Revue littéraire de l’Allemagne — 31 mars 1840
En 1803, un écrivain anonyme, vraisemblablement soldé par le ministère anglais, publia à Londres une espèce de pamphlet qui produisit une assez vive sensation. Il venait de découvrir le projet d’une expédition en Égypte présenté à Louis XIV par Leibnitz, et, en dévoilant ainsi les combinaisons du philosophe allemand, en faisant ressortir la justesse de ses aperçus, l’auteur du pamphlet arrivait tout naturellement à démontrer que Napoléon n’avait pas conçu lui-même le plan de son expédition en Égypte, qu’il l’avait pris comme un écolier dans les manuscrits de Leibnitz[1]. Là-dessus on vit s’élever d’ardentes contestations littéraires. Les partisans de Napoléon, s’imaginant que sa gloire était sérieusement compromise si l’on pouvait prouver qu’il avait emprunté à qui que ce fût l’idée de son expédition, repoussèrent avec violence les argumens du pamphlétaire anglais. Par la même raison, ses ennemis s’empressèrent de les accueillir. Dans ce conflit de deux opinions opposées, quelques hommes sages essayaient, mais en vain, de faire voir qu’en admettant la thèse de l’écrivain anglais, le génie de Napoléon n’en serait pas moins grand, qu’il aurait toujours eu l’honneur d’achever une entreprise que Louis XIV n’avait pas même pu comprendre.
Un écrivain allemand, partant d’un autre point de vue, écrivit en 1806 un livre[2] dans lequel il cherchait à faire voir que Bonaparte n’avait lui-même jamais pensé à aller en Égypte ; que cette idée venait de Carnot, qui, pendant le congrès de Rastadt, découvrit par hasard le projet de Leibnitz, et le fit adopter par le directoire pour se délivrer d’un rival dangereux.
Deux historiens illustres ont subi l’influence de toutes ces discussions. M. Thiers parle des documens importans qui facilitèrent l’entreprise du jeune général, et M. Michaud déclare positivement que Bonaparte s’est servi du projet de Leibnitz.
Le livre de M. Guhrauer est en grande partie consacré à l’examen de cette question. L’auteur l’a éclaircie par de nouveaux documens, et lui a donné une solution complètement inattendue. Pour nous la faire bien voir sous son véritable point de vue, il la reprend dès sa première origine ; il nous montre Leibnitz jeune, vivant sous le patronage de Boinebourg, ministre de l’électeur de Mayence, et poursuivant avec ardeur ses études. L’invasion des Pays-Bas espagnols par l’armée française, le projet d’attaque contre la Hollande, la crainte de voir un jour l’Allemagne elle-même menacée et subjuguée par Louis XIV, donnèrent tout à coup à ses études un but spécial. Il lui sembla qu’il écarterait de son pays toute déclaration de guerre, s’il pouvait diriger d’un autre côté les vues ambitieuses du roi de France. Il chercha un pays digne d’attirer l’attention de celui qui venait de se rendre si redoutable, et s’arrêta à l’Égypte. Boinebourg, préoccupé des mêmes craintes que lui, l’encouragea dans son idée. Leibnitz était en outre soutenu par un sentiment religieux, par le désir de voir de nouveau flotter l’étendard du christianisme sur les lieux consacrés par les croisades du moyen-âge et les traditions de l’Évangile.
Il publia d’abord, en allemand, un écrit intitulé : Mémoire sur le maintien de la sûreté publique de l’empire. Dans ce mémoire, il commençait à laisser entrevoir son projet d’expédition en Égypte, qu’il compléta plus tard, et qu’il résolut d’aller lui-même présenter au roi. Boinebourg, qui avait été le premier confident de la pensée de Leibnitz, et qui avait suivi avec un vif intérêt le progrès de ses études et le développement de son œuvre, lui donna une lettre de recommandation des plus pressantes pour M. de Pomponne. Leibnitz partit en 1672, et arriva à Paris vers la fin de mars. On ne sait quel fut son entretien avec le ministre, ni s’il eut l’honneur d’être présenté au roi. On sait seulement que son projet fut rejeté.
Cependant Boinebourg, dans la prévision de cet échec, avait fait rédiger par Leibnitz un mémoire bien plus long et plus explicite que les lettres adressées à Louis XIV. Il le remit à l’électeur de Mayence, qui le lut avec enthousiasme, et tenta d’en faire comprendre l’immense portée au cabinet de Versailles ; mais il ne fut pas plus heureux que Leibnitz. Ce mémoire, connu sous le nom de Consilium aegyptiacum, est, à vrai dire, le seul qui aurait pu donner à Bonaparte quelques notions utiles sur l’Égypte. Or, M. Guhrauer démontre qu’il ne fut jamais envoyé en France et qu’il resta dans les archives de Hanovre complètement ignoré pendant près d’un demi-siècle. Les premiers biographes de Leibnitz ne savaient même pas qu’il eût traité cette question, et se trompaient complètement sur les motifs de son voyage à Paris. Éberhard est le premier qui, en 1795, révéla l’habile dissertation du philosophe sur l’Égypte. Les Anglais, comme nous l’avons vu, la traduisirent en pamphlet. Le général Mortier fit faire en 1803 une copie du Consilium ægyptiacum, et l’envoya à Napoléon.
En 1839, M. Guhrauer adressa sur cette question un mémoire intéressant à l’Académie des sciences morales et politiques[3]. Les deux volumes qu’il vient de publier complètent son premier travail. Nous ne pouvons que louer le zèle avec lequel il a recherché tout ce qui avait rapport à l’œuvre de Leibnitz et le soin qu’il a mis à reproduire les documens qui s’y rattachent. Son introduction est un exposé fort clair de la tâche d’érudition qu’il s’était proposée, mais son récit manque d’unité. À voir sa préface, on croirait qu’il va s’occuper uniquement de Leibnitz, et l’histoire du ministère de Boinebourg, la politique de l’électorat de Mayence, l’entraînent tour à tour dans de longues digressions. Le lecteur ne peut prendre le même intérêt à ces trois questions.
par M. T. L. Dahlman, première partie.
L’histoire de Danemark a été faite à différentes reprises. Au XIIe siècle, à une époque où l’on n’avait encore dans le reste de l’Europe que de sèches et froides annales, un prêtre de Roeskilde, Saxo le grammairien, écrivit dans un latin pur, élégant, une longue et poétique chronique de son pays. Une grande partie de son récit n’est, il est vrai, qu’un habile tissu de fictions populaires. Saxo avait près de lui un Islandais qui lui racontait les fables héroïques de son pays, et le naïf historien les enregistrait avec une parfaite bonne foi. Ce fut ainsi qu’il composa une série non interrompue de rois, de guerres, d’évènemens, depuis le fabuleux Dan jusqu’à Gorm, c’est-à-dire jusqu’au IXe siècle. Mais à partir de cette époque, il écrit d’après des documens exacts, et les sept derniers livres de son ouvrage ont un caractère d’authenticité très satisfaisant. À cette histoire primitive, animée, séduisante comme un roman, succéda l’histoire érudite et critique du XVIIe siècle. Hvitfeld publia sous le titre de Chroniques dix volumes in-4o, qui ne ressemblent guère au récit charmant de Saxo, mais qui dénotent un travail consciencieux et de longues recherches. À la même époque, Bartholin publiait son livre sur les antiquités de Danemark, Ole Worm étudiait les monumens, et Torfesen soumettait à une sévère analyse les sagas d’Islande. Le XVIIIe siècle fut illustré par les travaux de Suhm, Langebek, Arn Magnussen, Gram, etc. Suhm écrivit en quatorze volumes in-4o une histoire de Danemark. C’est une œuvre d’une érudition étonnante, mais diffuse, monotone, dénuée d’art, et à certains égards dépourvue de critique. Holberg en écrivit une autre beaucoup moins savante et plus populaire. Un peu plus tard parut celle de Mallet, qui a été tout à la fois trop louée et trop dédaignée. Les élémens d’une bonne histoire s’y trouvent en grande partie. Seulement il faudrait l’élaguer à certains endroits, la resserrer, la corriger d’après les nouvelles découvertes de la science, ou plutôt il faudrait la refaire avec une meilleure méthode.
Le mouvement historique imprimé au Danemark par le XVIIIe siècle se continue de nos jours avec éclat. Les hommes du Nord aiment les longues et patientes études. Ils excellent dans l’analyse, et pratiquent le commentaire comme des docteurs du moyen-âge. Fidèles aux habitudes laborieuses de leurs prédécesseurs, ils l’emportent sur eux par la portée de leurs idées et la sagacité de leurs recherches. Parmi les travaux d’érudition qui, dans les derniers temps, ont illustré l’historiographie danoise, qu’il nous suffise de citer ceux du judicieux et savant Érasme Müller, de Rosenvinge, Werlauff, Schlegel, et ceux de la société des antiquaires du Nord, dirigée par Finn Magnusen et Rafn. Beaucoup de textes anciens ont été revus et collationnés avec soin ; beaucoup de textes nouveaux ont été publiés. Tout ce qui se rattachait à l’histoire nationale : jurisprudence, archéologie, tradition, a été tour à tour étudié, discuté et développé dans de curieuses et habiles dissertations. Cependant une partie de l’histoire de Danemark est encore très confuse et très incertaine.
