Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 9p. 128-137).


CHAPITRE VII.

L’ACCUSATION.


Le shérif, avec une escorte nombreuse, est à la porte.
Shakspeare. Henri IV, première partie.


Ce ne fut pas sans peine que je découvris l’appartement qu’on me destinait. Après m’être acquis la bienveillance et les attentions des domestiques de mon oncle par des arguments qu’ils comprirent très-facilement, je me retirai dans ma chambre pour le reste de la soirée, conjecturant, d’après les dispositions dans lesquelles j’avais laissé mes cousins, et le bruit que j’entendais au loin dans la salle de pierre (c’était le nom de leur salle à manger), qu’ils ne devaient pas être pour un homme sobre une société fort agréable.

Quelle pouvait être l’intention de mon père en m’envoyant demeurer dans cette étrange famille ? Telle fut la première et la plus naturelle de mes réflexions. Mon oncle évidemment me recevait comme si j’allais faire un long séjour au château, et sa grossière hospitalité le rendait aussi indifférent que le roi Hal[1] sur le nombre des gens qui mangeaient à ses frais. ]Mais il était clair que ma présence ou mon absence serait aussi peu importante à ses yeux que celle d’un de ses laquais en livrée bleue. Mes cousins n’étaient que des oursons. Je devais perdre dans leur compagnie, si je la recherchais, les formes polies, les manières élégantes que j’avais acquises ; et tout ce que je pouvais y apprendre de meilleur, c’était à éverrer les chiens, à saigner les chevaux et à chasser le renard. Je ne pus imaginer qu’une raison, qui probablement était la véritable : mon père regardait la vie qu’on menait au château d’Osbaldistone comme une conséquence naturelle et forcée de la position de tout gentilhomme campagnard ; et il désirait, en me mettant à même de goûter des plaisirs dont il savait que je serais bientôt dégoûté, me déterminer, s’il était possible, à prendre une part active à ses affaires. Cependant il employait Rashleigh Osbaldistone dans sa maison de commerce. Mais il avait des moyens de lui trouver une place, et même avantageuse, dès qu’il voudrait se débarrasser de lui ; et quoique j’éprouvasse un certain remords de conscience en songeant que par ma faute Rashleigh, un drôle tel que miss Vernon me l’avait peint, allait s’introduire dans la maison de mon père… peut-être dans sa confiance… je le fis taire en me disant que mon père était maître absolu de ses affaires, qu’il n’était pas homme à se laisser duper ou influencer, et que mes préventions contre mon jeune cousin m’avaient été suggérées par une jeune fille bizarre et irréfléchie, dont la franchise et l’étourderie devaient me mettre en garde contre une opinion prise trop légèrement peut-être. Mes pensées se reportèrent alors naturellement sur miss Vernon, sur son extrême beauté, sur sa situation toute particulière, abandonnée à elle-même, à ses propres lumières, sans guide, sans défenseur ; enfin, sur son caractère en général, qui offrait cette variété de charmes qui piquent notre curiosité et attirent notre attention en dépit de nous-mêmes. J’avais assez de bon sens pour voir que la compagnie de cette singulière jeune fille et les occasions nombreuses qui se présenteraient de nous trouver seuls ensemble augmenteraient les dangers de mon séjour au château, si elles en diminuaient l’ennui ; mais je ne pus, malgré tous les efforts de ma prudence, envisager avec beaucoup d’effroi la chance nouvelle et bizarre que j’allais courir. Je levai encore ce scrupule, comme les jeunes gens lèvent toutes les difficultés de ce genre… je serai circonspect, toujours sur mes gardes ; je verrai dans miss Vernon plutôt un compagnon qu’une amie ; et tout ira bien. Je m’endormis au milieu de ces réflexions, ma dernière pensée s’arrêtant naturellement sur miss Vernon.

