Revue littéraire de l’Allemagne — 29 février 1840
Il y a douze ans que M. W. Menzel commençait ainsi son livre sur la littérature allemande : « Les Allemands n’agissent pas beaucoup, mais en revanche ils écrivent énormément. Si, dans quelques siècles d’ici, un honnête citoyen s’avise de reporter ses regards vers l’époque actuelle, il sera sans doute plus frappé de l’aspect des livres que de l’aspect des hommes. Il dira que nous avons rêvé et dormi avec les livres. C’est qu’en vérité notre nation est devenue tout écrivassière, et au lieu de porter dans nos armes l’aigle à double tête, nous pourrions fort bien y placer une oie. »
Cette extension de la presse, que la critique constatait en 1828 avec une amère ironie, n’a fait que s’accroître. Chaque année le catalogue des nouvelles publications augmente ; chaque année les mille ruisseaux de la librairie allemande débordent dans l’immense réservoir de Leipzig. Autrefois on pouvait énumérer encore, sans trop d’efforts, les ouvrages que le bulletin littéraire proclamait régulièrement à la foire de Pâques et de la Saint-Michel. Maintenant le statisticien le plus intrépide ose à peine les compter. Autant vaudrait dénombrer les feuilles de la forêt que le vent balaie en automne. Ce n’est plus un état normal, c’est un fléau pareil à celui des sauterelles d’Égypte.
Tandis que l’Angleterre et l’Amérique se jettent avec une incessante activité dans les rudes expériences de l’industrie, tandis que la France s’ameute autour de la tribune politique, l’Allemagne immobile, assise comme une filandière au coin de son foyer, continue à tirer patiemment le fil de sa quenouille. Tout ce qui nous donne à nous tant de vives et soudaines émotions produit à peine une légère rumeur dans son silence. Quand nous jetons une idée en avant, elle la livre à l’analyse de ses écoles, et quand nous agissons, elle rêve. Ce serait lui faire tort pourtant que d’attribuer ce calme à l’indifférence. Non, le vieux sang germain ne peut pas ainsi se mentir à lui-même. Il y a au fond de la nation allemande trop de générosité, trop de noblesse de caractère pour que le mouvement social des peuples qui l’entourent, leurs jours de combat et leurs angoisses, leurs succès ou leurs revers, n’éveillent pas en elle une véritable sympathie. On lui reprocherait, avec plus de raison, de s’oublier elle-même et de tomber à chaque instant dans une sorte de cosmopolitisme banal. Mais il est dans sa nature de disserter plutôt que d’agir. Elle assiste à la lutte des peuples comme les juges qui jadis assistaient aux tournois pour mesurer l’étendue de la lice et les armes des combattans. Elle se mêle au drame moderne comme le chœur des tragédies grecques, qui, d’une voix joyeuse ou lamentable, répétait tour à tour le cri de victoire du héros ou les sanglots de la victime. Les légendes, racontent que l’on voit, dans une grotte du Wunderberg, l’empereur Frédéric Barberousse, son épée au côté, assis devant une table de marbre. De loin en loin les bergers en passant lui rapportent ce qui arrive dans le monde, Il écoute leur récit la tête penchée, et demande si les corbeaux volent encore sur la montagne, car, quand les corbeaux cesseront de voler, et quand sa barbe blanche fera trois fois le tour de la table, il sortira de sa retraite et reparaîtra sur les champs de bataille. J’ai bien peur que l’Allemagne tout entière ne ressemble à ce vieil empereur, qu’elle ne soit, comme lui, enchaînée dans sa grotte merveilleuse et qu’elle attende, pour reprendre son ardeur passée, que les corbeaux cessent de voler et que sa barbe traîne dans les sillons.
Une fois pourtant les hommes de la génération actuelle l’ont vue se lever, fière et ardente pour marcher contre nous. En vérité, ce fut un beau mouvement. Un même cri vint ébranler toutes les vieilles tribus teutoniques ; une même pensée les ralliait. Il n’était plus question des différences de royaumes, de principautés, de seigneuries. Les membres disjoints du vieil empire avaient retrouvé leur armure d’acier et leur ceinturon de fer. L’Allemagne du nord tendait la main à l’Allemagne du sud, et le peuple, aiguillonné comme un taureau, bondissant comme un lion blessé, s’élançait sur le champ de bataille, en agitant son glaive et en secouant sa blonde chevelure. Les Muses elles-mêmes prirent le casque de Minerve. Le professeur sortit de sa cellule, comme le moine du moyen-âge, pour s’en aller à la croisade ; l’étudiant vendit ses livres pour acheter un cheval, et le poète, pareil au barde d’Érin, mit à son arc la corde de sa lyre. Le fougueux Jahn prêchait la nationalité allemande en suivant la grande route de France ; le jeune et chevaleresque Kœrner chantait au bivouac le chant de l’épée, et Rückert lançait de par le monde, comme autant de flèches acérées, ses sonnets cuirassés[1].