Suhm divise cette histoire en trois époques : époque obscure, mythique, historique.
La première s’arrête à l’arrivée d’Odin dans le Nord, c’est-à-dire environ soixante-dix ans avant Jésus-Christ, et remonte à un temps indéterminé, dont on ne peut indiquer le commencement. Il n’y a sur toute l’histoire de cette époque que de vagues hypothèses ; incertitude sur les races qui peuplèrent le Nord, incertitude plus grande encore sur leurs mouvemens et leur migration.
La seconde époque commence à l’arrivée d’Odin, et s’étend jusqu’au VIIIe siècle. C’est le temps des héros et des géans, des luttes violentes, des holocaustes de sang, le temps des traditions populaires, des récits merveilleux qui cachent le fait sous le symbole, l’histoire sous la fable. Ce n’est pas une petite tâche pour l’annaliste que de chercher à démêler la vérité sous ce tissu de poésie, à établir dans cette suite de chroniques sans ordre la chronologie des rois et la succession des évènemens. Aussi n’a-t-on pu jusqu’à présent accomplir qu’une partie de cette œuvre ; le reste attend l’arrêt définitif de la science.
Enfin au VIIIe siècle commence l’époque historique, non pas très nette encore, ni très féconde en documens, mais appuyée du moins sur une base certaine.
À prendre l’histoire de Danemark vers la fin du moyen-âge, elle n’est pas, à beaucoup près, aussi animée et aussi dramatique que celle de Suède. Ce pays n’a point eu, comme la Suède, trois ou quatre de ces rois dont la vie aventureuse et les exploits ont acquis un renom européen. Il n’a pas dans sa famille d’Oldenbourg un Gustave Wasa, un Gustave Adolphe, une Christine, un Charles XII. Il n’a pas porté, comme la Suède, ses armes au milieu des nations les plus aguerries et les plus puissantes. Il n’a pas eu, comme la Suède, la gloire d’effrayer la Russie et de régenter l’Allemagne. Toutes ses guerres, tous ses succès et ses revers se passent dans des limites déterminées, entre la Suède, la Norvége, le duché de Schleswig et les villes anséatiques. Son roi le plus vaillant, le plus illustre, fut Chrétien IV, et, à l’époque de la guerre de trente ans, Chrétien IV, appelé à défendre le protestantisme, entreprit vainement l’œuvre que Gustave-Adolphe accomplit avec tant de gloire. Ajoutons à ceci qu’à partir du XVIe siècle le Danemark est toujours allé en déclinant. En 1523, il perd la domination qu’il exerçait sur la Suède depuis le traité d’union de Calmar ; en 1658, il perd les provinces qu’il avait conservées de l’autre côté du Sund ; en 1814, il a perdu la Norvége.
Ce qu’il y a de plus beau et de plus éclatant dans ses annales, c’est l’époque ancienne, l’époque où il exerçait une telle suprématie dans le Nord, que la langue scandinave n’était désignée que sous le nom de langue danoise, l’époque héroïque où Regnar Lodbrok épouvantait l’Écosse et l’Irlande, où Harald à la dent bleue s’avançait avec sa flotte jusque dans le port de Cherbourg, où Canut subjuguait l’Angleterre, où les Valdemar gagnaient l’un après l’autre sur le champ de bataille le surnom de grand et celui de victorieux.
C’est cette époque que nous aurions voulu voir décrite avec sa rude poésie dans la nouvelle histoire de Danemark qui vient de paraître en Allemagne. Nous aurions voulu aussi que l’auteur remît encore une fois en question les hypothèses des savans sur les temps primitifs de cette histoire, qu’il donnât son avis sur l’origine de la race danoise, qu’il fît, en un mot, pour le Danemark ce que Geiier a si admirablement fait pour la Suède dans ses Svea rikes Hœfder. De la part de M. Dahlmann, un tel travail ne pouvait exciter qu’un vif intérêt, et le public, nous en sommes persuadé, l’aurait accueilli avec reconnaissance. Enfin, il nous semble que pour compléter un livre destiné à faire connaître l’histoire de Danemark à beaucoup de gens qui en ignorent jusqu’aux élémens, l’auteur aurait dû reprendre l’excellente dissertation qu’il publia en 1822 sur Saxo le grammairien, y joindre un examen critique des annalistes des XVIIe et XVIIIe siècles, et nous donner ainsi un tableau de l’historiographie danoise, de ses essais et de ses erreurs. C’est un genre de travail que beaucoup d’écrivains emploient aujourd’hui en guise de panégyrique d’eux-mêmes et de prospectus ; mais M. Dahlmann, avec les qualités que nous lui connaissons, en aurait fait, nous n’en doutons pas, une œuvre vraiment instructive, sérieuse et indépendante.
Le commencement de cette histoire, annoncée depuis long-temps, ne répond donc pas à l’attente de ceux qui croyaient y trouver ou une solution définitive, ou tout au moins une réponse nouvelle à plusieurs questions importantes. L’auteur exprime très brièvement son opinion sur le livre de Saxo et les chroniques islandaises. Il raconte en quelques pages l’époque païenne, cette époque si étrange, si riche de faits, et ne commence, à vrai dire, son récit qu’au temps où des annales certaines remplacent les traditions flottantes. Après le règne de Magnus, il s’interrompt dans sa narration pour jeter un coup d’œil en arrière et décrire les mœurs, les institutions de l’ancienne monarchie danoise. Ce chapitre est plein de faits curieux, de documens choisis et d’observations intéressantes. Malheureusement il est trop court. Il y avait tout un livre à écrire sur ce sujet : l’auteur a réduit le livre à une quarantaine de pages.
Une fois nos réserves faites à l’égard de cet ouvrage, nous ne pouvons que louer l’habileté avec laquelle l’auteur a suivi le plan qu’il s’était proposé. Son récit est vif et rapide, son style clair et animé, ce qui n’est pas un mérite commun en Allemagne, et chacune de ses pages dénote un travail consciencieux et une abondante érudition.
La réputation de M. Dahlmann est faite depuis long-temps en Allemagne, comme savant et comme écrivain ; il s’en est fait récemment une autre comme homme politique. C’est lui qui, en 1837, eut le courage de signer, avec les deux frères Grimm et quatre de ses collègues, une protestation contre les arrêts despotiques du roi de Hanovre. Privé de son emploi de professeur et banni de Gœttingue à la suite de cet acte énergique, il s’est réfugié dans le sanctuaire de la science. Il emploie aujourd’hui à écrire des livres le temps qu’il consacrait naguère à former des disciples. Puissent les sympathies qui s’attachent à son nom, à ses œuvres, lui servir d’encouragement dans ses travaux et de consolation dans son exil !
par le docteur Hermann Reuchlin.
Il y a dans la vie sociale certaines époques de doute et d’agitation où l’homme sérieux que l’avenir inquiète, que le présent irrite, se réfugie dans le passé et recherche comme un conseil ou comme une consolation ce que l’histoire rapporte d’un autre temps et d’une autre société. Quand on dit qu’un livre arrive à propos, cela ne signifie pas toujours qu’il est exactement adapté à nos intérêts, à nos passions, qu’il entre comme un plaidoyer dans la cause qui se discute, ou qu’il flatte comme un pamphlet le mouvement tumultueux de la foule. Tout au contraire, le livre qui arrive le plus à propos est souvent celui qui est le plus en opposition avec nos idées et notre état politique ou moral. Il instruit, il corrige, il nous indique une autre voie, il nous montre un autre but. Si c’est une œuvre de mérite, le contraste des évènemens qu’elle retrace ou des pensées qu’elle exprime avec les évènemens et les pensées de notre temps, ne sert qu’à lui donner plus d’éclat, comme les teintes monotones d’un ciel d’automne augmentent l’effet d’un rayon de soleil. Or, de tous les livres qui s’annoncent, au milieu de nos productions habituelles, comme des œuvres à part, il en est peu qui, en retraçant une époque déjà connue et des faits accomplis, présentent dans les circonstances actuelles un aussi grand caractère d’originalité, ou, pour mieux dire, d’étrangeté que celui-ci. C’est l’histoire de Port-Royal, l’histoire d’une association d’hommes réunis par les liens les plus fermes, dans un temps où nous ne connaissons plus que le lien mobile des coalitions qui se nouent et se dénouent à chaque changement de ministère, l’histoire d’un sentiment de foi lorsqu’il n’y a plus de foi ni en politique ni en littérature, d’un dévouement généreux quand on n’est plus dévoué qu’à soi-même, d’une renonciation absolue à la faveur du monde et à la fortune, quand on ne rêve que la conquête d’une parcelle du pouvoir, quand on adore le veau d’or de la vénalité. L’esprit de Port-Royal ressemble si peu à celui de la société actuelle, que beaucoup de gens le rangent peut-être comme une idée fictive dans les temps indéfinis, dans le domaine des vagues traditions. Plus d’un voyageur, en passant au pied des ruines de cette abbaye et en se rappelant les belles pages des Mémoires de Fontaine, a dû se dire : Quoi donc ! est-ce là tout ce qui reste de cet édifice religieux qui occupa pendant plusieurs années l’attention de la France et de l’Europe ? Quoi ! n’y a-t-il vraiment pas plus de deux siècles que la noble Angélique présidait aux destinées de ce cloître ; que les hommes lassés du monde, les grands seigneurs les plus illustres et les esprits les plus éminens venaient ici, dans l’humilité de leur foi, oublier leur grandeur et leur ambition ; que Robert d’Andilly apportait dans la solitude de cette vallée l’infatigable fertilité de son talent, Le Maître sa verve d’orateur, Saint-Cyran sa puissance d’apôtre et son héroïsme de martyr, Pascal ses œuvres de génie ? Non il n’y a pas plus de deux siècles que de tels miracles éclataient encore dans le monde, que le christianisme prenait ses anachorètes dans le conseil des ministres, sur les siéges du parlement, et qu’une nouvelle Thébaïde s’élevait à l’ombre d’un couvent non loin des rumeurs de Paris et des splendeurs de Versailles. Mais depuis ce temps combien de monumens augustes se sont écroulés sur leur base, et combien de pensées, de lois, d’institutions ont été ensevelies dans le vaste abîme des conceptions humaines !