Si je la revis en rêve, je ne pourrais le dire, car j’étais harassé et mon sommeil fut profond ; mais ce fut la première personne à qui je pensai le lendemain, réveillé à la pointe du jour par les gaies fanfares du cor de chasse. Me lever, faire seller mon cheval, fut l’affaire de deux minutes, et bientôt je descendis dans la cour, où hommes, chiens et chevaux, étaient déjà prêts. Mon oncle, qui peut-être ne s’attendait pas à trouver un ardent chasseur dans son neveu élevé en pays étranger, sembla fort surpris de me voir, et je crus remarquer dans son bonjour moins de cordialité et de franchise que dans son premier accueil. « Te voilà mon garçon ! — Oui, la jeunesse est téméraire. — Mais gare à toi !… songe à la vieille ballade :


En galopant comme un fou
Sur le bord d’un précipice,
On peut s’y casser le cou. »


Il y a peu de jeunes gens, même parmi les plus rigides moralistes, qui n’aimeraient pas mieux, je crois, s’entendre reprocher quelque peccadille que de se voir accusés de maladresse à monter à cheval. Comme je ne manquais ni d’adresse ni de courage, je fus piqué de la remarque de mon oncle, et l’assurai qu’il me trouverait toujours des premiers à suivre les chiens. »

« Je n’en doute pas, mon garçon, répondit-il, tu es bon cavalier, je gage ; mais de la prudence. Ton père, en t’envoyant ici, m’a chargé de te dompter, et je ne sais si je dois te mener par la bride ou avoir quelqu’un pour te conduire par le licou, en cas que tu regimbes. »

Comme ce discours était tout à fait inintelligible pour moi, que d’ailleurs il était débité comme une sorte d’à parte par lequel mon très-honoré oncle exprimait des idées qui lui passaient par l’esprit, il me parut que son intention n’était pas de me donner un conseil, et que ces paroles avaient rapport à ma désertion de la veille, ou que mon oncle se ressentait encore des excès de la nuit et que sa bonne humeur en souffrait d’autant. Je me bornai à me promettre, s’il remplissait mal les devoirs de l’hospitalité, de n’être pas long-temps son hôte, et je saluai avec empressement miss Vernon, qui venait gaiement me souhaiter le bonjour. J’échangeai aussi quelques compliments avec mes cousins ; mais je vis qu’ils prenaient un malicieux plaisir à critiquer mon habit et mon accoutrement, depuis mon chapeau jusqu’à mes éperons, leur ridicule patriotisme les portant à rire aux éclats de ce qui était pour eux nouveau et d’une apparence étrangère ; feignant alors de ne pas remarquer leurs grimaces, leurs chuchotements, ne les honorant pas même d’un regard de mépris, je m’attachai à miss Vernon comme à la seule personne à laquelle il fût possible de tenir compagnie. Me plaçant donc à ses côtés, je partis avec toute la troupe pour le bois où nous devions chasser. C’était un taillis qui couvrait tout le flanc d’une immense colline. Tout en galopant je fis remarquer à Diana que je ne voyais pas mon cousin Rashleigh. « Oh ? non, répondit-elle, c’est un fier chasseur, mais à la mode de Nemrod ; son gibier est l’homme. »

Les chiens s’élancèrent alors à travers le taillis, encouragés par les cris des chasseurs ; tout était agitation, tumulte, activité. Mes cousins étaient trop occupés de la grande affaire du matin pour songer davantage à moi, sinon que j’entendis Dickon le palefrenier dire tout bas à Wilfred l’imbécile : « Regardons si notre cousin français ne va pas tomber au premier saut.

— Français ? répondit Wilfred ; oh, sans doute, car il a un drôle de cordon à son chapeau. »

