Revue littéraire de l’Allemagne — 31 décembre 1835
DE L’ALLEMAGNE.
Il est possible que l’Allemagne se contente des nouvelles et autres récits d’imagination que ses écrivains lui donnent pour des romans : la France s’est bien trouvée satisfaite pendant deux siècles des imitations guindées qu’on lui offrait comme des odes. Je n’en suis pas moins d’avis que le roman, tel qu’on le conçoit en France et en Angleterre, le roman, peinture animée et saisissante de la société, ce drame qui applique à la vie réelle les moyens les plus puissans de la poésie, manque tout-à-fait à l’Allemagne. La faute n’en est point aux hommes, mais à l’état social. Que cet état soit bon ou mauvais, peu importe. Le fait à constater, c’est que la société est constituée en Allemagne sur des bases fixes, solides, immuables, qu’elle est traversée de haut en bas par un ordre hiérarchique, dont l’action forte s’étend jusqu’au cœur de la famille, ordre auquel tout le monde se soumet, et que les déviations y sont presque impossibles. Or, dans une telle société, le roman ne peut trouver son élément principal ; cet élément est, qu’on me passe le mot, l’esprit de révolte, la lutte contre la loi sociale. Hors de là, vous n’avez que l’idylle bientôt épuisée, ou le conte fantastique dont on doit se lasser promptement. En France, il faut bien le dire, en France où le roman, le seul véritable pour nous, date de la société de Louis xiv, personne, de quelque condition qu’il fût, personne n’a jamais eu respect complet pour la loi. Avec son esprit impatient et son sens pratique, le Français a toujours fait un rapide compromis entre le précepte et l’action. Je sais des gens qui diraient qu’il corrige par des biais et des fictions l’insuffisance et la gauche inflexibilité inhérente aux lois. Une pareille disposition engendre inévitablement des embarras, des péripéties et des expédiens, dont les combinaisons infinies, imprévues, inépuisables, sont le fonds commun des romanciers. En Angleterre, la loi est plus respectée officiellement, mais l’hypocrisie, le cant, vient au secours des malaises individuels qui ne sont pas assez faibles pour s’en laisser écraser. Pour être sourde, la lutte n’en est pas moins réelle. D’un autre côté, ce pays a toujours produit bon nombre de natures excentriques dont les souffrances et les mouvemens convulsifs fournissent au peintre de mœurs des sujets d’étude magnifiques et variés. La physionomie extérieure du roman en Angleterre n’est pas tout-à-fait la même qu’en France, mais on y retrouve sans peine le même principe vaste et profond.
Les gens amis de la règle et de l’ordre demanderont s’il est dès-lors bien nécessaire d’avoir des romans. Sans doute on peut dire : Heureuse la nation qui n’a pas de roman, car les élémens les plus intéressans en sont aussi tristes que ceux de l’histoire. Mais un état social étant donné, il faut en tirer tout le parti possible, sans oublier le roman bien fait, dont les fictions, même affligeantes, font diversion à de niaises réalités.
Pour quiconque connaît l’Allemagne, si bien disciplinée partout, excepté dans ses universités, il est évident que le roman de mœurs doit, pour être varié, s’y faire bientôt objet de convention. La tolérance n’y couvre pas ces désordres qui, dans des pays plus civilisés ou plus corrompus, se sont classés d’un aveu presque unanime, quoique tacite, au rang des usages. Qui oserait y prendre les luttes d’un amour adultère pour sujet de peintures éloquentes, comme on ne cesse de le faire en France ? Il serait convenu tout d’abord que l’auteur n’a représenté que des criminels. Faire un roman de mœurs en Allemagne, c’est copier la loi, et c’est chose peu récréative. Aussi, les auteurs qui ont quelque valeur se rejettent dans le moyen-âge, dans les passions historiques, dans les sujets étrangers, dans l’extraordinaire, dans l’imprévu, dans les coups de théâtre, et négligent grandement le naturel. Je ne parle pas de ceux qui végètent encore avec des calques de l’innocent Auguste Lafontaine.
M. Spindler est sans contredit l’un des romanciers les plus distingués de l’Allemagne, l’un de ceux surtout qui font le mieux des choses incomplètes, parce qu’ils étaient nés pour tout comprendre. Il observe et voit juste, sent finement la nature humaine, et trouve à l’occasion le comique avec bonhomie, parce qu’il n’a aucun engagement avec la sentimentalité nationale. Avec tout cela M. Spindler, résolu à l’effet à tout prix, écrit rarement de bons romans. Il commence par la simplicité et finit dans le terrible. C’est l’homme qui a le plus de prédilection pour les grands coups et les violences calculées. Il faut à chacune de ses fables une scène machinée comme un théâtre de mélodrames. C’est le plus humainement, le plus doucement du monde qu’il fait du crime atroce, c’est avec l’absence de foi la plus marquée, qu’il exploite le fantastique. Ce qu’il voit avant tout, c’est le public et le libraire qui commandent des émotions, qui veulent autre chose que cette vie réelle si uniforme et si tôt apprise. Parmi les contes qu’il a publiés sous le titre de Violettes d’automne, on en remarque particulièrement deux : Maruzza et les Capucins. Le premier est un tableau vraiment distingué d’un village valaque ; il est fâcheux qu’il se termine par de vulgaires scènes de brigands ; le second, une création originale dont la première moitié captive par des teintes douces et d’une grande finesse. La fin ne peut se faire qu’à grand renfort d’évènemens incroyables et de combinaisons sataniques. Il serait possible, en remaniant cette seconde partie, d’en refaire une jolie nouvelle. On doit regretter que M. Spindler, s’étant fait romancier, vive au milieu de modèles sans mouvement et sans couleurs variées, ce qui l’oblige à suppléer beaucoup de son propre fonds. On n’est jamais plus près de copier les autres que lorsqu’il faut toujours inventer.