Tout ce qui se rattache à Port-Royal, et surtout à sa dernière phase, nous a été conservé en détail dans plusieurs ouvrages. À voir ces longs et curieux mémoires écrits par les habitans du cloître ou du Désert, on dirait que ces pieux cénobites, pressentant la fin prochaine de leur communauté, se hâtaient d’en raconter l’histoire, pour la léguer comme un dernier enseignement à la postérité. Ainsi, nous avons les Mémoires imprimés à Utrecht en 1742, et rédigés en grande partie par les religieuses et par Le Maître ; les Mémoires de Fontaine, de Fosse, de Lancelot, et l’histoire de Racine, que Boileau regardait comme un des meilleurs ouvrages de la langue française. Ajoutons à cela une quantité de notions éparses et répandues çà et là dans les divers écrits du temps.
Pour celui qui essaie de refaire cette histoire, la difficulté n’est donc pas de recueillir des matériaux, mais de les discerner, de les choisir, de les élaguer à propos, d’en tirer la partie vraiment substantielle, soit comme dogme, soit comme récit, et de faire de plusieurs œuvres intéressantes, mais surchargées de détails minutieux, de discussions théologiques, une œuvre nette, régulière et sagement coordonnée.
Deux écrivains ont entrepris presque en même temps ce travail : M. Sainte-Beuve en France, M. Reuchlin en Allemagne. M. Sainte-Beuve n’a pas encore achevé le sien ; mais tout ce que nous savons des recherches patientes, des longues et sérieuses études qu’il y a consacrées, nous donne la conviction que ce sera une œuvre vraiment digne de lui. C’est le plus bel éloge que nous puissions en faire. M. Reuchlin vient de publier une partie de son ouvrage. Son premier volume (un véritable volume allemand serré, compact, huit cents pages d’impression) montre qu’il a conçu tout ce travail dans de grandes proportions. L’histoire de Port-Royal n’est pas pour lui l’histoire d’une communauté temporaire, persécutée par un parti et dissoute par des ordonnances. C’est celle d’une idée profonde, vivace, qui tient à tout le mouvement intellectuel des siècles derniers. « Aussi long temps, dit-il, que le jansénisme n’eut pas achevé sa lutte mortelle, l’histoire de Port-Royal fut pour les catholiques un problème insoluble ; mais les protestans de l’Allemagne s’intéressèrent à ces frères en religion que la France repoussait de son sein comme une marâtre. Le jansénisme, le joug insupportable que l’église romaine faisait peser sur la conscience, les convulsions donnèrent immédiatement une ample matière à une polémique haineuse, à des remarques méchantes. Puis arriva l’époque incrédule de la révolution qui ne songeait guère à s’occuper d’une telle question. Mais en perdant sous l’effort de la révolution son importance pratique, le jansénisme a acquis par-là sa véritable maturité et son objectivité. C’est maintenant un sujet déterminé que l’on peut étudier avec le repos convenable. Aussi long-temps que l’on n’aura pas approfondi l’histoire du jansénisme et du jésuitisme, il ne faut pas parler d’une histoire ecclésiastique du XVIIe et XVIIIe siècle, ni d’une histoire du développement intellectuel en France à cette même époque[4]. » Plus loin il ajoute : « Port-Royal fut pour le jansénisme ce que La Rochelle fut pour l’église réformée, » et il cite à l’appui de son large plan de travail ces paroles de M. Royer-Collard : Celui qui ne connaît pas Port-Royal et son histoire, ne connaît pas l’histoire de l’humanité.
L’ouvrage de M. Reuchlin commence par une poétique description de l’Auvergne, et un tableau chronologique et biographique de la maison Arnauld, maison ancienne, considérée, enrichie par de nobles alliances, illustrée par les emplois qu’elle occupa à différentes reprises dans l’armée, dans la justice, dans les finances. Le premier membre de cette famille qui abandonna ses montagnes pour venir se fixer à Paris, fut Antoine Arnauld, auditeur des comptes. C’était en 1585. Son second fils, qui portait le même prénom que lui, devint le célèbre avocat. C’était un homme d’une grande énergie et d’une éloquence entraînante. Ce fut lui qui lança contre les jésuites ce vigoureux plaidoyer dont ils furent épouvantés. Dans le cours de sa longue carrière, il acquit une haute considération. « Les grands seigneurs, les princes, dit M. Reuchlin, lui accordaient toute leur confiance, et le traitaient comme leur égal. Les gouverneurs des provinces, qui à cette époque étaient encore des demi-rois, venaient le voir chaque fois qu’ils arrivaient à Paris, ou chaque fois qu’ils en partaient. Il en était de même des favoris de la régente. »
Il fut le père de vingt enfans, le père du célèbre Robert d’Andilly, du docteur Antoine Arnauld, de l’évêque d’Angers, de la mère Angélique. Dix de ses enfans moururent en bas-âge ; sept autres se consacrèrent à la vie religieuse.
De cette biographie des premiers Arnauld, M. Reuchlin passe à l’histoire des jésuites. Il raconte avec une antipathie non équivoque leur arrivée en France, leurs subterfuges pour obtenir la permission de s’établir à Paris, leurs luttes incessantes avec le parlement et l’université, leur accroissement successif, et enfin leur pouvoir. Chassés en 1594, après l’attentat de Chastel, ils demandèrent bientôt à revenir, et revinrent plus puissans que jamais. À leur arrivée en France, ils n’étaient que dix. Moins d’un demi-siècle après, leur nombre s’élevait déjà à 10,000. En 1561, à la réunion de Poissy, ils avaient accepté toutes les conditions que le parlement leur imposait, même celle de renoncer à leur nom. Ils le reprirent plus tard avec éclat. Ils avaient eu peur des évêques, du parlement, de l’université ; un jour vint où c’étaient eux qui faisaient peur à tous les grands corps de l’état. Renfermés d’abord dans l’enceinte d’un collége, astreints aux devoirs obscurs de l’éducation secondaire, ils obtinrent peu à peu de nouveaux priviléges, se répandirent au dehors, et envahirent les établissemens scientifiques, les tribunaux, l’église, la cour. Ils donnaient des banquiers aux villes de commerce et des confesseurs aux rois. Richelieu subit leur influence, et Louis XIV se courba sous leur pouvoir.
M. Reuchlin attribue en grande partie à la lutte du parlement avec les jésuites l’espèce de servitude morale dans laquelle cette haute magistrature tomba au temps de Louis XIV. « Le parlement, dit-il, remplit un rôle remarquable dans les dissensions de Richelieu avec la famille de Louis XIII, il apparut alors comme un arbitre élu au nom du peuple par les deux parties, mais, choisi surtout par les opprimés. À cette époque, il n’en perdit pas moins son pouvoir. Les corporations, les états provinciaux avec leurs priviléges, cédaient à l’absolutisme du ministre. Le parlement avait lui-même frayé la voie à l’absolutisme par la violence de ses persécutions contre les jésuites. Pour les rejeter dans les bornes les plus étroites, ils avaient posé en principe que le pouvoir temporel appartenait sans restriction (unbeschrànkt) au roi. Qui profita de ces priviléges ? ce furent les jésuites. Quand le parlement commença cette persécution, il avait à craindre l’anarchie. Les choses changèrent, il continua à poursuivre le fantôme qui l’effrayait et courut lui-même à sa perte. Souvent ainsi, pendant plusieurs générations, les rois et les peuples s’attachent à combattre ce qui n’est plus dangereux, et oublient le péril imminent qui les menace.
