Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 9p. 116-127).


CHAPITRE VI.

LA FAMILLE D’OSBALDISTONE.


La salle rustique tremble ; ils arrivent ; le bruit des voix ébranle la voûte ; leur marche est imposante ; ils sont parés d’un casque éblouissant sur lequel se reflètent les sept couleurs ; il en est de même de leur habillement : tout s’avance avec dignité, tous les cimiers sont agités.
Penrose.


Si vous trouvez que sir Osbaldistone ne s’était pas très-pressé d’embrasser son neveu, dont il devait avoir appris l’arrivée depuis quelque temps, il faut, pour l’excuser, reconnaître qu’il avait d’importantes occupations. « Je t’aurais vu plus tôt, mon garçon, s’écria-t-il en me serrant rudement la main, mais il fallait que je visse d’abord les chiens rentrer au chenil. Sois le bien-venu au château d’Osbaldistone. Voilà ton cousin Percie, ton cousin Thornie et ton cousin John… Voici ton cousin Dick[1], ton cousin Wilfred, et… Attends, où est Rashleigh ?… Ah ! voici Rashleigh… Dérange donc ton grand corps, Thornie, et laisse voir un peu ton frère… Voilà ton cousin Rashleigh… Ainsi ton père a pensé une fois au moins au vieux manoir et au vieux sir Hildebrand… Mieux vaut tard que jamais… Tu es le bien-venu, mon garçon, et en voilà assez… Où donc est ma petite Die ? Ah ! elle entre… c’est ma nièce Die, la fille du frère de ma femme, la plus jolie fille de nos vallées, quelle que soit celle qui vient après… Et maintenant disons bonjour au dîner. »

Pour vous faire une idée du personnage qui parlait ainsi, il faut, mon cher Tresham, vous figurer un homme déjà sur la soixantaine, portant un habit de chasse autrefois richement brodé, mais considérablement terni par les pluies continuelles de l’hiver. Toutefois sir Hildebrand, malgré la rudesse de ses manières d’alors, avait, à une époque de sa vie, vécu à la cour et dans les camps ; il avait servi dans l’armée qui campa dans les bruyères d’Hounslow avant la révolution, et, grâce peut-être à sa religion, il avait été fait chevalier, vers cette époque, par l’infortuné et imprudent Jacques II. Mais ses rêves ambitieux, s’il avait jamais espéré de plus grandes faveurs, s’étaient dissipés lors de la crise qui renversa son prince du trône, et depuis cette époque il avait mené une vie retirée dans le domaine de ses pères. Malgré son air rustique, sir Hildebrand avait pourtant encore l’extérieur d’un homme bien né, et il paraissait au milieu de ses fils, comme les débris d’une colonne corinthienne souillée et couverte d’herbes et de mousse, qui contraste avec les masses de pierres brutes et informes de Stone-Henge ou de tout autre temple druidique ; car ses fils étaient bien les blocs les plus pesants et les plus grossiers que l’œil pût voir. Grands, vigoureux, bien faits, les cinq aînés paraissaient attendre une étincelle de ce feu que déroba Prométhée, de cette grâce extérieure, de ces manières qui, dans la société, tiennent souvent lieu d’esprit. Leur qualité morale la plus saillante semblait être la bonne humeur et le contentement qu’on lisait sur leurs grosses figures, et leur seule prétention était de perfectionner sans cesse leur adresse à la chasse. Le robuste Gyas et le robuste Cloanthe ne se ressemblent pas plus dans le poëme de Virgile, que les robustes Percival, Thorncliff, John, Dick et Wilfred Osbaldistone, ne se ressemblaient entre eux.