Mais à peine la victoire leur eut-elle jeté, du haut de son char, quelques palmes infécondes, que ces soldats d’un jour s’empressèrent de rentrer chez eux, et, à les voir se remettre si vite à l’étude, on eût dit qu’ils avaient hâte de réparer, par le travail de la plume, le temps employé à l’exercice des armes et de cacher sous un flot d’encre le flot de sang qu’ils avaient vu couler. Déjà, en 1815, Uhland demandait, avec sa prévision de poète, si les combats et les blessures des hommes de son âge serviraient à leurs enfans[2]. Aujourd’hui, on pourrait répondre : Oui, ces combats et ces blessures ont servi à occuper une foule d’écrivains et à faire imprimer une quantité de livres. L’Allemagne, à la suite de ses batailles, n’a pas érigé, comme nous, une colonne de bronze ; mais elle pourrait bien en élever une plus haute que la nôtre avec les brochures, les pamphlets, les lourdes dissertations et les innombrables récits enfantés par les dernières guerres, car une partie de sa vie se passe à méditer, et l’autre à écrire. Allez dans quelle province que ce soit de cette vieille Germanie, entrez dans la première ville venue, dans un médiocre chef-lieu de district, dans une bourgade ; vous y trouverez probablement une imprimerie, peut-être un journal, et, dans tous les cas, deux ou trois hommes au moins occupés à écrire. Ceux qui n’exercent encore aucun emploi écrivent pour en obtenir un ; ceux qui remplissent des fonctions importantes écrivent pour montrer qu’ils tiennent dignement leur rang. Les professeurs des universités écrivent pour soutenir l’honneur du corps, et les jeunes gens à peine sortis des bancs de l’école écrivent pour se venger des leçons qu’ils ont reçues de leurs maîtres. En un mot, tout le monde, dans cette heureuse contrée, écrit ou du moins rêve à la joie d’écrire. L’Allemagne, unie autrefois par les liens de l’empire, à peine reliée aujourd’hui par la diète de Francfort, forme, en littérature, un monde bien plus serré et plus compact qu’il ne le sera probablement jamais en politique ou en industrie.
C’est une république de mandarins, en admettant toutefois que ce mot de mandarin ne soit pas absolument le synonyme de lettré. Ceux qui publient les plus gros volumes sont les sénateurs de cette république, les riches libraires sont ses patriciens, et la bourse de Leipsig est son Capitole. Tout ce qu’on raconte du développement et de l’ambition des anciens états n’est rien comparé à l’incessante activité de celui-ci. Que n’a-t-elle pas écrit, cette bonne et studieuse Allemagne, depuis qu’elle est ainsi constituée en corporation de scribes et d’imprimeurs ! Quel est le nom, le fait, le livre antique ou moderne qui ait échappé à ses laborieuses investigations ? Quelle est l’idée qui n’a pas été cent fois remise dans son creuset, analysée et détaillée ? Et de toute cette masse de livres qui encombrent chaque semestre les magasins, que reste-t-il ? De belles œuvres sans doute, mais qu’elles sont rares ! Le temps n’est plus où les grands hommes de Weimar étonnaient le monde par la majesté de leurs œuvres, où Tieck bâtissait son palais de fées avec les colonnettes et les rosaces du moyen-âge, où Novalis racontait ses merveilleuses visions, où les frères Schlegel développaient leurs élégantes théories, où Paul Richter parcourait d’un pas de géant le domaine sans fin de l’imagination. Les génies éminens sont morts, et les hommes secondaires, qui leur ont survécu s’arrêtent dans la lice, fatigués par l’âge, ou surpris par un prompt sommeil. Le premier d’eux tous, le plus fort après les forts, Tieck, ne reprend plus que de temps à autre et d’une main affaiblie l’ingénieux canevas qu’il couvrit autrefois de tant de fleurs charmantes et de tant d’arabesques. Uhland a jeté sa harpe mélancolique et chevaleresque dans les orageux débats de la tribune. Grillparzer s’est laissé prendre à l’indolence de la vie autrichienne. A. W. Schlegel écrit des vers saphiques pour le prince royal de Prusse, et depuis plusieurs années la muse rêveuse et moqueuse de Henri Heine a cessé de soupirer ses douces et amères chansons.
Le temps des grandes œuvres n’est plus. Goethe acheva lui-même cette ère éclatante dont il avait successivement parcouru toutes les phases. Comme un maître jaloux qui surveille jusqu’au bout la tâche qu’il a entreprise, il vit les moissonneurs s’en aller l’un après l’autre, et descendit dans la tombe, fermant derrière lui la porte d’ivoire, ouverte par Klopstock et Lessing. Quand cet homme ne fut plus, ceux qu’il avait arrêtés par la puissance de son regard crurent que l’heure était venue où ils pouvaient impunément régner à leur tour, et ils se jetèrent sur ses dépouilles, comme autrefois les centurions ambitieux se jetaient sur celles des empereurs. À celui-ci son sceptre, à celui-là sa couronne, lourd fardeau qui écrasait leur corps débile. La grande ombre du poète dut bien rire de cette mascarade. Puis, lorsqu’ils virent qu’en prenant le manteau de Goethe, ils disparaîtraient tout entiers sous ses larges plis, ils se mirent à nier celui qu’ils ne pouvaient remplacer. Ils abandonnèrent la voie qu’il avait faite si large et si belle, formèrent entre eux une société régénératrice qui s’appela fièrement la Jeune Allemagne, et, dès le premier jour de sa formation, se mit à prêcher et à dogmatiser. Entre autres idées nationales, cette société élevait au-dessus de tous les génies celui de Voltaire ; entre autres idées neuves et originales, elle enseignait le saint-simonisme. Elle fonda des journaux[3], elle écrivit des drames, des romans, des poèmes, s’imaginant qu’à chaque brochure elle allait réformer le monde, prenant pour des succès le scandale produit par ses paradoxes, et s’enivrant de l’encens qu’elle se donnait libéralement à elle-même. Lorsqu’elle eut développé toutes ses théories et dépeint fort au long les avantages de sa morale et les beautés de son style, au moment où elle allait, selon toute probabilité, clore la porte d’un temple ouvert en vain aux prosélytes, et s’endormir dans l’aridité de son œuvre et le néant de sa gloire, la police lui rendit le service de la persécuter, ce qui la raviva encore pour quelques mois. Puis ses liens se rompirent, et ses apôtres les plus ardens devinrent de bons et pacifiques bourgeois, qui vivent aujourd’hui fort bien avec la police et la censure. L’un d’eux, qui avait lancé un anathème irrévocable sur le mariage, fut le premier à se marier. Un autre, qui s’était acquis un certain renom par sa fougue démagogique, a employé le produit d’un de ses derniers livres à faire faire une livrée, et travaille aujourd’hui à se composer des armoiries.