« Bref, le parlement perdit sa vieille et haute importance, avant même que Louis XIV vînt lui dicter, avec le fouet en main, sa souveraine volonté. Il n’avait pas été saisi et abattu par l’orage, mais il était divisé et isolé. L’unité de ses traditions et son esprit de corps n’existaient plus. Jamais il n’avait eu en apparence autant de force, jamais il n’avait pu porter ses prétentions si haut qu’après la mort de Richelieu. Malheureusement ce n’était qu’un état transitoire. Dans les troubles de 1648 et de 1649, le parlement se perdit lui-même, en se séparant de la bourgeoisie pour se ranger du côté des classes inférieures. Toute cette entreprise fut sans force. Les membres du parlement la paralysèrent eux-mêmes par la diversité de leur conduite. Les uns se courbèrent devant l’absolutisme ; d’autres cherchèrent un gain méprisable dans les détours sans fin des procès, et devinrent bientôt l’objet de la risée générale ; d’autres, comme Broussel, fraternisèrent avec la plèbe tumultueuse ; d’autres enfin, comme Barillon, Le Maître de Sacy, Le Noir, et avant tout Arnauld[5], se jetèrent dans une pieuse résignation. Ceux-là se sentaient trop de dignité pour se mettre au service de la populace ou du despotisme. Ce n’est pas le seul exemple que l’on ait de sectes religieuses enfantées par le renversement d’un ordre politique. Il fallait céder ; les familles parlementaires le savaient. Il fallait abandonner les droits que leurs ancêtres avaient si glorieusement défendus. Mais ceux qui se sentaient vraiment hommes ne voulaient pas sacrifier ainsi le sentiment d’eux-mêmes, leurs priviléges, leur liberté. C’était à Dieu seul qu’ils les rapportaient, c’était devant lui seul qu’ils croyaient pouvoir s’humilier sans bornes ; mais cette pieuse résignation, cette solitude en Dieu, était un asile. En renonçant au monde, on sortait par-là même de la sphère où l’arbitraire remplaçait la loi, où l’esclavage étouffait la liberté. L’absolutisme toujours croissant, qui s’était senti blessé par l’inflexible doctrine des disciples de Calvin, devait chercher à rompre les barrières de cet asile où il croyait entrevoir l’ombre de ses anciens ennemis. L’obéissance conditionnelle devait nécessairement être attaquée par une volonté qui ne reconnaissait ni lois ni limites. De là le combat, de là cette opposition loyale, consciencieuse, prête à supporter tous les sacrifices pour défendre ses convictions contre les chefs de l’église et de l’état[6]. »
Une fois ces deux principes posés l’un en face de l’autre, une fois la lutte indiquée par ces premiers aperçus, M. Reuchlin reprend l’histoire des Arnauld, qui furent les plus vigoureux, les plus dignes champions de cette sainte opposition. Il raconte tour à tour, avec une sorte d’enthousiasme philosophique, avec le langage du cœur et de l’esprit, la vie éclatante, les soucis parlementaires, l’humilité sublime de Robert d’Andilly, qui, après avoir passé par les plus hauts emplois, abdique tout à coup ses titres, son pouvoir, et se retire dans la solitude de Port-Royal, pour traduire les pères de l’église. Il raconte la vie de son frère, le pieux évêque d’Angers, et celle de cet ardent et inflexible Antoine Arnauld, qui après quarante années de combat, proscrit, mais non vaincu, répondait au tendre Nicole, qui lui témoignait le désir de se reposer : « Nous reposer ! N’avons-nous pas pour nous reposer l’éternité tout entière. »
Le IVe livre de cet ouvrage est tout entier consacré à la biographie d’Angélique. Jusque-là l’auteur n’a fait qu’indiquer çà et là, et comme au dernier plan, la retraite de Port-Royal-des-Champs. Ici, il retrace son origine, son développement successif et son état de délabrement à l’époque où Angélique y entra avec le titre d’abbesse, toute jeune encore, mais douée de la puissante énergie et de l’opiniâtre volonté de son père. Ici commence la réforme religieuse qui s’étendit jusqu’au cloître licencieux de Maubuisson. La jeune abbesse elle-même donnait l’exemple des vertus qu’elle prêchait aux religieuses, et la description de sa vie ascétique, de ses austérités, n’est pas une des pages les moins curieuses de ce long et intéressant récit. Au milieu de tous ces détails de discipline, de règlemens, de tentatives pieuses et d’opposition mondaine, l’auteur a jeté, comme un touchant épisode, la vie de Le Maître, qui, après avoir remporté, par son éloquence, un éclatant triomphe au parlement, vint déposer les vanités humaines dans une cellule de Port-Royal.
À cette vie si pieuse et si belle d’Angélique succède celle de Jansénius, qui donna son nom à la secte fervente persécutée par les jésuites, celle de Saint-Cyran, ce noble athlète qui rappelle, par sa piété, les beaux temps de l’église primitive, et, par sa patience à toute épreuve, l’héroïsme des martyrs. Puis voici venir le temps des discussions violentes, le temps où le pape condamne, comme une pensée de Jansénius, des principes de dogme que les jansénistes eux-mêmes ne retrouvent point dans les livres de Jansénius, le temps où Pascal lance contre les jésuites le terrible argument des Lettres provinciales, où la haine des adversaires de Port-Royal devient sans cesse plus violente et plus implacable, où Louis XIV enfin, cédant à leurs sollicitations, ordonne l’abolition du jansénisme.
La thébaïde de Chevreuse est proscrite, la sainte communauté dissoute, le couvent envahi par des hommes d’armes, et quelques-uns des plus vénérables cénobites enfermés comme des malfaiteurs à la Bastille. Les nobles défenseurs de Port-Royal, les lumières de l’édifice religieux, disparaissent successivement. D’abord Saint-Cyran, mort dès 1643 en léguant son cœur à d’Andilly, puis Le Maître, puis Pascal, « laissant, dit M. A. de Latour, tomber de son chevet de douleur trois ou quatre pensées dignes de sauver le monde du doute qui déjà l’envahissait de toutes parts[7] ; » puis enfin Angélique, dont ni l’âge ni les persécutions n’avaient pu vaincre la constance, et qui mourut comme une sainte, inébranlable dans sa foi, ranimée au dernier moment par le rayon d’une espérance céleste. « Nous croyons, dit M. Reuchlin, que des miracles se sont opérés sur la tombe d’Angélique. Sa vie même et sa mort furent un grand miracle : le triomphe de la foi sur la faiblesse de la chair. Port-Royal s’efforça, à son exemple, de rester victorieux devant Dieu, tout en succombant aux yeux du monde. L’esprit d’Angélique, ou plutôt l’esprit qui se manifesta si puissamment en elle, ne s’éteignit pas sur son tombeau. Il subsista jusqu’à ce que la communauté de Port-Royal fût anéantie, jusqu’à ce que les murs de cette sainte retraite fussent renversés. Quant aux racines de sa pensée, aux racines profondes de la grace et de la paix céleste, pouvait-on aussi les détruire ? Ceux qui avaient si hautement proclamé la grace de Dieu dans les souffrances et les persécutions, pouvaient-ils être abandonnés par la puissance de Dieu[8] ? »
Une ordonnance du roi, une bulle du pape, avaient aboli un couvent, mais elles ne purent abolir la doctrine à laquelle il avait servi d’asile. Le jansénisme survécut à ceux qui l’avaient attaqué et qui l’avaient soutenu. Il reprit même une certaine faveur sous la régence. Il reparut dans les miracles des convulsionnaires, dans ceux du diacre Pâris, et plus tard dans les Feuilles ecclésiastiques de Fontaine (autre que le Fontaine des Mémoires). Aujourd’hui il subsiste encore dans un grand nombre de familles, non plus dans sa pureté primitive, dans sa doctrine intelligente, mais dans une sorte d’étroitesse finale. La paroisse de Saint-Séverin en est toute peuplée. Chaque année, le jour de la mort du diacre Pâris, on voit arriver à l’église de Saint-Médard un grand nombre de personnes étrangères à cette paroisse, qui, après avoir reçu la communion, vont s’agenouiller autour de la tombe du diacre, et emportent avec ferveur un peu de la terre qui le recouvre.
Si, en expliquant les principales divisions du livre de M. Reuchlin, nous ne nous sommes pas arrêté davantage au détail des faits qu’elles embrassent, c’est que ces faits sont déjà généralement connus, et qu’ils ne peuvent plus être contestés. L’essentiel pour nous était de savoir avec quel soin l’auteur les avait recueillis, et quel était son point de vue en les retraçant. Sous le rapport de l’érudition, l’étude de ce premier volume satisferait entièrement, nous le croyons, le critique le plus difficile et le plus minutieux. M. Reuchlin a puisé à toutes les sources les élémens de son travail. Non content d’employer les documens qu’il pouvait trouver dans les bibliothèques d’Allemagne, il est venu en chercher d’autres dans celles de Paris. Il connaît son XVIe et XVIIe siècles, du commencement jusqu’à la fin. Il sait par cœur son Port-Royal, et tout ce qui l’entoure, et tout ce qui s’y rattache. Dès son entrée en matière, on voit qu’il est à son aise dans ce vaste champ de discussions théologiques et de discussions sociales. Il commence son récit, il dépeint, il narre, non point avec la sécheresse habituelle des érudits allemands, qui ne peuvent faire un pas sans se mettre à couvert sous un bouclier de citations et une cuirasse de notes, mais avec l’habileté d’un homme d’esprit qui possède son sujet et le développe hardiment. Si son livre était écrit pour la France, il ne serait peut-être que trop érudit. Il y a là des minuties et des digressions qui pourraient nous paraître superflues, à nous qui voulons toujours arriver si vite à notre but ; mais il faut songer qu’il s’adresse à cette laborieuse et patiente Allemagne, qui ne se lasse jamais de compter les plus petites fibres du corps qu’elle dissèque, qui, d’ailleurs, doit être moins intimement initiée à toutes les ramifications de cette histoire que nous ne le sommes, ou que du moins nous ne croyons l’être. Le seul reproche que je me permettrais d’adresser à M. Reuchlin, c’est d’avoir disposé ses matériaux sur un plan un peu vague. Son livre a bien une unité, et cependant il paraît disjoint et scindé comme un ouvrage fait avec différentes pensées et à différentes reprises. C’est d’abord l’histoire d’une partie de la famille Arnauld, puis celle des jésuites, puis de nouveau celle des Arnauld. On arrive ainsi à la moitié du premier volume sans deviner que tout cela doit aboutir à l’histoire de port-Royal. Je sais bien que dans une entreprise comme celle-ci, il y a trois parties distinctes : la peinture du temps, celle des hommes et celle de leur idée. Je sais qu’il est difficile de faire marcher de front ces trois parties, car chacune d’elles exige des éclaircissemens particuliers ; mais n’aurait-il pas mieux valu réunir dans une introduction les digressions qui coupent mal à propos et ralentissent le développement de l’idée que l’auteur avait entrepris de suivre, ou procéder par une exposition de la doctrine de Port-Royal et de celle de ses adversaires, et commencer le récit au moment où la lutte commence ? De cette sorte, il nous semble que le livre entier serait plus net, et que la pensée religieuse et sociale qui en fait la base ressortirait mieux de l’amas de détails qui l’environnent.
