Revue littéraire de l’Allemagne — 30 avril 1838


ALLEMAGNE.

denkwürdigkeiten und vermischte schriften (Mémoires et mélanges, par Varnhagen de Ense)[1].

L’Allemagne, comparée aux autres pays, est pauvre en mémoires. La loyauté un peu raide, mais respectable de ce peuple, sa pudeur et sa fierté ombrageuse, qui reculent devant l’idée de faire des émotions les plus saintes, des sentimens les plus intimes, une marchandise de librairie, sont des causes assez visibles de cette indigence. Sans parler des scrupules qui empêchent l’homme public de divulguer des secrets d’état et d’administration depuis long-temps sans importance, et l’homme privé de mêler à ses aveux des révélations plus qu’involontaires au sujet d’autres personnes, cette indigence peut encore s’expliquer par l’uniformité de la vie commune. Le plus grand nombre des mémoires publiés par des Allemands sont dus à des hommes exceptionnels, tels que Goëthe, pour ne citer que l’exemple le plus célèbre. Encore ces documens sont-ils souvent incomplets, et nous pouvons quelquefois douter avec raison si l’auteur n’a pas déguisé, par prudence ou par fantaisie d’artiste, la réalité sous une broderie poétique.

Les mémoires de M. Varnhagen sont naturellement incomplets, comme ceux de tout homme vivant. Les gens qui connaissent l’auteur personnellement ou par ses écrits, n’en seront pas étonnés, s’ils se rappellent sa réserve diplomatique, son urbanité, sa bienveillance, la douce et calme harmonie de ses sentimens et de ses goûts littéraires. Les souvenirs de sa vie n’arrivent pas à une date beaucoup plus récente que la paix de 1815, et, quoiqu’ils comprennent toute la jeunesse de l’auteur, on n’y trouve guère que l’histoire de ses études diverses. M. Varnhagen a commencé par rappeler, comme chose sans conséquence, par amour de l’exactitude sans doute, que sa famille est d’une noblesse assez ancienne, ce qui ne nuit pas encore partout. Quelques membres de cette noblesse, voyant que depuis le XVIIe siècle les partages de famille dérangeaient leurs affaires, et que l’ancienne manière de relever leur fortune ne profitait plus qu’aux souverains puissans, tournèrent sagement leurs vues d’un autre côté et prirent en quelque sorte le parti de se séculariser. C’est ainsi que l’un des ancêtres de l’auteur se fit médecin, et que lui-même fut, si je ne me trompe, destiné à une profession semblable. Le récit de ses premières années ne manque ni de charme ni de naïveté ; néanmoins ces qualités s’y montreraient davantage si M. Varnhagen n’avait adopté une méthode de travail qui n’est que l’abus d’une excellente chose. Envoyé à Berlin pour y suivre les études qui devaient servir de base à son avenir, il s’appliqua avec ardeur à la littérature, dont le côté plastique le préoccupa surtout ; cela ressort à chaque ligne de ses descriptions complaisantes. Polir des hémistiches, cadencer et varier des rhythmes, inventer de nouvelles strophes, raviver des combinaisons oubliées depuis l’antiquité, telle semblerait avoir été à cette époque son occupation favorite. Il quitta Berlin pour l’université de Halle, et là commença pour lui une existence curieuse que je voudrais pouvoir dérouler en entier, parce qu’elle est peut-être la clé de la nationalité et du caractère des hommes d’élite en Allemagne. Tous ceux qui ont été jeunes en ce temps-là et bon nombre de ceux qui le sont aujourd’hui doivent se retrouver avec émotion dans cette partie du livre. Se précipitant avec un respectueux ravissement vers toutes les sources de savoir que lui ouvrait la riche université, M. Varnhagen voulut satisfaire à la fois l’imagination et l’intelligence, courir à la recherche des formules et des idées, s’approprier les secrets de facture d’Anacréon, et se voir initié aux mystères de Kant, boire goutte à goutte en de longues veilles le nectar des dieux d’Homère, et se recueillir avec conviction aux cours de dogmatique et de religiosité. Un prétorien de Napoléon ne parlait pas de sa double entrée à Vienne avec une joie plus solennelle que M. Varnhagen ne parle de ses méditations qui avaient pour but de compléter l’un par l’autre l’enseignement de Schleiermacher et celui de Steffens. On ne peut imaginer abstraction plus complète du moi au profit de la seule intelligence : le monde extérieur semble n’avoir aucun attrait, aucun sens ; et je dis l’intelligence seule, car les sentimens, les passions même se mettent au service de cette faculté envahissante. M. Varnhagen appelle très sérieusement élan sentimental le désir qui le porta à prier Schleiermacher de l’accepter comme auxiliaire dans ses travaux sur Platon ; et pourtant l’auteur de ces mémoires, comparé à d’autres Allemands, n’était qu’un mondain, un homme frivole ; cet ascétisme philosophique et littéraire n’avait d’autre but que la philologie. M. Varnhagen continuait de publier chaque année, en société avec ses amis, une sorte d’almanach des Muses, guirlande poétique pour laquelle il voulait amasser des trésors de pensée et de style, car ces anthologies méritent en Allemagne moins de dédain qu’en France, et les poètes les plus élevés ont successivement soutenu de leur nom et de leur génie ces publications. Les efforts de M. Varnhagen n’étaient après tout que la conséquence d’un système fort louable, mais qui a ajourné, indéfiniment peut-être, la transformation nécessaire de la prose allemande. Au moment où cette prose attendait une réforme pour suivre le mouvement de la prose italienne, espagnole, anglaise, et surtout, on nous permettra de le dire, de la prose française, la philosophie allemande, fière d’avoir relevé et porté en des espaces inconnus le drapeau de Descartes, exerça par droit de conquête un pouvoir tyrannique. Cette philosophie victorieuse était l’orgueil de la nation ; personne ne songea à lui résister. Dans l’engouement de la mode (car la mode est fort puissante au-delà du Rhin : dans les choses d’esprit seulement, elle peut durer plus d’un demi-siècle), on alla jusqu’à tout demander à la philosophie. La science et l’art, la forme comme la pensée, la vie pratique comme la spéculation, ne purent faire un pas sans son estampille. M. Varnhagen trouva la mode tout établie, mode qui devait exercer une fâcheuse influence sur une nature ductile et enthousiaste comme la sienne. L’esprit d’analyse et de détail, et l’anatomie appliquée aux nuances les plus fugitives du sentiment, ont envahi et surchargé son style. Le regard cherche péniblement la pensée principale écrasée sous une foule de considérations incidentes. Cet abus est d’autant plus déplorable chez M. Varnhagen, que peu de gens se sont occupés plus consciencieusement de la forme ; aussi la trace de ces procédés s’y trouve-t-elle marquée en vives arêtes, comme les coups de ciseau dans les carrières antiques de l’Orient. Voici un exemple entre autres, et ce n’est pas le plus frappant. Il s’agissait de dire que pour le poète, pour l’artiste incessamment en quête du beau absolu, l’inconstance n’est pas ce que le vulgaire appelle de ce nom : « Que chaque élan nouveau marque un progrès chez le poète, qu’il s’éprenne toujours et chaque fois d’un objet plus élevé avec un surcroît de sensibilité ; il n’en apparaît que plus fidèle à l’amour et à la vérité dans leur développement humainement possible et permis, ce qui est une fidélité supérieure à la fidélité vulgaire, qui n’est qu’une persistance extérieure appliquée à un fait accidentel. » Chez un philosophe, je prendrais bien mon parti d’un pareil langage, mais chez un littérateur, chez un poète, je ne puis qu’être péniblement affecté par cette désolante anatomie de la pensée. Encore, ai-je dû rendre à cette phrase un peu de cet ordre grammatical que la logique a imposé à tous les idiomes de l’Europe, hormis à l’idiome allemand. Et quand on songe que des périodes semblables, construites encore aujourd’hui dans le système de la syntaxe latine, font attendre souvent le sens principal jusqu’à la fin d’une interminable page, on ne comprend pas comment, au lieu de nettoyer leur prose comme ils ont fait pour leur versification, si hardie, si dégagée, si elliptique, les Allemands l’ont rendue complice de la lourdeur philosophique. Plusieurs esprits distingués ont essayé, depuis quelque temps, d’attaquer de front ce monstrueux échafaudage ; malheureusement ces tentatives se rattachent à des imitations de l’esprit français. Mieux vaudrait revenir à la clarté par la route qu’ont indiquée et souvent suivie Goëthe, Schiller et un très petit nombre d’autres écrivains.

