Revue littéraire de l’Allemagne — 31 mars 1835


REVUE
LITTÉRAIRE

DE L’ALLEMAGNE.


No ii.

Amerika und die Auswanderung dahin, etc. (L’Amérique et l’émigration dans ce pays, etc. 1 vol. in-8o, Leipzig[1]).

Il y a en Allemagne des gens qui n’aiment pas l’Amérique : ce sont les petits princes des états méridionaux et des bords du Rhin, dont les sujets émigrent en foule, comme saisis du mal de l’étranger. J’en excepterais peut-être le prince de Wied-Neuwied, par la raison qu’il est savant, qu’il a eu l’immense avantage de parcourir, sous l’incitation d’une pensée profonde, d’une vocation chérie, les magnifiques forêts du Brésil, et d’y empailler des ovipares et des mammifères, de manière à se consoler des émigrations des autres. Et puis les Allemands émigrent très peu au Brésil. Quant au prince Bernard de Saxe-Weimar, comme il a vu les États-Unis, je doute qu’il soit aussi indifférent sur le sort de ses compatriotes qui vont se faire Américains. Je ne dis pas d’ailleurs que tous ces princes aient tort, même philantropiquement parlant, et je trouverais encore assez naturel qu’ils fissent faire des brochures pour prouver qu’ils ont raison, et surtout pour dégoûter les émigrans.

Je ne suis pas prince, Dieu merci ; je n’ai donc pas de sujets, ce qui est pour moi un motif bien plus puissant d’action de graces ; mais je n’aime pas l’Amérique, les États-Unis surtout, plus que ne le font les souverains Allemands. Je n’aime pas les États-Unis, parce que la matière y règne seule, parce que la civilisation y a rétrogradé jusqu’à la satisfaction unique des appétits les plus grossiers, parce que le lien d’homme à homme n’y est qu’une exception, que les associations n’y sont qu’une ligue momentanée d’intérêts destinés à se combattre, et que la garantie la plus forte de l’ordre social est l’égoïsme se dressant avec sa défiance et sa jalousie incessantes contre l’égoïsme du voisin. Je n’aime pas les États-Unis, parce qu’avec ce matérialisme révoltant, on s’y sert de la bigotterie comme d’une arme défensive pour le foyer domestique, offensive à l’occasion contre l’étranger ; que l’amour n’y est qu’une affaire comme une autre, convention écrite ou marché sans entraînement, totalement inconnu sous une autre forme ; que les femmes n’y sont que des barêmes en chair et en os, économes du père de famille, domestiques en chef et nourrices de ses enfans ; que les hommes croient avoir beaucoup fait pour ces pauvres créatures, et les avoir indemnisées amplement de leurs infidélités continuelles pour le club et pour la tabagie, en leur payant des parures inutiles et des pianos qui les endorment, le tout pour exciter l’envie de leurs amies ; puis en leur permettant de promener gratis leur ennui dans les boutiques : ce qui fait que, chez ces puritains, la condition des femmes est reportée aux derniers siècles de la Rome de Caton. Je n’aime pas les États-Unis, parce que la vie intellectuelle y est inconnue, que l’argent n’y sert qu’à gagner de l’argent, et qu’il n’y a point de place pour le poète, le peintre, le musicien, et autres fainéans que nous aimons tant, vous et moi ; que la poésie n’y peut plus même se promener seule, indépendante et rêveuse, aujourd’hui que les vieilles forêts, son dernier sanctuaire, tombent sous la hache de cette civilisation sauvage. Enfin je n’aime pas les États-Unis, parce que l’ennui y règne despotiquement, et que de tous les rois, c’est celui que j’aime le moins.

Je ne me crois point pour cela le pouvoir de changer la détermination d’aucun émigrant, car l’émigration est l’idée du jour chez beaucoup d’hommes malheureux, et plus encore chez les paysans allemands, inquiets et rêveurs à leur manière. Or, sans estimer le fatalisme historique autrement que comme une belle doctrine qui fait écrire d’admirables pages, je crois que certaines idées, une fois venues, doivent faire leur chemin. Qu’on les appelle inspiration, engouement, voies providentielles ou fascination, le nom n’y fait rien. Profondes ou insensées, ou tout cela ensemble, elles entraînent les masses, perdent le plus grand nombre, exaltent un petit nombre d’habiles ou d’heureux, et trouvent quelques siècles plus tard des hommes de génie pour en révéler la profondeur. Je crois donc qu’aucun livre, quelque bien fait qu’il soit, ne guérira les gens tourmentés aujourd’hui du malaise de l’émigration. Il est possible qu’un souverain ait déterminé la publication du livre que j’ai sous les yeux, car les idées en sont graves, morales, lourdes, le style pesant, hérissé de phrases longues d’une page, vraies phrases de chancellerie, et sentant d’une lieue le professeur protestant. C’est une œuvre qui manquera son but, d’autant plus sûrement, que l’auteur s’adresse à la réflexion froide et impuissante, au lieu de frapper l’esprit par des faits, et de faire rebrousser les convictions établies en effrayant l’égoïsme. Enfin je n’ai jamais vu livre qui exposât plus complètement mes idées et qui me déplût davantage.