Toutefois, Thorncliff qui, malgré sa rudesse, ne semblait pas tout à fait insensible à la beauté de sa cousine, paraissait résolu à nous tenir compagnie de plus près que son frère, peut-être pour épier ce qui se passait entre miss Vernon et moi, peut-être pour mieux jouir de mon inhabileté à la chasse. Sur ce dernier point il fut bien trompé. Après une battue inutile qui dura presque toute la matinée, on dépista enfin un renard qui nous fit courir pendant deux heures, et, malgré le mauvais présage du cordon français de mon chapeau, je remplis mon rôle de chasseur à l’admiration de mon oncle et de miss Vernon, au secret désappointement de ceux qui s’attendaient à rire de moi. Cependant le renard était parvenu à mettre les chiens en défaut. Je pus alors voir combien ma cousine était impatientée de la surveillance qu’exerçait sur nous Thorncliff Osbaldistone ; et comme, aussi active que hardie, elle n’hésitait jamais à prendre le plus court moyen pour satisfaire un caprice du moment, elle lui dit d’un ton de reproche : « Je m’étonne, Thornie, que vous restiez pendu toute la matinée à la croupe de mon cheval, quand vous savez que les terriers vers le moulin de Woolverton ne sont pas bouchés.

— C’est que je n’en savais rien, miss Die, car le meunier m’a juré hier, à la nuit, qu’il les avait bouchés à midi.

— Fi donc, Thornie, vous en rapportez-vous à la parole d’un meunier ?… Et ces terriers, encore, qui nous ont fait manquer trois fois le renard cet automne ? Pourtant vous montez votre jument grise, qui pourrait vous y mener et vous ramener en dix minutes ?

— Eh bien ? miss Die, je vole à Woolverton, et si les terriers ne sont pas bouchés, je vous réponds que je frotterai joliment les os au meunier Duk.

— Courez, mon cher Thornie ; houspillez le drôle comme il faut… Vite… Partez… En avant ? » Thorncliff partit au galop. « Ou soyez houspillé vous-même, j’en serai tout aussi satisfaite… Je dois leur apprendre à tous la discipline et l’obéissance au signal du commandement. Je lève un régiment, savez-vous ? Thornie sera mon sergent-major, Dickon mon maître écuyer, et Wilfred, avec sa grosse voix nasillarde qui mâche toujours trois syllabes à la fois, sera mon tambour.

— Et Rashleigh ?

— Rashleigh sera éclaireur en chef.

— Et ne trouverez-vous pas à m’employer, mon charmant colonel ?

— Vous serez, à votre choix, maître payeur ou maître pillard au régiment[2]. Mais voyez comme les chiens sont en défaut. Allons, monsieur Frank, ils ont perdu la voie et ne la retrouveront pas d’aujourd’hui. Suivez-moi, j’ai une belle chose à vous montrer.

En effet, elle gravit jusqu’au sommet d’une riante colline qui dominait au loin la campagne. Promenant ses yeux tout à l’entour pour voir s’il n’y avait personne près de nous, elle fit avancer son cheval derrière un bouquet de bouleaux qui nous séparait du reste de la chasse. « Voyez-vous, me dit-elle, cette montagne en pointe, brune et couverte de bruyères, qui a comme une tache blanche sur la pente ?

— Qui termine cette longue chaîne de collines coupée par des marais ?… Je la vois distinctement.

— Cette tache blanche est un roc appelé Hawkesmore-Crag, et Hawkesmore-Crag est en Écosse.

— En vérité ? je ne croyais pas que nous fussions si près de l’Écosse.

— Oui, c’est la vérité même, et votre cheval vous y conduira en deux heures.

— Je ne lui en donnerai pas la peine. Mais la distance est bien de dix-huit milles à vol d’oiseau.

— Vous pourrez prendre ma jument, si vous la croyez moins lasse… Je vous répète qu’en deux heures vous pourrez être en Écosse.

— Et je vous répète que j’ai si peu d’envie d’y être, que si la tête de mon cheval avait passé la frontière, je ne donnerais pas à la queue la peine de la suivre. Qu’irais-je faire en Écosse ?

— Pourvoir à votre sûreté, s’il faut que je vous parle clairement. Me comprenez-vous à présent, monsieur Frank ?

— Pas du tout ; vous êtes de plus en plus énigmatique.

— Alors, en vérité, ou vous vous défiez de moi bien injustement, et vous êtes plus hypocrite encore que Rashleigh Osbaldistone, ou vous ignorez tout ce qu’on vous impute. Mais non, je me trompe, comme me le prouve votre air sérieux, si sérieux que j’ai peine à ne pas rire en vous regardant.