La passion est presque toujours étrangère à M. Varnhagen, et ses mémoires, ainsi que ses appréciations critiques, y gagnent au moins un certain caractère d’impartialité. Cette dernière qualité est d’autant plus estimable chez lui, qu’il est de bon ton à Berlin de faire à tout propos du pédantisme de nationalité allemande. Or, M. Varnhagen rend pleine justice aux écrivains français, et surtout à Molière, ce qui est fort courageux en présence de certains génies qui trouvent très commode de dédaigner Molière, ne pouvant ni le comprendre ni le sentir. Goëthe disait, au sujet de ce lourd dédain affiché alors par la critique allemande : « Nos chers Allemands croient être gens d’esprit quand ils font du paradoxe, c’est-à-dire de l’injustice. » M. Varnhagen a eu néanmoins son temps de partialité, partialité douce et bénigne dont on trouve les traces dans des fragmens destinés sans doute à faire partie de ses mémoires, et qui paraissent avoir été écrits à une époque où son ame était plus accessible à la passion. Dans l’un de ces morceaux, il raconte la bataille de Wagram, où il fut honorablement blessé le lendemain du jour de son incorporation volontaire, et il croit devoir assurer qu’il s’en fallut de très peu que l’Autriche ne gagnât cette bataille de deux jours. Ailleurs, il décrit la mémorable fête du prince de Schwartzemberg, et l’épouvantable catastrophe qui la termina. Enfin, il retrace une audience solennelle où il fut présenté à Napoléon avec l’ambassade d’Autriche. Dans cette circonstance, tout lui déplaît, jusqu’aux magnifiques uniformes des compagnons de César, qu’il trouve pauvres et mesquins auprès des uniformes de l’armée autrichienne ; mais Napoléon est la figure qu’il s’attache à rapetisser, par la raison que le conquérant avait jugé à propos de ne pas être aimable ce jour-là. Il ne lui accorde que les qualités d’un bon ouvrier en batailles, et il lui refuse le sentiment de la vraie grandeur et le don de gagner les hommes. Si l’histoire n’était là pour réfuter M. Varnhagen, on pourrait encore rappeler que l’humanité, attirée invinciblement vers ceux qui sont en mesure de la dédaigner, dispense volontiers les grands hommes de toutes les qualités aimables, et que Napoléon eût été fort excusable de se montrer grand homme comme l’entendent les masses.

Se défiant de l’attrait qu’offrent, dans ses souvenirs, les parties qui se rattachent à sa vie passée, M. Varnhagen y a joint plusieurs biographies et autobiographies de personnages plus ou moins connus, tels que Schlabrendorf, Bernstorff, Nolte, Bollmann, etc. La plus intéressante est, sans contredit, la collection des lettres de Bollmann, dont le nom se rattache à une tentative d’évasion de Lafayette, lors de sa captivité à Olmütz. Cet Allemand, né en Hanovre, vint, jeune encore, à Paris, pour y continuer ses études médicales. Orphelin, il avait compté sur un oncle, négociant à moitié anglais, qui se trouvait alors en France, et qui l’avait encouragé à l’y venir joindre. Voici le portrait qu’il fait de cet oncle : « Gonflé comme un petit esprit qui a fait fortune, il a l’affreuse indifférence des gens dont la tête et le cœur sont également vides, et fait toujours sonner haut son succès et son industrieuse activité. Ses bienfaits vous pèsent… Ses intentions peuvent être bonnes, mais il est grossier dans ses façons de penser et d’agir. Pour lui, la plus sage maxime de conduite est celle-ci : éviter soigneusement toute espèce de liaisons. »

On voit tout d’abord qu’un pareil oncle, se chargeant de préparer l’avenir d’un neveu dont l’ame était passionnée et l’imagination ardente, avait entrepris une tâche au-dessus de ses forces. Il le sentit plus qu’il ne s’en rendit compte, et abandonna à lui-même son neveu, en lui laissant une somme de six cents francs en assignats. Celui-ci vit avec joie plutôt qu’avec crainte s’ouvrir devant lui la perspective d’une misère indépendante. Les lettres confidentielles que Bollmann adressa alors à une parente qui lui avait servi de mère, ne contiennent qu’un tableau assez ordinaire de la société française pendant la révolution, et d’une position commune à tous les jeunes gens qui débutent en des circonstances difficiles. Nous n’en eussions pas fait mention, si cette correspondance naïve ne devenait intéressante et pleine de charme, à propos d’un événement fort simple en lui-même. On y rencontre dès ce moment des pages dignes du premier volume des Confessions de Rousseau. Il y a surtout une situation dont on ferait une nouvelle charmante ; je me trompe, la nouvelle est toute faite, et beaucoup mieux peut-être qu’on ne la pourrait faire. Elle est toute entière dans deux lettres de Bollmann. Le jeune médecin hanovrien commençait, vers l’époque de la terreur, à voir qu’il lui serait difficile de vivre de sa profession à Paris, malgré les relations brillantes qu’il avait pu y former. Il songeait à aller chercher fortune en Angleterre, quand une circonstance imprévue vint lui en fournir les moyens.

« Quelques jours après le 10 août, dit-il, je vis arriver chez moi M. Gambs, prédicateur de la chapelle de Suède. Il me parla de sauver un malheureux que menaçait un grand danger. Je devinai de qui il était question. Il me conduisit chez Mme de Staël. Mon imagination dut être fortement frappée à la vue d’une femme près d’accoucher, qui se lamentait sur le sort de son ami. Pensez un peu comme elle se désolait. L’homme qui depuis neuf ans était son ami, avait, à sa sollicitation, quitté l’armée pour la venir voir secrètement à Paris. Malheureusement on connut sa présence. On voulait sa tête : on le chercha, on parla de visite domiciliaire… Une femme en larmes, un homme en danger, l’espoir d’une heureuse réussite, la perspective du voyage en Angleterre, la possibilité d’améliorer mon sort, l’attrait d’une aventure extraordinaire, tout cela me remua vivement. Ma résolution fut bientôt prise. Je m’en charge, répondis-je, et vais faire mon plan. »

Ce plan fut bientôt fait. Il consistait à se procurer deux passeports anglais, dont l’un au nom d’une personne peu connue. Un jeune homme, nommé Heisch, ami de Bollmann, obtint de l’ambassadeur d’Angleterre le second passeport, en se donnant comme Hanovrien ; Mme de S… fit un présent à Heisch, et Bollmann réussit à emmener en Angleterre la personne compromise, qui n’était autre que M. de Narbonne, lequel, à son tour, s’établit avec le jeune médecin à Kensington, chez M. de Talleyrand. Là commença pour lui une existence pleine d’illusions dont ses premières lettres témoignent vivement.

« Nous sommes logés ici, écrivait-il en septembre 1792 chez Mme de La Châtre, très aimable Française. Nous étions à peine remis des fatigues du voyage, que notre bonne hôtesse reçut de tristes nouvelles de Paris : c’était l’arrestation de diverses personnes qui lui tenaient de près et qu’elle aimait beaucoup. Naturellement sensible et d’une complexion délicate, elle éprouva, à la lecture de cette lettre, des convulsions effrayantes, qui se renouvelèrent d’heure en heure et durèrent deux jours. Peu à peu l’espoir et le calme revinrent. Les amis de Mme de La Châtre sont heureusement sortis de la prison de l’Abbaye deux jours avant les massacres des prisons ; on les attend maintenant avec plusieurs autres personnes. Mme de S… arrivera également bientôt ici. Tous ces exilés, probablement l’élite de la France, amis purs de la révolution, également éloignés de la folie des émigrés de Coblentz et de la férocité des jacobins, vont former une petite colonie dans le voisinage de Londres et observeront de là la marche des évènemens dans leur patrie, qu’ils ne peuvent servir aujourd’hui… »

« De pareilles relations font tomber tout à coup les barrières que la vanité et la présomption élèvent souvent entre les hommes. On se rapproche, on se trouve bien des points de contact, on s’attache, et l’étranger, le nouveau venu, prend place parmi les vieux amis. C’est ce qui m’arrive aujourd’hui. Je n’ai pu me refuser à vivre quelque temps dans la société de gens dont je ne puis révoquer en doute la sincère affection. Je passerai avec eux quelques mois à la campagne, et consacrerai à l’étude de la langue et de la littérature anglaises ce temps d’un heureux repos. »

... « À une connaissance très étendue des hommes, du monde et de la littérature, à un inépuisable fonds de gaieté et de verve, à un esprit qui éclate dans tout ce qu’il dit et fait, M. de Narbonne joint cette complète abnégation de soi-même, cet abandon désintéressé qui n’appartient qu’aux hommes bien sûrs de leur mérite, et cette ancienne franchise chevaleresque de plus en plus rare, qui est un des priviléges du grand monde… »

« Les bontés sans bornes de Narbonne et de Mme de S… me mettent en état de poursuivre mon premier plan de voyage, et d’entreprendre l’exercice de ma profession sans craindre l’embarras des premiers temps… »

Cette fièvre d’espoir ne tarda pas à être suivie d’amères déceptions et d’une prostration complète. Jeté à l’improviste au milieu d’un monde qui lui était étranger, enivré par le luxe de l’esprit uni au luxe des richesses, le pauvre Bollmann éprouva ce qui arrivera toujours au mérite indigent que les circonstances placent sur le pied d’une égalité passagère, quoique rationnelle, avec le mérite opulent. Les jeunes gens qui attendent une position sont portés à croire, en pareil cas, que cette position est déjà faite. Ils comptent sur l’attachement de leurs nouveaux amis, et ne prévoient pas que l’inégalité de puissance amènera bientôt un désaccord et des tiraillemens auxquels ne sauraient parer les plus nobles cours. Quoique le hasard eût rendu Bollmann protecteur une fois dans sa vie, la force des choses le condamnait à être protégé tant qu’il demeurerait soumis aux relations qu’il avait acceptées. Ne pouvant être un homme de loisir, il fallait, pour conserver au moins l’égalité morale, qu’il rentrât dans l’indépendance de sa pauvreté. C’est ce qu’il comprit trop tard. Trop charmé par cette vie de délices qui ne pouvait être dans sa situation que le remboursement d’une avance et non une rente, il voulut se croire l’égal des grands seigneurs qui l’entouraient ; il exigea la confidence de leurs secrets, et devint amoureux de leurs maîtresses ; son cœur et ses pensées menèrent aussi grand train que ses nobles amis. Il s’irrita du désappointement qui résultait nécessairement d’une position fausse, et sa conduite irréfléchie autorisa les grands seigneurs à lui attribuer un orgueil qui diminuait beaucoup le prix du service qu’il avait rendu à l’un d’eux. Ce service, on ne songea plus qu’à le lui payer, et comme Bollmann faisait d’autant plus de façons qu’il souffrait davantage, et que la véritable cause de cette souffrance lui était aussi inconnue qu’aux autres, le malentendu s’accrut à l’infini. Tout ce drame intime est admirablement exposé par Bollmann dans une longue lettre qu’il écrivit quinze mois après son arrivée en Angleterre. Il croit devoir faire une sorte d’amende honorable pour son engouement de l’année précédente, et ces variations de son jugement ne sont pas la partie la moins curieuse de ces mémoires :

