Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 9p. 400-409).


CHAPITRE XXXIII.

LA FUITE.


En arrivant au pont brisé, il se jeta à la nage ; puis, regagnant le gazon, il prit ses jambes à son cou, et s’enfuit.
Gil Morrice.


Les échos des rochers et des montagnes des deux côtés de la vallée répétèrent les sons des trompettes de la cavalerie, qui, se formant en deux corps séparés, commença sa marche au petit trot : celui que commandait le major Galbraith tourna bientôt à droite, et traversa le Forth dans le dessein de prendre les quartiers qu’on lui avait assignés, pour la nuit, dans un vieux château du voisinage. Cette troupe, en traversant la rivière, formait un tableau animé ; mais bientôt elle disparut à nos yeux en s’enfonçant dans les détours d’un bois qui était sur l’autre rive.

Nous continuâmes notre route en fort bon ordre. Pour s’assurer du prisonnier, le duc l’avait fait placer en croupe derrière un de ses soldats nommé Ewan de Brigglands, un des hommes les plus grands et les plus robustes de la troupe. Une sangle qui les entourait tous deux, et qui était attachée sur la poitrine du soldat, mettait Rob-Roy dans l’impossibilité de se dégager de son gardien. On me donna ordre de marcher derrière eux, et l’on me fournit un cheval. Les soldats nous serraient d’aussi près que le permettait la largeur de la route ; plusieurs avaient le pistolet à la main. André Fairservice, monté sur un petit cheval montagnard, eut la permission de se joindre aux domestiques, dont un grand nombre suivaient le détachement, mais sans se mêler au reste des cavaliers.

Nous marchâmes ainsi pendant quelque temps. Enfin nous arrivâmes à un endroit où il nous fallait aussi traverser la rivière ; le Forth, formé du superflu des eaux d’un lac, est d’une profondeur considérable, même dans les endroits où il a le moins de largeur, et l’on descendait au gué par un ravin rapide et étroit qui ne permettait qu’à un seul cavalier d’y passer à la fois. Le centre et l’arrière-garde de notre petit corps s’arrêtèrent donc, tandis que les premiers rangs traversaient successivement, ce qui occasionna un délai considérable, et même quelque confusion, car un certain nombre de cavaliers qui n’appartenaient pas à l’escadron s’attroupèrent irrégulièrement sur le bord du Forth, et jetèrent un peu de désordre dans la cavalerie de la milice, quoiqu’elle fût assez bien disciplinée.

Pendant que nous étions tous confondus les uns avec les autres, j’entendis Rob-Roy dire à voix basse à l’homme derrière lequel il était en croupe : « Votre père, Ewan, n’aurait pas ainsi conduit un vieil ami à la boucherie comme un veau qu’on va égorger, pour tous les ducs de la chrétienté. »

Ewan ne répondit pas, mais fit un mouvement d’épaules qui semblait dire qu’il agissait contre son gré.

« Et quand les Mac-Gregor descendront de leurs montagnes, et que vous verrez vos étables vides, votre foyer teint de sang, et le feu dévorant les poutres de votre maison, vous penserez peut-être, Ewan, que si votre ami Robin eût été à leur tête, les biens que vous regretterez auraient été en sûreté. »

Ewan de Brigglands fit un nouveau mouvement d’épaules en poussant un soupir, mais garda le silence.

« C’est une chose pénible, » continua Rob en prononçant ces paroles insinuantes dans l’oreille d’Ewan, d’un ton si bas que j’étais le seul qui pût les entendre ; « c’est une chose bien pénible, qu’Ewan de Brigglands, que Roy Mac-Gregor a si souvent aidé de son bras, de son épée et de sa bourse, s’inquiète plus de la colère d’un grand seigneur que de la vie de son ami. »

Ewan parut très-agité, mais il continua de garder le silence. En ce moment on entendit le duc crier de l’autre côté : « Faites traverser le prisonnier. »

Ewan mit son cheval en mouvement, et j’entendis encore Rob lui dire : « Ne mettez pas en balance le sang d’un Mac-Gregor, quand il ne s’agit pour le sauver que de rompre une misérable sangle ; car il faudra en rendre un bien autre compte dans ce monde et dans l’autre. » Ils passèrent rapidement devant moi, et s’élancèrent dans la rivière avec quelque précipitation.