Nous arrivons maintenant à la seconde question qui nous préoccupait à l’apparition de cet ouvrage : à savoir quel était le point de vue de l’auteur, en commençant cette longue et dramatique histoire. Dès les premières pages, la question est résolue. L’auteur est l’adversaire des jésuites qui, pour lui, représentent l’absolutisme aveugle en matière politique comme en matière religieuse, et le partisan enthousiaste des Arnauld, qui représentent, à ses yeux, la liberté.
Ce premier volume, sauf quelques courtes explications sur les traités de Jansenius et du docteur Arnauld, ne renferme du reste que la partie purement historique de la secte janséniste. La partie dogmatique sera sans doute exposée dans le volume suivant. Autant que nous pouvons en juger par quelques pages de l’introduction, il nous semble que les sympathies de M. Reuchlin pour le jansénisme pourraient bien dépendre quelque peu des rapports existant, selon lui, entre cette doctrine et celle du protestantisme.
« La réformation, dit-il, avait éveillé, au sein même de l’église catholique, un puissant désir de liberté individuelle. Cette idée semble s’être développée dans l’esprit de Jansenius, apôtre de saint Augustin ; dans celui de Saint-Cyran, véritable Français du sud, zélé partisan de la hiérarchie ecclésiastique, et plus encore de l’église dans sa pureté primitive. La doctrine de l’entière soumission à Dieu et à sa volonté sans bornes avait toute la puissance d’une loi céleste et intime qui délivre l’homme de la contrainte extérieure et lui donne la véritable liberté sociale dans l’église et l’état. La dernière formule de ce principe se trouve dans le dogme de Jansenius : Servitus Dei vera libertas. Beaucoup d’hommes enseignent le même dogme, mais à demi seulement, mais sans croire à toute la puissance de cette vérité, sans oser développer, dans la servitude en Dieu, le principe de la vraie liberté sociale.
On voit, par ce dogme, que le jansénisme primitif a des rapports assez étroits avec le protestantisme positif. Lorsque les Anglais, au commencement de ce siècle, abordèrent avec des soldats de l’Hindostan sur les bords de la mer Rouge, les Indiens se prosternèrent devant les vieilles idoles de l’Égypte ; comme si elles avaient été les leurs. Ce seul fait nous démontre mieux la connexion primitive de la mythologie égyptienne et indienne que les recherches laborieuses des savans. Le parallèle établi par les jésuites nous a montré aussi comment les dogmes fondamentaux du jansénisme et de l’église réformée sont alliés ensemble. Une observation particulière est venue augmenter notre conviction à cet égard. Il n’y a pas long-temps qu’une honorable famille, qui avait conservé les pures traditions du jansénisme, visita une église réformée et reconnut que tout le sermon qu’elle avait entendu était parfaitement conforme à la doctrine janséniste. Les jésuites, comme nous l’avons déjà dit, ont toujours exprimé cette opinion ; mais les habitans de Port-Royal la repoussèrent énergiquement, et, pour donner une preuve du contraire, attaquèrent avec violence le dogme réformé. Si on était parvenu à leur démontrer les rapports de leur doctrine avec le protestantisme, ils auraient été sans doute très effrayés, car ils étaient catholiques et voulaient rester catholiques. »
Plus loin, M. Reuchlin revient encore sur cette idée et dit : « La conception de Jansenius, par rapport à la grace et à la liberté, est essentiellement la même que celle des réformés. Il y a pourtant, entre ces deux doctrines, des différences ; il y en a non-seulement dans les formules, mais dans le fond même de la question. Ces différences sont surtout évidentes dans l’article où Calvin parle de la grace temporaire qu’il ne considère pas, ainsi que Jansenius, comme une grace efficace. Mais en prenant les choses en masse, protestantisme d’un côté, catholicisme de l’autre et jansénisme au milieu, toutes ces différences deviennent bien moins apparentes. Les adversaires des jansénistes comprirent bien vite l’avantage qu’ils pouvaient retirer d’une telle manière de poser la question, et tâchèrent, avant tout, de prouver que le dogme de Jansenius était le même que celui des réformés, par conséquent hérétique. Les jansénistes, au contraire, soutenaient que leur doctrine était celle de saint Augustin. Jusque-là, les uns et les autres avaient raison. Mais les jansénistes, pour ne pas toucher de trop près aux conciles et à saint Augustin, soutenaient que la doctrine de Calvin n’était pas celle de saint Augustin, et en cela ils se trompaient eux-mêmes plus encore qu’ils ne trompaient leurs adversaires. Les objections présentées par eux à ce sujet tenaient à l’expression plutôt qu’à l’esprit même de la doctrine. Calvin enseigne la nécessité de la volonté, saint Augustin se prononce contre la nécessité extérieure, et non pas contre la nécessité intime admise par Calvin. La doctrine de Calvin nie la liberté, mais seulement dans le sens que les scholastiques donnent à ce mot ; saint Augustin emploie dans son système le mot de liberté, mais seulement dans la signification de spontanéité, et c’est aussi ce qu’enseignait Calvin. À l’époque où la question du jansénisme allait être décidée à Rome, les jésuites lui nuisirent beaucoup en envoyant au saint siége le nouvel ouvrage d’un théologien réformé qui montrait les nombreux rapports de sa croyance avec celle de Jansenius. »
Ce sont ces rapports entre les deux doctrines que M. Reuchlin développera sans doute dans son second volume, et c’est là-dessus que s’exercera la controverse.
Je connais peu de livres en littérature plus attrayans et plus instructifs à certains égards que les biographies de ces hommes dotés des dons de l’esprit et déshérités par la fortune, qui entrent dans le monde avec l’ambitieuse ardeur que leur donne le sentiment de leur intelligence, et se trouvent dès leur premier pas arrêtés par la servitude à laquelle les condamne le destin. Pas un romancier n’a imaginé une vie plus animée et plus intéressante que la leur, et pas un philosophe n’a démontré en théorie les idées de fermeté et de persévérance aussi bien que quelques-uns d’entre eux l’ont fait en pratique. Quel noble et beau spectacle que cette révolte du génie contre le joug de l’infortune, cette lutte du désir et de la déception, de l’esprit et de la matière ! Quelle admirable leçon de morale dans cette volonté ferme qui soutient la pensée, dans ce courage qui franchit les obstacles, dans cette persévérance opiniâtre qui arrive au but ! Si parmi les poètes ou les artistes engagés dans ce rude combat, il en est qui retournent en arrière, effrayés par l’aspect de l’arène ; s’il en est d’autres qui succombent avant d’avoir conquis leur couronne, il en est, et beaucoup, qui parviennent à secouer peu à peu leurs entraves, et à suivre victorieusement leur route. Le même pays qui a vu Kirke White se consumer dans sa mélancolie, et Chatterton abréger des jours dont il n’attendait plus rien, a vu aussi le poète Crabbe s’élever par ses œuvres de la misère la plus profonde à une sorte d’opulence. En Allemagne, Günther est mort dans la pauvreté ; mais Klopstock, qui, dans sa jeunesse, ne savait où trouver un moyen d’existence, est devenu riche et heureux. La vie de ces hommes qui, dans les circonstances les plus difficiles, n’ont désespéré ni de leur force ni de leur avenir, devrait servir d’exemple à ceux qui les suivent. Il y a telle page de biographie, telle action courageuse, qui, dans les heures de doute et de lassitude, donnerait une douce leçon à ceux qui se trahissent eux-mêmes en abandonnant la lutte. Beaucoup d’hommes à imagination joignent au malheur de leur position celui de s’exalter par le souvenir de quelques grandes et nobles infortunes. Il en est pour qui la souffrance n’est qu’une auréole de plus et qui sourient cruellement à l’idée de languir en prison comme Tasse, ou d’errer sur les mers comme Camoëns. Si au lieu de chercher dans le passé ces touchans et dangereux exemples dont le prestige les fascine, si au lieu de cueillir avec un empressement fatal ces fleurs qui dans leur beau calice cachent un poison mortel, ils cherchaient avec la même ardeur d’autres plantes plus salutaires et d’autres exemples, quelle force n’y puiseraient-ils pas !