Mais, comme pour se dédommager d’une uniformité aussi extraordinaire dans ses productions, dame Nature avait voulu que Rashleigh Osbaldistone fît un contraste frappant pour la taille et les manières, ainsi que pour le caractère et les talents, comme je le remarquai plus tard, non seulement avec ses frères, mais encore avec tous les hommes que j’avais rencontrés jusqu’alors. Quand Percie, Thornie et compagnie eurent tour à tour incliné la tête, grimacé, et présenté leur épaule plutôt que leur main, à mesure que leur père me les nommait, Rashleigh s’avança, et me témoigna la joie de me voir au château d’Osbaldistone, avec l’air et le ton d’un homme du monde. Son extérieur n’était pas prévenant ; il était petit, tandis que tous ses frères paraissaient descendre du géant Anak ; ils étaient tous bien faits, et Rashleigh, quoique plein de vigueur, avait un cou de taureau, les jambes torses, et, par suite d’un accident qui lui était arrivé dans son enfance, une démarche si singulière, qu’il paraissait boiter réellement : plusieurs personnes prétendaient que c’était l’obstacle qui l’empêchait d’entrer dans les ordres, l’Église de Rome, comme on sait, ne conférant jamais le titre d’ecclésiastique à un homme dont le physique présente une telle difformité. D’autres cependant disaient que ce défaut, résultat d’une mauvaise habitude, n’était pas assez grave pour l’empêcher d’être prêtre.

Tels étaient les traits de Rashleigh, qu’après les avoir considérés un instant il était impossible de les bannir de sa mémoire, et qu’on éprouvait toujours un pénible désir de les revoir, quoiqu’on n’y arrêtât jamais les yeux qu’avec un sentiment de déplaisir et même de dégoût. Ce n’était pas sa figure en elle-même qui produisait cette forte impression. Ses traits, quoique irréguliers, n’étaient pas communs ; ses yeux vifs et noirs, ses épais sourcils, empêchaient que son visage ne fût d’une laideur ordinaire ; mais il y avait dans son regard une expression d’artifice et de dissimulation, ou, si on le provoquait, de férocité tempérée par la prudence, qui sautait aux yeux du physionomiste le moins exercé. Peut-être la nature la lui avait-elle donnée par la même raison qu’elle a donné des sonnettes au serpent le plus venimeux. Comme pour racheter ces désavantages extérieurs, Rashleigh Osbaldistone avait la voix la plus douce, la plus tendre, la plus mélodieuse, et sa manière de s’exprimer sur toutes sortes de sujets rendait plus sensible encore la beauté de son organe. À peine eut-il prononcé sa première phrase de félicitations, que je reconnus avec miss Vernon que mon nouveau cousin ferait aisément la conquête d’une maîtresse dont les oreilles seules pourraient juger de son mérite. Il allait se mettre à table à côté de moi ; mais miss Vernon, qui, étant la seule de son sexe au milieu de cette famille, avait le privilège d’arranger ces petites choses à son gré, parvint à me placer entre elle et Thorncliff, et l’on se doute bien que je consentis de bon cœur à un arrangement si agréable.

« J’ai besoin de vous parler, dit-elle : c’est dans cette intention que j’ai mis l’honnête Thornie entre Rashleigh et vous,


Comme un vieux matelas protégeant la maison
Contre le coup pesant d’un boulet de canon ;


et, en ma qualité de votre plus ancienne connaissance dans cette spirituelle famille, j’en profite pour vous demander comment vous nous trouvez tous.

— C’est une question bien étendue, miss Vernon, car il y a bien peu de temps que je suis au château d’Osbaldistone.

— Oh ! la philosophie de votre famille est toute superficielle. Il y a entre les individus de légères nuances qui exigent l’œil d’un observateur pénétrant ; mais les espèces, comme disent, je crois, les naturalistes, se distinguent et se caractérisent au premier coup d’œil.

— Alors, si je ne me trompe, mes cinq cousins les plus âgés ont à peu près le même caractère.

— Oui ; on trouve chez eux heureusement mélangés l’ivrogne, le garde-chasse, le querelleur, le palefrenier et l’imbécile ; mais de même qu’il n’y a pas sur le même arbre deux feuilles absolument semblables, ces heureux ingrédients, entrant par quantités inégales dans chaque individu, forment une agréable diversité pour ceux qui aiment à étudier les caractères.

— Je vous en prie, miss Vernon, tracez-moi une esquisse de chacun de ces portraits.

— C’est une légère faveur que je vous accorderai volontiers ; je vais donc faire un grand tableau de famille. Percie, le fils aîné, l’héritier présomptif, tient plutôt de l’ivrogne que du garde-chasse, du querelleur, du palefrenier ou de l’imbécile… Mon précieux Thernie a plus du querelleur que de l’ivrogne, du garde-chasse, du palefrenier ou de l’imbécile… John, qui dort des semaines entières dans les taillis, tient beaucoup du garde-chasse… Le palefrenier domine chez Dickon[2], qui fait deux cents milles en un jour et une nuit pour se montrer à une course de chevaux… Et l’imbécile domine tellement parmi les autres qualités de Wilfred, qu’on peut l’appeler positivement une bête.