La question de l’existence actuelle des universités allemandes est celle qui se discute dans ce livre, probablement à l’insu de l’auteur lui-même qui ne la soulève guère qu’une fois ou deux, et seulement en passant. En effet, dans un temps où le sort de la civilisation est peut-être entre les mains de la jeunesse, on doit se demander, en pensant à l’organisation des universités d’Allemagne, si les modifications qu’une politique effrayée a fait subir à ces établissemens doivent porter préjudice à la science, d’une part, et de l’autre éloigner le but auquel tendent tous les esprits avancés, but qui serait, dit-on, la révolution. Les intérêts de la science ! M. de S., qui regrette pourtant les temps des bonnes folies universitaires, ne nous prouve pas dans sa fable ou dans son récit, qu’on leur ait nui grandement. Nous sommes d’avis, nous, qu’on les a favorisés. En effet, suivant l’auteur, en quoi consiste la vie des dix-neuf vingtièmes des étudians allemands ? à subir les lois d’une association quelconque, la Burschenschafft ou la Landmannschafft, boire, ferrailler, boire encore, user son temps dans des pratiques ridicules quand elles ne sont rien de pis, briguer avec ardeur des distinctions de camaraderie qui ne vont guère à tuer la vanité humaine, qu’on prétend fièrement regarder comme la lèpre de ces temps-ci, vivre dans la crapule et la grossièreté, mépriser souverainement les Philistins, n’avoir de rapport avec eux que pour les battre ou en obtenir du crédit ; enfin, au lieu de sympathies généreuses, n’inspirer aux citoyens que l’idée du gain sordide qui rachète l’inconvénient d’héberger dans sa petite ville quelques centaines de mauvais sujets. Je n’exagère pas. Qu’on lise M. de S. ! Tous les jours son héros et ses camarades sont ivres. Tous les matins, ils éprouvent ce que j’appellerai de son nom allemand, Katzeniammer, dont ils ne se délivrent que par un nouvel excès obligé. C’est le cercle vicieux à sa plus haute puissance. Et qu’on ne croie pas que cela se passe seulement ainsi chez les Landmannschaffter ou corporations de nations. Ceux-ci sont en effet les sensuels. Ils laissent la politique se faire toute seule ou l’attendent à sa maturité, et ne songent pour le moment qu’à jouir de tout ce que Dieu a donné à l’homme sur la terre ; ils usent et abusent au-delà de toute satiété. Les Burschenschaffter font de même dans le fait, sauf deux exceptions ; ils ne permettent pas la galanterie, et établissent le club politique au cabaret. Du reste, chaque espèce d’association a son commerstag régulier, diète d’ivrognerie officielle où l’on doit s’enivrer en grand, tandis qu’on ne fait chaque jour que s’enivrer en détail dans les cabarets protégés par les affiliés. Les jours de commerstag sont en outre signalés par des mascarades que les Landmannschaffter rendent assez plaisantes et surtout fort coûteuses. Les Burschenschaffter se distinguent par la couleur sombre et mystérieuse donnée à ce divertissement ; l’ivrognerie y est plus bouffie, plus sonore et plus vertueuse. Quant aux duels, c’est la moindre chose, et nous aurions mauvaise grace à en parler. Un étudiant de bonne volonté peut-il rester en dehors d’une association ? nullement, sinon on l’accuse de lâcheté, de ladrerie, c’est un chameau. Personne ne peut oser le défendre, tout le monde a le droit de l’insulter, et je suppose, celui de lui refuser satisfaction. Les professeurs même le méprisent, c’est M. de S. qui le dit. Et les importantes, les véritables études, comment se font-elles au milieu de ces graves occupations ? En vérité, je n’en sais rien, et je prise encore plus haut la science allemande depuis que j’ai lu ce livre qui m’a dévoilé une foule de choses sur lesquelles la vue ne m’avait rien appris. On doit supposer en effet une admirable organisation à des gens qui, au milieu d’un pareil système d’études, deviennent des fanaux de la science européenne, plantes robustes et brillantes, grandies sous une couche de fumier.
Les associations, celles qui avaient un but politique, et probablement les autres, ont été abolies par des résolutions souveraines dans toute l’Allemagne. Quoi qu’on en dise, il n’y a pas grand mal à cela. Je ne vois pas, je le déclare, beaucoup d’utilité à ce qu’un étudiant s’occupe sans relâche à briguer les grades extra-académiques de renard, renard brûlé, renonce, jeune Bursch, vieux Bursch, vieille maison, maison moussue, senior, etc., etc. Tout cela ne se gagne que par une assiduité infatigable au cabaret, à la salle d’armes et dans l’administration des affaires de cette inutile franc-maçonnerie. Ce ne sont là que des décombres du moyen-âge qui devaient gêner infailliblement la marche de la jeunesse allemande, et il est admirable que ce soient les gouvernemens eux-mêmes qui lui aient débarrassé le chemin. Il faut n’avoir pas regardé de bien près pour croire que la cause révolutionnaire ait beaucoup perdu à la suppression des associations politiques dans les universités. Une pareille agrégation, dans l’état tranché des mœurs des étudians, n’est qu’une déclaration d’isolement. On arrive bien, en sortant d’un cabaret, à se faire tuer à l’attaque d’un corps-de-garde, mais on ne fait pas une révolution. Les révolutions ne se font que d’intelligence avec les masses, et les masses sont le Philisterium, étranger à l’étudiant allemand, qui leur paraît à son tour un homme d’un autre pays. Jamais les conspirations d’étudians, quelque habilement tissées qu’elles fussent, n’ont menacé d’un danger réel les gouvernemens allemands. Ceux-ci ont fait semblant de le croire, ou l’ont peut-être cru, c’était leur métier. Et pourtant ils ont fait une sottise, quoiqu’ils aient agi d’instinct. En défendant à la jeunesse d’user sa force dans des pratiques ridicules, ils la lui rendent entière et disponible pour des entreprises sérieuses et mûries jusqu’au moment propice. Ils l’obligent à s’allier tôt ou tard à ces Philistins dont aucune loi surannée ne les sépare plus, et les Philistins sont les soldats des étudians qui les pourront, s’ils le veulent, pénétrer de leur souffle. Bien plus, certains gouvernemens, pour surveiller plus facilement les jeunes gens, ont transporté dans leur capitale la principale université. Le résultat le plus net sera une action réciproque et incessante de la population sur les étudians, et de ceux-ci sur la population livrée jusqu’alors à l’unique influence des brillantes garnisons. Or, la population d’une capitale est à ménager, pour les hommes d’intelligence, tout autrement que les bourgeois des provinces. Ce ne sont plus là les Philistins des petites villes. C’est des citoyens des capitales que les étudians apprendront la vie pratique en échange d’idées que les officiers gentillâtres ne répandent pas d’ordinaire. Ce sera une inévitable initiation à la vie réelle, qui n’est pas celle des petites universités tapageuses, quoique l’auteur du Deutsche Student, en véritable Allemand qui se contente d’un à-peu-près sous ce rapport, oppose cette existence à la vie d’étude et de spéculation. Quand le temps d’une révolution viendra, si toutefois la révolution est nécessaire, elle aura été préparée par l’intelligence de la jeunesse ; elle débordera du cœur de l’état. Ce ne sera plus une déplorable émeute de loges académiques, mais l’entraînement de ce centre de volonté et d’action qui fait tout dans les états modernes.
Quel que soit l’avenir des universités allemandes et de l’Allemagne sur laquelle ces universités ont tant influé, c’est une étude fort intéressante que celle de ces mœurs d’exception, mélange de brutalité, de politesse, de barbarie du moyen-âge et de haute civilisation, qui se sont conservées jusqu’à nos jours dans leur bizarre originalité. Je ne pense pas qu’on ait trouvé encore un guide aussi exact et aussi instruit dans cette matière que M. de S. Sa fable, très nue, est attachante à force de naturel, et pourrait bien n’être qu’un centon d’aventures véritables éprouvées par divers individus. L’auteur, quoique très ami de la licence académique, est très moral. À une époque de prospérité littéraire, les gens d’un goût délicat regarderaient peut-être ce livre comme une honnête et loyale platitude ; de nos jours, où l’on n’a pas le droit d’être si dédaigneux, c’est une production amusante et surtout curieuse.