Ces idées me reviennent à l’esprit en lisant la biographie de Schiller. Lui aussi il eut une fortune précaire et chancelante, une jeunesse inquiète et tourmentée. Tout à son entrée dans la vie lui présageait une de ces existences humbles et paisibles qui commencent sans éclat et finissent sans orage. Né dans une condition honnête[9], entouré de soins et de tendresse par toute sa famille, placé sous la protection immédiate de son souverain, il voyait sa route ouverte devant lui ; il y entrait avec joie, lorsqu’une circonstance imprévue vint subitement changer sa destinée. Ses parens voulaient qu’il fût prêtre ; son ame douce et religieuse était parfaitement d’accord avec cette vocation, et le résultat de ses premières études indiquait qu’il ne serait pas un prêtre ordinaire. Le duc de Wurtemberg voulut l’avoir dans l’école qu’il venait de fonder[10] et lui faire étudier le droit. Les parens de Schiller résistèrent à cette demande, et Schiller déclara qu’il ne renoncerait pas volontiers à l’étude de la théologie ; mais le prince renouvela ses instances, et la famille du poète obéit à sa volonté. Schiller entra comme étudiant en droit à l’Académie Carolienne.
Un de ses amis vient de raconter plus en détail qu’on ne l’avait fait jusqu’à présent ce séjour à l’école et les évènemens qui en furent la suite. Nous empruntons au livre qu’il a récemment publié plusieurs détails curieux qui ne se trouvent ni dans le biographe anglais Carlyle, ni dans les biographies allemandes de Schiller. Après avoir passé un an à l’étude de la jurisprudence, le jeune académicien reçut l’ordre de l’abandonner et d’entreprendre celle de la médecine, parce que le nombre des jurisconsultes devenait trop considérable. Ce fut pour lui une nouvelle déception, plus cruelle que la première, car il éprouvait encore moins de penchant pour la médecine que pour le droit ; mais ni lui ni ses parens n’osèrent s’opposer à la volonté du prince. Schiller changea de maîtres et de direction. Cette étude qui lui avait été imposée, il la poursuivit avec tristesse, avec ennui. Il avait trop de justesse d’esprit cependant pour ne pas saisir çà et là quelque côté attrayant dans ses nouveaux devoirs ; mais il n’y apportait ni affection ni dévouement. Sa pensée se tournait déjà d’un autre côté, et il sentait naître en lui le pressentiment d’une science bien plus séduisante que celle dont on lui développait alors la théorie. Dès qu’il avait quelques instans de liberté, il laissait là les traités d’hygiène et les tableaux d’anatomie pour courir aux livres d’histoire, pour reprendre ses chers poètes, Klopstock, qui l’étonnait par son style majestueux, et Haller, le chantre des Alpes, et Shakespeare, dont il devinait l’immense génie.
Ce fut dans l’effervescence de ses lectures, de ses rêveries, et pour ainsi dire au premier réveil de son imagination poétique, qu’il écrivit son drame des Brigands.
Au sortir de l’école, il fut nommé médecin d’un régiment. Cette place lui donnait environ 45 francs par mois d’appointement. C’était là le prix de dix ans d’étude. Il comptait sur son drame pour ajouter au moins un supplément temporaire à son faible revenu ; mais les libraires d’Allemagne étaient alors moins entreprenans qu’ils ne le sont aujourd’hui. Aucun de ceux auxquels il s’adressa ne voulut publier cette œuvre d’un jeune homme inconnu. Schiller emprunta 200 florins et la fit imprimer à ses frais.
Une tragédie comme celle-là, après les œuvres dramatiques de tout genre enfantées en France et en Allemagne depuis un demi-siècle, ne nous causerait peut-être qu’un médiocre étonnement. Mais qu’on se figure l’effet qu’elle dut produire dans un temps où la littérature romantique en était encore à ses premiers essais, dans un pays où l’on n’était sérieusement habitué qu’à la poésie morale, didactique et religieuse, de Gellert, Rabener, Klopstock, où les ballades de Bürger passaient pour une œuvre étrange, où le drame tout récent de Goetz de Berlichingen étonnait les esprits les plus hardis. Au sentiment d’admiration littéraire que devait nécessairement éveiller le style si neuf de l’œuvre de Schiller se joignait une sorte de surprise morale inouie et indéfinissable. La vieille Allemagne se trouvait plus fortement que jamais ébranlée dans ses théories poétiques. Le drame terrible passait de province en province, de ville en ville. Beaucoup de gens le lisaient avec une sorte d’effroi, mais ils le lisaient. Les récriminations violentes aidaient à son succès autant que les éloges, et la réputation du poète fut faite en un instant.
De toutes les critiques qui surgirent au nord et au sud, à l’apparition de cette œuvre si nouvelle et si inattendue, il n’y en eut pas une plus acerbe, plus dure, plus outrageante, que celle qui parut dans le Répertoire de la littérature. Les antagonistes les plus fougueux de Schiller s’étonnèrent eux-mêmes d’une analyse si rigoureuse et si impitoyable d’un drame dans lequel ils reconnaissaient pourtant des beautés. Or, l’auteur anonyme de cette critique était le poète lui-même, qui, après avoir accompli son œuvre avec enthousiasme, en comprenait plus vivement qu’aucun autre tous les défauts.
Le succès de cette première publication, bien loin d’améliorer la situation matérielle de Schiller, lui suscita de graves embarras ; le libraire prit pour lui les bénéfices de l’œuvre ; le poète resta sous le poids d’une dette d’honneur. Quelques mois après, un membre d’une corporation allemande, qui crut voir dans une scène de brigands une allusion injurieuse au respectable corps dont il faisait partie, écrivit à ce sujet une amère diatribe qui parvint jusqu’au duc de Wurtemberg. Le prince, qui, à ce qu’il paraît, se souciait fort peu de la gloire littéraire de ses sujets, rendit un arrêté par lequel il était expressément défendu à Schiller de faire imprimer d’autres écrits que des écrits de médecine et d’entretenir aucune relation hors du Wurtemberg.
Cependant le théâtre de Mannheim, qui passait alors pour un des meilleurs théâtres de l’Allemagne, se préparait à jouer les Brigands. Au jour fixé pour la représentation, on vit arriver dans la capitale du duché de Bade une foule de curieux. Il en vint de Francfort, de Spire, et d’autres villes, à pied, à cheval, en voiture. Dès le matin, les avenues du théâtre étaient pleines d’étrangers qui demandaient des billets ; un grand nombre d’entre eux ne put en avoir ; la salle était trop petite pour les renfermer tous. Schiller ne put résister au désir de voir lui-même jouer sa pièce. C’était sa première œuvre, et il avait vingt-deux ans. Mais comme il pensait bien que son général ne lui donnerait pas la permission de faire ce voyage, il partit le soir en secret, arriva incognito à Mannheim, s’enivra des applaudissemens de la foule, et retomba lourdement à son retour sous le joug de sa vie habituelle. Ce qui le fatiguait bien plus que l’insuffisance de sa solde et ses embarras perpétuels d’argent, c’était l’obligation de consacrer la meilleure partie de son temps à la visite des hôpitaux, de présenter chaque jour à son chef un rapport sur l’état des malades et d’assister à la parade en uniforme. C’était surtout ce cruel arrêt du souverain qui lui interdisait la faculté de suivre ses penchans les plus doux et les plus nobles. Une autre fois, pour se distraire de ses ennuis journaliers, il s’en alla encore secrètement voir une nouvelle représentation de sa pièce ; mais le prince le sut, lui adressa une sévère réprimande, et Schiller fut mis aux arrêts comme un soldat.
Cette dernière rigueur acheva de révolter l’ame patiente du poète. Il résolut de se soustraire définitivement à des devoirs qui lui devenaient de jour en jour plus pénibles, de quitter un pays où il se trouvait condamné à la plus dure de toutes les servitudes, la servitude de la pensée. Il venait de composer sa tragédie de Fiesco. Il pensa qu’elle pourrait être jouée sur le théâtre de Mannheim et fournir à ses premiers besoins, et pour l’avenir, il comptait sur d’autres travaux. Un soir il partit, pendant que toute la ville de Stuttgardt était occupée d’une fête royale. Sa mère et sa sœur lui dirent adieu en pleurant. Son père ignorait ses projets. Il partit comme un homme qui a commis un crime, obligé de prendre un faux nom, de se dérober timidement aux regards, de voyager pendant la nuit. Un de ses amis, l’auteur du livre auquel nous empruntons ces détails, l’accompagnait dans cette fuite, et pour toute fortune il emportait 60 francs.
Arrivé à Mannheim, il essaya encore de capituler ; il adressa à son souverain une lettre très soumise et très respectueuse, dans laquelle il demandait seulement la permission d’écrire des livres littéraires et de faire chaque année un voyage hors du Wurtemberg. Ce premier devoir accompli, il convoqua les acteurs du théâtre pour leur lire son Fiesco. Il fondait de grandes espérances sur cette pièce, qu’il avait composée avec plus d’art et de soin que les Brigands. Quelle fut sa douleur quand il vit l’effet qu’elle produisait ! À la fin du premier acte, pas une marque d’approbation ; à la fin du second, l’assemblée se leva en silence et s’éloigna. Schiller rentra chez lui dans une angoisse mortelle. Pendant ce temps, son ami subissait un singulier interrogatoire. « Êtes-vous bien sûr, lui disait le régisseur du théâtre, que Schiller soit l’auteur des Brigands ? — Oui, sans doute, j’en suis sûr. — En vérité, je ne puis le croire. — Pourquoi donc ? — C’est qu’il me semble impossible que l’auteur d’un drame aussi beau puisse écrire une pièce aussi misérable que celle qui vient de nous être lue.