Maintenant il n’y a plus d’école littéraire en Allemagne, ou plutôt il y a autant d’écoles qu’il y a d’hommes écrivant un livre. Le savant qui donne une nouvelle interprétation à un texte ancien fait école ; le poète qui emploie une nouvelle combinaison de syllabes et un nouveau rhythme fait école. Le critique fait école par un paradoxe, l’historien par une citation, le romancier par la mélodie d’une phrase d’amour ou l’effet inattendu d’un meurtre. Dès que le livre qui renferme une de ces hautes révélations est livré au public, il apparaît dans le camp littéraire comme un drapeau autour duquel tous les guérillas de la presse se hâtent d’accourir. Ceux-ci l’attaquent, ceux-là le défendent. Les deux partis font assaut de dilemmes, de métaphores et de citations. On dirait une des luttes scholastiques du moyen-âge, et le résultat de cette lutte c’est un amas d’articles de journaux, de livres et de brochures que le temps balaie dans le Léthé de la littérature.
La nature de la langue allemande contribue encore à augmenter le nombre de ces sectes éphémères. Elle est elle-même soumise chaque jour à de nouveaux essais et à de nouvelles analyses ; car les hommes du XVIIIe siècle l’ont bien élevée à une grande hauteur, mais ne l’ont pas fixée. Nulle académie ne la régente, et nul professeur de rhétorique ne lui prescrit ses allures. Elle ne doit pas, comme la nôtre, marcher prudemment sur la lisière d’un sentier dont on connaît tous les détours, éviter les locutions vieillies et fuir devant les innovations. Elle se prête à toutes les fantaisies de l’écrivain. Elle est grave, elle est légère. Elle prend le manteau du moyen-âge ou la robe de gaze des temps modernes. Elle se bariole de néologismes, elle s’entortille dans de longues phrases. Elle compose des mots, invente des adjectifs et crée des inversions. Au sud, elle adoucit ses syllabes et vocalise ses consonnes pour flatter l’oreille des femmes et des poètes. Au nord, elle corrobore ses sons et ne recule devant aucune des aspérités de la philosophie et de la dialectique. Ici c’est un rude canevas hérissé de mots étrangers, de verbes transformés en substantifs, de lourdes tirades qui se moquent impunément de la ponctuation. Là c’est une délicate broderie dessinée avec art et travaillée soigneusement dans tous ses détails. Bref, l’Allemagne a autant de langues différentes qu’elle a de différentes natures d’esprit. La langue du poète n’est pas celle de l’historien, et celle du philosophe ne ressemble nullement à celle du romancier. Hegel s’est fait un dialecte dont le tiers des mots ne se trouve dans aucun dictionnaire, et d’autres écrivains rendraient certainement service à celui qui essaie de les lire s’ils voulaient bien adjoindre à leurs œuvres un petit bout de glossaire et quelques notes explicatives ; car, s’il résulte de toute cette variété de styles une richesse philologique, il en résulte souvent aussi une notable confusion, d’autant que beaucoup d’écrivains allemands, préoccupés seulement de la pensée fondamentale de leur livre, traitent la langue à peu près comme les mystiques du XIVe siècle traitaient le corps, c’est-à-dire comme une enveloppe grossière, comme une matière sans prix qui ne mérite aucun soin. Il y avait, il y a quelques années, à Heidelberg, un professeur dont l’esprit s’était élevé aux plus hautes spéculations de la philosophie. Dans sa longue et laborieuse carrière, il avait tout étudié et tout appris, hormis une petite chose qui lui semblait complètement indigne de lui : l’art vulgaire d’expliquer d’une manière lucide sa pensée. Quand il envoyait une de ses savantes dissertations aux Annales de Berlin, tout le comité de rédaction s’assemblait pour la lire et l’interpréter. Aux phrases les plus obscures, chacun était sommé de donner son avis ; mais souvent ce vénérable jury, qui n’était pas une assemblée de sphynx, se trouvait hors d’état d’expliquer les sublimes énigmes du philosophe, et les rejetait, quoiqu’à regret, dans les cartons. L’histoire de ce professeur est celle de plusieurs Allemands d’un esprit peut-être fort distingué, mais que l’on n’étudie pas par la raison qu’ils sont trop difficiles à comprendre.
En l’absence d’un génie supérieur qui indiquerait lui-même les règles du beau, et entraînerait à sa suite les esprits secondaires, chaque écrivain s’en va par la route qui lui plaît le mieux ; chacun d’eux se fait sa théorie et se choisit sa langue, qui bien, qui mal, selon sa force ou sa patience. Chacun d’eux, après le retentissement plus ou moins prolongé de quelques publications, s’exalte par l’idée de sa propre importance, se couronne de ses propres mains, et se nomme roi de son petit royaume. Dès-lors, il a une pleine confiance dans sa légitimité ; il s’intitule souverain par la grace de Dieu et des Muses, et traiterait comme un acte de haute félonie toute atteinte portée par la critique à son empire. Il y a parmi nous aussi une quantité de ces petits rois qui ont reçu les lettres-patentes de la réclame et l’investiture du feuilleton. Cependant l’éclat de leur diadème ne nous empêche point de voir leur misère. Quand nul grand écrivain ne surgit à l’horizon, quand nulle œuvre importante n’apparaît dans le monde littéraire, nous crions à la décadence de l’art, à la pénurie de la pensée. Nos cris de détresse indiquent au moins que nous portons au dedans de nous le sentiment d’un état de choses meilleur. Nos craintes expriment nos désirs ; mais les Allemands s’arrangent déjà fort bien de cette espèce de sommeil où rien ne les trouble dans la satisfaction de leurs rêves. Depuis dix ans, on peut dire qu’un grand nombre d’entre eux ont parfaitement su apprécier les joies du repos et la béatitude de la médiocrité.