Wanderung durch Sicilien und die Levante (Voyage dans la Sicile et dans le Levant). Première partie, 1 vol. in-12. Berlin.

C’est une chose reconnue par ceux qui lisent, qu’il faut se garder de juger un livre d’après un premier désappointement, surtout quand ce désappointement vient d’un espoir exagéré, ou, comme disent si bien les Allemands, d’espérances sanguines. Cette faute, j’avoue l’avoir faite à propos du présent livre, qui vaut mieux, après tout, que l’opinion qu’on en pouvait prendre. L’auteur anonyme s’annonce dès l’abord avec la quintuple qualité de poète, peintre, antiquaire, musicien et savant. L’ouvrage est distribué par chapitres, en forme de lettres adressées à une dame nommée Annunziata. La préface, en guise de dédicace, est une pièce de vers qu’on ne lit pas jusqu’au bout, parce qu’on se lasse d’attendre une idée. Rien n’est encore désespéré, parce qu’on peut avoir beaucoup d’esprit, de jugement, et de poésie dans l’ame, et se trouver gêné par la versification. La forme même du livre, qui entraînerait à la frivolité un auteur français, peut n’être pour un Allemand que le salutaire engagement d’être moins spécial que de coutume, d’intéresser par des détails plus humains, par des artifices auxquels la masse des lecteurs se laissera toujours prendre. Pourtant la date de la première lettre est inquiétante, car nous rétrogradons en 1822 ; c’est prendre trop de temps pour réfléchir que de publier un voyage au bout d’un laps de douze années. N’importe, cette date est curieuse, car le voyageur rencontre cette année-là la garnison autrichienne à Palerme, et il peut être intéressant de savoir quelle action eurent sur la Sicile la révolution de Naples et les déceptions qui la suivirent, renseignemens que je ne sache avoir été donnés par personne. Les informations recueillies à cet égard par l’auteur se bornent, pour Palerme, à la destruction de la corporation privilégiée des mégissiers par les Autrichiens. On s’imagine qu’un écrivain aussi artiste va nous donner des tableaux étincelans de lumière, éblouissans de couleur, exubérans de poésie : nullement. En revanche, il suppute minutieusement l’emploi de son existence transplantée, dompte les fissures des monumens, analyse et sépare les teintes du paysage, non avec l’espèce de charme que présente encore une palette, mais comme le ferait le marchand de couleurs dans sa brutale indifférence. C’est une véritable lithographie allemande, où la magie de l’effet est perdue dans les détails, tous également traités avec une exactitude impitoyable. Pourtant on ne peut douter, au tourment qu’il éprouve, aux efforts qu’il fait, que le dieu de l’enthousiasme ne s’agite en lui. Mais j’ai grand’peur qu’il ne soit de ces êtres revêtus d’une écorce si dure, que les émotions les plus réelles et les plus vives sont impuissantes à s’y faire jour. Transporté à la vue de cette mer presque africaine, il ne peut trouver une image électrique pour nous communiquer ses tressaillemens. Il se contente de dire que cette mer est encore plus bleue que dans le golfe de Naples.

À la fin cependant, on se résigne, on s’habitue à cette manière, et l’on devine, sous la sécheresse des mots, la séduction vivante de ces merveilles méridionales, surtout dans les descriptions de la grotte des Due Fratelli, à Syracuse, et du lever du soleil vu du cratère de l’Etna. La peinture de Malte n’est pas non plus dépourvue d’intérêt. Et puis on doit penser que l’auteur a les qualités de ses défauts, et qu’on ne peut révoquer en doute son exactitude. Je prendrais, dans un voyage en Sicile, son livre pour guide, d’autant plus volontiers qu’il y a joint un énorme catalogue (cinquantes pages !) de tous les écrits généraux ou spéciaux qui ont rapport à la Sicile, sans oublier les voyages postérieurs au sien ; c’est là une belle et louable conscience germanique. Nos braves voisins sont toujours les bibliothécaires de l’Europe. C’est un mérite, mérite immense, que nous aimons à leur reconnaître, et que personne ne peut encore leur enlever.