« Pas encore, pas encore, monsieur, » me dit, au moment où je me préparais à les suivre, un des cavaliers qui, comme beaucoup d’autres, se pressait pour passer.

À la faible lueur du crépuscule, je vis le duc, de l’autre côté, occupé de faire reprendre leurs rangs à ses gens à mesure qu’ils avaient traversé la rivière, les uns au-dessus, les autres au-dessous du gué. Le passage n’était pas encore effectué, lorsqu’un bruit soudain, accompagné du rejaillissement de l’eau, m’apprit que l’éloquence de Mac-Gregor avait décidé Ewan à lui donner la liberté et une chance de salut. Le duc l’entendit comme moi, et en devina immédiatement la cause : « Chien, s’écria-t-il à Ewan lorsqu’il fut près de lui, où est ton prisonnier ? » Et, sans attendre la réponse que ce vassal épouvanté commençait à balbutier, il lui tira un coup de pistolet. Je ne sais si le coup fut mortel ; mais le duc s’écria aussitôt : « Messieurs, dispersez-vous, et poursuivez le brigand ; cent livres de récompense à celui qui m’amènera Rob-Roy. »

Au même instant tout fut confusion sur les deux rives. Rob-Roy, dégagé de ses liens, sans doute parce qu’Ewan avait débouclé la sangle, s’était plongé dans l’eau en passant sous le ventre du cheval du soldat qui était à sa gauche ; mais, comme il fut obligé de revenir un instant à la surface pour respirer, son plaid attira l’attention des soldats, dont quelques-uns entrèrent dans la rivière sans penser au danger qu’ils couraient. Quelques chevaux perdirent pied, d’autres se noyèrent et mirent dans le plus grand danger ceux qui les montaient. Plusieurs soldats allaient et venaient le long de la rivière, pour guetter l’endroit où le fugitif prendrait terre. Le murmure confus de tant de voix, les cris de détresse des malheureux qui se noyaient, ceux des soldats qui croyaient apercevoir le fugitif ; la détonation fréquente des pistolets et des carabines qui étaient déchargés sur le moindre objet qui excitait le soupçon ; la vue de tant de cavaliers courant çà et là, s’enfonçant dans la rivière ou galopant sur ses bords, et frappant de leur sabre tout ce qui attirait leur attention ; les vains efforts des officiers pour rétablir le bon ordre : toute cette scène, enfin, ayant pour théâtre un lieu si sauvage, et n’étant éclairée que par la pâle lueur d’un crépuscule d’automne, présentait le spectacle le plus tumultueux et le plus extraordinaire que j’aie jamais vu. J’étais seul occupé à l’observer, car toute notre cavalcade s’était dispersée à la poursuite de Rob-Roy, ou au moins pour voir le résultat de cette recherche. Dans le fait, comme je le soupçonnai un peu alors, et comme je l’appris avec certitude dans la suite, la plupart de ceux qui paraissaient mettre le plus d’activité dans leurs efforts pour recouvrer le fugitif étaient réellement les derniers à désirer qu’il fût repris, et ne se joignaient aux autres que pour augmenter la confusion générale, et donner à Rob-Roy plus de facilité de s’échapper.