— « D’honneur, miss Vernon, » répondis-je, impatienté de sa gaieté intempestive et enfantine, « je n’ai pas la moindre idée de ce que vous voulez dire. Je suis heureux de vous fournir un sujet d’amusement, mais j’ignore tout à fait en quoi il consiste.

— Après tout, ce n’est pas une plaisanterie, dit-elle en reprenant son sérieux ; mais certaines gens ont l’air si drôle quand une vive inquiétude les tourmente !… Mais je cesse de plaisanter : connaissez-vous un nommé Moray, ou Morris, un nom comme cela ?

— Non pas que je me rappelle.

— Réfléchissez un peu… N’avez vous pas fait route ces jours-ci avec un voyageur de ce nom ?

— Le seul que j’aie accompagné quelque temps était un homme dont l’âme semblait cachée dans son porte-manteau.

— C’était donc comme le licencié Pedro de Garcias dont l’âme était parmi ses ducats dans sa bourse de cuir. Votre compagnon a été volé, et il vous accuse de complicité dans la violence qui lui a été faite.

— Vous plaisantez, miss Vernon !

— Non, je vous jure… c’est l’exacte vérité.

— Et croyez-vous, » lui dis-je avec une violente agitation que je ne cherchais pas à contenir, « croyez-vous que cette accusation soit méritée ?

— Vous m’appelleriez, j’imagine, sur le terrain, après un tel affront, si j’avais l’avantage d’être homme… Vous pouvez encore le faire, si vous le voulez… je sais me battre aussi bien que franchir une palissade.

— Et de plus, vous êtes colonel d’un régiment de cavalerie, » répondis-je, sentant combien il était ridicule de me fâcher avec elle… « Mais expliquez-moi toute cette plaisanterie !

— Ce n’est pas une plaisanterie, vraiment, dit Diana : on vous accuse d’avoir volé cet homme, et mon oncle le croit aussi bien que je l’ai cru.

— Sur mon honneur, je suis bien obligé à mes amis de la bonne opinion qu’ils ont de moi !

— Voyons, tâchez de rester tranquille, quittez cet air hagard, et ne humez pas l’air comme un cheval qui a peur… le mal n’est pas si grand que vous pensez… On ne vous met pas sur le dos un petit larcin, une félonie vulgaire… non : cet homme est un employé du gouvernement ; il portait, tant en espèces qu’en billets, l’argent destiné à la solde des troupes qui sont dans le nord. On lui a aussi dérobé, dit-on, des dépêches fort importantes.

— Alors, ce n’est plus seulement de vol, c’est de haute trahison que je suis accusé ?

— Eh ! oui. C’est un crime qui, vous le savez, fut de tout temps le propre d’un gentilhomme. Il ne manque pas de personnes dans ce pays, et vous en avez une à un pas de vous, qui regardent comme une bonne action de nuire, par tous les moyens possibles, au gouvernement de Hanovre.

— Mes opinions en politique et en morale, miss Vernon, ne sont pas d’une nature aussi accommodante.

— Je commence réellement à croire que vous êtes presbytérien ou Hanovrien en diable. Mais qu’allez-vous faire ?

— Répondre sur-le-champ à cette atroce calomnie… Devant qui cette accusation extraordinaire est-elle portée ?

— Devant le vieux juge Inglewood, qui a montré assez de répugnance à la recevoir. Il a secrètement engagé mon oncle, je pense, à vous faire partir promptement pour l’Écosse, afin que vous échappiez au mandat d’arrêt. Mais mon oncle sent que sa religion et ses vieilles amitiés excitent encore les soupçons du gouvernement, et que si on savait qu’il eut favorisé votre évasion, il serait désarmé, et, ce qui est le pire des malheurs pour lui, démonté sans doute, comme papiste, comme jacobite et comme personne suspecte[3].

— Je conçois qu’il aimerait mieux trahir son neveu que perdre ses chevaux de chasse.

