mais je n’en ai plus le courage depuis ce maudit accident du lac… Non, non. Son Excellence ne savait rien de ce complot… C’était une chose arrangée entre Rashleigh et moi… Mais c’est la suite qui fut plaisante ! D’abord cette ruse de Rashleigh de se débarrasser du soupçon en le faisant tomber sur vous, contre lequel il s’était prévenu tout d’abord ; puis miss Diana qui détruit une trame si bien ourdie, et vous tire des griffes de la justice ; ce poltron de Morris, terrifié au point d’en perdre la tête, en voyant paraître le vrai coupable au moment où il accusait l’innocent étranger ; cet imbécile de clerc, cet ivrogne de juge…. Oh ! oh ! j’en ai ri bien des fois !… Et maintenant, tout ce que je puis faire pour le pauvre diable, c’est de faire dire des messes pour le repos de son âme.

— Puis-je vous demander comment il se fait que miss Vernon ait eu assez d’influence sur Rashleigh et ses complices pour déranger votre plan ?

— Mon plan ? Ce n’était pas le mien. Aucun homme ne peut dire que j’aie jamais rejeté mon fardeau sur les épaules d’un autre. C’était Rashleigh qui avait imaginé tout cela… Mais il est certain qu’elle avait beaucoup d’influence sur nous, à cause de l’attachement de Son Excellence pour elle, et puis aussi parce qu’elle est initiée dans bien des secrets qu’il eût été dangereux de compromettre par une affaire de ce genre… Le diable soit de celui qui confie un secret à une femme, ou qui lui donne une autorité dont elle peut abuser ! » s’écria-t-il par réflexion ; « on ne doit pas mettre un bâton ferré dans la main d’un fou. »

Nous n’étions plus qu’à un quart de mille du clachan, lorsque trois montagnards, s’élançant sur nous, nous ordonnèrent de nous arrêter et de dire ce que nous cherchions. Le seul mot Gregarach, prononcé par la voix forte et imposante de mon compagnon, fut accueilli par des acclamations, ou, pour mieux dire, par des hurlements de surprise et de joie. L’un d’eux, jetant son fusil à terre, embrassa les genoux de son chef si étroitement qu’il lui fut impossible de s’en dégager, murmurant en gaélique un torrent de félicitations, élevant même de temps en temps sa voix jusqu’à une espèce de cri d’allégresse… Ce premier mouvement de joie s’étant enfin calmé, deux de ces montagnards partirent avec la vitesse d’un daim, pour porter au clachan d’Aberfoïl, où se trouvait alors un fort détachement des Mac-Gregor, l’heureuse nouvelle de la délivrance et du retour de Rob-Roy. Elle y fut reçue avec des transports et des cris de joie qui firent retentir les rochers et les montagnes ; jeunes et vieux, hommes, femmes, enfants, sans distinction de sexe ni d’âge, accoururent avec l’impétuosité d’un torrent. Quand j’entendis le bruit tumultueux et les hurlements de cette multitude enivrée qui s’approchait, je crus devoir prendre la précaution de rappeler à Mac-Gregor que j’étais étranger et sous sa protection. Aussitôt il me prit par la main, tandis que la foule s’assemblait au tour de lui avec des transports d’amour et de joie qui avaient véritablement quelque chose d’attendrissant ; chacun s’efforçait avidement de toucher la main du chef, mais il ne la présenta à personne avant de leur avoir expliqué que j’étais un ami, et que je devais être traité avec respect et avec égards.

Un ordre du sultan de Delhi n’aurait pu être plus promptement exécuté, et leur bienveillance menaça de me devenir aussi incommode que leur rudesse aurait pu l’être. À peine voulaient-ils souffrir que l’ami de leur chef se servît de ses jambes, tant ils étaient empressés à m’offrir leur aide et leurs bras pour faciliter ma marche. Enfin, profitant d’un faux pas que me fit faire une pierre que la foule ne m’avait pas permis d’éviter, ils s’emparèrent de moi tout à coup et me portèrent en triomphe jusque chez mistress Mac-Alpine.

À notre arrivée devant sa hutte hospitalière, je m’aperçus que le pouvoir et la popularité avaient leur inconvénient dans les montagnes de même que partout ailleurs ; car avant que Mac-Gregor pût entrer dans la maison où il devait trouver le repos et la nourriture dont il avait besoin, il fut obligé de raconter l’histoire de sa fuite au moins une douzaine de fois, à ce que j’appris d’un officieux vieillard qui, pour mon édification, se donna la peine de me la traduire presque aussi souvent, et auquel la politique m’obligea d’avoir l’air de prêter une attention convenable. L’auditoire étant enfin satisfait, les groupes se retirèrent l’un après l’autre pour aller dormir, les uns en plein air, les autres dans les huttes voisines ; celui-ci maudissant le duc et Garschattachin, celui-là déplorant le sort probable d’Ewan de Briggland, mais tous se réunissant pour comparer la fuite de Rob-Roy aux exploits les plus miraculeux de tous les chefs de son clan, à dater de Dougal-Ciar qui en était le fondateur.