« Narbonne, dit-il, est un homme de taille assez élevée, fort, et même un peu épais, mais dont la tête a quelque chose de saisissant, de grand, de supérieur. Son esprit et la richesse de ses idées sont inépuisables. Il est accompli, quant aux vertus de salon. Il répand la grace sur les sujets les plus arides, entraîne irrésistiblement, et, quand il le veut, fascine un individu isolé tout aussi bien qu’un cercle entier. Un seul homme existait en France qui pût l’égaler sous ce rapport, homme que je lui trouve même supérieur : c’est M. de Tall… Narbonne plaît, mais il fatigue à la longue ; on pourrait écouter T… pendant des années. Narbonne travaille et trahit le besoin qu’il a de plaire ; T… laisse échapper ce qu’il dit, et ne sort point d’un état d’aisance et de tranquillité parfaite. Ce que dit Narbonne est plus brillant ; ce que dit T… a plus de charme, de finesse, de gentillesse. Narbonne n’est point l’homme de tout le monde ; les personnes sensibles ne l’aiment nullement ; il n’a sur elles aucune puissance. T…, avec une corruption morale égale à celle de Narbonne, peut toucher jusqu’aux larmes ceux-là même qui prétendent le mépriser… J’en sais des exemples remarquables. »

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« Narbonne m’accabla en chemin d’assurances d’amitié et de l’expression fréquente de sa reconnaissance, le tout avec un flux de belles paroles que j’admirais, mais devant lesquelles je me retirais involontairement. Je n’y vis qu’efforts pour l’accomplissement de ce qu’il regardait comme un devoir, mais rien qui partît du cœur. Narbonne ne me connaissait pas ; il ne pouvait ni m’apprécier ni m’aimer. Aussi restai-je réservé et froid durant tout le voyage, quoique joyeux parfois de l’heureuse issue de cette aventure.

« Ce fut dans ces dispositions que nous arrivâmes à Kensington, où nous logeâmes chez Mme de La Châtre. Elle était au lit et malade. Je lui prescrivis un médicament. Elle revint à la santé, et récompensa mes efforts par un présent d’une douzaine de mouchoirs anglais des plus fins. Je lui offris à mon tour de beaux ciseaux anglais qui lui manquaient. Cependant Narbonne se comportait à mon égard comme auparavant. Je lui dis ouvertement « Vous êtes trop bon, vous m’embarrassez ; vous ne me connaissez pas encore, vous ne savez pas si je suis digne d’amitié. » Il répondit que j’étais un original et me laissa tranquille. J’ai remarqué depuis qu’il avait été piqué de ce qu’ayant cherché à me gagner, il n’y avait pas réussi.

« Quelques jours après, Narbonne était sorti de bonne heure, et je déjeunais seul avec Mme de la Châtre, qui était encore au lit, suivant la coutume française. Mariée par convenance et à un homme âgé, elle avait depuis neuf ans une liaison fort intime avec M. de Jaucourt, député à la seconde assemblée. Elle reçut une lettre pendant que nous prenions le thé, et tomba au moment même dans des convulsions qui prirent bientôt un caractère effrayant. Elle pleurait, criait, frappait des mains et des pieds, voulait mourir, puis partir sur-le-champ pour Paris. La femme de chambre accourut avec le fils de Mme de La Châtre, jeune enfant de dix ans, et tous deux firent encore plus de bruit que la malade elle-même. Je les renvoyai à la recherche de Narbonne. La pauvre femme tomba d’un paroxisme dans un autre, et ne cessait de s’écrier : « C’en est fait, il est perdu ; ils l’ont arrêté, ils le tueront ! » Je conclus de tout cela que Jaucourt était arrêté, ce qui était vrai. L’état de Mme de la Châtre commença donc à m’intéresser doublement, car je pensai que cette femme, qui éprouvait, après une liaison de neuf ans, un sentiment si vif pour celui qu’elle aimait, aurait pu, en d’autres circonstances, devenir une excellente épouse. Je devins dès ce moment amoureux de Mme de La Châtre.

« Les accès augmentaient d’intensité. Je n’avais jamais rien vu d’aussi effrayant et ne savais plus quel parti prendre, quand Narbonne arriva. Il parla d’abord de tout préparer à l’instant pour se rendre à Paris, puis d’expédier un courrier. On fit en effet chercher un courrier qui se mit en route sur-le-champ. Enfin Narbonne fit observer qu’il ferait mieux d’aller seulement jusqu’à Douvres pour y attendre le retour de ce courrier. Sa conduite en cette occurrence fut admirable : en moins de deux heures, il rendit la raison et le calme à Mme de La Châtre, et on ne peut imaginer les attentions ingénieuses qu’il lui prodigua pendant les cinq jours suivans.

« Le sixième jour arriva la nouvelle de l’élargissement de Jaucourt. Mme de S… était allée trouver Manuel, alors procureur de la commune. Elle l’avait supplié à genoux de s’employer pour Jaucourt. Manuel, homme impassible, sombre, réservé, républicain dès l’âge le plus tendre, n’était pas d’ailleurs un méchant homme. Il fit ce qui dépendait de lui, et Jaucourt sortit de l’Abbaye la veille du massacre du 2 septembre. Sa perte eût été fort regrettable C’est un digne homme, d’une droiture et d’une sincérité parfaites.

« Cette bonne nouvelle de la mise en liberté de Jaucourt, je fus réduit à la deviner, car on ne me l’annonça point d’une manière formelle. J’avais pris ma part du chagrin de Mme de La Châtre, et, comme elle m’intéressait déjà beaucoup, je fus d’autant plus blessé qu’on ne me fît point participer à la joie. Je voulus quitter sur-le-champ la maison, et je n’en cachai point la cause à Narbonne. « Vous ne me ferez point cette peine-là, me dit-il ; les femmes ont de la pudeur quand il est question de leurs amans. La douleur peut les faire sortir des bornes à cet égard ; mais la réserve revient avec le calme. » Il en parla tout aussitôt à Mme de La Châtre. Celle-ci saisit la première occasion de m’entretenir longuement et avec intimité des bonnes nouvelles qu’elle avait reçues. Je restai. À partir de ce moment, on dit que j’étais sensible et original comme Rousseau, et je conservai cette réputation.

« Cependant j’étais condamné à contempler du matin au soir la belle Mme de La Châtre. Elle ne se faisait remarquer ni par la douceur, ni par la sensibilité ; elle était plutôt vive, emportée, virile, quelquefois fort tranchante, et ces sortes de femmes ne me touchent guère ordinairement. Mais elle avait de la loyauté, une finesse pleine de grâce, de la franchise, les formes féminines les plus parfaites, des pieds et des mains à peindre, et une peau si blanche et si fine, qu’il eût été impossible d’en trouver une plus belle, même en Angleterre. Je la voyais le matin avant son lever, le soir avant qu’elle s’endormît, et tout le jour dans les plus charmantes attitudes ; elle était toute grace, toute aisance dans les moindres mouvemens. Et puis elle me traitait avec beaucoup d’amitié, et trouvait près de moi cette sorte de satisfaction que procure la société de certains hommes d’une nature particulière, dont la sincérité plaît. Je ne pus résister à tant de séductions.

« Peu à peu arrivèrent, de Paris, Talleyrand, Jaucourt, Montmorency et une foule d’autres. Les réunions de Mme de La Châtre devinrent fort brillantes : nous étions souvent dix-huit ou vingt à table. On traitait toutes sortes de sujets, on soutenait tous les systèmes, on racontait des anecdotes ; on faisait assaut d’esprit et d’humour. Je ne pouvais rivaliser avec ces messieurs sur leur terrain : je me tins avec d’autant plus de constance sur celui qui m’était propre. Je fus aussi peu Français que possible : le plus souvent froid, véridique jusqu’à la sévérité, naïvement sincère, peu liant en paroles, mais très prévenant dans mes actions, quand il m’était possible d’être complaisant (surtout envers ma chère Mme de La Châtre, à laquelle il ne manquait pas une épingle, pas une bagatelle, quelque insignifiante qu’elle fût, que je ne m’empressasse de la lui présenter) ; quelquefois très concluant dans mes observations, surtout quand ces messieurs s’échauffaient dans la discussion de manière à ne plus s’entendre. Sans vanité, mais fier de la fierté qui convient à un homme, je me fis une sorte de position qui ne me déplaisait pas, où mon caractère gagna beaucoup, à mon avis, et qu’il est plus aisé de sentir que de décrire.