M. Wachsmuth poursuit sans grand bruit, mais avec utilité, la série de ses entreprises historiques. Il n’embrasse pas moins, dans son désir, que le faisceau immense de l’histoire universelle. Ses publications partant des antiquités helléniques, qui ont été pour lui l’objet d’un travail particulier, s’étendent, en redescendant les siècles, jusqu’aux temps modernes, sur lesquels il a déjà anticipé par fragmens détachés. Nous remontons ici aux xie et xiie siècles. L’auteur n’est pas un historien original, mais les études auxquelles il s’est voué nous inspirent un tel respect, et nous paraissent tellement utiles à la société, que nous regardons comme un devoir de les signaler. M. Wachsmuth n’est pas original en ce sens qu’il n’a pas de système à lui, qu’il ne paraît pas chercher des sources encore inconnues et qu’il donne peu ou point de place à la critique des autorités scientifiques antérieures. Mais il a lu autant que doit le faire tout bon professeur allemand ; et prenant des traits et des détails à tout le monde, aux étrangers comme aux nationaux, il compose un tableau ou plutôt un plan un peu sec et sans effet, où l’on reconnaît d’autre part la probité de l’exactitude. L’époque animée par l’enthousiasme religieux qui inspira les plus sévères règles monastiques et les croisades ; l’époque qui rassemble les plus grandes figures du moyen-âge, les empereurs Henri iv, Frédéric Barberousse et Frédéric ii, Philippe-Auguste et saint-Louis, Henri ii et Richard Cœur-de-Lion, Grégoire vii, Innocent iii, saint Bernard, Abailard et Arnaud de Brescia, offrait une abondante moisson poétique et pittoresque. L’auteur s’est contenté d’en faire la dissection. C’est une série de faits isolés, mais ce n’est pas une histoire. Il est sans doute bien de présenter à part l’état de chaque institution pendant une époque, mais il faudrait placer d’une main vigoureuse, un milieu, un axe solide auquel se rattacheraient tous ces rayons. M. Wachsmuth a jugé cette méthode si peu nécessaire, qu’il n’a pas mis dans son livre de résumé général qui relevât l’intérêt des détails. Ce sont tous les rameaux qui feraient un arbre si le tronc n’y manquait pas. Le style est d’une impassibilité désespérante, et ce qui est pis encore, saturé d’obscurité et de pédantisme. On croit lire quelquefois le cahier d’un étudiant en philosophie. Il n’est pas rare d’y voir des phrases comme celle-ci : « L’église appelait l’infini et l’inintelligible dans le domaine du terrestre. » Plus loin l’auteur, parlant des représentations scéniques, les désigne ainsi : « L’objectivité complètement personnifiée, » (die vollstændig gegliederte objectivitæt). C’est une belle invention sans doute que la subjectivité et l’objectivité ; encore ne les faudrait-il pas mettre partout, comme le font les Allemands ; j’affirme avoir vu récemment l’objectivité dans une lettre qu’un voyageur allemand écrivait à sa maîtresse.
La lumière vient de toutes parts dans ce siècle, des lieux d’où on ne l’attendait guère, et sous le bon plaisir de gens qui sont ses ennemis. Dans la circonstance qui nous occupe, le besoin d’encourager des divisions favorables au pouvoir a fait taire la prudence habituelle. On sait que la Croatie, la Dalmatie et l’Esclavonie n’ont d’autre représentation politique que la diète hongroise. Les fiers Magyares comprennent même dans le royaume de Hongrie tous ces pays qui n’y tiennent pourtant qu’à titre de confédérés, et prétendent depuis quelques années y faire adopter leur idiome asiatique comme langue officielle et nationale. Or, voici un Slave qui réclame avec raison la priorité pour la langue de ses pères, à titre de langue première occupante et très riche. Il en sera sans doute de toutes ces prétentions de nationalités diverses comme de tout ce qui se fait saillie et discordance dans la civilisation actuelle. Plus un monde vieillit, plus les hauteurs tendent à s’abaisser et les plaines à s’élever. Mais en attendant ce nivellement, que hâte l’ardeur fiévreuse de notre époque, le gouvernement des états autrichiens n’est pas fâché de voir faire par ses propres sujets justice de ces résolutions hongroises dont la pétulance l’incommode souvent, d’autant plus que le moyen le plus court d’accommoder les langues magyare et slave est tout naturellement d’accorder le titre d’officielle à la langue allemande. En conséquence l’imprimatur de la censure locale a été accordé au présent opuscule, écrit par un Croate qui ne se gêne pas trop pour y parler de tout autre grief que des velléités despotiques de la langue magyare. Par exemple, on y lit les passages suivans :
« Toutes ces injustices que vous (députés croates), vous supportez à regret, sont la suite de l’ignorance que les Magyares ont de nos priviléges, de notre histoire, et de l’idée fausse qu’ils se font de nos provinces… Les intentions des Hongrois furent jadis bonnes et sages ; mais les circonstances et un laps de trois siècles ont changé tout cela : l’occasion perdue ne se retrouve plus. Les chefs de toutes les nations éclairées savent aujourd’hui, et l’expérience démontre que différens peuples qui, réunis sous un même sceptre, possèdent des constitutions et parlent des langues distinctes, peuvent se fondre en fédération légitime et former un état solide, pourvu que les lois générales aient vigueur dans tout l’état, mais en laissant à chaque province les institutions municipales particulières appropriées à leur indépendance. C’est là ce que demandent les idées reconnues de la politique de l’esprit du siècle, esprit plus fort que toutes les armes de la terre, armes qui finissent même avec le temps par tomber en son pouvoir.
« L’esprit du siècle demande aujourd’hui que celui-là seul commande qui réunit beaucoup d’esprit à de grandes connaissances et à une longue expérience dans sa partie… L’état militaire seul est bien instruit dans le détail de son métier, mais dans son métier seulement… Le peuple des frontières diminue tous les jours ; la frontière était riche, il y a cinquante ans, non en argent, mais en bétail de toute espèce et en chevaux, et pouvait se vêtir et se chausser avec les produits du sol ; elle n’a plus aujourd’hui rien de tout cela, et l’habitant ne peut plus tirer de ses héritages nombreux, mais inutiles, de quoi se procurer les habits militaires prescrits, et acquitter les impôts élevés… Suppliez notre roi en faveur de ces braves, et persuadez les Hongrois qu’ils leur doivent le repos… Le peuple est infiniment plus nombreux que vous ; sans lui, vous manquent la nourriture et la vie. Montrez-lui donc l’affection convenable, afin qu’il puisse s’attacher à vous et à la constitution. Partagez avec lui les charges publiques, recommandez au roi, pour qu’il lui confère la noblesse, quiconque se distingue par son esprit et par ses actes, et insistez pour que celui qui est condamné par les tribunaux criminels, perde son rang, afin que soient réalisées les paroles de saint Étienne : « Celui-là seul est noble que ses actions ennoblissent. » L’invention de l’imprimerie a facilité l’instruction ; prenez donc garde qu’aucun esprit éclairé ne vous échappe ; car, s’ils se joignent à vous, vous en recueillerez du profit, tandis qu’en qualité d’adversaires, ils vous feront de la peine dans les temps difficiles. On peut dire beaucoup sur ce sujet ; réfléchissez-y en vous dégageant des préjugés de nos grands-pères. Nous ne sommes donc plus au même point de vue ; la fidélité, le droit et la vérité demandent à être envisagés sous un autre jour qu’au xviie siècle. »
Qui eut pu croire que de telles choses s’imprimaient à Carlstadt, dans un état soumis aux décisions de la chancellerie aulique autrichienne ?
Les écrivains allemands se sont partagé toutes les faces de Goëthe, comme les écoliers peintres se groupent autour d’un célèbre modèle d’académie. Voici un nouveau tableau qui nous le montre cette fois comme homme d’affaires. Le décri jeté depuis plusieurs années sur le pouvoir étant retombé sur ceux qui l’ont servi, on a fait à Goëthe un reproche d’avoir consenti à recevoir d’un prince ce qu’il pouvait ne devoir qu’à son génie. Il est à croire qu’il était fort peu sensible sous ce rapport. La faiblesse humaine a bien pu souvent obtenir de lui un sacrifice, en lui faisant désirer l’approbation des masses ; mais il savait s’en passer, au besoin. On voit qu’il estimait les hommes à leur valeur, sans les mépriser plus qu’il ne faut. Il est des êtres, en petit nombre à la vérité, auxquels de tels sentimens sont permis. L’indifférence de Goëthe pour certains systèmes, et peut-être aussi pour les moyens, tenait à l’élévation de son esprit qui lui faisait préférer le but aux instrumens, et ce but, quand il l’avait choisi, reconnu digne d’efforts, il savait qu’on pouvait l’atteindre, n’importe comment, et s’inquiétait fort peu du reste. C’est encore ainsi qu’il nous apparaît dans le livre du docteur Vogel. La fin qu’il a constamment devant les yeux est l’avancement de l’art et de la science. Ministre d’un département tout intellectuel, il ordonne, surveille et n’en croit que lui-même. Son activité est incroyable, il fait face à tout et rédige toutes les minutes de la correspondance, même la plus insignifiante en apparence. Il se sert adroitement de ses subordonnés, ménage l’amour-propre des forts, n’accueille qu’avec un mépris cruel les prétentions des faibles, et prend à cœur les intérêts de son monde, ce dont le docteur Vogel le loue beaucoup, quoiqu’on pût dire qu’il ne le faisait peut-être que comme le fermier qui nourrit bien son bétail de labour. La correspondance entre le duc de Saxe-Weimar et son ministre est souvent curieuse : Goëthe a beau répondre avec de l’altesse au tutoiement familier du souverain, on sent qu’il est le véritable maître. Il se permet parfois de contredire l’altesse, et cela en style peu bureaucratique. Un fait remarquable est que le duc de Weimar était bien plus friand de popularité que son ministre : il mit à la disposition des étudians son cabinet particulier de tableaux et les eaux-fortes des grands maîtres, qu’il fit détacher de la bibliothèque, quelques bonnes raisons que lui donnât Goëthe pour l’empêcher de le faire. Heureux les peuples, heureux les princes dans les états où l’on n’a pas assez d’argent pour batailler, où il en reste assez pour protéger dans une mesure convenable l’art et la science !