Par une singulière anomalie, ces mêmes hommes qui gardent toujours l’un envers l’autre une vanité ombrageuse, une susceptibilité irritante, sont, à l’égard des étrangers, d’une modestie parfaite. Ils disputent avec acharnement la royauté littéraire à leurs compatriotes ; mais ils la cèdent volontiers à leurs voisins. Un livre écrit dans leur langue, imprimé dans leur pays, court grand risque d’être écrasé par la massue de la critique ; mais un ouvrage qui leur arrive, sous les dehors les plus simples, de par-delà le Rhin ou l’Océan a des chances pour obtenir très promptement un brevet d’immortalité. Cet état de choses est triste, car il y a là tout à la fois faiblesse et envie, rigueurs injustes d’une part, admiration outrée de l’autre, et, ce qui est plus déplorable, absence de nationalité. L’étranger qui aime l’Allemagne, qui sait ce qu’elle a été, qui comprend ce qu’elle pourrait être, s’afflige de la voir ainsi s’abaisser elle-même, oublier sa force, mentir à sa mission. Et cet état de choses que nous constatons ici à regret, l’Allemagne ne peut malheureusement pas le nier. Tant que Goethe vécut, il la retint de sa main vigoureuse sur la pente où plus tard elle s’est sentie glisser. Il tâcha de l’affermir dans un noble sentiment d’orgueil et de nationalité. Les souvenirs de son grand siècle étaient, du reste, encore trop récens pour ne pas produire sur elle une heureuse influence. Il lui suffisait de regarder à quelques années en arrière, de voir les noms illustres qu’elle avait vu surgir de son sein, et les œuvres qu’elle avait produites, pour sentir tout ce qu’il y avait en elle de sève puissante et de vitalité. Mais à peine les dernières lueurs de son beau siècle étaient-elles éteintes, que l’Allemagne, inquiète et troublée par l’ombre subite qui l’enveloppa, reprit timidement la route qu’elle avait suivie autrefois. Elle est maintenant courbée devant les littératures étrangères plus qu’elle ne l’était au temps de Gothsched. Il faut voir avec quel soin ces herboristes littéraires rangent dans leur herbier les plantes exotiques, avec quel empressement surtout on recherche ce qui vient de la France, et comme on réimprime nos livres, et comme on les traduit. Dans cette ardente reproduction de notre littérature, les Allemands, nous devons le dire, ne discernent pas toujours parfaitement le bon du mauvais. Ils se trompent sur le style et le mérite de plusieurs de nos écrivains ; ils mettent dans la même balance des œuvres d’une valeur fort différente, et portent dans leur panthéon des noms qu’on ne s’attendait guère à voir figurer ensemble. De peur d’oublier la plus petite parcelle de leur moisson, ils prennent tout ce qui leur tombe sous la main, depuis le rameau de cèdre jusqu’au brin d’hyssope. Il n’est si mince auteur parmi nous qui n’ait été plusieurs fois cité, analysé, et vraisemblablement traduit au-delà du Rhin, car l’Allemagne traduit tout. Il y a à Leipzig, à Iéna, des fabriques de traductions, comme on voit ailleurs des fabriques de toile peinte, des ouvriers qui travaillent à tant le pied cube, à tant la toise, qui entreprennent un roman le matin en prenant leur frühstück, et le rendent deux jours après habillé de pied en cap de l’habit allemand, et prêt à faire son entrée dans le monde. Ce qui ne peut être mis en livre, on le met dans les journaux. Les Feuilles littéraires de Hambourg, le Didaskalia de Francfort, la Minerve d’Iéna, l’Europa de Stuttgardt, et cinquante autres recueils hebdomadaires ou mensuels, traduisent perpétuellement nos Revues et nos journaux. Dans ces recueils, je distingue le Magazin de M. Lehman, l’Ausland de M. Pfizer, qui se font au moins un travail sérieux d’une tâche que les autres accomplissent seulement le plus vite possible.
Ce n’est pas tout néanmoins. Les Allemands, non contens de nous étudier ainsi à distance, veulent nous voir de près et font de fréquentes périgrinations de notre côté. Ils ont plus d’une fois reproché amèrement à nos écrivains de mal dépeindre l’Allemagne, et tiennent sans doute à nous enseigner de quelle manière on apprend à connaître les mœurs, l’esprit, le caractère d’une nation étrangère. Or veut-on savoir comment les voyageurs d’Allemagne qui s’en vont disant : — J’ai vu la France, — l’ont réellement vue et étudiée — voici deux faits qui peuvent en donner l’idée. Un Allemand arrive à Paris il y a quelques années, et notez que c’était un Allemand investi de graves fonctions, professeur d’université, docteur en philosophie, membre futur du consistoire, bref un personnage considérable. Il débarque dans la rue Richelieu, ce refuge classique des étrangers et des provinciaux, et le jour même de son arrivée adresse une demande d’audience aux douze écrivains qu’il regardait comme les sommités de la littérature. Le premier était M. de Châteaubriand, le second M. Paul de Kock, et je crois que M. Touchard-Lafosse arrivait immédiatement après M. Victor Hugo. S’il revenait aujourd’hui, il ne pourrait faire moins que d’ajouter à sa liste le nom de M. Flourens. Le lendemain il prit un cabriolet de remise et fit onze visites. Il aurait bien souhaité faire du même coup la douzième ; mais pour celle-ci il fallait passer la barrière, car elle s’adressait à Béranger, et l’illustre poète demeurait à Passy. Une fois cette première tâche accomplie, l’Allemand alla voir les Invalides et Franconi, la Bourse et le Café des Aveugles, le Jardin-des-Plantes et le Père-Lachaise. Il lorgna trois magasins de librairie et deux boutiques de lithographies, prit des notes sur la situation des affaires dans le journal du soir et dans un pamphlet de M. de Cormenin, acheta trois romans qu’il se proposait de traduire, et regagna les messageries Laffitte. Huit jours après avoir fait son entrée dans la rue Richelieu, il parcourait déjà la route d’Allemagne, et à peine de retour dans son université, il écrivait un assez gros volume intitulé : Lettres sur Paris[4].