Il ne fut pas très-difficile à un nageur aussi habile que l’était le montagnard de se soustraire à ses ennemis dès qu’il eut échappé aux premières poursuites. Il y eut pourtant un moment où il se trouva serré de près, et plusieurs coups de feu vinrent frapper dans l’eau tout près de lui. Cette scène me rappelait la chasse à la loutre, dont j’avais été témoin à Osbaldistone, où l’animal se découvre aux chiens par la nécessité de mettre son museau au-dessus de l’eau pour respirer, et leur échappe en plongeant tout aussitôt qu’il a renouvelé sa provision d’air. Mac-Gregor, cependant, eut recours à une ruse que la loutre ne peut employer : au moment où il était poursuivi de plus près, il réussit à se dégager de son plaid, qu’il laissa flotter sur l’eau. Ce vêtement attira bientôt l’attention générale : un grand nombre de cavaliers se laissèrent tromper à cet indice ; et tandis que tous les coups se dirigeaient de ce côté, celui auquel ils étaient destinés s’éloignait rapidement.

Dès qu’on eut une fois perdu de vue le prisonnier, il devint presque impossible de le reprendre, car, dans beaucoup d’endroits, la rivière était inaccessible par la hauteur de ses rives ; dans d’autres, elles étaient couvertes de buissons, d’aunes, de peupliers et de bouleaux qui en défendaient l’approche aux cavaliers. Des méprises et des accidents avaient aussi eu lieu pendant ces poursuites, que l’obscurité rendait de plus en plus difficiles : quelques cavaliers se trouvèrent emportés par le courant, et se seraient noyés sans le secours de leurs compagnons ; d’autres, blessés par des coups de feu ou des coups de sabre dans la mêlée, imploraient de l’aide et criaient vengeance ; il y eut même une ou deux circonstances de ce genre qui amenèrent un combat entre plusieurs hommes de la troupe. Enfin les trompettes sonnèrent la retraite, ce qui annonça que l’officier commandant renonçait, quoique bien à regret, à l’espoir de reprendre le prisonnier qui lui avait si soudainement échappé. Les soldats commencèrent à se rassembler lentement, se querellant les uns les autres. Je les vis obscurcir de leurs masses le bord méridional de la rivière, dont le murmure, long-temps couvert par des cris de poursuites et de vengeance, se mêlait maintenant d’une manière confuse aux voies irritées et mécontentes des cavaliers dont l’espoir venait d’être trompé.

Jusque là je n’avais été que spectateur, quoique bien loin d’être indifférent à cette singulière scène ; mais bientôt j’entendis une voix s’écrier tout à coup : « Où est l’étranger anglais ? c’est lui qui a donné à Rob-Roy un couteau pour couper la courroie ? — Il faut fendre le ventre à ce mangeur de pouding ! cria une autre ; — ou lui envoyer une couple de balles dans la cervelle ! dit une troisième ; — ou lui enfoncer trois pouces de fer dans la poitrine ! dit une quatrième. »

En ce moment j’entendis plusieurs cavaliers galoper de côté et d’autre, sans doute dans la bienveillante intention d’exécuter ces menaces. J’ouvris tout à coup les yeux sur le danger de ma situation, et je ne doutais pas que des hommes armés, dont les passions irritées n’étaient contenues par aucun frein, ne commençassent par tirer sur moi ou me frapper à coup de sabre, quitte à examiner après la justice de cette action. Frappé de cette idée, je sautai à bas de mon cheval, et, lui laissant la liberté d’aller où bon lui plairait, je m’enfonçai dans un épais buisson d’aunes, où, grâce à l’obscurité de la nuit, je pensai que je courais peu de risque d’être découvert. Si j’avais été assez près du duc pour invoquer directement sa protection, je l’aurais fait ; mais il avait déjà commencé sa retraite, et je ne voyais sur la rive gauche de la rivière aucun officier dont l’autorité fût assez puissante pour me protéger. Je ne crus pas que, dans cette circonstance, il y allât de mon honneur d’exposer inutilement ma vie. Lorsque le tumulte commença à s’apaiser et que le bruit des pieds des chevaux ne se fit plus entendre près de moi, ma première pensée fut de me rendre aux quartiers du duc, où la discipline serait rétablie, et de me remettre entre ses mains comme un sujet fidèle qui n’avait rien à craindre de la justice et tout à attendre de sa protection et de son hospitalité. Dans ce dessein, je sortis de ma retraite et je jetai les yeux autour de moi.