Cependant, après ce doute cruel, le régisseur alla chez Schiller lui demander sa tragédie, et à peine l’avait-il lue, qu’il dit au poète : « Votre nouvelle œuvre est admirable ; mais, avec votre déclamation emphatique et votre accent souabe, vous feriez passer un chef-d’œuvre pour une farce absurde. » Si belle que fût cette pièce, elle ne pouvait pourtant être jouée sans que l’auteur y eût fait des changemens considérables. Le baron de Dalberg, directeur du théâtre, refusa de lui avancer quelques florins avant que l’œuvre fût complètement achevée. Le général auquel il avait envoyé sa lettre pour le duc de Wurtemberg ne lui adressa qu’une réponse évasive. Pour comble de malheur, on lui dit que son souverain allait demander son extradition, et le malheureux Schiller, surpris par tant de déceptions, tremblant d’être arrêté, s’éloigna avec douleur de la ville où il croyait trouver, sinon la fortune, au moins le repos. Il partit à pied, dépourvu d’argent, faible, malade, regrettant son pays et sa famille aimée. Ce fut ainsi qu’il alla chercher un refuge à Francfort. Là, ses embarras pécuniaires ne firent que s’accroître : son ami avait épuisé pour lui toutes ses ressources, sa famille n’était pas assez riche pour l’aider, et le baron de Dalberg refusait de venir à son secours. Pour pouvoir faire représenter plus tôt sa nouvelle tragédie, il alla s’établir près de Mannheim ; il vendit sa montre pour vivre, puis emprunta quelques florins ; enfin l’aubergiste chez lequel il demeurait lui fit crédit. Les recettes de Fiesco ne lui donnèrent qu’une aisance temporaire ; pour ne pas retomber de nouveau dans le dénuement, il se retira au sein d’une honnête famille qui lui avait offert l’hospitalité. Ce fut là qu’il composa son troisième drame, l’Amour et l’Intrigue. Enfin, le baron de Dalberg eut besoin de lui. Il voulait faire traduire des pièces de Shakespeare, et il comprit que personne ne pourrait lui être plus utile que Schiller dans cette tâche difficile. Il le rappela donc et lui offrit l’emploi de poète de théâtre avec 300 florins d’appointemens (environ 750 fr.). Schiller accepta cette offre avec une joie naïve ; jamais il ne s’était vu si riche. Mais il ne tarda pas à reconnaître que ces 300 florins, qui lui semblaient une somme considérable, ne pouvaient suffire aux exigences de sa nouvelle position ; il se trouva de nouveau en proie à ces soucis matériels qui pèsent si lourdement sur la pensée, et ne voyant plus aucun espoir d’obtenir une situation meilleure dans la petite ville de Mannheim, il résolut d’en choisir une autre, et se retira à Leipzig. Il avait fait dans l’espace de cinq années trois grandes pièces : les Brigands, Fiesco, l’Amour et l’Intrigue ; il avait obtenu d’éclatans succès, et ces succès ne lui avaient pas même donné le moyen de subvenir à ses modestes besoins. Peu de temps avant de quitter Mannheim, il ne savait encore comment acquitter les 200 florins qu’il avait empruntés pour faire imprimer sa première pièce. En se rappelant ses courageux efforts et son abandon, il pouvait bien s’appliquer ces vers, qu’il écrivit dans un beau mouvement de fierté : « Le siècle d’Auguste n’est pas revenu pour nous ; l’ame généreuse des Médicis n’a pas souri à l’art allemand. Notre poésie a grandi d’elle-même, et ne s’est pas épanouie au soleil de la faveur. Voilà ce que l’Allemand doit se dire avec joie, voilà pourquoi son cœur peut battre avec orgueil, car ce qu’il vaut à présent, il ne le doit qu’à lui. »
Mais, au milieu de ces nobles émotions, il ne comprenait que trop les incertitudes pénibles, les souffrances matérielles attachées à la vie de poète. Il résolut de tenter une autre carrière. Il voulait se remettre à l’étude du droit, prendre le grade de docteur, et tâcher d’obtenir un emploi qui lui permit de suivre avec moins d’inquiétude ses rêves littéraires. Telle fut la pensée qui le conduisit à Leipzig ; arrivé là, le génie poétique l’emporta encore sur le raisonnement. Il acheva son Don Carlos, écrivit des odes, des élégies, des ballades, publia, sous le titre de Thalia, un almanach des muses, et termina cette série d’œuvres poétiques par un ouvrage en prose, l’Histoire de la Révolution des Pays-Bas. Peu de temps après, il fut nommé professeur d’histoire à l’université d’Iéna, et ne quitta cette ville que pour aller s’établir à Weimar, où il mourut en 1805.
C’est une chose singulière que, dans un temps d’investigations excentriques comme celui-ci, lorsque les savans cherchent à se signaler par des recherches nouvelles, ou à se frayer dans l’immense domaine de l’érudition des sentiers encore peu connus, nous soyons restés si étrangers à l’histoire, aux traditions, à la littérature des Slaves, cette puissante race d’hommes qui, dans les premiers siècles du moyen-âge, envahit une grande partie de l’Europe, et qui s’est si bien maintenue sur le sol qu’elle avait conquis. À part quelques traductions du russe et du polonais, quelques récits de voyage, plus ou moins complets, à part l’élégante et judicieuse Histoire de Pologne de M. de Salvandy, et le lourd volume de statistique russe que M. Schnitzler ne cesse de rappeler et de présenter au public qui recule devant cette œuvre franco-germanique, qu’avons-nous donc qui puisse nous guider dans l’étude d’une littérature étendue, variée, ancienne ? Rien, ou presque rien. La Bibliothèque royale a été dotée récemment d’une seconde chaire de chinois. N’aurait-on pu du même coup créer une chaire de littérature slave ? Sans vouloir le moins du monde déprécier l’enseignement du chinois ancien et moderne que je respecte comme un de ces parages difficiles qu’abordent peu de navigateurs, de bonne foi, pense-t-on que nous n’aurions pas vu naître avec autant d’intérêt, parmi nous, l’enseignement d’une langue et d’une littérature qui nous touchent, à vrai dire, d’un peu plus près que la Chine, qui occupent encore aujourd’hui trois états assez notables : la Russie, la Pologne, la Bohême et cinquante-six millions d’hommes, c’est-à-dire plus d’un quart de la population européenne ? Les Slaves ont eux-mêmes préparé les bases de cet enseignement par de vastes et importans travaux. Le livre de Surowiecki sur l’Origine des peuples slaves, l’Histoire de la littérature et des dialectes slaves de Schaffarick, la Bibliotheca slavica de Durich, le Traité de Dobrowsky sur l’affinité de la langue grecque avec la langue slave, l’Étymologie universelle du même auteur, les œuvres de Kopitar, Linde, Hanka, Jungmann, et un grand nombre d’autres qu’il serait trop long de citer, sont autant de recueils précieux de documens anciens, de recherches étendues. Quelques-uns de ces livres ont été traduits, ou du moins analysés et étudiés en Allemagne, mais ils ne sont pas venus jusqu’à nous.
Différentes causes ont contribué à nous maintenir dans cet état d’ignorance à l’égard des tribus slaves : l’éloignement de quelques-unes d’entre elles, le peu d’importance des autres, leur développement tardif, et par-dessus tout, le dédain superbe avec lequel nous avons si long-temps traité tout ce qui était en dehors de la France ou du domaine classique des Grecs et des Romains. Dès le Xe siècle, et l’on pourrait dire dès le IXe même, la langue slave avait déjà pris une sorte de consistance que d’autres n’ont acquise que bien plus tard. Quelques essais littéraires, vagues et incorrects, indiquaient cependant une certaine sève d’esprit qui semblait présager un heureux développement ; mais ce mouvement fut paralysé par les évènemens politiques : en Russie, par l’invasion et l’oppression des Mongols ; en Bohême, par les luttes sanglantes de la réformation ; en Servie, par les guerres avec les empereurs grecs et la domination des Turcs ; en Pologne, par les divisions intestines et les combats perpétuels au dehors. L’imprimerie ne fut introduite en Russie qu’en 1564, et, à cette époque, elle ne servait encore qu’à imprimer des livres en langue grecque ou latine. Ce fut Pierre-le-Grand qui prescrivit l’usage de la langue russe dans les actes officiels de l’administration et les arrêts des tribunaux ; ce fut lui qui fit imprimer les premiers livres russes ; ce fut lui enfin qui releva de sa main puissante une littérature dont une domination étrangère, une domination hautaine et barbare, paraissait avoir étouffé le premier germe. Élisabeth et Catherine continuèrent son œuvre avec une noble fermeté. Elles ouvrirent de nouvelles écoles, elles fondèrent des établissemens scientifiques, des bibliothèques et des académies. Des écrivains distingués apparurent sous leur règne ; la science se mit à l’œuvre, et la poésie prit son essor. Cependant, lorsqu’on en vient à compter les productions russes du siècle dernier, et même celles du siècle actuel, leur petit nombre n’annonce pas un grand mouvement littéraire. Qui croirait qu’en 1732 il n’y avait pas plus de quatre mille ouvrages imprimés en langue russe, ou en vieille langue slave ? Qui croirait que, dans ce vaste empire, le nombre des publications en langue nationale ne s’élève pas, terme moyen, à plus de trois ou quatre cents par an ? En 1822, on comptait, en Russie, trois cent cinquante écrivains vivans, autant qu’il y en a dans un des quartiers de Paris, et l’auteur du livre auquel nous empruntons ces faits curieux les cite comme un exemple du développement que la littérature russe a pris dans les dernières années, et cette conclusion est vraie si, comme il le dit, de 1700 à 1800, on n’avait pas vu paraître plus de mille ouvrages. La littérature polonaise, quoique plus précoce, n’a pas été beaucoup plus animée et plus féconde. Mais les dernières productions de ces deux littératures peuvent faire oublier bien des lacunes. Les noms de Karamsin, Bulgarin, Puschkin d’une part, de Niemciwitz et Mickiewiz de l’autre, indiquent une nouvelle ère dont on aime à rechercher les antécédens, dont on désire voir la suite. D’ailleurs je ne parle ici que de la littérature exacte, admise dans les traités de rhétorique et encouragée par les académies. À côté de celle-là, il en est une plus large, plus vivace, plus originale, qui n’a rien emprunté aux autres et rien imité, qui a vécu de sa propre vie, et s’est perpétuée silencieusement dans la mémoire du peuple, tandis que l’autre ne se développait qu’avec peine dans les leçons de l’école. C’est cette littérature des traditions nationales qui nous a été révélée dans quelques poésies admirables des Serviens, dans quelques chants populaires de la Russie, de la Bohême, de la Pologne. Enfin, à cet intérêt purement littéraire, ne pourrions-nous pas en ajouter un autre plus puissant encore : l’intérêt qui s’attache à toutes les questions d’origine, de caractère national et de migrations de cette vieille race des Slaves, si imposante et si peu connue, si grande et si disséminée ?