Un autre Allemand qui n’est pas encore professeur, mais qui aspire à le devenir, et qui désire préluder aux succès du professorat par des succès littéraires, est à Paris depuis trois ans, retiré dans son hôtel tout aussi discrètement qu’il pourrait l’être à Goettingue où à Leipzig dans sa cellule d’étudiant. Il ne sort pas, il ne va pas dans le monde, il ne se mêle à aucun mouvement politique et à aucune coterie de salon. Si quelqu’un vient le voir, soyez sûr que c’est un Allemand ; s’il se décide, par un beau jour, à quitter ses pantoufles, sa robe de chambre, et à se lancer intrépidement sur le pavé de la rue, c’est aussi pour aller voir un Allemand. Le reste du temps, il compulse avec une merveilleuse patience les plus lourds volumes, il analyse d’un bout à l’autre le Moniteur, il traduit des colonnes entières de nos journaux. Si, lorsqu’il est ainsi occupé avec ses cahiers de notes, une émeute vient à passer, ou si une tuile tombe du toit, il met le nez à la fenêtre, puis se hâte bientôt de retourner comme une infatigable fourmi à son labeur. Or, quel beau livre croyez-vous qu’il prépare dans cette retraite si bien close, dans cette vie fermée à la vie extérieure ? Il prépare un ouvrage en trois ou quatre volumes in-8o qui aura pour titre : De l’état politique, moral et intellectuel de la France en 1840. Que ce livre soit un travail curieux de recherches et d’érudition, c’est probable ; mais vrai et animé, j’en doute.
Cependant tous ces livres bons ou mauvais, écrits à la hâte ou travaillés lentement, s’impriment et se vendent, car la nation allemande a un immense besoin de livres. Il en faut aux gens du monde, qui ne sont pas encore absorbés comme en France par les rumeurs de la politique ; il en faut à toute cette bourgeoisie paisible, heureuse, qui s’est faite une douce loi d’étudier et d’être instruite ; il en faut aux ouvriers et aux paysans, qui tous savent lire et veulent tous avoir dans leur atelier ou dans leur ferme quelques volumes pour occuper leurs veillées d’hiver et leurs loisirs du dimanche. De là vient que les libraires, tout en faisant plusieurs fausses spéculations, et en voyant revenir au bout de l’année une quantité de ces malheureux ouvrages rétrogrades qu’ils appellent des krebsen[5], s’enrichissent encore, ou tout au moins maintiennent l’équilibre dans leurs affaires.
J’ai dit le mauvais côté de la littérature allemande. Il y en a un autre plus doux à représenter. En perdant successivement les hommes qui l’ont élevée si haut dans l’estime des nations étrangères, l’Allemagne n’a pas été complètement dépouillée de ses illustrations, comme une forêt où la hache du bûcheron ne laisse ni arbres, ni arbrisseaux. Sa vie ne s’est pas éteinte dans son deuil, et sa mâle beauté ne s’est pas perdue tout entière sous ses habits de veuve. Tant qu’un immense pays comme celui-ci conserve ses institutions paisibles, ses désirs sages, ses habitudes de travail et ses puissantes facultés de réflexion et de persévérance, que ne doit-on pas en attendre pour le progrès des sciences et des lettres ! Je me retourne vers vous, noble école des frères Grimm, et j’admire l’édifice savant que vous reconstruisez à l’aide de tant de recherches et d’ingénieuses observations. J’ouvre la porte des universités, et je vois tout un peuple d’érudits poursuivant avec une patience de bénédictins les travaux de leurs prédécesseurs. Ici, Othfried Müller continue ses études archéologiques, là Ritter ajoute une nouvelle page à sa géographie, et tandis que Bopp et Hammer explorent, sous le point de vue littéraire et philologique, les richesses de l’Orient, Lachmann, Wolff, Hoffmann de Fallersleben, Van der Hagen, recueillent d’une main pieuse les poétiques débris du moyen-âge. Si, dans cette rapide énumération, que plus tard nous reprendrons, je ne cite pas M. de Humboldt, c’est que les lecteurs ont déjà sans doute prononcé son nom, car quand on parle de l’Allemagne scientifique, il est le premier qui vienne à la pensée. Si de ce domaine de graves études, je passe à celui de la poésie, voici les derniers vers et les dernières lettres que Chamisso, en mourant, a laissé tomber de sa main défaillante ; voici les douces idylles d’amour, les paraboles orientales et les mélancoliques élégies de Rückert. À côté des tristes et froides questions soulevées par le livre de Strauss, voici les pieuses chansons et les naïves légendes que Guido Gœrres, le fils du philosophe, répand comme une œuvre de foi parmi les catholiques. À côté de toutes ces pâles imitations de notre littérature, voici les poésies de Gustave Schwab, et les traditions d’Allemagne recueillies au nord et au sud, qui ont au moins un caractère national. Enfin, au milieu d’une foule d’essais dramatiques sans génie et sans vigueur, et pour la plupart copiés maladroitement sur les nôtres, on en a vu apparaître quelques-uns que l’on pourrait regarder comme un meilleur présage pour l’avenir. Telle est, entre autres, cette tragédie de Griseldis, publiée par le fils d’un