L’obscurité était complète, aucun cavalier ne restait sur les rives du Forth, et je n’entendais plus que le bruit éloigné des pieds des chevaux et le son prolongé des trompettes résonnant dans les bois pour rappeler les traînards. La situation où je me trouvais était hérissée de difficultés. Je n’avais pas de cheval, et le courant rapide et profond du fleuve, que la lueur confuse d’une lune décroissante rendait plus formidable encore, n’avait rien de bien engageant pour un homme à pied, nullement accoutumé à passer à gué les rivières, et qui venait de voir des chevaux engagés dans ce dangereux passage avec de l’eau jusqu’à la selle. D’un autre côté, en restant sur cette rive, je n’avais d’autre perspective que de terminer les fatigues de cette journée et de la nuit précédente en passant à la belle étoile celle qui se préparait, après avoir regagné les montagnes.

Après un moment de réflexion, je pensai que Fairservice, qui, suivant sa louable coutume de s’occuper de sa sûreté avant celle des autres, avait sans doute traversé la rivière, ne manquerait pas de donner pleine satisfaction au duc ou à toute autre autorité compétente sur mon rang et ma situation dans le monde ; qu’en conséquence, ma réputation n’exigeait pas que je parusse sur-le-champ, au risque de me noyer dans le Forth ou de ne pouvoir retrouver l’escadron si je le traversais sans accident, ou enfin d’être massacré sans examen par quelque traînard, qui trouverait dans cet exploit une excuse commode pour ne pas avoir rejoint plus tôt ses rangs. Je n’avais plus rien à craindre pour Rob-Roy ; il était alors en liberté ; et j’étais certain, s’il m’arrivait de rencontrer quelqu’un de ses gens, de m’assurer de leur protection en leur apprenant cette nouvelle. Je ne pouvais non plus abandonner M. Jarvie dans la situation difficile où il se trouvait en grande partie à cause de moi. Enfin ce n’était que par Rob-Roy, que je pouvais espérer d’avoir des nouvelles de Rashleigh et des papiers de mon père ; motif qui m’avait seul déterminé à une expédition que tant de dangers venaient traverser. J’abandonnai donc toute pensée de traverser le Forth, et, me retournant du côté du gué des Frew, je pris seul le chemin du petit village d’Aberfoïl.

Un vent froid et piquant, qui se faisait entendre et sentir de temps en temps, avait chassé le brouillard, qui, autrement, aurait enveloppé la vallée jusqu’au matin ; et quoique ces nuages de vapeurs n’eussent pas été entièrement dissipés, ils s’étaient formés en masses confuses et changeantes, qui tantôt s’étendaient sur le sommet des montagnes, tantôt, telles que de volumineuses colonnes d’une épaisse fumée, s’engouffraient dans les profondeurs des rochers, laissées vides par l’écroulement des masses calcaires, dont les fragments, entraînés vers la vallée, ont creusé dans leur passage des ravins profonds et déchirés, semblables au lit desséché d’un torrent. La lune se montrait alors tout entière sur l’horizon, et brillait de toute la vivacité qu’elle a dans les nuits de gelée ; elle jetait une lueur argentée sur les sinuosités de la rivière, ainsi que sur les pointes de rochers et les cimes de montagnes que le brouillard ne cachait pas, tandis que ses rayons, qui semblaient entièrement absorbés par cette masse blanchâtre de vapeurs dans les endroits où elle avait le plus d’épaisseur et de densité, donnaient aux nuages légers et vaporeux qui s’en détachaient çà et là une sorte de brillant reflet qui les faisait ressembler à un voile de la gaze d’argent la plus transparente. En dépit de l’incertitude de ma situation, un spectacle si pittoresque, joint à l’influence active et fortifiante d’un air vif et glacé, rendit de la vigueur à mes nerfs et de la gaieté à mon esprit. Je me sentis disposé à chasser les soucis et à défier le danger, et, sans y penser, je me mis à siffler, comme pour accompagner la cadence de mon pas, que le froid, qui me gagnait, m’avait fait accélérer. Je sentais toutes mes artères battre avec plus d’énergie et mon sang circuler avec plus de chaleur, à mesure que je prenais confiance dans ma force, dans mon courage et dans mes ressources. J’étais si absorbé dans ces pensées et dans les sensations qu’elles excitaient, que je n’entendis pas deux cavaliers venir derrière moi, et ne m’aperçus de leur présence que lorsqu’ils furent tous deux à mes côtés. Alors celui qui était à ma gauche, arrêtant son cheval, m’adressa ces paroles en anglais,