Aujourd’hui que les questions de généalogie ne sont le plus souvent qu’accessoires dans les changemens politiques, et qu’une assemblée législative ou même un conseil de famille royale peut changer l’ordre de succession, comme nous en avons de récens exemples, on serait fort excusable d’ignorer qu’il existe deux cent trente-quatre ayant-droit à la couronne d’Angleterre. Ce nombre qu’a rendu si grand l’aptitude à succéder qu’ont, dans ce pays, les princesses de sang royal, le serait encore davantage, si les individus appartenant à la religion catholique n’étaient pas exclus par les lois du royaume-uni. Deux nouveaux individus réclament maintenant le droit de porter à deux cent trente-six le chiffre des appelés. Il est vrai que le rang auquel ils prétendent, vaut bien une réclamation ; car il s’agirait pour eux d’arriver en troisième après la princesse Victoria, en ce moment héritière présomptive du trône. Voici les faits :
Le duc Auguste-Frédéric de Sussex, cinquième fils de George iii, se lia, en 1792, à Rome, avec lady Auguste Murray, fille de la comtesse de Dunmore, et l’y épousa secrètement, le 4 avril 1793. De retour en Angleterre avec celle qu’il considérait comme son épouse, il fit célébrer publiquement son mariage, mais sans avoir obtenu du chef de la famille royale le consentement exigé par la loi nationale, le royal marriage act de 1772. Le 13 janvier 1794, lady Murray donna le jour à un fils, l’aîné des deux enfans qui réclament aujourd’hui, lequel fut inscrit sur les registres de l’église, comme fils du prince. Alors intervint le procureur général du roi auprès du tribunal archiépiscopal (court of arches), pour demander la nullité du mariage. Ce tribunal déclara, le 14 juillet 1794, que « le soi-disant mariage du prince Auguste-Frédéric et de lady Murray avait été et était nul et de nulle valeur, sous tous les rapports et dans tous les effets légaux. »
Nonobstant ce jugement, qui ne fut point réformé, le prince continua à considérer lady Auguste Murray comme son épouse, et Frédéric-Auguste d’Este et Auguste-Emma d’Este (le nom d’Este appartient à la famille de Brunswick) comme ses enfans légitimes. Il déclara dans plusieurs actes ses intentions à cet égard. Aujourd’hui les deux enfans, forts de la persistance de leur père, font réclamer leur rang par l’organe d’un jurisconsulte anglais, Joseph Dillon, et ils ont trouvé en Allemagne, pour défenseur bénévole, M. Klüber, doyen des publicistes allemands.
M. Schmid, auteur du mémoire que nous avons sous les yeux, démontre d’une manière irréfragable, selon nous, que si les réclamans ne sont point flétris par l’opinion publique du nom de bâtards, ils ne sauraient cependant prétendre au rang de princes du sang royal, rang d’où ils sont exclus par une loi politique dont la raison se trouve dans tous les états. Le chef de la famille royale, en refusant au mariage du duc de Sussex une approbation qui aurait pu introduire de nouvelles complications politiques, a usé de son droit ; il a peut-être rempli un devoir. Le tribunal (court of arches) qui a prononcé la nullité du mariage est institué par la loi pour connaître de ces sortes d’affaires : on ne peut donc attaquer sa compétence. Quant au moyen présenté par les défenseurs des enfans, et tendant à établir que, si le royal marriage act de 1772 pouvait leur être opposé pour la succession à la couronne d’Angleterre, il ne saurait en être ainsi à l’égard de celles d’Écosse et d’Irlande ; M. Schmid est d’avis que les possessions anglaises forment un tout indivisible, soumis à une même législation, et qu’il n’y a d’exception que pour le Hanovre. Ce royaume a, en effet, une législation spéciale. Les femmes n’y succèdent pas à la couronne, et, à la mort de Guillaume iv, il sera détaché de l’Angleterre, peut-être pour toujours. Ici la même raison, la nécessité du consentement du chef de l’état, peut être opposée au colonel Frédérik-Auguste d’Este. De plus, les lois écrites et le droit coutumier exigent également, dans tous les états allemands, égalité de naissance (ebenburtigkeit) dans le mariage des princes, et cette condition manque à l’union formée par le duc de Sussex. Les prétentions du colonel d’Este, inadmissibles dans le royaume-uni, trouvent donc un obstacle de plus sur le continent.
Ce mémoire, plein de faits curieux, traité avec la science soigneuse des publicistes allemands, est clair, concis, et jette un grand jour sur la question.
Le destin réservé à la mémoire de Napoléon est peut-être le fait qui plaiderait le plus puissamment pour l’existence de lois fatales dans l’histoire de l’humanité. On ne peut nier que l’homme du siècle n’ait traité les peuples comme s’il eût été convaincu qu’ils n’admirent que celui qui les peut mépriser, et n’obéissent que lorsqu’ils craignent. L’Allemagne surtout a été foulée et remaniée par Napoléon de la manière la plus orgueilleuse. Il a travaillé pour l’avenir des nations germaniques, mais sans daigner leur confier ses vues ni ses espérances, et assurément ces nations ne le devinaient guère. Et pourtant, sans l’initiation d’une révolution populaire, sans changement dans le système des alliances européennes, l’Allemagne, qui haïssait Napoléon il y a vingt ans, est peut-être en ce moment le pays où cette haine soit expiée par l’admiration la plus naïve, admiration qui se monte à l’enthousiasme, comme tout ce qui doit durer chez les Allemands. Qui a rendu populaires au-delà du Rhin ces bustes, ces statuettes, ces images naïvement grossières, ces légendes, contes, recueils d’histoires, pour lesquels a servi un seul modèle, Napoléon ? Quel entraînement pousse les Allemands à dévorer la bibliothèque entière des mémoires relatifs à Napoléon, au point que la science de la vie du héros est presque devenue chez eux une érudition spéciale, une nouvelle branche d’histoire, et que, sans les gouvernemens, on verrait probablement s’élever des chaires pour l’enseignement de cette nouvelle science, comme on le vit en Italie pour le poème de Dante ? Je n’exagère point dans mes prévisions ; car, dans la capitale même de la Prusse absolue, M. Gans, célèbre jurisconsulte, cédant à ce besoin occulte et général, usa de la liberté accordée aux professeurs d’université, et sous prétexte de professer le droit international, fit un véritable cours d’histoire contemporaine, où Napoléon tenait naturellement la plus grande place. Ces lectures durèrent, si j’ai bonne mémoire, trois semestres, et furent suivies par une affluence inouie d’auditeurs, en grande partie étrangers à l’université. Le professeur eut toute l’impartialité que permettait sa position, et le gouvernement prussien ne s’avisa pas de le faire rentrer dans les limites de son programme.