L’outlaw mon ami, me prenant alors par le bras, me fit entrer dans l’intérieur de la hutte à travers une atmosphère enfumée. Mes yeux cherchèrent à découvrir Diana et son compagnon ; ils n’y étaient pas, et je sentis qu’en faisant des questions sur leur compte je m’exposais à trahir mon secret, qui devait rester caché. La seule figure de ma connaissance que je rencontrai fut celle du bailli qui, assis sur un tabouret auprès du feu, reçut avec une sorte de dignité et de réserve l’accueil cordial que lui fit Rob-Roy, ses excuses pour la manière incommode dont il était obligé de le recevoir, et ses questions sur sa santé.

« Cela va passablement, cousin, pas trop mal, je vous remercie. Quant à la manière dont on est ici, il faut s’en arranger ; on ne peut porter avec soi sa maison de Salt-Marck quand on voyage, comme un limaçon porte sa coquille. Au surplus, je suis charmé que vous vous soyez tiré des mains de vos ennemis.

— Eh bien, alors, qu’avez-vous donc qui vous occupe ? Tout ce qui finit bien est bien. Allons, voyons, prenez un verre d’eau-de-vie ; votre père le diacre en buvait volontiers quelquefois.

— Cela peut être, surtout lorsqu’il était fatigué ; et Dieu sait qu’aujourd’hui j’ai eu ma part des fatigues de plus d’un genre. Mais, » continua-t-il en remplissant lentement une petite mesure de bois qui pouvait contenir trois verres, « c’était un homme très-sobre en fait de boisson, comme je le suis moi-même… À votre santé, Robin (buvant), et à votre salut dans ce monde et dans l’autre (buvant encore), et à la santé de ma cousine Hélène et de vos deux grands garçons, dont je me propose de vous entretenir plus tard. »

En parlant ainsi, il avala le contenu de la mesure avec beaucoup de gravité et d’importance, tandis que Mac-Gregor me jeta en souriant un regard de côté comme pour attirer mon attention sur l’air de supériorité et d’autorité magistrale que le bailli prenait avec lui dans la conversation, et qu’il exerçait plus impunément sur Rob à la tête de son clan armé que quand ce dernier était à sa merci dans la prison de Glasgow. Il me sembla que Mac-Gregor voulait me faire comprendre, à moi étranger, que s’il se soumettait au ton que son parent avait pris avec lui, c’était en partie par égard pour les droits de l’hospitalité, mais surtout parce qu’il s’en amusait.

Ce ne fut qu’en posant sa coupe sur la table que le bailli me reconnut : il me félicita cordialement de mon retour, mais n’entra, pour le moment, en aucune explication avec moi.

« Nous nous occuperons plus tard de vos affaires, me dit-il ; il faut commencer de droit par celles de mon cousin. Je présume, Robin, qu’il n’y a personne ici qui puisse rapporter rien de ce que je vais vous dire, au conseil de la ville ou partout ailleurs, à mon préjudice ou au vôtre ?

— Soyez tranquille sur ce point, cousin Nicol : la moitié de mes gens n’entend pas ce que vous dites, et l’autre moitié ne s’en soucie guère. D’ailleurs, ils savent bien que j’arracherais la langue au premier qui oserait répéter une seule des paroles prononcées en sa présence.

— Eh bien, cousin, puisqu’il en est ainsi, et que M. Osbaldistone est un jeune homme prudent et un ami sûr, je vous dirai franchement que vous élevez votre famille à faire un vilain métier. » Puis ayant toussé deux ou trois fois pour s’éclaircir la voix, et par forme de préliminaire, il s’adressa à son parent, cherchant à remplacer son sourire familier par un regard grave et austère, comme Malvolio[1] se proposait de le faire quand il siégerait en cérémonie. « Vous savez vous-même, cousin, que vous n’êtes pas très-bien avec la justice ; et quant à ma cousine Hélène, quoique l’accueil qu’elle m’a fait dans cette bienheureuse journée, et que j’excuse à cause du trouble de son esprit, ne soit rien moins qu’amical, mettant de côté ce sujet personnel de plainte, je vous dirai de votre femme que…

— N’en dites rien, cousin, » dit Rob d’un ton grave et sévère, « rien qu’un ami ne puisse dire et qu’un mari ne puisse entendre. Quant à ce qui me regarde, je vous permets d’en parler tout à votre aise.