— Voilà une collection précieuse, miss Vernon, et les différences individuelles appartiennent à des espèces fort intéressantes ; mais n’y a-t-il pas dans ce tableau une place pour sir Hildebrand ?

— J’aime mon oncle, répondit-elle ; il m’a fait quelque bien, du moins il a voulu m’en faire. Je vous laisserai donc tracer vous-même son portrait lorsque vous le connaîtrez mieux. »

« Allons, pensai-je, elle garde encore quelques ménagements ; c’est heureux. Mais pouvais-je m’attendre à une satire si amère de la part d’une jeune personne si aimable, si jolie ?

« Vous pensez à moi, » dit-elle en me regardant, comme si elle eût voulu lire au fond de mon âme.

« J’en conviens, » répondis-je un peu déconcerté par la bizarrerie d’une question si imprévue ; puis, tachant de donner à cet aveu une tournure de galanterie. « Et comment, ajoutai-je, me serait-il possible de penser à autre chose, placé comme j’ai le bonheur de l’être ? «

Elle sourit avec cet air de dédain concentré qu’elle seule savait donner à sa physionomie.

« Je dois vous informer une fois pour toutes, monsieur Osbaldistone, que m’adresser des compliments, c’est se donner une peine inutile ; ne vous mettez donc pas ainsi en dépense de jolies phrases… Elles servent aux beaux messieurs qui voyagent en province, comme ces colifichets, ces grains de verre, ces bracelets, que les navigateurs emportent pour apprivoiser les sauvages habitants de contrées nouvellement découvertes. Ne vous hâtez pas trop de débiter vos précieuses marchandises ; vous trouverez dans le Northumberland des belles qu’elles pourront séduire. Près de moi elles seraient inutiles, car j’en connais la véritable valeur. »

Je restai muet et confondu.

« Vous me rappelez en ce moment, » continua-t-elle en reprenant le ton de la gaîté et de l’indifférence, « ce conte de fée dans lequel un homme trouve soudainement changé en pièces d’ardoise, l’argent qu’il avait porté au marché. J’ai décrédité, j’ai ruiné votre boutique de compliments par une malheureuse observation. Mais, allons, n’y pensons plus. Vous avez une mine bien trompeuse, monsieur Osbaldistone, si vous ne savez pas dire des choses plus agréables que ces fadeurs que tout homme du monde se croit obligé de réciter à une malheureuse fille ; et cela uniquement parce qu’elle a une robe de soie et un fichu de gaze, tandis qu’il porte, lui, un habit de drap fin brodé d’or. Votre pas ordinaire, comme dirait un de mes cousins, convient beaucoup mieux que votre amble galant. Efforcez-vous d’oublier mon malheureux sexe, appelez-moi Tom Vernon, si vous voulez, mais parlez-moi comme vous parleriez à un ami, à un compagnon ; vous ne savez pas combien je vous aimerai.

— C’est là une promesse bien engageante, répondis-je.

— Encore ! répliqua miss Vernon en levant le doigt ; je vous ai dit que je ne supporterais pas l’ombre d’une galanterie : et maintenant, quand vous aurez fait raison à mon oncle, qui vous menace de ce qu’il appelle une rasade, je vous dirai ce que vous pensez de moi »

Lorsqu’en docile neveu j’eus vidé le verre, la conversation générale reprit son cours, et le cliquetis continuel des couteaux et des fourchettes, ainsi que l’acharnement que le cousin Thorncliff, à ma droite, et le cousin Dick, à la gauche de miss Vernon, déployaient avec une égale ardeur contre les morceaux de viande dont leurs assiettes étaient chargées, nous permirent de reprendre notre tête-à-tête. « Maintenant, dis-je, permettez-moi de vous demander franchement, miss Vernon, ce que vous supposez que je pense de vous ? Je vous dirais bien tout ce que je pense, mais vous m’avez défendu les compliments.