Nous connaissons beaucoup et trop de vers inspirés par la mémoire de Napoléon ; mais je ne sache pas que la France ait produit un recueil tout entier consacré à cette pensée, comme celui qu’un Allemand, le baron Gaudy, vient de publier à Leipzig. La vie du héros y est chantée en odes ou dithyrambes, ayant chacun pour objet un épisode de cette existence qui a rempli le monde. C’est sous ce rapport, et comme symptôme de cette réaction fatale dont j’ai parlé, que ce livre est surtout curieux. L’auteur ne paraît avoir été animé par aucune idée politique. Son point de vue unique est la gloire napoléonienne, sa seule préoccupation, cette grandeur qui domine toute grandeur depuis la chute de l’empire romain, dont elle résuma la puissance dans l’espace de quinze ans. Cette monographie poétique a le défaut inhérent aux compositions de ce genre. Quoique l’écrivain semble avoir attendu et choisi l’inspiration, la circonstance et le parti pris empêchent la poésie de s’y faire jour autant que cela eût pu être. On a beau varier les formes et les tons, rechercher les cadres étranges, l’idée unique fait toujours sentir sa présence, et non moins que le lecteur, gêne l’auteur qui appréhende l’épuisement. M. Gaudy est quelquefois poète d’une manière trop remarquable, pour qu’on ne doive pas attribuer à cette cause l’enthousiasme monotone et raisonnable qui remplit beaucoup de ses pages.
C’est au milieu de ce mouvement de justice historique qui anime aujourd’hui l’Allemagne à l’égard de Napoléon, de cette sorte de palingénésie de l’opinion publique, que se présente, l’ironie sur les lèvres, et l’air matamore, un vainqueur inconnu du grand homme. Ce redoutable personnage qui prépara, à l’en croire, la chute du tigre de Corse (style de 1814), nous dévoile avec une satisfaction posthume, non ses plans, mais ses petites niches politiques, vieilles de vingt-cinq ans. Je ne me rappelle pas qu’il dise avoir fait partie du Tugendbund, mais cela me paraîtrait beaucoup trop grave pour lui. Je me figure cet homme qui se donne, je crois, pour fils d’un ministre protestant, comme un de ces loustics, en perruque poudrée, beaux esprits incorrigibles, dont l’imitation de Versailles avait peuplé toutes les cours du continent, rieurs à la suite, plaisans pacifiques et doucereux avec les grands, vantards, sonores et évaporés avec les petits.
Cet aimable homme, qui comprend si bien son époque, et qui aurait mis un quart de siècle à élaborer son in-douze, ne nous apprend pourtant rien d’intéressant, rien même qui suffise à un de ces momens d’ennui, où l’on ne marchande guère sur le mérite. Dans ses trois petits contes de farces patriotiques, il a grand soin de se poser avec une rare complaisance. Jamais Figaro n’aurait employé plus d’art dans les complications les plus embrouillées, qu’il assure en avoir mis pour dérouter les familiers de la police napoléonienne. Il a la parole haute et brève, une confiance illimitée dans son imaginative, la plaisanterie prétentieuse et raide comme un cadet prussien, l’air mystérieux de quiconque fait et dit des riens ; il parle argot, réhabilite les mots inconnus des dialectes provinciaux, pour éviter tous les termes nouveaux empruntés à l’odieux français, et déguise par prudence diplomatique les noms des localités. Je n’aurais jamais cru que la niaiserie servile coûtât autant de peine en Allemagne. Le tout aurait pu servir convenablement, en 1814, de parades, pour égayer à l’allemande les tristes tournois de Jahn, le vertueux teutomane.
M. Frédéric Mayer voyage pour son plaisir d’abord, il faut le croire, et surtout pour se donner, entre autres satisfactions, celle d’imiter Henri Heine, dont les Reisebilder ont, dès leur première apparition, fait école en Allemagne et même en France. C’est donc arriver un peu tard ; mais comme l’auteur est jeune et qu’il attache une grande importance à ses moindres actes, à ses impressions les plus fugitives, ses esquisses peuvent intéresser comme statistique naïve des mœurs extérieures dans l’Allemagne de 1834. M. Mayer était naguère étudiant : il se glorifie chaleureusement d’avoir assisté à l’enfantillage patriotique de Hambach. À cette époque, aucun espoir dans l’avenir de la liberté ne pouvait lui paraître exagéré. Les mécomptes dont nous avons été témoins depuis l’ont naturellement jeté dans l’excès contraire. Il s’est donc mis à être sceptique, morose et railleur de parti pris. Heureusement que les forces de la jeunesse, qui lui ont été fort utiles dans cette crise morale, le contraignent souvent à donner un démenti aux doctrines qu’il paraîtrait avoir choisies en littérature. Il s’épanouit, à la moindre occasion favorable, en homme qui trouve que la vie est encore bonne à quelque chose sur cette terre. Il ne marchande pas sur le plaisir, de quelque part qu’il vienne, et savoure une belle vue dans le parc d’une altesse avec aussi peu de scrupule qu’il certifie la bonne grace et la simplicité populaire d’une autre altesse royale aux bains de la Baltique. Ce bon vouloir de jeunesse, qu’il est si heureux de posséder, ne lui permet d’être hostile et âcre qu’en théorie, et ce bonheur-là est une très malheureuse qualité pour un imitateur de Heine. Peut-être dira-t-il qu’il fait toujours prudemment de se rendre familiers les procédés et la pratique de l’école pour le moment où il sera désabusé, railleur et amer pour son propre compte. Il écrit déjà sans doute avec facilité et fait le vers plus facilement encore que la prose ; mais je ne crois point, talent à part, qu’il arrive jamais à la hauteur de son modèle. Il mange et boit avec une sensualité trop sincère. On ferait le chiffre d’une brasserie avec toute la bière qu’il dit avoir consommée dans ce voyage.
Je demanderais presque pardon d’accoler ensemble des livres de caractère si différent, si le cadre dans lequel je suis renfermé n’était ma loi et mon excuse. D’un autre côté, je regretterais de faire plaisir à certaine espèce de gens qui se réjouissent de voir scandaliser leurs frères. Heurter de front les croyances d’autres hommes est chose si facile et si vulgaire, que c’est là un succès à fuir. Et puis, personne n’y gagne en définitive, comme nous en avons fait l’expérience depuis cinquante ans. Je passe donc, sans préméditation aucune, d’un livre tout mondain à celui qui a pour objet la patrie des croyances religieuses du monde moderne.
Chez nous, où l’indifférence, pour ne pas dire plus, a relégué dans les séminaires et dans le cabinet d’un ou deux académiciens l’étude des sciences bibliques, on sourirait à la vue d’un homme qui aurait publié, en 1835, un volumineux traité sur la Palestine. En Allemagne, quelle que soit la foi des lecteurs, une pareille œuvre est toujours estimable et méritoire à titre d’œuvre de science. J’avoue, en ce qui me regarde, avoir éprouvé un plaisir d’imagination peu commun à redire avec l’auteur ces noms si doux de Carmel, Hermou, Naphtali, Ephraïm, Jesreel, dont la poétique résonnance charma jadis mes oreilles d’enfant, à parcourir de nouveau la scène des sublimes épopées hébraïques. Le livre de M. de Raumer n’est guère plus, à vrai dire, qu’un dictionnaire par ordre de matières, mais aucun article qui se rattachait de loin ou de près à la Palestine, n’a été oublié, et chaque article est un traité spécial appuyé sur toutes les citations voulues. Le prêtre, l’historien, le géographe, le voyageur, l’artiste, peut-être même le commerçant, y peuvent trouver un secours profitable. Ce travail doit réussir beaucoup dans les universités protestantes d’outre-Rhin. Là le protestantisme est encore, sinon à l’état de combat, du moins pénétré de la nécessité d’être fort et savant vis-à-vis du catholicisme. Un pareil livre serait bien plus utile à notre clergé que beaucoup de traités qui ne sont que de vains formulaires.