— Eh bien donc, » dit le bailli un peu déconcerté, « nous passerons sur ce chapitre-là. D’ailleurs, je n’approuve pas qu’on cherche à mettre la division dans les familles. Mais pour en venir à vos deux fils, Hamish et Robin, ce qui, à ce que j’ai pu entendre, signifie James et Robert, et j’espère par parenthèse, que vous leur donnerez ce dernier nom à l’avenir, car on n’a jamais rien connu de bon de ces Hamish, Eachine, Angus, etc., etc., excepté que ce sont des noms qu’on trouve toujours dans toutes les affaires des assises de l’ouest, pour des vols de vaches, à la requête de l’avocat de la couronne, etc., etc. ; mais, comme je vous le disais en parlant de vos deux fils, ils n’ont pas seulement reçu les premiers principes d’une éducation libérale ; ils ne connaissent pas même la table de multiplication, qui est la racine de toutes les connaissances utiles, et ils n’ont fait que rire et se moquer de moi quand je leur ai dit ce que je pensais de leur ignorance. Je croirais vraiment qu’ils ne savent ni lire, ni écrire, ni chiffrer, si on pouvait croire qu’il fût possible d’avoir des parents aussi ignorants dans un pays chrétien.

— Ma foi, s’ils savaient quelque chose de tout cela, cousin, répondit Mac-Gregor avec la plus grande indifférence, il faudrait qu’ils l’eussent appris tout seuls, car où diable aurais-je été leur chercher des maîtres ? Voudriez-vous que je fasse afficher sur la porte de la salle de théologie du collège de Glasgow : On demande un précepteur pour les enfants de Rob-Roy ?

— Non, cousin ; mais vous auriez pu envoyer vos garçons là où ils auraient appris la crainte de Dieu et les usages des gens civilisés. Ils sont aussi ignorants que les bœufs que vous aviez l’habitude de conduire au marché, ou que les manants anglais auxquels vous les vendiez, et ne sont capables de rien faire.

— Vous croyez ! Hamish est capable d’abattre un oiseau au vol avec un fusil chargé d’une seule balle, et Rob peut percer de son poignard une planche épaisse de deux pouces.

— Tant pis pour eux, cousin, tant pis pour eux, » répondit le négociant de Glasgow d’un ton tranchant ; « et s’ils n’en savent pas davantage, il vaudrait mieux pour eux ne rien savoir du tout. Dites-moi, Rob, comment vous êtes-vous trouvé vous-même de savoir si bien vous servir du fusil, de l’épée et du poignard ? et quel avantage avez vous retiré de votre adresse ? N’étiez-vous pas beaucoup plus heureux quand vous conduisiez devant vous vos troupeaux de bestiaux, et que vous exerciez un métier honnête, que vous ne l’êtes à présent à la tête de vos vauriens de montagnards ? »

Je remarquai que Mac-Gregor, pendant que son parent lui parlait de cette manière, sans doute par un bon motif, s’agitait en tout sens, et que la contraction de ses traits et de ses membres indiquait un homme qui souffre une douleur violente, mais qui est déterminé à ne pas laisser échapper un gémissement. Il me tardait donc de trouver une occasion d’interrompre cette conversation dans laquelle M. Jarvie, quoique assurément animé des meilleures intentions, me paraissait s’y prendre tout à fait à gauche avec le singulier personnage auquel il parlait ; leur dialogue cependant se termina sans que j’eusse besoin de m’en mêler.

« J’ai donc pensé, continua le bailli, que, comme vous êtes trop mal dans les papiers de la justice pour espérer un pardon, et que vous êtes trop vieux pour changer de vie, comme il serait réellement bien dommage d’élever ces deux garçons de belle espérance dans un métier de réprouvé comme le vôtre ; j’avais pensé, dis-je, à les prendre comme apprentis au métier de tisserand, par lequel j’ai commencé moi-même, ainsi que mon père le diacre, quoique, Dieu merci, je ne fasse plus maintenant que le commerce en gros. »

Ici il vit le front de Rob se couvrir de nuages, ce qui le porta probablement à ajouter comme palliatif ce qu’il avait réservé pour couronner sa générosité, dans le cas où sa première proposition eût été acceptée avec plaisir ; « Eh ! Robin, mon garçon, il ne faut pas prendre un air si sombre ; car je paierai tous les frais d’apprentissage, et je ne vous demanderai jamais un sou des mille marcs que vous me devez.