diplomate, M. Munch-Billinghausen, sous le modeste pseudonyme de F. Halm[6]. C’est l’une des plus touchantes traditions du moyen âge, mise en drame par un homme qui sentait profondément les beautés naïves et le génie poétique de cette époque. C’est le tableau d’un dévouement auguste, le dévouement de la femme à l’amour sans bornes qu’elle a pour son époux. Là reparaissent tous ces noms charmans que l’on retrouve si souvent dans les traditions du temps passé, toutes ces nobles et gracieuses figures dépeintes par les vieux poètes de France, d’Allemagne, d’Italie et d’Angleterre : le vaillant Arthur, le roi de la Table-Ronde, et la belle Ginevra avec Lancelot du Lac, et Tristan, dont Gottfried de Strasbourg a raconté les héroïques aventures, et le valeureux Percival, sur lequel Wolfram d’Eschenbach composa un poème plus long que l’Iliade. Toutes ces images chevaleresques s’effacent néanmoins devant celle de Griseldis, la pauvre fille de charbonnier qui fait l’admiration d’une cour brillante, l’humble femme sans fiel et sans envie devant laquelle se courbe une reine. Rien de plus touchant que la scène où, privée de son enfant, chassée de sa demeure, reniée par son époux, elle s’éloigne en murmurant encore un dernier vœu d’amour pour celui qui, après lui avoir donné un rang élevé, un nom glorieux, la rejette impitoyablement dans la douleur et la misère. Puis, quand on lui apprend que tout ce qu’elle a souffert n’était qu’un jeu ; qu’en lui enlevant son enfant, en l’exilant de son château, en la dépouillant de son nom, on ne voulait que mettre sa patience et sa douceur à l’épreuve ; quand elle sait que c’est son époux lui-même qui a osé la soumettre à ces horribles angoisses, c’en est fait de son dernier prestige et de sa dernière joie. Pour celui dont elle se croyait noblement et profondément aimée, elle pouvait tout supporter, l’humiliation, la pauvreté, la solitude ; mais songer qu’elle a pu être le jouet d’un vain caprice, l’objet d’un honteux essai, elle si noble, si tendre, si sûre de son amour, c’est une pensée plus poignante que les douloureuses émotions qu’elle a subies dans l’espace de quelques instans. Elle se relève alors dans toute sa dignité, et rejette celui qui a été assez aveugle pour la méconnaître, assez cruel pour la condamner gratuitement à de mortelles souffrances. Le drame se termine là. Il n’est ensanglanté par aucun meurtre ; mais il représente le plus douloureux tableau, le tableau d’une foi ardente qui s’éteint, d’une pensée généreuse qui succombe, d’un cœur qui se brise[7].
Il est une autre branche de la littérature allemande qui, par son origine déjà reculée et par son retour régulier, mérite de fixer au moins quelques instans nos regards. C’est celle de tous ces Keepsake, Annuals, ou Taschenbücher, qui vers le mois de décembre apparaissent derrière les vitraux de chaque librairie, avec leur couverture élégante, leurs guirlandes et leurs arabesques pareilles à ces rangées de fleurs que les habitans du Nord mettent sur leurs fenêtres pour faire diversion aux teintes monotones du ciel d’hiver. En Angleterre, on les imprime sur le plus beau vélin, on les couvre d’or et de velours, et on les range dans le domaine de la fashion. En France, on les abandonne au caprice des provinciaux et des étrangers. En Allemagne, on les prend encore au sérieux. C’est dans un de ces almanachs que vers le milieu du XVIIIe siècle les étudians de Goettingue commencèrent à publier des odes et des élégies qui présageaient une ère nouvelle dans la poésie allemande. C’est dans un de ces almanachs que Goethe et Schiller firent paraître leurs célèbres Xenies ; car ces almanachs ont été long-temps pour l’Allemagne ce que les Revues sont pour nous. C’est par là que le poète, le romancier débutaient dans le monde littéraire, et plus d’un écrivain distingué est resté fidèle au recueil qui accueillit ses premiers essais. Tieck a fait la fortune de l’Urania en lui donnant chaque année une de ses jolies nouvelles, et peu de temps avant sa mort Chamisso se glorifiait de mettre son nom en tête de l’Almanach des Muses. Dans une contrée où la vie est réglée d’avance, où le retour systématique des mêmes joies matérielles et intellectuelles est regardé comme un bonheur de plus, l’apparition de ces petits livres qui cachent sous leur étui moiré d’étonnantes prétentions à l’élégance est une de ces bonnes jouissances naïvement attendues dont notre existence inquiète et mobile nous a déshérités. L’Allemagne serait probablement tout aussi surprise, j’allais presque dire aussi affligée, de voir un hiver sans Taschenbücher, que de voir un printemps sans soleil ou une automne sans moisson. La plupart de ces recueils ne renferment que des nouvelles et des vers. D’autres sont spécialement consacrés à des notices sur l’art, sur le théâtre, sur l’histoire. Chaque lecteur choisit le sien comme nous choisissons notre journal, et il y a des familles où ces almanachs de littérature et de poésie sont gardés avec un soin religieux comme le souvenir des années qui ne sont plus.