— Dites son neveu, ses nièces, ses fils… ses filles, s’il en avait, et toute sa génération ! Ne vous liez donc pas à lui, même un seul instant, mais prenez le galop, avant qu’on exécute la prise de corps.

— Je pars à l’instant, mais c’est pour me rendre à la maison de ce juge Inglewood. Où demeure-t-il ?

— À cinq milles d’ici environ, dans la plaine, derrière ces plantations… vous voyez d’ici la tourelle du château.

— J’y serai dans cinq minutes, » lui dis-je en faisant avancer mon cheval.

« Et je vais vous montrer le chemin, » dit-elle en poussant aussi le sien.

« Vous n’y pensez pas ! miss Vernon. Il n’est pas… excusez la franchise d’un ami… il n’est pas convenable, il n’est pas décent que vous m’accompagniez dans une telle circonstance.

— Je vous comprends, dit miss Vernon (une légère rougeur colorait son beau front) ;… c’est fort bien parlé… » puis, après un instant de réflexion, elle ajouta : « et je reconnais que votre intention est bonne.

— Oh ! miss Vernon, pouvez-vous penser que je sois insensible à l’intérêt que vous me témoignez, que je sois un ingrat ? » m’écriai-je, avec plus de chaleur peut-être que je n’aurais voulu. « Cette nouvelle preuve de votre amitié m’est très précieuse, mais je ne dois pas l’accepter, je ne dois pas vous laisser suivre l’impulsion de votre générosité : non, par égard pour vous, je ne le souffrirai pas. Cette démarche serait trop publique ; ce serait presque comparaître devant toute une cour de justice.

— Et quand ce serait en réalité tout à fait comparaître devant une cour de justice, croyez-vous que j’hésiterais à m’y présenter pour défendre un ami ? Vous n’avez personne pour vous protéger… vous êtes étranger ; et dans ce pays de frontières les juges font d’étranges bévues. Mon oncle ne veut pas se troubler la tête de votre affaire ;… Rashleigh est absent, et fût-il ici, je ne sais quel parti il prendrait ; vos cousins sont plus stupides, plus brutes les uns que les autres : j’irai donc avec vous, et je ne désespère pas de vous servir. Je ne suis pas de ces belles dames qu’un livre de jurisprudence, le jargon barbare et les immenses perruques des hommes de loi font mourir de frayeur.

— Mais, ma chère miss Vernon…

— Mais, mon cher monsieur Francis, restez tranquille, et laissez-moi agir à ma guise ; car lorsque je prends le mors aux dents, il n’est pas de frein capable de m’arrêter. »

Flatté de l’intérêt qu’une si aimable créature semblait prendre à mon destin, mais contrarié du ridicule qu’il y avait à amener avec moi pour avocat une jeune fille de dix-huit ans, et sérieusement inquiet de la fâcheuse interprétation qu’on pouvait donner à sa conduite, je fis tout mon possible pour la dissuader de me suivre chez le juge Inglewood. Ma volontaire cousine me déclara net que mes efforts étaient peine perdue ; qu’elle était une véritable Vernon ; qu’ainsi, aucune considération, pas même celle de ne pouvoir lui être que d’un faible secours, ne la déterminerait à abandonner un ami malheureux ; que toutes mes raisons, bonnes sans doute pour des demoiselles bien prudentes, bien élevées, sortant de leur pensionnat, n’avaient aucun poids sur elle, habituée qu’elle était à ne faire jamais d’autre volonté que la sienne. »