On peut admettre, pour refaire l’œuvre de Goëthe, bien des raisons excellentes dont la meilleure est que Faust appartient à l’humanité entière dont il représente la partie supérieure. Sous tous les rapports, ce pourrait être un personnage éternel à bien plus juste titre qu’Atride, dans la littérature allemande qui prétend, depuis longues années, ne vivre que de symboles. Faust, sorte de Prométhée de l’âge chrétien, est cette activité rêveuse de l’intelligence solitaire qui se dévore elle-même quand les élémens lui manquent dans le domaine du réel, et que les contradictions l’arrêtent dans le possible. Toutes les voies des mondes visibles et de l’infini étant ouvertes à ses aspirations fiévreuses, c’est l’histoire de l’humanité entière, non pas seulement en général, mais de toutes les individualités, de tous les caractères excentriques, que le poète entreprendra de rendre vraisemblables. Ce sera même l’humanité par ses côtés les plus étroits, avec ses faiblesses misérables, et le caprice maladif de Faust pourra l’y faire descendre souvent. Je ne connais, dans l’histoire de l’esprit humain, aucun symbole aussi vaste, aussi fécond, et qui puisse aussi bien servir de cadre commun aux vocations les plus diverses, aux talens les plus opposés, de champ où puissent mieux se rencontrer, avec un but différent, le philosophe, le poète et peut-être le prêtre.
Symbole pour symbole, n’était le besoin de variété, j’aimerais mieux celui-ci que tout autre. On n’y risque guère que d’être clair en même temps que vrai, ce qui est nécessaire fort souvent, et ce serait un point de départ certain d’où l’on pourrait arriver à tout un centre dont les rayons, suivis par une main artiste, éclairent toutes les questions que peut soulever l’humanité.
Le Faust de M. de B., qui commence comme tous les Faust possibles, est fatigué de l’incertitude que lui laissent les sciences et les systèmes, et le bruit public l’accuse avec raison de se livrer à la magie. La scène s’ouvre dans un cabaret, où des étudians, dignes du xive siècle, vengent sur le dos de bourgeois vieux chrétiens, à l’instinct grossier, mais sûr, l’honneur de leur docteur de prédilection, du représentant du progrès. « Tout ce qu’un grand homme fait et pense pour le bien de ses frères, ne paraît en définitive que l’œuvre du démon. Fi de ces ames de Philistins, de ces natures d’escargots, collées à leur tronc immobile, indifférentes à l’élévation comme à la chute, qui se repaissent et se gorgent de terre ! Fi de ceux qui délaissent un Faust, et le laissent même mourir de faim. Oh ! mes frères, ce n’est pas la haine qui suffit alors : le mépris pour cette canaille !… » Pendant que la jeunesse enthousiaste le défend de si bonne foi, Faust justifie ses détracteurs. Il a conjuré le diable, fait de longues conditions, finit par conclure le pacte dont la teneur est : Vie pour vie. À l’instant, les esprits infernaux établissent un sabbat resplendissant dans sa maison que viennent brûler les bourgeois, en présence du vieux père de Faust, honnête laboureur, arrivé trop tard pour embrasser son fils.
Faust a voulu surtout quitter la vie spéculative pour la vie d’action. Il veut, mais ses désirs sont encore ceux de l’homme d’imagination. Ses désirs ont une énergie, une ampleur saisissantes, rendues souvent par M. de B. avec un rare bonheur. « Déploie, dit-il à Méphistophélès, déploie les voiles de ton esprit, et cinglons sur la mer du temps. Fais que je me joue de toutes les règles, de toutes les limites de l’être mortel… Coule pour moi des mondes entiers en forme de palais, fais-moi glisser sur le pont de l’Arc-en-Ciel… Traîne-moi la mascarade dans les murs du cimetière… Esprit infernal, c’est d’un homme que tu apprendras ce que peut être cette existence. » On le voit tout d’abord, Faust croit encore à quelque chose ; il a foi à l’ivresse des sens, aux illusions de l’ame exaltée, il ne dit pas encore comme celui de Goethe :
« Il ne s’agit pas ici de plaisir, je veux m’abandonner à l’ivresse du vertige, aux jouissances les plus cuisantes, à la haine d’amour, à la peine qui soulage. »
C’est en partant de ce point de vue que Faust se rue dans la vie réelle dont il ne tarde pas à reconnaître le vide. Chemin faisant, il a enlevé Bianca, la charmante fiancée du comte Robert. Celui-ci, sans redouter le pouvoir infernal qu’il sait veiller à côté de Faust, suit intrépidement la trace du ravisseur de son bonheur et le retrouve à Paris au milieu des joies orgiaques d’une maison de jeu. Son entrée est belle ; c’est la tirade la plus poétique du drame de M. de B.
« Le désespoir marche vite, mais la vengeance va plus vite encore ; son vol est celui de l’éclair : sa voie obscure n’est pas frayée, mais la haine qui déborde atteint l’ennemi par un coup imprévu ! Vous vous êtes enfuis sur les traînées de flamme de l’enfer ; elles ont laissé leur lueur sulfureuse dans ma nuit solitaire, et m’ont guidé vers votre repaire d’infamie, mieux que ne l’eût fait la clarté du soleil commune à tous. Oh ! sans doute, j’ai couru sans haleine, la fatigue a usé ma vie, ma force est épuisée. Il me semble tomber dans le sein de la terre, tant je me sens lourd et souffrant, tant ce fardeau de douleur m’écrase. Et pourtant je ne me permets pas encore le repos. Les glaces n’arrêtent pas celui qu’embrase la haine, et que fait la fièvre à celui qui médite de sang-froid ? Brisé mille fois, ma rage ne cessera de grandir tant qu’il me restera une goutte de sang. Aucun homme n’a vu encore dans ses songes pesans une infortune pareille à la mienne. Le malheur de tout un monde s’évanouit comme une vapeur devant l’amertume qui m’abreuve. Je fus frappé par un éclair tombé d’un ciel bleu et serein ; après l’éclair s’abîmèrent toutes mes étoiles chéries. Au lieu de l’amour, la haine ; de la foi, le repentir ; de la richesse, l’indigence ; de la patrie, le sol étranger. Le malheur est-il donc tellement rapide ? Et tout à la fois !… j’en ai perdu l’illusion en un instant. Pourquoi un dieu n’arrêta-t-il pas les flots d’un destin ennemi, si toutefois un dieu plane sur cet océan ?… Oh ! qu’ils ont misérablement dispersé tout ce que mon cœur amassait avec ravissement ! C’est l’enfer qui s’est enrichi de mon bonheur qui s’élevait dans une orgueilleuse abondance. Il m’a envoyé en échange la désolation : je suis un mendiant banni de moi-même, n’attirant aucune sympathie ici où je suis inconnu, froide sentinelle de mon propre cadavre, ne nourrissant plus qu’un seul sentiment, la vengeance. Ah ! vengeance, divin sentiment arraché au ciel, vrai pressentiment de l’immortalité, tu couvres les cris furieux des douleurs. Oh ! tu consoles plus vite encore que le temps qui aime à se repaître de notre souffrance, qui revêt les abîmes de fleurs hypocrites et se joue des croyances des hommes ! C’est à toi, vengeance, que je me suis consacré. Victime moi-même, je cherchais une victime… Elle est trouvée… Avant le soir je me jetterai avec ivresse sur lui. Que le bel ange de la vie pleure alors quand tout sera consommé : le soleil peut cesser de paraître, et l’être humain s’anéantir en moi !… Et toi, Faust, dont les artifices l’ont attirée sur ton sein, tu nages dans mon bonheur ; mais tu as traîné derrière toi un nuage dont l’éclair ne remontera qu’en laissant trois cadavres. »
Robert attaque en plein bal Faust, qui le blesse mortellement, mais commande à Méphistophélès de lui conserver la vie. Après quoi Méphistophélès, feignant de redouter la police, entraîne Faust hors de France, pour le soustraire à l’influence de Bianca.