— Je n’ai pas besoin de votre assistance ; je suis assez sorcière pour vous dire vos plus secrètes pensées. Il n’est pas nécessaire que vous m’ouvriez la porte de votre cœur ; j’y pénètre sans cela. Vous me prenez pour une étrange fille, demi-coquette, demi-évaporée, désirant attirer l’attention par la liberté de ses manières et la naïveté de son langage, parce qu’elle ignore ce que le Spectateur appelle les grâces aimables de son sexe. Peut-être aussi croyez-vous que je veux vous ravir d’admiration. Je suis fâchée de vous apprendre que vous êtes dans l’erreur, mais dans l’erreur la plus profonde. Toute la confiance que j’ai eue en vous, je l’eusse aussi aisément accordée à votre père, si j’avais pensé qu’il pût me comprendre. Au milieu de cette heureuse famille je suis aussi seule, aussi privée d’auditeurs intelligents, que Sancho dans la Sierra Morena ; aussi quand j’en trouve l’occasion il faut que je parle ou que je meure. Mais je vous assure que je ne vous aurais pas dit un mot des curieux renseignements que je viens de vous donner, si j’avais attaché la moindre importance à ce qu’on ne sût pas ce que je pense.

— C’est bien cruel à vous, miss Vernon, de ne pas me permettre d’attribuer à l’amitié les confidences que vous m’avez faites ; mais je dois les recevoir à tel titre qu’il vous plaira… Vous n’avez pas compris M. Rashleigh Osbaldistone dans votre tableau de famille… »

Elle tressaillit, je crois, à cette remarque, et se hâta de répondre, mais d’un ton beaucoup plus bas : « Pas un mot de Rashleigh ! il a l’oreille si fine quand on parle de lui, que mes paroles lui arriveraient à travers l’épaisse corpulence de Thorncliff, tout bourré qu’il est de bœuf, de pâté de venaison et de pouding.

— Soit, répondis-je ; mais j’ai regardé derrière le mur vivant qui nous sépare, avant de vous adresser ma question, et j’ai vu que la place de monsieur Rashleigh était vide… il est sorti de table.

— Je vous en conjure, soyez toujours sur vos gardes, répliqua miss Vernon, et suivez mes conseils : avant de parler de Rashleigh, montez au sommet d’Otterscope-Hill, d’où vous pouvez voir à trente milles à la ronde… placez-vous sur la pointe, parlez bien bas ; et, après tout, il n’est pas trop sûr que l’oiseau qui sillonne l’air ne lui portera point vos paroles… Rashleigh a été mon précepteur pendant quatre ans ; nous sommes tous deux ennuyés l’un de l’autre, et nous voyons avec le plus vif plaisir notre séparation prochaine.

— M. Rashleigh quitte donc le château d’Osbaldistone ?

— Oui, sous peu de jours… ne le savez-vous pas ?… Votre père est-il donc plus discret que sir Hildebrand ? Eh bien, lorsque mon oncle eut appris que vous alliez devenir son hôte pour quelque temps, et que votre père désirait avoir un de ses fils qui donne de si grandes espérances, pour remplir dans la maison de banque la place lucrative que votre entêtement laisse vacante, monsieur Francis, le bon chevalier a tenu une cour plénière de toute sa famille, y compris le sommelier, le concierge et le garde-chasse. Cette vénérable assemblée n’était pas réunie, comme vous pouvez le croire, pour vous élire un remplaçant ; car toute l’arithmétique de ses frères se bornant à savoir calculer les chances d’un combat de coqs, personne ne pouvait disputer cette place à Rashleigh. Mais une cérémonie solennelle était nécessaire pour transformer Rashleigh, de misérable prêtre catholique qu’il devait être, en un riche et heureux banquier ; et ce ne fut pas sans quelque répugnance que l’assemblée consentit à cette dégradation.

— Je conçois leurs scrupules… mais comment ont-ils passé par dessus ?

— Par le désir général, je pense, de se débarrasser de Rashleigh. Quoique le plus jeune de la famille, il est parvenu, d’une manière où d’une autre, à dominer tout le monde ; chacun sent sa propre dépendance sans pouvoir s’en affranchir. Si on a le malheur de le contrarier, on est sûr d’avoir à s’en repentir avant la fin de l’année ; et si on lui rend un service important, on est sûr de s’en repentir davantage encore.