« J’ignore pourtant si, à la longue, cette existence eût pu me convenir. Je lisais Voltaire, Rousseau ; je m’appliquais à la langue française, j’étudiais les hommes qui étaient autour de moi. Mais ma folle passion me donnait quelquefois de la mauvaise humeur et troublait la libre action de ma volonté. Par bonheur la société entière se dispersa : Narbonne, Mme de La Châtre, Jaucourt, Montmorency, avaient loué une campagne où, naturellement, il n’y avait pour moi rien à faire. Les autres s’en allèrent chacun de son côté, et moi je m’en fus à Londres, où mon bon Heisch venait d’arriver.

« J’avais, peu de temps auparavant, reçu de Mme de S… une lettre par laquelle elle m’autorisait à réclamer d’elle, dans toutes les circonstances de ma vie (ce sont ses propres expressions), les droits d’un frère, d’un ami, d’un bienfaiteur. La suite a prouvé que cette lettre était écrite avec une entière sincérité.

« Je reçus aussi, de Hanovre, une lettre de Zimmermann, qui me comblait d’éloges, m’assurait du plus bel avenir, me disait même que le roi voudrait me voir, et qu’ainsi ma fortune était faite. Je fis lire cette lettre à Narbonne, qui fut plus réservé que moi ; il se contenta de dire, en me la rendant : « Cet homme écrit bien le français. » Quoiqu’il pût avoir raison, je suis resté long-temps sans lui pardonner cette réponse.

« Au surplus Narbonne, probablement par la raison que j’ai donnée plus haut, s’était déjà éloigné de moi. À son tour, il avait trouvé mauvais que je lui eusse caché mes sentimens pour Mme de La Châtre, sentimens qu’il avait découverts, ainsi que le tourment que j’en ressentais. Dans les diverses occasions où j’avais cherché à l’entretenir amicalement à Kensington, il était demeuré froid. Il me quitta d’ailleurs avec de grandes protestations d’amitié, promit de venir me voir à Londres, de me présenter à lord Grenville, de travailler à ma fortune, etc. Heisch, qui lui avait fait visite, avait été reçu avec une amabilité parfaite. Narbonne le pria même de ne point faire usage encore de ses lettres de recommandation, parce que lui-même ferait tous ses efforts, auprès de plusieurs négocians qu’il connaissait à Londres, pour lui procurer une bonne place. Heisch fut très content de lui, et promit d’attendre de ses nouvelles.

« Les séparations se firent à Kensington avec une rapidité foudroyante. Je n’ai plus jamais revu Mme de La Châtre, qui retourna bientôt en France ; pour moi, j’allai demeurer avec Heisch au London-Coffee-House, grand hôtel de Londres, et j’y jouis bientôt, comme un roi, de la liberté rendue à mon esprit.

« J’avais alors cinquante louis d’or qu’on m’avait remis à Paris, pour que je ne me trouvasse pas au dépourvu dans le cas où une arrestation ou tout autre accident aurait retardé notre fuite. À Kensington, je parlai de les rendre ; Narbonne me ferma la bouche en me demandant si je n’étais pas content .....

« Huit jours s’étaient écoulés, quand Narbonne m’envoya une obligation notariée dans laquelle il s’engageait, pour lui et pour ses héritiers, à me faire une rente viagère de cinquante louis d’or, comme une preuve, disait cet acte, de sa reconnaissance pour les services que je lui avais rendus. Ce papier était accompagné d’un billet où il me priait, dans les termes les plus polis, d’accepter cette obligation, ajoutant qu’il regrettait que les affaires l’eussent empêché de me venir voir, mais que rien ne pourrait l’en détourner dans les jours suivans. J’avais le projet de garder l’obligation, dans le cas où la conduite de Narbonne à mon égard m’autoriserait à la considérer comme un vrai témoignage d’amitié. Je lui répondis, en conséquence, que j’attendais avec une impatience très vive sa visite, pour lui prouver ma reconnaissance. J’avais d’autant plus droit d’écrire ainsi, que Narbonne lui-même m’annonçait, dans son billet, qu’il était tantôt ici, tantôt là, et que la campagne où j’avais le plus de chances de le rencontrer était à vingt milles de Londres.

« Vers la même époque, je fis, au Coffee-House, par un tiers que j’avais vu à Paris, connaissance d’un certain Erichsen, marchand très riche, de Copenhague. C’était un très bel homme, franc, ouvert, fier et généreux dans toutes ses manières. Il était âgé de trente ans, mais il n’avait cessé de voyager depuis sa treizième année. Il était allé deux fois aux Indes orientales, et sans avoir fait d’études classiques, il avait acquis en voyageant une instruction très vaste et très complète. Il avait surtout l’expérience des hommes, et connaissait à fond et sous tous les rapports l’Angleterre, où il se trouvait comme chez lui. Après plusieurs entrevues, il commença à s’intéresser à moi, et cet intérêt s’accrut à un tel point, qu’il ne pouvait plus se passer de ma société. Il entreprit de me faire connaître Londres. Nous passâmes en revue toutes les choses remarquables, nous allions chaque jour au spectacle, nous visitâmes tous les édifices publics, tous les lieux de réunion ; trois semaines s’écoulèrent dans cette vie de dissipation. Erichsen avait un remarquable talent d’observation. Son intelligence résumait avec une facilité surprenante tout ce qui frappait ses yeux. Tout ce qu’il voyait le faisait penser, et souvent, au milieu de nombreuses assemblées, il m’étonna par ses réflexions sur des individus qu’il semblait n’avoir pu apprécier que par suite d’une connaissance approfondie, et qu’il observait pourtant pour la première fois, ainsi qu’il me le prouvait plus tard. Il appelait mon attention sur ce qui doit occuper un jeune voyageur, me faisait connaître les mœurs et le caractère anglais, me parlait de la constitution et des abus qui l’avaient altérée ; en un mot, je ne passais pas un seul instant auprès de lui sans acquérir quelque notion utile. Je supportais à peine le cinquième des frais de nos courses. Il ne voulut jamais souffrir que j’y fusse pour moitié ; d’ailleurs, cela m’eût été impossible. Il me disait que ces dépenses étaient sans importance pour lui, que sa fortune était faite, qu’il avait plaisir à m’avoir pour compagnon, et il disait et faisait toutes ces choses avec tant de bonne grace, que, malgré toutes les obligations qu’il me faisait contracter, je n’éprouvais aucun embarras, aucune gêne dans notre commerce journalier.

« Cependant Heisch avait fait usage de ses lettres de recommandation, et trouvé une bonne place. Narbonne ne me faisait absolument rien dire, et cela me chagrinait d’autant plus qu’il donnait ainsi à son obligation tout le caractère d’un paiement. Je voulus plusieurs fois la lui renvoyer, mais Erichsen me retint. « Les grands, disait-il, ne valent rien ; leur argent vaut mieux qu’eux. Narbonne se réjouirait de rattraper son papier, et ne manquerait pas en outre de se moquer de vous. Conservez bien ce que vous tenez, et ne faites pas de sottise par fausse délicatesse. » Ces raisons pouvaient bien retarder l’exécution de mon dessein, sans me satisfaire… L’obligation me pesait.

« Erichsen prit la résolution de s’en aller à Paris, pour y faire une spéculation sur les grains. Il avait sa chaise de poste, et par conséquent une place disponible. Il comptait revenir à Londres au bout de trois semaines, et me pressa beaucoup de l’accompagner. Il m’était arrivé à Paris ce qui arrive à presque tout le monde : c’est quand on a quitté un pays qu’on se rappelle ce qu’il eût fallu y rechercher, y voir, y étudier. Ainsi un séjour nouveau et de peu de durée à Paris me convenait assez. D’ailleurs, le danger que je courais était peu de chose, car on connaissait peu mon histoire avec Narbonne, et je savais, d’autre part, qu’on ne poursuit personne sans utilité. L’occasion était belle ; je pris mon parti, j’acceptai. Erichsen s’en réjouit. Il me dit que le voyage entier, que mon séjour à Paris, que rien enfin ne serait à ma charge, que c’était lui et non moi, qui, dans cette circonstance, serait l’obligé.

« Tout aurait été fort bien si nous fussions demeurés seuls, mais il y avait à Londres un certain M. Rilliet, banquier de Paris, et sa femme ; on le disait venu en Angleterre avec une espèce de mission, mais la chose n’était pas bien claire. Le retour en France l’effrayait un peu, parce qu’on avait déjà rendu des décrets sévères contre les émigrés. Il avait lié connaissance avec Erichsen, et le pria de lui permettre de voyager de concert avec lui ; car il regardait sa compagnie comme une sorte de sauvegarde. Erichsen y consentit. Nous partîmes dans deux chaises de poste, Rilliet avec sa femme et une femme de chambre, Erichsen et moi ; nous avions un domestique à cheval. Nous échangions nos places à chaque relais. Naturellement, mon tour vint de tenir compagnie à Mme Rilliet, dans sa voiture, et je ne tardai pas à découvrir en elle un précieux trésor. Elle n’était pas très grande, mais elle était bien faite, avait des traits charmans et d’une parfaite régularité. Son nez seul eût pu être un peu moins busqué ; en revanche, sa bouche était ravissante, et ses grands yeux noirs, si doux, si vifs, avaient une beauté inexprimable. Elle avait été élevée, avec Mme de S…, par le célèbre abbé Raynal, qui n’avait rien épargné pour former et enrichir son esprit, déjà naturellement ardent et actif. Elle avait, de plus, ce qui est préférable, une ame généreuse et sensible et le sens le plus délicat de la beauté morale. Tous ces moyens de bonheur, toutes ces nobles facultés demeuraient sans emploi et ne pouvaient se satisfaire dans l’existence vulgaire que le sort lui avait faite, car l’homme qu’il lui avait fallu épouser n’était qu’un brave marchand. Elle avait alors vingt-quatre ans. Elle était l’amie intime de Mme de S…, quoiqu’elle n’approuvât pas toutes les actions de celle-ci. Elle connaissait le service que je lui avais rendu. Mme Rilliet s’affligeait vaguement de son retour en France ; elle était fort triste d’ailleurs, parce qu’elle laissait en Angleterre un jeune fils de trois ans. Rapprochez ces circonstances, et jugez si nos conversations purent rester long-temps au ton de l’indifférence.