Quelques années se passent entre les troisième et quatrième actes. Nous retrouvons Faust en Espagne, visitant le monastère de Saint-Just et le moine Charles-Quint. Il prendrait peut-être, lui aussi, l’habit monastique, s’il se croyait digne de cette vie calme et simple, de ces vallées silencieuses et parfumées. L’auteur a voulu peindre ici la résignation d’une ame grande dans sa déchéance, supportant noblement son humiliation secrète, et rendant par sa patience à boire son calice de satiété et de dégoût, hommage à la justice éternelle. Il attend dans une amertume silencieuse l’heure où Dieu voudra le frapper. Au moment où il croit que la vie ne peut plus lui apporter d’émotions, il fait rencontre d’un jeune garçon qui va se jouant dans les chemins, sous les ombrages inondés de la rosée matinale. L’enfant accompagne une jeune servante qui porte à un ermite du voisinage des dons pieux envoyés par dona Benita, sa mère. Dona Benita, que la vallée ne connaît que par ses bienfaits, ne vit que pour ce fils. À cette vue, Faust éprouve un trouble et un entraînement inconnus. Il suit involontairement l’enfant à l’ermitage. Cependant dona Benita, inquiète pour son fils qui s’est échappé pour aller malgré elle dans les chemins dangereux de la montagne, accourt en appelant. L’ermite sort en entendant cette voix connue, se jette sur l’enfant et se précipite avec lui dans un abîme, en invoquant l’enfer. Dona Benita n’était autre que Bianca ; l’enfant, le fils de Faust et l’ermite le comte Robert.
Bianca est morte de douleur. Faust, subissant comme une punition méritée ces douleurs inconnues, désormais seul en ces lieux où l’isolement lui paraissait naguère la seule chose désirable, a bientôt pris une dernière résolution. C’est en vain que Méphistophélès veut le tenter par l’appât d’une vie nouvelle, lui promettre l’engourdissement d’autres plaisirs ; Faust rejette avec mépris ces offres et bannit loin de lui l’esprit des ténèbres. La lutte est neuve et belle. L’être mortel domine encore de toute la hauteur d’une intelligence divine le démon puissant. Vendu à l’enfer, il ne veut violer aucune des conditions du contrat, faisant dédaigneusement remise à l’esprit du mal du reste des biens promis en échange de son ame. De retour dans sa patrie, après le dernier soupir de son père, il n’y recueille que les malédictions furieuses de ses concitoyens. Revenu pour tomber à la place témoin de son crime, il semble avoir voulu compléter par l’humiliation publique le châtiment qu’il endure depuis long-temps en silence. Son fidèle famulus Wagner veut le cacher dans sa maison pour le soustraire aux persécutions violentes qui se préparent contre lui. Faust refuse d’exposer ce malheureux aux dangereuses conséquences de son dévouement, et s’empoisonne sur les ruines de son laboratoire. Méphistophélès s’élance pour s’emparer de son ame ; l’ombre du jeune fils de Faust descend au même instant, rayonnante d’innocence et de félicité céleste, apportant une palme de pardon. Les sons d’un orgue pieux se font entendre, et l’ombre du démon s’abîme sous terre.
Ce n’est pas là un dénouement satisfaisant, défaut qui est d’ailleurs commun à d’autres ouvrages estimés. Aussi ne blâmerons-nous guère M. de B. sur ce pardon, auquel il eût pu facilement donner une forme moins sentimentale, moins suspecte de niaiserie. On peut dire avec plus de justesse que le drame manque d’une certaine moralité nette et suffisante. On voit bien que l’auteur s’est attaché à la vieille et grande doctrine chrétienne de l’expiation ; mais il l’a fait en honteux, avec un juste-milieu de prêtre-philosophe : on dirait d’une conclusion conseillée par l’abbé Châtel. C’est en vain qu’il alléguerait que le mérite du repentir secret égale ceux de la confession et de la pénitence ; quand on se place au point de vue catholique, on ne peut biaiser avec des demi-doctrines.
Ceci, qu’on le remarque bien, n’est pas du dogme, mais seulement de la critique toute littéraire, qui veut une conséquence rigoureuse dans les moyens. Aussi croyons-nous que si M. de B. avait fait de la moralité religieuse le but principal de son poème, il lui eût été facile de trouver une fin plus complète. Il nous paraît donc que le sens de ce drame est la glorification de l’ame humaine dans le personnage de Faust. Cette noble intelligence, ainsi placée avec les conditions d’énergie et de puissance, reste supérieure au démon qui n’a sur elle qu’une prise, pour ainsi dire, toute matérielle. Il entrait dans le plan de Goëthe de montrer le vaste esprit de Faust petit auprès d’une puissance surhumaine ; M. de B. a pris le contre-pied, et c’est là sa gloire, car il a réussi dans cette lutte. Chez Goëthe, Faust, dégoûté par tous les plaisirs qu’on lui offre, querelle misérablement Méphistophélès, et s’use, à la grande joie de celui-ci, dans l’aigreur d’un dépit impuissant. Chez M. B., Faust, après s’être condamné le premier, ordonne à son maître futur de respecter son infortune, et l’humilie en quelque sorte par l’hommage qu’il rend aux décrets du ciel. S’il ne prie pas, c’est encore par ce sentiment de haute probité qui se reprocherait d’essayer de corrompre son juge par une offrande, et s’interdit d’ailleurs toute tentative pour faire rompre un engagement sacré. Il doit être puni ; il commence par anticipation son supplice volontaire, comme l’homme qui se suicide pour ne pas être déshonoré par la main du bourreau. Ici les efforts impuissans sont tous du côté de Méphistophélès, qui s’agite sans relâche pour franchir ce cercle de mépris que Faust a tracé d’une main hautaine. Cette idée, nous le répétons, fait honneur à M. de B., qui s’en est sans doute tellement préoccupé, qu’il a négligé les autres personnages et les ressorts de son drame. Méphistophélès est un triste diable qui ne sait rien imaginer pour ou contre Faust. Bianca est un peu la femme allemande, pauvre créature toute passive, soumise à toutes les influences d’un monde de crise, étoile pure bientôt éclipsée par des vapeurs fangeuses. La vie réelle est traitée aussi mal que chez la plupart des écrivains allemands, qui semblent ne se mettre en contact avec le monde pratique que par quatre points, la tabagie, le libraire, la diligence et l’hôtel garni. Le moindre commis voyageur de France ou même de Belgique connaît des belles de table d’hôte plus séduisantes et des escrocs plus spirituels que la Dujour et les joueurs du nouveau Faust, qui sont gauches et maussades à faire peine. Nous ne saurions trop répéter à nos confrères d’outre-Rhin qu’ils n’attachent pas assez d’importance à l’étude sérieuse de la vie réelle. Goëthe, seul peut-être entre tous les écrivains germaniques, a eu ce mérite, et la popularité dont il jouit est universelle et profonde bien autrement que celle de Schiller, qui avait pourtant plus de poésie dans le cœur. Si le Faust de M. de B. n’était qu’un drame, ce serait une production médiocre ; comme symbole souvent revêtu d’une haute poésie, c’est une œuvre qui présagerait à un auteur jeune un bel avenir.