— À ce compte, répondis-je en souriant, gare à moi ; car je suis la cause involontaire du changement de sa situation.

— Oui, gare à vous ! soit qu’il le regarde comme un avantage ou comme un désavantage… Mais voici le fromage et les radis ; on va porter la santé du roi et de l’église, c’est pour les chapelains et les dames le signal du départ, et moi, la seule femme qui soit au château d’Osbaldistone, je me retire suivant l’usage. »

À ces mots elle disparut, me laissant ébahi de la finesse, de la causticité et de la franchise qu’elle déployait dans la conversation. Je désespère de vous donner la moindre idée de son caractère, quoique je vous rapporte ses paroles aussi fidèlement que je puis m’en souvenir ; car son caractère était un mélange de simplicité naïve, de finesse naturelle, et de hardiesse étonnante, le tout modifié et rehaussé par le jeu de la plus belle physionomie que j’aie jamais vue. Quelque étrange et singulière que me parût cette excessive et confiante familiarité, il ne faut pas croire un jeune homme de vingt-deux ans assez sévère pour trouver mauvais qu’une jeune fille de dix-huit n’eût pas avec lui toute la retenue convenable. Au contraire, je m’amusais, j’étais flatté des confidences de ma jeune cousine, et cela bien qu’elle eût déclaré ne me les avoir faites que parce qu’en moi elle trouvait pour la première fois un auditeur capable de les comprendre. Avec la présomption de mon âge, qu’à coup sûr mon séjour en France n’avait guère diminuée, je m’imaginais que des traits réguliers et un extérieur agréable, avantages dont je me croyais favorisé, n’étaient pas de trop faibles titres à la confiance d’une jeune beauté. Ma vanité prenant donc cause pour miss Vernon, j’étais loin de la juger avec sévérité pour un abandon que justifiait, jusqu’à un certain point, à mes yeux, mon mérite personnel ; et mon penchant à la partialité, que le charme de sa figure et la bizarrerie de sa situation suffisaient déjà pour faire naître, ne pouvait qu’augmenter par le tact parfait qu’elle avait montré dans le choix d’un ami.

Dès que miss Vernon eut quitté la salle, la bouteille circula ou plutôt courut sans relâche autour de la table. Mon éducation faite en pays étranger m’avait inspiré un vif dégoût pour l’intempérance, vice trop commun alors, et même aujourd’hui encore, parmi mes compatriotes. Les discours qui assaisonnaient de telles orgies ne me plaisaient pas davantage ; et si quelque chose pouvait me les faire paraître plus révoltants, c’était de les entendre dans la bouche de personnes de ma famille. Je saisis donc une occasion favorable, et m’échappai par une porte latérale, conduisant je ne sais où, plutôt que de supporter davantage la vue d’un père se livrant avec ses fils à une dégradante débauche, et tenant avec eux les propos les plus grossiers. Je fus poursuivi, comme je m’y attendais, et déclaré déserteur des drapeaux de Bacchus. Lorsque j’entendis les cris et les clameurs ainsi que le bruit des grosses bottes de mes cousins, qui me poursuivaient sur l’escalier tournant que je descendais, je compris que j’allais être arrêté si je ne mettais les chasseurs en défaut. J’ouvris donc une lucarne qui donnait sur un jardin à la vieille mode, et comme la hauteur n’excédait pas six pieds, je n’hésitai pas ; je sautai, et j’entendis derrière moi les cris de « Oh ! ohé ! il est sauvé ! il est sauvé. » J’enfilai une allée, j’en traversai une autre en courant ; et me croyant alors à l’abri de tout danger et de toute poursuite, je ralentis ma course et marchai d’un pas tranquille, pour jouir de la fraîcheur de l’air que les fumées du vin que j’avais été forcé d’avaler, aussi bien que la rapidité de ma fuite, rendaient doublement agréable.

Tout en me promenant, je rencontrai le jardinier qui arrosait, et je le saluai en m’arrêtant pour le voir travailler. « Bon soir, l’ami.

— Bonsoir… bonsoir, » répondit l’homme sans me regarder, et d’un ton qui, au premier mot, annonçait son extraction écossaise.

« Voilà un beau temps pour vous, l’ami.