« Je n’ai jamais été amoureux de Mme Rilliet, mais elle devint mon amie la plus intime. « Vous êtes un homme de ma patrie, » me dit-elle, quand nous eûmes passé quelques jours ensemble, et je sentais qu’elle était aussi de ma patrie. Je n’ai jamais fait de plus charmant voyage. Il dura long-temps, car nous restâmes quinze jours en route. Mme Rilliet s’en était effrayée ; heureusement rien ne justifia sa frayeur. Je m’étais promis du plaisir, mais certes pas autant. J’aurais trop à dire si je voulais vous raconter seulement la moitié de tout ce qui se dit et se passa de beau et d’intéressant entre nous. Cependant cette joie finit par être troublée. Erichsen était trop fin pour ne pas remarquer combien je m’attachais à Mme Rilliet. Il y tenait trop lui-même, et il avait trop l’ambition de la vanité pour ne pas être jaloux. J’aurais dû ménager son côté faible ; mais je ne le connaissais pas, et quand je le découvris, il était trop tard. Il commença à se refroidir, à saisir l’occasion de contrarier mes idées et de disputer avec moi. Beaucoup de circonstances contribuèrent à augmenter sa mauvaise humeur…

« Les vents contraires nous retinrent plusieurs jours à Douvres. Mme Rilliet fut curieuse de connaître ma position vis-à-vis de Narbonne, et je lui contai tout à mesure que nous devenions plus intimes. Elle approuva hautement mon désir de renvoyer à Narbonne son obligation. J’écrivis sur-le-champ à celui-ci que son obligation m’aurait fait grand plaisir, si j’eusse pu la considérer comme un don fait par un ami à un autre, même sans aucun service antérieur qui motivât cette générosité, mais que sa réserve avec moi n’en faisait qu’un paiement ; que je n’étais pas habitué à spéculer sur des actions de ce genre, et que je lui renvoyais ce titre pour me délivrer d’une chose qui me pesait autant qu’elle me déconsidérait. En même temps, je me reconnaissais son débiteur pour les cinquante louis d’or que j’avais reçus de lui, regrettant beaucoup de ne pouvoir les lui rendre aussitôt. Heisch, à qui je fis passer cette lettre, fut chargé d’y joindre l’obligation et d’envoyer le tout à son adresse.

« Erichsen vit tout sans rien dire, mais quelques observations ultérieures me firent connaître qu’il avait été blessé grandement de voir ses conseils méprisés.

« Enfin s’éleva un vent favorable, quoique faible, et nous nous embarquâmes un soir à dix heures ; c’était en novembre, par une nuit nuageuse, à demi obscure et assez rude. Mme Rilliet avait une grande peur du mal de mer, et je l’engageai à rester sur le pont, parce que d’ordinaire on s’y trouve mieux. Elle s’y établit bien enveloppée sur une sorte d’escabeau. Je lui donnai en outre mon surtout et mon manteau, et l’obligeai à reposer sur mes genoux sa tête et ses épaules pour qu’elle sentît moins le roulis du vaisseau. Elle était étendue dans mes bras comme une momie égyptienne, et j’employai toutes les ressources de mon esprit pour essayer de la distraire. Nous essuyâmes bientôt un ouragan de neige, l’écume des vagues furieuses devint phosphorescente. M. Rilliet était resté malade dans l’entrepont. Pour Erichsen, pareil à un vieux héros de mer, il était assis, sous une lampe, au beau milieu du pont, découpant du roastbeef et distribuant du porto. — Ce fut une des nuits les plus belles de ma vie, quoique le froid me fit heurter les genoux et claquer les dents.

« Erichsen trouvait fort singulier qu’un médecin s’exposât ainsi en habit léger et sans sous-veste à une froide nuit de novembre. Mme Rilliet voulait absolument que je reprisse mon manteau, et que je la laissasse descendre dans la chambre ; mais je l’assurai que j’étais fort bien, que dans la chambre elle serait infailliblement incommodée, et que le froid n’avait jamais fait mal à personne. Erichsen me fit prendre quelques alimens ainsi que des cordiaux, et je parvins à conduire heureusement cette délicate créature à Calais, où ses inquiétudes pour moi m’attestèrent un intérêt sans bornes.

« Nous partîmes pour Rouen, où s’arrêtèrent M.  et Mme Rilliet. Erichsen et moi, nous continuâmes notre voyage jusqu’à Paris. Nous visitâmes attentivement la ville, et nous y passâmes pendant trois semaines des momens pleins d’intérêt ; mais l’harmonie primitive ne se rétablit pas. Nous nous éloignâmes au contraire l’un de l’autre de plus en plus. La différence de nos opinions politiques et la correspondance que j’entretenais avec Mme Rilliet contribuèrent surtout à cet éloignement. Erichsen était républicain enragé, et connaissait fort peu l’histoire secrète de la révolution et la perversité des hommes qui commençaient à s’emparer du pouvoir. Aussi nos jugemens étaient-ils presque toujours opposés, et cela était d’autant plus affligeant qu’on ne traitait guère partout que des sujets politiques. D’ailleurs son séjour se prolongeait : il fallut nous quitter. Nous le fîmes sans aigreur ; mais nos rapports réciproques étaient changés à ce point, que je lui dis involontairement que je lui rendrais à Londres les 150 francs en assignats, environ trois louis en or, qu’il me donna pour mon retour, parce que je ne m’étais point assez pourvu d’argent. Il ne répondit rien, et je partis.

Je revins par Rouen, quoique Erichsen le trouvât étrange, et j’y passai quelques jours heureux. « Voyez-vous, me dit un jour Mme Rilliet, qui avait eu peu à peu connaissance entière de ma situation, voyez-vous, cette bourse est ma propriété dans toute l’acception du mot, regardez-la comme la vôtre, car du moins je ne suis pas indigne que vous l’acceptiez de moi. » Les larmes couvrirent son visage. J’imprimai sur sa main un baiser brûlant ; ce fut la hardiesse la plus grande que je me sois permise avec elle. J’éludai la proposition du mieux que je pus, et promis de me souvenir de sa bienveillance si jamais je tombais dans l’embarras.

« Je m’arrangeai avec Heisch, à Londres, comme nous l’avions déjà fait à Paris, cherchant à faire des connaissances, visitant les hôpitaux, et surtout m’appliquant à l’étude de la langue, de l’histoire et des mœurs de la nation.

« Erichsen ne revint de France que dans le courant de mai. Il m’annonça son arrivée ; mon cœur battit, car je l’aimais réellement. Je n’allai point, je volai à sa rencontre. Il me reçut amicalement, mais avec un air de protection qui changea si subitement mes sentimens à son égard, que je me plaçai devant la cheminée et parlai de lassitude.

« Il manquait à Erichsen, pour être, un homme vraiment aimable, dans le sens que j’attache à ce mot, une certaine élévation d’ame. Mon regard en entrant chez lui, l’élan de ma joie, eussent dû le désarmer, dans le cas même où j’aurais eu à me reprocher quelque faute à son égard ; mais il se contint, et quand il me vit reculer comme un homme qui se brûle, il aurait pu se trouver assez vengé, si sa conduite eût été la suite du calcul et non du tempérament.

« Je le vis encore quelquefois, mais seulement en passant, pendant les cinq jours qu’il resta à Londres. Je n’osais plus lui parler clairement des trois louis qu’il m’avait donnés pour mon retour : il m’écrivit un billet à demi satirique pour me les redemander ; je les lui envoyai à l’instant et ne l’ai plus revu depuis. Cette sorte d’humiliation fut sa véritable vengeance.

« Il s’embarqua le même jour pour Copenhague, sur un vaisseau qu’il avait acheté cinq mille guinées. J’ai regretté bien souvent cette liaison ainsi brisée. Je voulus plusieurs fois lui écrire ; je fus toujours arrêté par le souvenir, non de son dernier billet, mais de l’accueil qu’il m’avait fait à son retour.

« Pendant tout ce temps je n’avais pas entendu parler de Narbonne. J’avais écrit à Mme de S… immédiatement après avoir renvoyé l’obligation, et lui avais raconté cette affaire avec une entière franchise. Quant à Mme Rilliet, j’entretins avec elle une correspondance jusqu’au moment où la rupture des communications entre la France et l’Angleterre me contraignit de la suspendre.

« Dans les premiers jours de juin, Mme de S… arriva à Londres. Elle m’écrivit un billet amical, où elle me priait de la venir voir.

« J’y fus : elle était avec Narbonne. « Soyez le bien-venu, mon cher Bollmann, s’écria Mme de S… — Vous êtes un méchant, me dit Narbonne ; vous m’avez joué un mauvais tour. Vous m’écrivez que vous partez pour la France, et vous êtes ici. » Il savait très bien mon départ et mon retour. C’était donc un propos à la française, propos pour ne rien dire, auquel je ne répondis rien.