« Eh ! l’ami, où allez-vous si tard ?

— Chercher un souper et un lit à Aberfoïl.

— Les passages sont-ils libres ? » me demanda-t-il d’un ton d’autorité.

« Je l’ignore ; je le saurai quand je serai arrivé. » Mais le sort de Morris se représentant à mon imagination, j’ajoutai : « Si vous êtes Anglais, je vous conseille de retourner en arrière jusqu’à ce que le jour vous permette de continuer votre route ; il y a eu des troubles dans ce voisinage, et je n’oserais assurer que des étrangers y fussent en sûreté.

— Les soldats n’ont-ils pas eu le dessous ?

— Oui, en vérité, et un détachement commandé par un officier a été détruit ou fait prisonnier.

— Êtes-vous bien sûr de ce que vous dites ?

— Aussi sûr que je le suis de vous entendre parler ; j’ai été involontairement témoin du combat.

— Involontairement ! N’y avez-vous donc pris aucune part ?

— Non. J’étais retenu par l’officier qui commandait les troupes du roi.

— Sur quel soupçon ? Qui êtes-vous, et quel est votre nom ?

— Je ne sais, monsieur, pourquoi je répondrais à tant de questions faites par un inconnu. Je vous en ai dit assez pour vous convaincre que vous allez dans un pays où vous pouvez courir des dangers. S’il vous plaît de continuer votre route, ce sont vos affaires ; mais je ne vous fais pas de questions sur votre nom et sur le but de votre voyage, et vous me ferez plaisir en ne m’en adressant aucune.

— Monsieur Francis Osbaldistone ne devrait pas siffler ses airs favoris, quand il veut ne pas être reconnu, » dit l’autre cavalier, d’une voix qui fit tressaillir tous mes nerfs.

Et Diana Vernon, car c’était elle, enveloppée d’un grand manteau de cavalier, se mit à siffler avec une imitation enjouée la seconde partie de l’air que leur approche avait interrompu.

« Grand Dieu ! » m’écriai-je frappé d’étonnement, « est-il possible que ce soit vous, miss Vernon, dans un tel lieu, à une telle heure, dans un pays aussi livré à la violence, et dans un…

— Et dans un costume aussi masculin, alliez-vous dire ? Mais que voulez-vous : après tout, la philosophie de l’excellent caporal Nym[1] est la meilleure : Laissons aller les choses comme elles peuvent : pauca verba. »

Pendant qu’elle parlait, je saisis avec empressement un moment où la lune jetait une clarté plus vive pour examiner l’extérieur de son compagnon : car on supposera facilement que la rencontre que je faisais de miss Vernon dans un endroit aussi solitaire, et poursuivant un voyage si dangereux sous la protection d’un homme seul, était une circonstance faite pour exciter en moi autant de jalousie que de surprise. Le cavalier n’avait pas l’organe mélodieux de Rashleigh ; sa voix était plus forte et plus impérieuse ; il me parut aussi plus grand, quoiqu’il fût à cheval, que cet objet de ma haine et de mes soupçons. Il ne ressemblait non plus à aucun de mes autres cousins ; car son ton et ses manières avaient ce je ne sais quoi d’indéfinissable qui, dès le premier mot, fait reconnaître un homme d’un esprit et d’une éducation distingués.

Celui qui était l’objet de cet examen sembla vouloir s’y soustraire.