Parmi les publications d’une nature plus sérieuse, je distingue un livre sur les principaux évènemens de la vie de Gustave III et de Gustave IV, par M. Arndt[8]. C’est ce même Arndt qui, du temps de nos guerres avec l’Allemagne, se signala entre ses plus fougueux compatriotes par sa haine contre Napoléon, par ses écrits contre la France. Quand la bataille d’Iéna soumit à nos armes les destins de la Prusse, Arndt ne se sentit plus en sûreté dans son pays, et se réfugia en Suède, où ses œuvres anti-napoléoniennes ne pouvaient que lui mériter la faveur de Gustave IV. Il séjourna quelque temps à Stockholm, puis parcourut les différentes provinces de la Suède, et publia un récit de voyage un peu long, un peu monotone, mais au demeurant assez riche de faits et d’observations. À la chute de l’empire, il revint en Allemagne et fut nommé professeur à l’université de Bonn. Là il recommença ses plaidoiries furibondes contre la France et ses dissertations sur la liberté de l’Allemagne. Mais ces mêmes vœux de liberté, que le gouvernement prussien regardait comme un acte de patriotisme quand il courbait la tête sous la puissante main de l’empereur, devinrent pour lui autant de cris séditieux quand il eut recouvré son indépendance. Le pauvre Arndt, qui en était encore aux idées de 1807, fut bien surpris un jour de se voir signalé comme un être dangereux, lui qui se regardait comme un des libérateurs de l’Allemagne, et qui pensait peut-être que sa plume aurait pu être mise dans la même balance que l’épée de Blücher. La police fit une descente chez lui, visita sa demeure, et s’empara de ses papiers. Le gouverneur de la province le suspendit de ses fonctions de professeur, et l’appela à répondre de ses idées démagogiques devant une commission d’enquête établie à Mayence. Arndt écrivit protestation sur protestation. Il déclarait qu’il n’était ni un membre des sociétés secrètes, ni un corrupteur de la jeunesse, ni un jacobin, et en vérité il avait raison. Il était réellement très dévoué au roi et au gouvernement monarchique, mais il n’aimait guère l’aristocratie. Sa parole ne suffit pas pour le justifier. Il subit toutes les tortures d’une rigoureuse inquisition, et n’obtint qu’après maintes difficultés la permission de reprendre ses cours.
L’ouvrage qu’il vient de publier porte la vive empreinte de ses anciennes passions politiques. Dans la préface, il déclare que sa sympathie pour Gustave IV provenait de sa haine pour Napoléon. Dans son introduction, il trace un tableau très développé et très intéressant de la Suède. Tout ce qu’il dit de l’état moral de ce pays, du caractère du peuple et des habitudes de la vie domestique dans le Nord est fort judicieux. Seulement l’aristocratie le gêne. Quand il en vient à parler d’elle, le levain de la démocratie fermente dans sa pensée, et sa parole tourne au sarcasme. Il oublie que cette aristocratie a été pendant plusieurs siècles la partie la plus vitale de la nation suédoise, qu’elle a conquis son illustration dans les postes les plus difficiles et sur les champs de bataille, avec Gustave Wasa dans les forêts de la Dalécarlie, avec Gustave-Adolphe dans les plaines de Lutzen, avec Charles XII dans les champs de la Pologne. Il oublie que cette aristocratie n’est point, comme dans d’autres pays, un corps hautain et arrogant, appuyé sur les traditions du passé, fier de ses privilèges, séquestré de la vie commune. Ce qui fait la force de l’aristocratie suédoise, c’est qu’elle s’est toujours montrée profondément imbue d’un sentiment national, c’est qu’elle a souvent été plus près du peuple que de la royauté, c’est qu’à certaines époques elle s’est elle-même renouvelée en appelant à elle, en décorant de ses titres les hommes de la bourgeoisie ou du peuple qui se distinguaient par leur courage ou leur talent. Que l’on ouvre aujourd’hui le Peerage de la noblesse suédoise ; à côté de toutes ces anciennes familles des Bonde, des Brahe, des Bielke, dont l’histoire commence, pour ainsi dire, avec l’histoire même de leur pays, on en trouvera des centaines d’autres d’une origine fort récente et fort modeste. La plupart des hommes qui, dans les derniers temps, ont occupé les plus hautes fonctions de l’état, étaient tout simplement des fils de prêtres, de marchands, de professeurs, et le chef de l’opposition dans la diète qui vient de s’assembler à Stockholm est un vieux gentilhomme.
Le récit qui succède à cette introduction est fait d’après les mêmes principes anti-aristocratiques. Gustave III et Gustave IV apparaissent dans ce récit comme deux grandes et imposantes figures au milieu des ombres inquiètes de la noblesse. L’un et l’autre avaient pourtant bien quelques défauts, l’auteur est obligé d’en convenir ; mais il est évident qu’ils auraient été les premiers rois du monde, s’ils n’avaient eu autour d’eux cette fatale aristocratie. Or, tous ceux qui ont étudié impartialement l’histoire de la Suède savent que, si ces deux rois eurent quelquefois le malheur d’être, comme tous les rois, mal servis par leurs agens ou trahis par leurs ministres, ils furent eux-mêmes le plus souvent la cause première, la cause unique de leurs fautes et de leurs revers.