Ceade millia diaoul ! cent mille diables ! » s’écria Rob en se levant et se mettant à parcourir la chambre à grands pas ; mes fils tisserands ! Millia molligheart ! mille morts ! j’aimerais mieux voir tous les métiers qui sont à Glasgow, avec les dévidoirs, les ensouples et les navettes, au milieu du feu des enfers ! »

J’eus quelque peine à faire comprendre au bailli, qui se préparait à répondre, qu’il risquait de blesser sérieusement notre hôte en insistant sur ce sujet. Il cessa cependant, et Mac-Gregor reprit ou parut reprendre sa sérénité.

« Au total, vos intentions sont bonnes, et je vous en remercie ; ainsi, donnez-moi la main, Nicol ; et si jamais je mets mes enfants en apprentissage, vous aurez la préférence. Maintenant nous avons, comme vous le dites, l’affaire des mille marcs à terminer. Holà ? Eachin Mac-Analeister, apportez-moi ma bourse. »

L’individu auquel il s’adressait, grand et fort montagnard, qui paraissait agir en qualité de lieutenant de Mac-Gregor, apporta une espèce de sac de peau de loutre marine, enrichi d’ornements et de plaques d’argent, et semblable à ceux que les chefs du pays portent devant eux quand ils sont en grand costume.

« Je ne conseille à personne d’ouvrir ce sac avant d’en connaître le secret, dit Rob-Roy ; puis poussant et tirant tour à tour une complication de ressorts, le sac, dont l’ouverture était garnie de plaques d’argent, s’ouvrit de lui-même, et lui permit d’y entrer la main. Il me fit remarquer, comme pour couper court à la conversation de M. Jarvie, qu’un petit pistolet d’acier était caché dans le sac, et que la détente de cette arme étant habilement mise en rapport avec la monture, il n’y avait aucun doute que quelqu’un qui n’en eût pas connu le secret, en voulant toucher à la serrure, ne fît partir le pistolet de manière à en recevoir la charge. « Voilà, » dit-il en montrant cette arme, « le gardien de ma bourse privée »

Cette invention mécanique, destinée à fermer un sac de fourrure qu’il était si facile de couper sans toucher à la serrure, me rappela les vers de l’Odyssée, où Ulysse, dans des siècles plus grossiers encore, se croit assuré de ses trésors en entourant la cassette qui les renferme d’une complication infinie de nœuds de cordes.

Le bailli mit ses lunettes pour examiner le ressort, et quand il eut fini, il lui rendit le sac en souriant, mais sans pouvoir retenir un soupir.

« Ah ! Rob, dit-il, si toutes les bourses avaient été aussi bien gardées que celle-ci, je doute que la vôtre fût aussi bien remplie qu’elle paraît, à en juger par le poids.

— Que cela ne vous inquiète pas, cousin, » répondit Rob en riant ; « au besoin elle sera toujours ouverte à un ami et pour payer une dette légitime. Tenez, » ajouta-t-il en tirant un rouleau de pièces d’or, « voici vos mille marcs ; examinez-les et voyez si le compte est juste. »

M. Jarvie prit l’argent en silence et le soupesa quelques moments dans sa main, puis il le reposa sur la table en disant : « Rob, je ne saurais le prendre ; non, je ne veux pas toucher à cet argent, cela me porterait malheur. J’ai trop bien vu aujourd’hui de quelle manière l’or vous arrive. Bien mal acquis ne profite jamais. Et, pour vous parler franchement, je n’ose y toucher ; il me semble qu’il y a sur cet or des taches de sang.

— Bah, bah ! » dit le proscrit en affectant une indifférence qu’il n’éprouvait peut-être pas réellement. « C’est du bon or de France, et qui n’a jamais été dans la poche d’un Écossais avant d’entrer dans la mienne. Regardez-les, cousin, ce sont de beaux et bons louis d’or, aussi brillants que le jour où ils ont été frappés.

— C’est encore pire, c’est encore pire, Robin, » dit le bailli en détournant les yeux du rouleau, quoique, comme César refusant la couronne aux Lupercales, les doigts parussent lui démanger. « La rébellion est un crime pire encore que la sorcellerie et le vol : c’est un précepte de l’Évangile.

« Laissons là le précepte, cousin, » répondit le chef montagnard ; « cet or est arrivé entre vos mains d’une manière honnête, puisque c’est le paiement d’une dette légitime. Il vient d’un roi, et vous pouvez, si bon vous semble, le donner à l’autre ; cela lui servira à affaiblir l’ennemi. Le pauvre roi Jacques ne manque ni de cœur ni d’amis, mais je doute qu’il ait beaucoup d’argent.