« Nous avons à parler seuls ensemble, » dit Mme de S…, et elle me prit aussitôt par le bras en me faisant descendre jusqu’à sa voiture, qui l’attendait pour la mener faire une visite indispensable. Au moment où nous allions monter survint l’envoyé de Genève. Elle lui donna aussi audience en voiture. Arrivés où elle avait affaire, l’envoyé génevois s’en fut, et elle me pria de l’attendre dans la voiture. Elle m’y laissa seul une demi-heure environ. Quand elle revint, elle amenait avec elle l’amie qu’elle était allée voir. Elle la conduisit ailleurs, puis nous retournâmes à la maison.

« Elle était en toilette du matin, et quand nous fûmes remontés chez elle, elle appela sa femme de chambre pour se faire déshabiller. Nous étions seuls enfin, car, dans les mœurs françaises, les domestiques ne comptent pas. J’étais debout, au coin de la cheminée, habillé de noir des pieds à la tête, soigneusement poudré, tenant cérémonieusement mon chapeau à la main ; elle, à l’autre coin, en petit jupon et en chemise, roulant entre ses doigts quelque chiffon de papier, suivant sa constante habitude. Elle se lève et se met au lit. Elle commence alors la défense et l’apologie de Narbonne avec une chaleur rare et un flux extraordinaire de paroles. — À tout cela je ne sus rien répondre, sinon que l’obligation me pesait, j’ignorais pourquoi ; que je l’avais renvoyée, non pour blesser qui que ce fût, mais pour me délivrer d’un fardeau. « Vous êtes sensible comme Rousseau, » me dit-elle, et notre entretien en resta là cette fois. À une seconde visite elle s’épancha avec confiance, me raconta beaucoup de choses de l’histoire de sa vie, me parla principalement de son mariage malheureux, de sa situation à l’égard de M. de S… et déplora le sort des grands, qui, plus esclaves que qui que ce soit, sont soumis à une oppression multiple, cause de grands malheurs. Elle me dit que Narbonne était son premier, son unique amour, qu’il l’avait en vain demandée en mariage quand elle était fille ; qu’il était son véritable mari, etc., etc.

« Une troisième fois, comme Narbonne était présent, elle dit : « Nous sommes tous de bons enfans, et il ne faut point nous quereller. » C’est ainsi que nous fûmes raccommodés. Nous demeurâmes encore quelques jours ensemble à Londres, puis Mme de S… s’en fut avec Narbonne à la campagne, où je les ai visités plusieurs fois. Elle ne cessait de me chanter et de me déclamer en riant de charmans airs italiens. Peu à peu nous redevînmes bons amis, et le passé fut oublié.

« Mme de S… est une femme de génie, une femme extraordinaire et excentrique dans tous ses discours, dans toutes ses actions. Elle ne dort que quelques heures, et passe le reste du temps dans une continuelle et effrayante activité. Ses conversations sont de véritables traités, ou, si vous voulez, un flot immense de verve et d’esprit. Les gens de complexion vulgaire sont les seuls qu’elle ne puisse souffrir auprès d’elle. Elle écrit pendant qu’on la coiffe, pendant qu’elle déjeune, et, à tout prendre, pendant un bon tiers de la journée. Elle n’a jamais assez de calme pour revoir, améliorer, finir ce qu’elle a écrit ; mais les jets bruts de son ame, qui déborde sans cesse, sont du plus haut intérêt, et contiennent des fragmens qui se distinguent par la plus délicate pénétration et par une vigueur entraînante. Elle a plusieurs ouvrages fort sérieux qui sont prêts pour l’impression, et elle travaille toujours. J’ai lu d’elle beaucoup de choses pendant qu’elle les écrivait. Elle ne s’en fait nullement accroire sur son mérite, et je lui ai entendu dire fort naïvement : « En face d’un homme qui n’a que de l’esprit, il m’est facile de me soutenir, de même qu’en face de celui qui n’a que le savoir ; mais celui qui réunit l’un et l’autre me fait sentir que je ne suis qu’une femme. »

« Elle chercha à m’être utile et me fit connaître diverses personnes, parmi lesquelles la princesse d’Hénin et le comte de Lally-Tolendal…

« Elle quitta l’Angleterre après un séjour d’environ six semaines. Elle m’a écrit une fois depuis. Pendant son séjour et depuis son départ, Narbonne me montra, extérieurement du moins, une bonne volonté si amicale, que nous sommes vis-à-vis l’un de l’autre sur un pied parfait. J’ai même été contraint, dans un moment de gêne, de lui demander de l’argent, ce qui lui a fait le plus grand plaisir. Il n’est pas méchant, mais tellement léger, qu’il serait capable d’oublier sa chère Mme de S… Habitué d’ailleurs à exercer une grande influence, à se montrer généreux, prodigue, et à pouvoir tout, il ne se trouvait pas très bien en Angleterre, où il ne pouvait rien. Il m’avait promis trop pour ne pas m’éviter ; et puis, je l’avais embarrassé tout d’abord, parce qu’il ne savait comment me satisfaire. Il est vrai qu’il ne le pouvait pas, car je voulais une affection cordiale, et la cordialité est justement la seule chose qui lui manque. »

Il y a dans ces confidences une candeur, une simplicité pleines de charme. J’aime la tendre douleur que cause à Bollmann la grossière vengeance du millionnaire danois, surtout quand je compare la résignation affectueuse qu’il y oppose, à la colère qu’excitait en lui la bienveillance insouciante du grand seigneur français. C’est qu’il se trouvait à l’aise pour pardonner l’égoïsme despotique et les taquineries cruelles d’Erichsen le parvenu, tandis que la protection négligente du marquis le blessait profondément. Il devait parvenir, lui aussi, après de longues et pénibles épreuves. La brillante existence qu’il avait entrevue l’avait dégoûté de la médecine : il rêva la carrière diplomatique. On le chargea, comme un enfant perdu, de tenter, sauf à être désavoué, la délivrance de Lafayette, prisonnier à Olmütz. À l’aide d’un plan ingénieusement combiné, il réussit à sauver Lafayette pour quelques heures. Mais celui-ci fut repris à la suite d’un accident imprévu qui entraîna aussi la captivité de son libérateur. Après avoir langui sept mois dans les cachots, Bollmann dut sa liberté à une puissante intercession, fut conduit à la frontière d’Autriche, avec défense de la jamais franchir. Alors il ne fut plus ni médecin, ni diplomate, mais tout simplement négociant américain, grâce à l’intérêt que son dévouement malheureux avait inspiré, et au crédit qu’on lui offrait de toutes parts. Bollmann, faisant régulièrement fortune, n’inspire plus le même intérêt que le jeune et tendre rêveur des Mémoires de M. Varnhagen. De retour en Europe, il fut appelé en 1815 dans cette Autriche dont il avait jadis violé les lois à main armée. Considéré de tous au congrès de Vienne, il eut la gloire de proposer au gouvernement autrichien un plan de remboursement du papier-monnaie que l’administration s’appropria plus tard avec succès. Dans une dernière lettre qu’il écrit à M. Varnhagen, il se plaint néanmoins que la vie lui réussit mal. On se laisse aller involontairement à l’idée que la source des mécomptes de Bollmann était dans le cœur qui n’avait pu être satisfait à temps, ce qui est, d’ailleurs, d’un bon effet dans un livre.