Le livre de M. E. O. semble avoir pour but d’éveiller dans l’esprit des lecteurs ce double intérêt. C’est un exposé fort lucide des différens dialectes slaves et de leur développement. On voit que l’auteur a fait une longue étude de cette histoire littéraire qu’il retrace si rapidement. Il n’a pas appris à connaître la langue et la poésie slaves par des traductions, il les a prises à leur source. Malheureusement, si son ouvrage a les qualités essentielles d’un résumé, il en a aussi les défauts. Il est trop peu explicite et trop court il promène l’imagination du lecteur dans un large espace, et ne lui montre que la superficie des hommes et des faits. Quelquefois il résume toute une époque en quelques pages, et ressemble alors beaucoup plus à un catalogue bibliographique qu’à une histoire littéraire. On arrive ainsi au bout d’une course précipitée à travers tant de tribus, tant de phases différentes, tant d’indications, et l’on regrette de n’avoir pas pu faire halte çà et là pour mieux voir et pour recueillir. Si au lieu d’écrire sur le vaste sujet qu’il avait choisi un mince volume in-8o, M. E. O. en avait écrit trois ou quatre avec la même netteté d’esprit et les mêmes documens, on ne pourrait faire mieux que de les traduire.
Nous parlions dernièrement de la décadence de la poésie allemande. S’il nous était resté quelques scrupules de conscience sur la rigueur de notre jugement, un livre comme celui-ci suffirait pour les dissiper. C’est une anthologie de chants lyriques toute récente. Je suppose que l’auteur a choisi pour composer ce recueil les noms les plus saillans et les œuvres les plus achevées. Mais, en vérité, en le parcourant d’un bout à l’autre, j’y vois beaucoup de poètes et peu de poésie, une quantité de vers et un excessif dénuement d’idées. Si j’en excepte quelques chansons, ou si l’on veut quelques lieder de Heine qui forment comme le portail de ce nouvel édifice poétique, deux ou trois petites compositions élégiaques d’Anastasius Grün, de Lenau, et une dizaine de pièces jetées çà et là, et signées d’un nom plus ou moins connu, les milliers de strophes contenues dans ce volume de six cents pages pourraient fort bien être perdues sans laisser le moindre vide dans la littérature. Encore faut-il dire que les pièces prises dans ce recueil comme des œuvres de choix ne seraient pas classées parmi nous à un rang très élevé. M. de Nimptsch, ou, si l’on aime mieux, M. Lenau, puisqu’il paraît avoir décidément adopté ce pseudonyme, M. Lenau donc, que les journalistes de l’Allemagne ont tant loué, ne serait certainement en France qu’un poète de troisième ordre, car j’établis encore entre lui et M. H. Heine une certaine distance, et je suis bien littérairement et poétiquement convaincu que l’ode la plus gracieuse ou l’élégie la plus pénétrante de M. H. Heine ne vaut pas une des pages les plus simples de M. de Lamartine ou de M. Victor Hugo. Cependant l’éditeur du Livre des Chants a pour les œuvres qu’il a recueillies et les hommes auxquels il les a empruntées une profonde admiration d’éditeur. Heine est pour lui le génie annonciateur d’une nouvelle ère. Lenau a dans les déchiremens de sa douleur les merveilleuses mélodies du rossignol. Quant à M. Julien Mosen, c’est encore mieux : c’est une source d’eau minérale qui s’élance du sommet des montagnes élevées et couvertes de forêts, tantôt se brisant contre les rochers, tantôt jouant avec les petites clochettes bleues qui bordent ses rives. « Ses chansons, dit M. Stolle, sont des pierres d’aimant qu’il faut porter non-seulement sur la poitrine, mais dans la poitrine, pour pouvoir connaître leur force magique. » Je ne comprends pas bien, je l’avoue, ce symbolisme des pierres d’aimant qu’il faut porter dans la poitrine et sur la poitrine ; mais nous supposons que c’est très beau (avec la jeune Allemagne, il faut souvent faire de telles suppositions), et nous arrivons à l’œuvre de M. Mosen, qui se trouve placée au milieu de l’anthologie comme une vraie source minérale destinée à vivifier tout le reste. Je prends la première pièce, et je traduis littéralement, afin que les Allemands, si jaloux de l’expression de leurs verbes, de la beauté de leurs adjectifs et de l’ampleur de leurs phrases, puissent voir un peu par eux-mêmes l’effet que produit une de leurs pièces de vers rendue mot à mot dans notre langue.
« Le chevreuil regarde du côté des petits qui ont dormi toute la nuit. Moi j’ai veillé tout mon sommeil auprès des miens.
« La vigne a levé ses oreilles vers la fenêtre. Elle n’a pas perdu un mot. Elle commençait à fleurir.
« La lune enfin voulait s’éloigner. Je ne l’ai pas vue. Les fleurs et nous deux nous avons les yeux pleins d’eau. »
J’oubliais de dire que cette pièce est intitulée : une Nuit de Printemps.
Peut-être le titre ajoute-t-il encore à sa nature de pierre d’aimant.
Du reste, l’anthologie de M. Stolle n’est pas la seule qui puisse nous faire faire de tristes réflexions sur l’état actuel de la littérature allemande. Les Allemands ont une quantité de livres semblables ; et pour un recueil sérieux, savant, comme le Deutsches Lesebuch de M. Wackernagel, on en compterait des centaines d’autres sans critique et sans goût. C’est l’œuvre de ceux qui, ne pouvant rien produire par eux-mêmes, taillent avec des ciseaux dans les productions des autres, afin de ne pas mourir sans avoir aussi construit la charpente d’un volume, sans avoir vu leur nom inscrit dans les annales de la foire de Leipzig. Dernièrement un de ces collecteurs de compositions littéraires, un M. Kurz, magister de je ne sais quelle université, a publié dans un ambitieux format une anthologie poétique dédiée à MM. Saint-Marc Girardin et Dubois, protecteurs de la littérature allemande. M. Saint-Marc Girardin, je le comprends ; mais M. Dubois ! c’est par anticipation sans doute que M. Kurz lui donne ce titre. On ne pouvait s’y mieux prendre pour inviter l’honorable député de la Loire-Inférieure à rompre le silence qu’il s’obstine à garder depuis son voyage au-delà du Rhin. L’ingénieuse provocation de M. Kurz sera-t-elle comprise ? Nous l’espérons, et nous acceptons sa dédicace comme un bon augure.
- ↑ A summary account of Leibnitz’s memoirs addressed to Lewis the fourteenth.
- ↑ Napoleon Bonaparte und das franzœsische Volk unter ihm. — Ces deux livres, cités par M. Guhrauer, sont aujourd’hui fort rares.
- ↑ M. Mignet en a rendu compte dans les Mémoires de l’Académie, tom. II, 2e série.
- ↑ Vorwort, pag. 2.
- ↑ Ces noms ne nous semblent pas assez rigoureusement groupés.
- ↑ Zweites Buch, pag. 129 et 130.
- ↑ Études sur l’histoire de France, pag. 280.
- ↑ Siebentes Buch, pag. 714
- ↑ Son père, après avoir honorablement servi dans l’armée de Würtemberg, fut nommé intendant des jardins et du château de Ludwigsbourg. Sa mère était d’une ancienne famille noble.
- ↑ Cette école portait le titre d’Académie militaire et d’académie carolienne. Notre illustre Cuvier y fit une partie de ses études.