— On n’a pas beaucoup à s’en plaindre, » répondit l’homme avec cette réserve que les jardiniers et les fermiers mettent toujours à louer le temps le plus beau. Alors levant la tête comme pour voir qui lui parlait, il porta la main à son bonnet avec un air de respect, et ajouta : « Eh ! Dieu me garde !… ça éblouit les yeux que de voir si tard dans le jardin un beau jistocorps brodé.

— Un beau…. quoi, l’ami ?

— Oui un jistocorps… c’est une jaquette comme la vôtre, là. Ils ont autre chose à faire, eux, là-haut… c’est de la déboutonner pour faire place au bœuf, au pouding soufflé, et au bon vin sans doute… c’est ordinairement leur lecture du soir, de ce côté de la frontière.

— On ne fait pas assez bonne chère dans votre pays, mon bon ami, répliquai-je, pour être tenté de rester si tard à table.

— Ah ! monsieur, vous connaissez bien mal l’Écosse ; ce n’est pas faute de bonnes choses… Nous avons ce qu’il y a de mieux en poisson, gibier et volaille, en poireaux, carottes, navets et autres légumes ; mais nous sommes sobres et réservée sur notre bouche. Ici, au contraire, c’est un vacarme, un tumulte dans la cuisine, dans la salle à manger, depuis un bout des vingt-quatre heures jusqu’à l’autre même leurs jours de jeûne… et ils appellent cela jeûner, quand on leur apporte au grand galop les meilleurs poissons de mer de Hartlepool et de Sunderland :… truites, aloses, saumons, que sais-je enfin ? de sorte qu’ils font de leur abstinence une espèce de luxure et d’abomination ; et puis les messes et les matines perdues de ces malheureuses âmes dupées… Mais je devrais me taire, car Votre Honneur est sans doute un romain comme les autres.

— Non, mon ami, je suis presbystérien anglais, ou non conformiste.

— La main droite de la bonne amitié à Votre Honneur, alors, » s’écria le jardinier avec autant de joie que ses traits grossiers étaient capables d’en exprimer ; et pour montrer que sa bienveillance ne se bornait pas à des paroles, il tira une énorme tabatière en corne, sa plate-bande, comme il l’appelait, et m’offrit une prise avec une grimace toute fraternelle.

Après avoir accepté, je lui demandai s’il y avait long-temps qu’il servait au château d’Osbaldistone.

« Ah ! dit-il en regardant le château, voilà bien vingt-quatre ans que je suis exposé aux bêtes sauvages d’Éphèse, aussi vrai que je me nomme André Fairservice.

— Mais, mon excellent ami André Fairservice[3], si votre religion et votre tempérance sont si fort choquées par les rites romains et la gloutonnerie des gens du nord, il me semble que vous avez sans motif fait une bien longue pénitence, car vous auriez pu vous placer chez des maîtres qui mangeassent moins et fussent plus orthodoxes dans leur culte. Ce n’est sans doute pas faute de talent si vous n’occupez pas une place mieux à votre convenance ?

— Il ne m’appartient pas de parler de mon savoir faire, » dit André ; en promenant avec complaisance ses yeux autour de lui ; « mais vraiment je sais façonner un jardin. Oh ! j’entends mon métier, car je suis de la paroisse de Dreepdaily, où l’on fait pousser les légumes sous verre et lever le plant bien avant la saison… Et, à vrai dire, voilà vingt-quatre ans que je recule de terme en terme ; mais quand le jour arrive, il y a toujours quelque chose à fleurir que je voudrais voir fleuri… ou quelque chose à mûrir que je voudrais voir mûr… ou quelque chose à semer que je voudrais voir levé si bien que, de la fin d’une année à la fin d’une autre, je suis encore là. Et si je vous disais que pour sûr je quitte à la Chandeleur, je n’en serais pas plus certain qu’il y a vingt ans ; après tout, je me retrouverais encore ici bêchant mes plates-bandes… Apprenez cependant, pour dégoiser toute l’histoire à Votre Honneur, qu’André n’a pu trouver de meilleure place ; mais si Votre Honneur voulait seulement m’en indiquer une où j’entendrais la pure doctrine, où j’aurais de l’herbe de quoi nourrir une vache, une chaumière, un arpent de terre, et plus de dix livres par an pour mes gages, et où il n’y eut pas de dames de ville pour compter les pêches, je vous serais bien redevable.