Cependant nous approchions toujours du château, et miss Vernon, sans doute pour mettre fin à mes remontrances, me fit un portrait grotesque du magistrat Inglewood et de son clerc. Inglewood était, à l’en croire, un jacobite blanchi, c’est-à-dire un homme qui, après avoir long-temps refusé serment au gouvernement comme la plupart des gentilshommes du comté, s’y était enfin résigné afin de pouvoir être nommé juge de paix. « Il l’a fait, me dit-elle, pour se rendre aux vives instances de tous les seigneurs ses voisins, qui voyaient avec regret que le palladium des amusements champêtres, les lois sur la chasse, tombaient en désuétude, faute d’un magistrat pour les faire exécuter, le tribunal de justice le plus voisin étant celui du maire de Newcastle, qui, préférant au gibier vivant le gibier convenablement accommodé, favorisait le braconnier au détriment du chasseur. Voyant donc qu’il était urgent que l’un d’eux sacrifiât ses scrupules de fidélité jacobite au bien de la communauté, les gentilshommes campagnards du Northumberland jetèrent les yeux sur M. Inglewood, dont les opinions et le caractère peu prononcés devaient, pensaient-ils, se plier aisément à toute croyance politique. Après s’être procuré le corps du tribunal, il fallut s’occuper de lui donner une âme qui, sous le nom de clerc, dirigeât les mouvements de la machine. Leur choix tomba sur un malin procureur de Newcastle, appelé Jobson, qui, pour varier ma métaphore, trouve que c’est un assez bon métier que de débiter la justice à l’enseigne de M. Inglewood. Et comme ses émoluments dépendent de la quantité d’affaires qui lui arrivent, il a soin que la salle d’audience soit toujours bien garnie : le juge en perd la tête. Enfin il n’est pas à dix milles à la ronde une marchande de pommes qui puisse faire son compte avec la fruitière sans une audience, que le juge voudrait bien refuser, mais que son malin clerc, M. Joseph Jobson, sait lui faire obtenir. Les scènes les plus ridicules ont lieu quand les affaires qui viennent devant eux ont, comme la vôtre, une teinte politique. M. Joseph Jobson (et il a de fort bonnes raisons pour cela) est un zélé défenseur de la religion protestante et non moins chaud partisan de la révolution opérée dans l’État que de la réforme opérée dans l’Église. De son côté, le digne magistrat tient encore, par habitude, aux opinions qu’il professa avant le jour où il se relâcha de ses principes politiques dans le but patriotique de faire observer les lois contre les destructeurs non autorisés de la bête fauve, des coqs de bruyère, des perdrix et des lièvres ; et il se trouve fort embarrassé quand le zèle de son clerc l’entraîne dans des procédures judiciaires qui ont rapport à son ancienne croyance : au lieu de seconder cette ardeur, il manque rarement d’y répondre par une double dose d’indolence et d’inactivité. Cette indolence ne vient pas toutefois d’une véritable apathie : au contraire, pour un homme qui met tout son plaisir à boire et à manger, il est vif et gai, c’est un bon vieux vivant ; mais c’est ce qui rend sa nonchalance affectée plus plaisante encore. En pareille occasion, il faut voir Joseph Jobson semblable à une haridelle poussive attelée à une charrette pesante, s’agiter, se démener, crier pour mettre le juge en mouvement, tandis que le poids énorme de la machine dont les roues gémissent, craquent et tournent à peine, résiste à tous les efforts du courageux quadrupède qui ne peut la faire avancer qu’imperceptiblement. Le malheureux bidet a encore un autre sujet de plainte : cette même machine qu’il a souvent tant de peine à mettre en mouvement, roule parfois un train d’enfer, entraînant avec elle le cheval qui cherche vainement à l’arrêter, et cela quand il s’agit de rendre service à quelque ancien ami de M. Inglewood. M. Jobson dit alors qu’il porterait plainte au secrétaire d’état pour le département de l’intérieur, s’il n’était retenu par l’intérêt et l’amitié toute particulière qu’il porte à M. Inglewood et à sa famille. »

Comme miss Vernon terminait cette description grotesque, nous arrivâmes en face du château d’Inglewood, édifice superbe quoique ancien, qui annonçait l’importance de cette famille.



  1. King Hal, dit le texte. Hal est le diminutif de Harry dans la pièce de King-Hal, le roi Henri, de Shakspeare. a. m.
  2. Pay-master or plander-master to the regiment, dit le texte. C’est, comme on le voit, un jeu de mots que nous rendons ici par un équivalent. a. m.
  3. Dans les commotions politiques, au commencement du XVIIIe siècle, on saisissait souvent les chevaux des catholiques, car on les supposait toujours prêts à se révolter. a. m.