— Alors il doit peu compter sur les montagnards, » dit M. Jarvie en remettant ses lunettes sur son nez ; et défaisant le rouleau, il se mit à compter le contenu.

« Ni sur les habitants des basses terres, » dit Mac-Gregor en fronçant le sourcil, et jetant un coup d’œil d’abord sur moi, puis sur M. Jarvie, qui sans se douter du ridicule qu’il se donnait, pesait scrupuleusement chaque pièce suivant son habitude. Le bailli, après avoir compté deux fois la somme qui formait le paiement de sa dette en principal et intérêts, remit à Rob-Roy trois pièces pour acheter une robe à sa cousine, dit-il, et deux autres pour ses enfants, en les laissant libres d’acheter ce qu’il leur plairait, excepté pourtant de la poudre à canon. À cette générosité inattendue, le montagnard regarda avec étonnement son cousin, mais il accepta son présent, l’en remercia, et remit les cinq pièces dans le lieu de sûreté d’où il les avait tirées.

Le bailli produisit alors l’obligation originale que Rob lui avait faite de cette somme, sur le dos de laquelle il écrivit un reçu en règle qu’il signa, et qu’il me pria de signer aussi comme témoin. Je fis ce qu’il désirait, et M. Jarvie, jetant avec anxiété les yeux autour de lui, comme pour en chercher un autre, la loi de l’Écosse exigeant la signature de deux témoins pour donner de la validité à un bon ou à une quittance, « Excepté nous, il vous serait difficile, dit Rob, de trouver à trois milles à la ronde un homme qui sache écrire ; mais j’ai un moyen tout aussi facile de terminer cette affaire ; » et prenant le papier des mains de son parent, il le jeta dans le feu. Ce fut au tour de M. Jarvie d’ouvrir de grands yeux, mais son cousin continua : « Voilà comme on règle les comptes dans les montagnes. Si je gardais des papiers de ce genre, qui sait s’il ne viendrait pas un temps, cousin, où mes amis pourraient être compromis à cause de leurs relations avec moi ? »

Le bailli n’essaya pas de répondre à cet argument, et l’on nous servit aussitôt un souper où régnaient une abondance et une délicatesse qui devaient surprendre dans un tel endroit. Il était en grande partie composé de viandes froides, ce qui semblait annoncer qu’elles avaient été préparées à quelque distance, et quelques bouteilles de bon vin de France relevèrent la saveur d’un pâté de venaison et de différents autres mets. Mac-Gregor faisait les honneurs de sa table avec l’hospitalité la plus attentive ; il nous adressa des excuses sur ce qu’un certain pâté avait été entamé avant de nous avoir été présenté. » Il faut que vous sachiez, » dit-il à M, Jarvie sans me regarder, « que vous n’êtes pas les seuls hôtes que Mac-Gregor ait eu à recevoir cette nuit, et vous le croirez sans peine, car sans cette raison ma femme et mes deux fils seraient ici, comme leur devoir les y oblige. »

Il me sembla voir sur la figure de M. Jarvie qu’il n’était nullement fâché que quelque circonstance les retînt ailleurs, et j’aurais été complètement de son avis, si je n’avais cru comprendre, d’après les excuses de Rob-Roy, que les hôtes dont il voulait parler étaient Diana et son compagnon, à qui je ne pouvais me déterminer à donner le nom de son mari.

Tandis que ces idées désagréables, en dépit du bon accueil et de l’excellente chère de notre hôte, faisaient disparaître mon appétit, je remarquai que Rob-Roy avait porté l’attention jusqu’à nous procurer des lits meilleurs que ceux que nous avions eus la nuit précédente. Les deux moins mauvais grabats qui étaient le long des murs de la hutte avaient été remplis de bruyère fraîche, alors en pleine fleur, si artistement arrangée, que les fleurs, se trouvant par-dessus, offraient une couche à la fois molle et embaumée ; des manteaux et des couvertures, étendus sur ce matelas végétal, rendirent notre coucher plus moelleux et plus chaud. Le bailli semblait épuisé de fatigue ; je résolus de différer jusqu’au lendemain les communications que j’avais à lui faire, et le laissai se mettre au lit aussitôt qu’il eut terminé un souper copieux. Quoique harassé moi-même, je n’éprouvais pas la même disposition au sommeil, car j’étais en proie à une espèce d’agitation inquiète qui ressemblait à celle de la fièvre. Je continuai de causer avec Mac-Gregor.



  1. Personnage ridicule d’une pièce de Shakspeare, ayant pour titre : As you like it (Comme il vous plaira). a. m.