Die Revolution (La Révolution, roman, par Henri Steffens)[2]. — En Allemagne, dans un certain monde, M. Steffens jouit d’une certaine gloire. J’ai même lu, je ne sais où, qu’il est un des écrivains qui font le plus d’honneur à sa patrie. L’Allemagne est bien heureuse qu’on ne prenne pas en France une coterie au mot. Ce serait une élite bien honnête, sans doute, mais bien peu littéraire que celle qui se composerait d’hommes semblables à M. Steffens ; mais je doute qu’aucune nation européenne l’enviât sérieusement. M. Steffens est professeur depuis sa jeunesse ; il parle avec facilité, et se destinait d’abord au sacerdoce luthérien. Il acquit dans ce but toutes les connaissances qui font dans son pays un philologue solide, vastes trésors de l’intelligence qui n’enrichissent que les esprits naturellement riches, et qui, chez lui, ne firent que grossir les provisions de la mémoire. Comme il s’était adonné particulièrement à l’étude des sciences naturelles, il semblait, par ce fait, avoir reçu une mission apostolique pour la propagation de la nouvelle philosophie de la nature. Dans l’enseignement, il embrassa, à l’exemple des esprits vastes, et plus encore des capacités médiocres, plusieurs tâches fort différentes. Ainsi il fit successivement des cours sur la botanique, sur la philosophie, et même sur la religion. Luthérien ardent, il se constitua directeur d’une association luthérienne. Dans les universités auxquelles il fut attaché, sa facilité verbeuse et quelques aperçus plus bizarres qu’originaux lui assurèrent souvent la faveur des étudians, peu difficiles en fait de nouveauté, et complaisans pour quiconque caresse les haines et même les préjugés nationaux. La considération qu’il mérite personnellement exerça aussi une influence favorable à sa réputation. Après s’être ainsi fait un auditoire à l’âge où la sympathie qu’inspire l’homme se reporte facilement sur l’écrivain, il devint auteur. Qu’il ait écrit de petits compendia à l’usage des étudians, c’était dans l’ordre : tout professeur trouve toujours le moyen de refaire la grammaire de sa science. Qu’il eût essayé des théories nouvelles dans la partie du domaine intellectuel qu’il s’était attribuée, on n’aurait aucun droit de s’en étonner. Mais {{M.  Steffens voulut écrire des œuvres d’imagination : il ambitionna le titre de poète, et malheureusement il rencontra un monde qui le crut sur parole. Pour moi, je n’ai jamais rien lu de M. Steffens où j’aie pu découvrir une pensée, une image poétique. Loin de racheter, par le charme du style, cette absence de vocation, il n’a même pas la poésie des mots, cet effort impuissant de l’esprit qui veut rêver ce qui lui manque ; il n’a ni le nombre, ni le plus simple artifice de l’art de l’écrivain. Il écrit sans suite et avec une abondance effrayante toutes les idées qui l’ont obsédé à divers instans, et les amoncelle sans ordre logique dans les interminables monologues de ses personnages. Encore sa prose n’est-elle pas la prose naïve de la bonhomie bavarde, qui ne coûte aucune peine au lecteur, et lui laisse la liberté de passer les feuillets inutiles : c’est la diffusion doctorale du professeur qui a tout remué par devoir, touché à tout par métier, et qui bourre sa leçon de toutes les abstractions ayant cours dans le monde universitaire. Sans doute la littérature des Allemands est faite pour eux et non pour nous, et ils ont bien le droit de se plaire à d’interminables monologues sur les abstractions qui les intéressent ; mais je ne puis croire qu’ils goûtent cette parodie d’action qui fait le prétexte de pareils livres : car c’est chose incroyable pour des Français que la manière dont l’action est traitée dans le livre de M. Steffens. Ce n’est pas qu’il ignore le mécanisme et la charpente matérielle du roman ; ces moyens-là sont à la portée de tout le monde en Allemagne. Là où la sociabilité sans développement étouffe le germe de beaucoup de passions et n’accorde qu’un certain nombre de faces aux caractères, il faut y suppléer dans le roman et dans le drame par l’accumulation des faits. Chez nous, au contraire, le tableau d’une situation morale bien simple, l’analyse d’une de ces passions immobiles qui se nourrissent d’elles-mêmes, ont suffi plus d’une fois à défrayer plusieurs volumes. D’où il suit que le peuple d’action se plaît volontiers à la contemplation de la vie de l’ame, tandis que nos voisins, qui vivent par la pensée jusqu’à l’abus, veulent, insatiables d’émotions, qu’on les remue tant bien que mal par des combinaisons plus ou moins nouvelles. Telle est l’origine de cette science de l’effet, que les écrivains du Nord ont poussée fort loin, et que nous leur avons empruntée avec assez peu d’adresse. Chez nous qui expérimentons sur nos propres passions, l’étude savante de ces passions sera toujours plus sûre d’émouvoir que la science de l’effet, et nous aurons de plus l’avantage d’être vrai. Cet avantage manque totalement à M. Steffens, qui veut faire des romans sans avoir vécu autrement qu’un homme de collége, cela est visible. Conformément à la poétique des romanciers allemands, ses personnages voyagent beaucoup pour disserter gravement avant, pendant et après le voyage. Il arrive des évènemens extraordinaires : le romancier en explique les causes avec une insupportable minutie. L’intérêt est quintuple ou sextuple : on trouve dans le roman de M. Steffens trois amours légitimes, et un petit amour illégitime, étouffé bientôt avec une vertu fort louable par les deux intéressés, pour prouver sans doute que rien n’est plus facile que de se délivrer d’une semblable obsession. Il n’est donc pas aisé de rendre compte d’une intrigue ainsi mêlée, et l’intrigue est tout dans ce livre. Un personnage mystérieux, qu’on nomme Adrien et qui est évidemment Français, est venu dans un état d’Allemagne pour y faire la révolution allemande à la suite de la révolution de juillet. Adrien est un homme d’une vaste capacité, car il a chez lui une machine électrique, et il est profondément versé dans les sciences naturelles. M. Steffens est orfèvre, très naïvement, comme on voit. Adrien, du sein même de la résidence princière, dirige toutes les menées révolutionnaires, fait naître des émeutes qu’on réprime facilement, et quand il voit que l’affaire est manquée, tire un coup de pistolet au prince souverain, le jour d’une prestation publique d’hommage, et se tue ensuite. Heureusement un des admirateurs d’Adrien s’est jeté au-devant du prince et a reçu le coup à sa place. Cet admirateur, qui est un des trois ou quatre héros parfaitement vertueux et ennuyeux de l’ouvrage, a deviné le dessein du pervers, par un moyen qu’on ne soupçonnerait jamais. S’étant amusé dès son enfance à contrefaire les autres hommes, il a réussi à arracher à la nature la faculté de ressentir intérieurement les passions et de s’approprier pour un moment les qualités bonnes ou mauvaises de ceux dont il reproduit extérieurement le visage et la voix. C’est à ce point qu’il éprouve le besoin de se tuer un jour qu’il est assis à côté d’un scélérat qui cherche l’occasion de se défaire de lui. J’en demande bien pardon à M. Steffens, mais ici son imagination de professeur manque de logique. Quand on reproduit si exactement l’individualité d’un homicide, c’est le meurtre d’un autre et non le suicide qu’on a en vue. Notre beau jeune homme, se sentant mal à l’aise à côté d’Adrien, qui lui donne d’admirables leçons d’entomologie, se garde bien de lui appliquer cette miraculeuse pierre de touche qui lui arracherait ses secrets ; il se borne à le soupçonner et à souffrir en silence. La même chose arrive au fils du ministre de la police, autre élève de bon lieu qu’Adrien a pris pour détourner les soupçons du gouvernement. L’idée de cette contrefaçon morale est une invention telle quelle ; et quoi qu’il en soit de cette idée comme de la grace qui suffisait et ne suffisait pas, j’accorderai sans peine à M. Steffens que c’est une invention. Traitée pour elle-même, et avec la poésie mystérieuse dont les véritables écrivains fantastiques de l’Allemagne ont revêtu quelques bizarreries de cette espèce, cette donnée pouvait être aussi féconde qu’une autre. Mais n’est-il pas étrange que ce soit un professeur, homme de science et de vérité, qui mente ainsi à sa vocation et à ses habitudes privées, pour caresser ce besoin maladif de merveilleux, qui tourmente les lecteurs allemands ? Déjà, dans un autre roman, M. Steffens avait soutenu gravement la croyance aux spectres, qui n’est admissible, comme moyen d’art, que chez les hommes d’imagination. Pour tout dire, l’auteur a le tort de vouloir faire ce qui n’appartient pas à sa nature. Il veut peindre la haute société, et il ne connaît que l’honnête médiocrité de la bourgeoisie ; les ruses et les profondes finesses des conspirateurs, et il nous montre des précautions enfantines ; la haute perspicacité des hommes d’état, et ces hommes, aussi gauches, aussi maladroits que les autres, ne découvrent rien, ne font rien, et ne savent qu’attendre, et se livrer à la merci des circonstances ; le vaste et ténébreux génie d’un grand agitateur, et l’on n’assiste pas une seule fois à la conception d’un de ces plans habiles au moyen desquels l’homme de génie remue, du fond de son cabinet solitaire, la masse entière des élémens impurs d’une nation. L’auteur se borne à nous dire, en toute occasion décisive : C’est un génie dont l’ascendant est irrésistible ; mais il veut apparemment être cru d’autorité magistrale.

Quel but s’est proposé un homme d’une profession aussi grave en écrivant un pareil ouvrage ? J’espérais qu’après avoir échoué dans ses tentatives antérieures pour populariser, par le roman, la philosophie de la nature, il aurait mieux réussi cette fois. C’est là sans doute un mauvais genre de composition ; néanmoins, si un résultat utile est obtenu, il ne faut pas juger trop sévèrement les moyens. Mais M. Steffens s’est borné à placer dans son livre deux scènes d’herborisation, disant que son jeune naturaliste, dans son enthousiasme expansif, s’identifiait avec la nature, et que la nature s’identifiait avec lui ; et quand la lumière s’est ainsi faite, il n’en est plus question dans les mille pages restantes. Ce roman n’est pas non plus un roman de mœurs, car l’honnête professeur est de l’espèce de ceux qui peuvent dire en vingt langues différentes le nom d’un fauteuil, mais ne savent pas s’y asseoir. Ce n’est pas moins qu’un roman politique, écrit dans un esprit contre-révolutionnaire et luthérien, à l’adresse du gouvernement prussien, dont M. Steffens est aujourd’hui l’employé. Ce gouvernement, plus adroit que beaucoup de ses savans serviteurs, doit être peu touché de cette marque de dévouement, très faite pour le compromettre vis-à-vis des gens raisonnables, si les gens raisonnables lisaient beaucoup M. Steffens. Celui-ci dit, entre autres choses curieuses, « qu’un peuple n’est jamais opprimé par les grands sans l’avoir mérité, de même que l’oppression n’est jamais exercée sans la faute des gouvernans ; que dans ce cas se manifeste la punition du ciel, qu’il dépend de nous d’adoucir ou de rendre plus terrible. Si nous l’acceptons, si nous nous y soumettons, si nous avouons que nous méritons le châtiment, la peine est modérée, et nous ne sortons jamais des rapports réguliers. La soumission volontaire adoucit d’abord l’esclavage et finit par le faire cesser. C’est ce que nous nommons le paisible développement historique. » Pour qu’on ne se trompe pas sur le sens de ce fameux développement historique, si cher aux maladroits publicistes de la vieille Allemagne, M. Steffens se met à demander grace, timidement il est vrai, pour les institutions vermoulues que nous voulons sacrifier, dit-il, à notre individualité égoïste. Dans ces institutions qui pèsent encore sur l’Allemagne, tout lui est bon à conserver pour l’amour de la valeur historique. Tout en admettant qu’un baron ignare et pauvre pourrait bien avoir moins de force réelle qu’un roturier instruit et riche, il insiste sur ce que la féodalité a rendu jadis des services historiquement démontrés ; d’où il suit qu’il faudrait sacrifier à des thèmes d’études historiques les hommes d’aujourd’hui, avec leurs haineuses répugnances, avec leurs volontés énergiques. M. Steffens en est encore à proposer, comme la plus grande garantie de sécurité sociale, l’honneur chevaleresque, mais l’honneur chevaleresque revendiqué au nom d’une seule caste, ce qui est naturellement une insulte pour les autres. Enfin, il va jusqu’à médire de la science, vertige vraiment affligeant chez un homme de science. Il est vrai que pour se concilier les sentimens nationaux, il sacrifie la France à l’Allemagne, et trouve même du bon dans les crimes des démagogues allemands comparés à ceux des révolutionnaires français. Toutes ces cajoleries adressées à l’antique Teutonia ne le sauveront pas des sifflets de la jeune Allemagne, à laquelle il s’est imprudemment attaqué. Il est triste de voir un vieillard risquer la dignité de toute sa vie contre de tels adversaires dont il ne connaît même pas le côté faible. Pour nous, un pareil ouvrage est précieux comme symbole : il nous en apprend plus sur les causes du malaise qui tourmente l’Allemagne que ne le pourraient faire vingt articles politiques à priori.