« Diana, » dit-il d’un air où la tendresse se mêlait à l’autorité, « donnez à votre cousin ce qui lui appartient, et ne nous arrêtons pas plus long-temps. »

Miss Vernon tira un portefeuille de dessous son manteau, et se penchant vers moi, me dit d’un ton qui, malgré l’enjouement et l’originalité d’expression qui lui étaient habituels, déguisait mal un sentiment plus sérieux et plus profond : « Vous voyez, mon cher cousin, que je suis destinée à être votre ange tutélaire. Rashleigh a été forcé de lâcher sa proie ; et si nous fussions arrivés la nuit dernière au village d’Aberfoïl, comme nous nous le proposions, j’aurais trouvé quelque sylphe montagnard qui se serait chargé de vous transmettre ces signes représentatifs de la richesse commerciale. Mais il y avait sur la route des géants et des dragons ; et les chevaliers errants ainsi que les damoiselles de nos jours, tout intrépides qu’ils soient, ne se soucient pas, comme au temps jadis, de se précipiter dans d’inutiles dangers. Imitez-les en cela, mon cher cousin.

— Diana, dit son compagnon, rappelez-vous que la soirée s’avance, et que nous sommes encore bien loin d’être arrivés.

— Je viens, monsieur, dit-elle, je viens. Songez qu’il y a bien peu de temps que je suis soumise à une autre volonté que la mienne. D’ailleurs, je n’ai pas encore remis les papiers à mon cousin, et il faut que je lui fasse mes derniers adieux. Oui, Frank, mes derniers adieux ! Il y a un abîme entre nous, un abîme de perdition absolue. Il vous est défendu de nous suivre où nous allons, de participer à ce que nous allons faire. Adieu ! soyez heureux ! »

Elle s’était courbée sur son cheval, qui était un petit bidet montagnard ; dans cette attitude, son visage toucha le mien par un mouvement qui ne fut peut-être pas tout à fait involontaire : elle me serra la main, et une larme s’échappant de ses yeux vint tomber sur ma joue. C’est un de ces moments qu’on ne peut jamais oublier, de ces moments dont l’inexprimable amertume est mêlée d’une sensation de bonheur si pénétrante et si vive, que le cœur est forcé de soulager par des larmes les émotions qui le remplissent. Il fut bien court ; car, maîtrisant à l’instant la sensibilité qui l’avait entraînée, elle dit à son compagnon qu’elle était prête à le suivre ; et, faisant prendre le grand trot à leurs chevaux, ils furent bientôt loin de moi.

Ce ne fut pas une froide indifférence, mais une sorte de stupeur, qui m’empêcha de répondre à cet adieu de miss Vernon : je voulais prononcer ce mot, mais il expira sur mes lèvres : tel l’accusé qui se reconnaît coupable, hésite à prononcer la fatale parole qui deviendra son arrêt de mort. Interdit, désespéré, je restai sans mouvement, tenant en main le paquet qu’elle m’avait remis ; et les regardant s’éloigner d’un œil fixe et comme si j’eusse voulu compter les étincelles qui jaillissaient sous les pieds de leurs chevaux, je semblais les contempler long-temps encore après que j’eus cessé de les voir et de les entendre, et je prêtais l’oreille au bruit de leur marche quand il ne pouvait plus arriver jusqu’à moi. Enfin, fatigués des efforts que je faisais pour apercevoir les objets qu’ils ne pouvaient plus découvrir, mes yeux commencèrent à se mouiller de larmes : je les essuyai machinalement, car à peine les sentais-je couler ; ma poitrine se gonflait, ma gorge était serrée par cet étouffement nerveux qui est l’hysterica passio du pauvre roi Lear[2]. Je m’assis au bord du chemin, et versai un torrent de larmes, les plus amères qui eussent coulé de mes yeux depuis mon enfance.



  1. Personnage du drame de Henri V, de Shakspeare. a. m.
  2. Drame de Shakspeare. a. m.