— Bravo, André ? je vois que si vous ne trouvez pas, ce n’est pas faute de demander.

— Et pourquoi non, s’il vous plaît ? Faut-il attendre des siècles pour qu’on découvre enfin nos talents ?

— Mais il me semble que vous n’aimez guère les femmes ?

— Non, par ma foi ! depuis le père Adam, elles sont la damnation des jardiniers. Tenez ! ce sont de mauvaises pratiques ; elles sont toujours après les abricots, les poires, les pêches, les pommes, été comme hiver, sans songer aux saisons. Mais, Dieu soit loué ! nous n’avons pas de ces pestes-là ici, excepté la vieille Marthe ; et encore elle est assez contente quand je laisse les bambins de sa sœur cueillir les mûres de la haie lorsqu’ils viennent prendre le thé les dimanches dans la loge du concierge, et quand je lui donne, de temps à autre, dans la semaine, des poires cuites pour son souper.

— Vous oubliez votre jeune maîtresse.

— Quelle maîtresse que j’oublie ? Qui voulez-vous dire ?

— Votre jeune maîtresse, miss Vernon.

— Ah ! la jeune miss Vernon ? Elle n’est pas ma maîtresse, monsieur. Je souhaiterais qu’elle fût sa maîtresse, et je souhaite aussi qu’elle ne soit la maîtresse de personne d’ici long-temps. C’est un fameux brin de fille, allez !

— En vérité ! m’écriai-je, intéressé plus vivement que je n’osais me l’avouer ou le lui laisser voir. Mais, André, vous connaissez tous les secrets de la famille ?

— Si je les connais, je dois les garder, répondit André ; ils ne travailleront pas dans ma bouche comme de l’orge dans un tonneau, je vous jure. Miss Die est… mais ce n’est ni bœuf ni bouillon pour moi. »

Et il se mit à bêcher avec une ardeur apparente.

« Qu’est miss Vernon, André ? Je suis un ami de la famille, et je voudrais la connaître.

— Tout, excepté une bonne fille, j’en ai peur, » dit André fermant un œil et remuant la tête d’un air grave et mystérieux ; « un peu réjouie… Votre Honneur me comprend ?

— Non, en vérité, non, André, et je voudrais que vous parlassiez plus clairement, » dis-je en glissant une couronne dans sa main calleuse. André sourit, ou plutôt grimaça de plaisir, tout en ouvrant son gilet avec lenteur pour mettre cet argent dans sa poche ; puis, comme un homme qui devine ce dont il retourne, il croisa les bras sur sa bêche, et, donnant à ses traits la plus importante gravité, il me dit d’un ton tout à fait confidentiel :

« Vous saurez donc, mon jeune monsieur, puisque vous désirez le savoir, que miss Vernon est… »

Ici, s’arrêtant soudain, il tira ses joues en dedans jusqu’à ce que sa mâchoire et son menton pointu prissent la forme d’un casse-noisette, cligna encore une fois de l’œil, fronça les sourcils, remua la tête, et sembla croire que l’expression de sa physionomie suppléait aux détails que sa langue n’avait pas donnés.

« Bon Dieu ! m’écriai-je, si jeune, si belle, et si tôt perdue !

— En vérité, vous pouvez le dire… perdue, comme on dit, corps et âme ; d’abord elle est papiste, et de plus elle… » Sa circonspection d’Écossais l’emporta, et il se tut encore une fois.

« Elle est… quoi ? l’ami, repris-je vivement ; je veux savoir ce que tout cela signifie.

— Eh bien, c’est la plus fougueuse jacobite du comté.

— Ah ! ah ! jacobite ?… Est-ce là tout ? »

André me regarda avec étonnement en m’entendant traiter avec tant de légèreté une telle confidence ; puis murmurant : « Eh bien, c’est pourtant ce que je sais de pire sur elle, » il reprit sa bêche, comme le roi des Vandales dans le dernier roman de Marmontel.



  1. Nom familier qui remplace celui de Richard. a. m.
  2. Dic, Dickon, ou Richard. a. m.
  3. Beau service. a. m.