Cavalier-Perspective (le Point de vue du Gentilhomme, etc., par le chevalier de Lelly[3]). — On pourrait croire qu’un esprit de nationalité mal entendue nous a dirigé dans notre appréciation des professeurs qui font des romans au-delà du Rhin. Voici venir un Allemand qui dit sur la littérature légère des hommes d’université de ces choses qui nous auraient mis mal à l’aise. Cédons-lui la place pour un moment, car nous n’avons guère occasion de nous blaser sur des révélations de cette espèce.

« On ne voit, dit M. de Lelly, que romans pesans sortir de têtes pesantes. On y trouve à foison, il est vrai, des maximes de sagesse élucubrées dans la chambre et applicables à la chambre ; mais cela n’a point de racines dans la vie et ne porte par conséquent aucun fruit pour le monde………… La sagesse véritable ne s’apprend jamais dans les livres, heureusement. La sagesse n’est pas plus fille de la mémoire qu’elle n’est vêtue de malpropreté, quoique nous puissions être tentés souvent de le croire……… La plupart de nos savans manquent complètement de la connaissance des hommes et du sens pratique. Aussi se trouvent-ils devant tous les évènemens de la vie comme devant cette image miraculeuse du Christ qui était toujours d’une palme plus haute que chaque homme qui s’y mesurait, si grand ou si petit qu’il fût. Ils ne savent se prêter à aucune situation ; pas une n’est à leur taille. J’en ai connu qui n’étaient d’aplomb que dans leur chambre, et qui apparaissaient au milieu du moindre cercle étranger, non comme des rêveurs, mais comme des sauvages hébétés, sans ressort et sans défense, avec un corps maladif, la figure appauvrie, et les sens ruinés par l’immobilité, idiots finis dans toutes les gaies sciences de la vie. Peut-on leur demander un ton convenable dans la parole ou dans l’action, une conversation aimable, un goût distingué, ou même quelque trace de dignité ? On ne remarque en eux que la myopie, suite des lectures poudreuses, et une poitrine rétrécie par la fumée de la lampe. Voici pour une partie de nos écrivains. Les autres, qui n’ont pas, comme les premiers, l’excuse de la profondeur, décrivent la triste situation qui leur est propre, des enfans affamés et criards, etc., toutes vraies misères de philistins. Ce sont les sujets qu’on traite dans la seconde classe de nos romans, ou qui forment les traits distinctifs de la physionomie des auteurs… C’est par là, et non par la frivolité, ni par l’engouement des productions étrangères, qu’on s’explique pourquoi la très grande partie de nos lecteurs se tourne vers les livres français et anglais. Au moins n’y trouve-t-on pas les sujets empaillés d’un cabinet d’histoire naturelle, mais des êtres vivans, bien qu’étiolés quelquefois. Les auteurs n’y portent pas de ces éternelles figures de Sisyphe, comme les savans desséchés, ou comme les chevaux de renfort au pied des montagnes. Leur horizon est plus étendu, ils se meuvent plus librement dans leur atmosphère, et gagnent tout de suite par la confiance et par l’aplomb. On reconnaît tout d’abord à la forme qu’on est en bonne compagnie… »

Voilà de ces choses que jamais nous n’eussions osé dire, et qu’on ne se permet, il faut l’avouer, que dans les querelles de famille.

Pourtant M. le chevalier de Lelly pourrait être récusé avec justice. Il prend, comme l’indique son titre, son point de vue de haut, et ne laisse tomber qu’avec pitié son regard sur les gens de lettres. Faire plaisir aux hommes comme il faut, leur retracer les scènes que leur imagination caresse le plus volontiers, combler les lacunes de la littérature mondaine, et rudoyer, en passant, les pédans qui se croient propres à tout, même à cette tâche, tel est son but : c’est, comme on voit, l’aristocratie intelligente qui se révolte contre la souveraineté du peuple. À merveille ! Le siècle désormais doit comprendre ainsi la lutte : c’est le concours, et ce n’est déjà plus la guerre.

En attendant que les gentilshommes écrivent pour tout le monde, M. de Lelly n’a fait son livre que pour les heureux. Il a plusieurs chapitres sur les moyens de faire fortune. L’axiome autour duquel tourne sa doctrine est qu’il faut d’abord dépenser beaucoup. Dans son système, pour devenir riche, il faut l’être déjà, et se mettre en train de ruine pour décupler le fonds avec les revenus. Puis vient un exemple pris dans sa vie, exemple qui n’est pas trop concluant ni trop vraisemblable. En retraçant l’existence de Paris, l’auteur a manqué lui-même aux préceptes qu’il donne à ses compatriotes. Il est possible que son parisianisme paraisse achevé à Magdebourg ou à Berlin ; pour moi, j’y trouve quelquefois un haut-goût tudesque : la finesse d’observation, quoique réelle, n’y est pas toujours suffisante. Entre autres inexactitudes, l’auteur fait aller à Barèges une belle et jeune merveilleuse. En sa qualité d’homme de plaisir et d’élégance, il devrait savoir qu’il faut être bien tristement malade pour aller s’ensevelir à Barèges, affligeant hôpital de nos pauvres soldats inutiles ; d’ailleurs les gens ainsi malades ne comptent pas dans les livres des heureux. Ailleurs il attribue à Champfort un mot de La Rochefoucault. Il décline toute prétention à l’érudition ; mais ce n’est là qu’une fanfaronnade, car ses chapitres sont grossis et allongés outre mesure de considérations, citations et allusions historiques, empruntées à tous les temps et à tous les peuples. Il se pose en théoricien et rédige des méthodes complètes pour être léger, dépensier, aimable, homme de goût, etc. On reconnaît qu’il n’a pas impunément respiré la même atmosphère que les pédagogues. Au reste, tout cela nous paraît un prétexte pour faire preuve d’esprit, et M. de Lelly en a montré infiniment. Son chapitre des Philistins est un excellent morceau de verve et d’humour.

M. de Lelly est de l’école du prince Puckler, avec les différences qui résultent d’une individualité assez marquée. Sa manière est un peu celle de Montaigne auquel il a emprunté l’épigraphe : Mon mestier et mon art, c’est vivre. Il se fait, comme lui, enfileur d’anecdotes, de proverbes, de réflexions, sans arriver, autant que Montaigne, au charme de l’imprévu. Je ne saurais dire jusqu’à quel point son style est en-deçà ou au-delà de celui du prince Puckler. Une telle comparaison a sa difficulté, quand il s’agit de gens qui ne doivent peut-être rien au travail, et que l’élan naturel a portés du premier bond beaucoup plus loin que certains limeurs de phrases. On pourrait, en parodiant une formule célèbre, dire qu’un peu de travail donne un style de pédant, et que beaucoup de travail fait écrire en honnête homme. La plupart de ceux qui commencent à écrire croient que l’important est de se distinguer de ceux qui écrivent simplement. Ils font donc du style que personne ne parlerait, et quand ils ont surchargé leurs longues périodes de mots étranges que les lecteurs de bon sens évitent avec effroi, ils se croient au bout de leurs peines. Il est trop vrai que beaucoup d’Allemands finissent par ce commencement. Je crois que M. de Lelly, tout en se gardant des procédés de l’école, prend sa besogne plus au sérieux que son modèle. Surtout il évite de grossir de mots français son vocabulaire, comme le fait trop fréquemment le prince Puckler. Ces pauvres mots français, ainsi travestis en allemand, me rappellent involontairement les diplomates de Mahmoud dans la lourde capote des sous-lieutenans européens. Dans le dernier ouvrage du prince Puckler, j’ai lu que les mots recherchirteste toilette signifiaient : la toilette la plus recherchée. Recherchirteste ! Il y a dans ce gros superlatif de quoi nous faire détester par tous les pédans de nationalité allemande. Pour moi, lecteur français, le mot ausgesucht aurait suffi à me contenter.


A. Sp…
  1. vol. in-8o, Mannheim, chez Heinrich Hoff. — Paris, chez Heideloff, rue Vivienne.
  2. vol. Breslau, chez Max.
  3. Leipzig, chez Brockaus. — Paris, chez le même, rue de Richelieu.