Une ode dédicatoire où l’on trouve deux pensées poétiques m’avait donné bon espoir. Malheureusement cette œuvre est moins qu’une tragédie de professeur. Nous en faisions tous de semblables en quatrième. L’auteur ne sait ce que sont action et caractères. Le dialogue marche toujours tout droit avec un prosaïsme désespérant, sinon risible, et ne sert même pas à exposer une conviction religieuse ou politique. C’est, non pas une pièce, mais un auteur à refaire.
Si M. Raupach n’est pas plus connu en France, c’est probablement sa faute. M. Raupach est le Scribe de l’Allemagne ; mais entendons-nous, Un Scribe allemand. Comme son homogène, il produit beaucoup, écrit avec facilité, se joue assez volontiers de son public, traite cavalièrement certaines convenances historiques et littéraires, n’approfondit rien et s’essaie dans tous les genres. Ici cesse la ressemblance ; car, si le Scribe allemand écrit des farces (possen), il paraît se complaire davantage dans le genre sérieux, et la tragédie fait résonner son nom plus souvent que la comédie. Si ses vaudevilles ne valent pas les vaudevilles français que l’Allemagne, atteinte de la maladie littéraire du siècle, recherche avec empressement, il a, en revanche, plus de poésie dans l’ame, et ç’aurait été probablement un poète remarquable, s’il n’eût entrepris d’exploiter commercialement l’article théâtre. Aussi fait-il de bonnes affaires littéraires en Allemagne, mais en Allemagne seulement.
La Mort du Tasse est une de ces tragédies de commerce, traitées adroitement, mais où l’on chercherait inutilement un nœud et des caractères. L’action se passe entre quatre personnages : le Tasse, le cardinal Ludovico d’Este, la belle Léonora, et Antonio, familier du duc Alfonso. Celui-ci ne paraît pas. Au premier acte, le cardinal, qui aime beaucoup le Tasse, s’enquiert avec intérêt de son état en arrivant à Ferrare. Antonio, l’homme d’affaires, pratique et positif, lui raconte que le poète s’est montré arrogant et insolent outre mesure, et qu’on a été obligé de l’enfermer. Grande dissertation où le cardinal excuse le Tasse qu’Antonio inculpe toujours. La question est de savoir si le poète et l’artiste méritent plus de ménagemens que les autres hommes. Ludovico, en Mécène puissant et généreux, se prononce pour l’affirmative ; Antonio, l’homme de dépendance et de servitude, prétend que l’artiste ne fait, en créant, qu’un acte d’égoïsme, puisqu’il se complaît à lui-même ; et que le monde, loin de lui devoir de la reconnaissance, fait beaucoup pour lui, en le mettant à même d’obéir à son imagination. Il se fait, à cette occasion, une grande dépense d’esprit, de subtilités et de belles images. Deux thèses de même nature se traitent avec des moyens semblables, dans deux autres conversations que le cardinal a, d’abord avec sa sœur Léonora, puis avec le Tasse en prison. Ludovico annonce au poète qu’il est libre et qu’il va l’accompagner à Rome où les soins de l’amitié achèveront de le calmer. À Rome, Tasse, heureux de sa liberté, redevient pourtant aigre et injuste comme devant, jusqu’à ce que l’arrivée de Léonora et l’annonce de son couronnement par le pape, en l’exaltant jusqu’au délire, lui portent un coup mortel. Revenu à lui, il a recouvré toute sa raison et demande pardon à tout le monde, même à Antonio, qui se trouve être un fort honnête homme, nullement ennemi du Tasse. Pourtant, cet Antonio est trop pratique, pour moi qui aime bien certains hommes pratiques ; je le soupçonne fort d’être attaché aujourd’hui à la rédaction de la Preussische Staats-Zeitung. J’oubliais de dire que le Tasse reçoit alors un aveu d’amour très mystique de la part de la princesse Léonora, et qu’il meurt divinement en écoutant cette douce confession.
Les caractères de cette tragédie sont tout de fantaisie. Les puissans de la terre y ont une générosité, un laisser-aller, des ménagemens affectueux bien rares, sinon sans exemple, Tasse est, dans sa folie, ergoteur, dur et presque ingrat. L’histoire est tellement incertaine, que cela a bien pu être ainsi ; mais, en, ce cas, M. Raupach est malheureux d’avoir écrit sa pièce sous la protection du gouvernement prussien. Il n’y a d’italien que le sujet et les noms ; les personnages sont d’honnêtes hommes d’esprit allemands, qui parlent avec une belle façon de salon, et font de l’analyse et de la poésie subtile en gens qui se souviennent de leurs années d’université. Antonio dit, à propos de ses anciens démêlés avec Tasse, qu’ils ne se comprenaient pas, mais qu’ils n’ont jamais été ennemis ; que tout s’est donc passé pour le mieux, car la nature, cette grande artiste, a besoin de dissonnances pour faire son harmonie. Malheureusement, je crois qu’au temps de Tasse les dissonnances n’étaient guère employées par les musiciens, qui les connaissaient à peine. Tasse fait de l’homœopathie, en rafraîchissant par le feu de l’aloès son sang brûlant, comme on étanche la soif d’amour avec la flamme des baisers. La bonne princesse Léonora est un bas-bleu allemand. Elle possède au plus haut degré le don de critique philosophique, morale et littéraire, et dit sur la vocation de la femme en ce monde de belles paroles précieuses, que jamais princesse italienne ne se donnerait la peine de comprendre. Le style est celui d’un homme habile ; mais la poésie seule a le privilège de rendre invraisemblable le langage du drame, et dans celui-ci l’on plaide beaucoup trop. Nous retrouverons bientôt M. Raupach à propos d’une comédie ou d’un mélodrame.
Un hasard regrettable a fait sortir de nos mains, au moment où nous allions en rendre compte, Vally la Sceptique (die Zweiflerin), de M. Gutskow, dont les journaux annoncent les démêlés avec la diète germanique. Depuis ce moment, il nous a été impossible de nous procurer de nouveau cet ouvrage, qui paraît avoir attiré sur son auteur les rigueurs du pouvoir. M. Gutskow est un jeune homme d’un esprit fort original, et qui le serait bien plus encore, si Henri Heine ne s’était posé de bonne heure comme dictateur de cette jeune génération mécontente et frondeuse. Nous ignorons jusqu’à présent le contenu de la Sceptique ; mais c’est, de la part des amphyctions germaniques, une imprudence toute gratuite que d’avoir donné une importance générale à un ouvrage qui ne pouvait faire scandale que chez les lettrés. On dit que l’auteur a attaqué les institutions religieuses et civiles. De pareilles doctrines sont trop avancées pour la nation allemande. Quant à l’auteur et à ses amis, qui forment, ajoute-t-on, une école de démolisseurs, nous regretterions qu’ils se prissent sérieusement à ce jeu, car la foi, à quelque chose qu’elle se rattache, quelque erreur qu’elle puisse favoriser, est pourtant la poésie des peuples, et nous ne savons que trop ce qu’il en coûte d’exposer les peuples au froid glacial de la raison, sous prétexte de les débarrasser de vêtemens incommodes.
- ↑ Tous les livres allemands qui seront déposés par MM. les éditeurs au bureau de la Revue des Deux Mondes prendront immédiatement place dans la Revue Allemande. Espérons que notre appel sera entendu, et que des relations de plus en plus suivies s’établiront entre les deux littératures. Tous les livres dont nous rendons compte se trouvent chez Heideloff, rue Vivienne.