Gustave III était, il est vrai, un prince doué des plus brillantes qualités : beau, spirituel, instruit, passionné pour la gloire des armes et la gloire des lettres ; mais il se laissa éblouir par l’aspect des cours étrangères, et renia la mâle simplicité de ses ancêtres. Il répandit autour de lui les habitudes de luxe, les frivolités ruineuses et les folles galanteries de Versailles. En un mot, il fut, avec plus de dignité pourtant et plus d’élévation d’esprit, le Louis XV de la Suède. Il avait été aimé et vénéré comme lui ; il se vit, comme lui, privé des sympathies de sa nation, plusieurs années avant de succomber sous le fer d’Ankarstrœm.
Quant à Gustave IV, il ne commit qu’une légère erreur, ce fut de croire qu’il était de taille à lutter avec Napoléon et avec la France ; que dis-je avec la France ? avec la Russie, le Danemark et l’Angleterre, car il se trouva réellement en guerre, lui tout seul, avec ces quatre puissances. Son royaume était pour lui une terre fabuleuse dont il ne comprenait pas très bien l’étendue et les ressources. Il ordonna, un beau matin, une contribution extraordinaire de 200,000,000, et fut assez étonné d’apprendre que c’était le revenu de vingt années de tout le pays. Il se figurait que la Suède était encore la vagina gentium, et qu’il ne fallait que frapper le sol du pied pour en faire sortir des hommes. Un jour les Suédois, las de l’entendre frapper si souvent, marchèrent contre lui, et le mirent tout simplement à la porte du royaume. Dans le temps où ses dissensions avec la France éclatèrent, le Moniteur dit de lui qu’il n’avait de son aïeul Charles XII que la folie et les grandes bottes. L’épigramme était un peu crue, mais assez juste.
M. Arndt a fort atténué les déplorables résultats du règne de Gustave IV et les fautes de Gustave III. Sous ce rapport, son livre est incomplet ; mais on y trouve des documens précieux sur plusieurs évènemens dont l’auteur a été lui-même témoin, sur des hommes d’état qu’il a connus, sur des faits dont il a pu fort bien savoir le secret, étant sur les lieux. Du reste, nous n’avons rien encore d’aussi étendu sur toute cette époque si animée et si dramatique de l’histoire de la Suède. En attendant que Geiier la dépeigne avec sa sagacité habituelle, ou que Fryxell nous la représente avec toute l’animation de sa pensée et de son style, l’ouvrage de M. Arndt reste comme un mémoire que l’on peut consulter avec fruit et qu’on lira avec intérêt.
Un autre professeur de Bonn, M. Loebell, à qui l’on doit déjà plusieurs dissertations historiques très recommandables, vient de publier un livre qui a pour nous un intérêt tout particulier. C’est une biographie assez étendue de Grégoire de Tours, (Gregor von Tours und seine Zeit,) un tableau de son époque, une peinture caractéristique des hommes de son temps. M. Guhrauer, qui adressa en 1839, à l’académie des sciences morales et politiques, un mémoire sur le projet d’expédition en Égypte présenté à Louis XIV par Leibnitz, vient de compléter les documens relatifs à cette curieuse question, et en a fait un livre que nos historiens s’empresseront de consulter. (Kur-Mainz in der Epoche von 1672.) MM. Heeren et Uckert, qui ont entrepris une collection complète d’ouvrages historiques, la poursuivent avec autant de zèle que d’intelligence. Ils viennent d’ajouter à leurs premières publications l’Histoire d’Angleterre, par M. Lappenberg, et le commencement de l’Histoire de Danemark, par M. Dahlmann. Dans une autre série d’études, nous devons signaler la collection complète des Minnesinger, si long-temps attendue et publiée enfin par M. Van der Hagen[9]. Nous essaierons une autre fois d’apprécier ces différens ouvrages.
Ainsi, en dépouillant les nouveaux catalogues de la librairie allemande, si dans l’innombrable quantité de livres qu’ils renferment, nous trouvons beaucoup à blâmer, il y aura aussi, çà et là, plus d’une œuvre digne d’éloges. Et même en blâmant l’Allemagne, il y a quelque lieu de l’envier. Son défaut, c’est de produire trop de livres ; ils sont sérieux du moins, et font preuve de labeur et de fécondité. Le public allemand enrichit encore les libraires ; le nôtre les ruine. Là-bas on demande des volumes ; ici on s’arrête aux feuilletons.
- ↑ Ils parurent sous le titre de Geharnischte sonnetten (sonnets cuirassés) ; ils ont été réimprimés récemment sous le même titre.
- ↑ Ô mères ! vous qui sentez s’épanouir votre cœur en contemplant vos fils bien-aimés et en lisant sur leur visage les promesses d’un joyeux avenir, plongez votre regard dans le leur, et dites-nous si les combats et les blessures des pères serviront à leurs enfans ?
- ↑ L’un des principaux était le Phénix. Il est mort sur son bûcher, et rien n’annonce qu’il renaîtra.
- ↑ Briefe über Paris, von O.-L.-B. Wolff.
- ↑ Toute la librairie allemande se fait, comme on sait, par commission. L’éditeur envoie les exemplaires des livres qu’il publie à ses correspondans, qui doivent, à la foire de Leipzig, ou lui en tenir compte s’ils les ont vendus, ou les lui rendre. L’exemplaire qui rentre ainsi en magasin est désigné sous le nom caractéristique de krebs (écrevisse.)
- ↑ Griseldis, dramatisches gedicht.
- ↑ Cette tragédie, qui a été très applaudie en Allemagne, vient d’être traduite en français, et sera prochainement publiée. Un de nos auteurs dramatiques l’arrange, dit-on, pour notre scène.
- ↑ Schwedische geschichten unter Gustav dem dritten, 1 vol. in-8o; Paris, chez Brockhaus et Avenarius.
- ↑ Librairie Brockhaus et Avenarius, 60 rue Richelieu.