Homer und Lykurg, etc. (Homère et Lycurgue, ou le siècle de l’Iliade et la tendance politique de cette poésie, etc.), par C. Heinecke, professeur au lycée de Wernigerode. 1 volume in-8o, Leipzig.

Le but de l’auteur est de prouver qu’on doit accorder toute confiance à l’opinion d’Hérodote au sujet de l’époque où vivait Homère. Partant de cette idée qu’il élargit et féconde avec toutes les ressources de la science, il entreprend d’établir, sans mettre précisément en doute l’existence d’Homère, que les noms des poètes de l’antiquité grecque n’étant que la traduction du caractère qui distingue chaque espèce de poésie, comme on peut facilement le voir dans ceux d’Orphée, d’Homère, d’Eschyle et de Sophocle, l’idée religieuse ou politique une fois posée, toutes les poésies qui la révèlent prennent le nom qui désigne ce caractère, quoique les auteurs puissent être différens. Il croit que Lycurgue contribua plus qu’un autre à répandre en Grèce les poésies homériques qui étaient l’expression de son système politique. Lycurgue au moins les introduisit à Sparte comme le corrélatif nécessaire de ses nouvelles institutions. Les Pisistratides, soutenus par les Lacédémoniens, firent enseigner à Athènes l’homérisme qu’ils considéraient comme une apologie poétique et religieuse du système monarchique. Il y a donc lieu de croire que des interpolations et des falsifications ont dû être faites dans ces poésies au profit d’un système et de quelques hommes. Périclès et les aristocrates furent partisans de l’homérisme, par les mêmes raisons que Lycurgue et Pisistrate. Platon, au contraire, et les philosophes dévoués comme lui à l’orphéisme, sont les adversaires du sens des poésies homériques. Le principe d’harmonie de l’orphéisme était l’amour, tandis que celui de l’homérisme, dans l’Iliade, était l’opposition et le combat, enfin l’expression de l’héracléisme, qui n’est que l’ordre établi par le combat et par la victoire. Les tragiques grecs, dont les idées de fatalité et de nécessité dominaient les conceptions, étaient et devaient être homériques. L’Odyssée est plus orphéique, et n’est pas du même auteur, ni du même siècle que l’Iliade.

Je ne pousserai pas plus loin cette analyse, d’abord parce que le cadre et l’objet de cette Revue ne permettraient pas de longs développemens, et qu’un pareil travail doit être compris avec l’ensemble des citations et des argumens qui le soutiennent. Et puis j’ai hâte de déclarer que je suis doublement incompétent. Je dois avouer, malheureusement pour moi, que les travaux immenses entrepris depuis soixante ans en Allemagne, et en Europe à l’imitation de l’Allemagne, pour arriver à l’intelligence de l’antiquité par l’explication de ses mythes et de ses symboles, m’ont trouvé quelquefois sceptique, et que j’ai naturellement négligé de suivre avec une attention soutenue tout ce qui s’est fait à cet égard ; mais, tout en regrettant que des trésors d’imagination et de poésie aient été ainsi dépensés et enfouis de nos jours sous les décombres du passé, je ne puis que rendre justice et payer ma part de respect aux hommes qui ont su construire d’aussi ingénieux édifices avec des matériaux si peu solides. D’ailleurs, si les querelles et les contradictions des docteurs m’ont rendu un peu incrédule, je comprends très bien leur vocation, et serai trop heureux de leur offrir mon assistance, quelque faible qu’elle soit. C’est la raison qui me fait signaler aux savans français l’ouvrage du docteur Heinecke dont je ne puis me dispenser de citer la conclusion :

« Ces observations doivent éclairer suffisamment le caractère des mythes homériques et de l’art qui a présidé à leur emploi. Jusqu’à quel point peut-on en considérer, avec Hérodote, le principe comme égyptien, c’est ce qui dépendra de la confiance qu’on accordera à ce premier des historiens. Toutes les circonstances qui peuvent être pesées pour la fixation des commencemens de la poésie homérique, et de l’époque où vivait son coryphée, circonstances que j’ai essayé de discuter, me paraissent favorables aux indications d’Hérodote. D’après ses assertions, l’Iliade ne pourrait pas être plus ancienne que Lycurgue ; ce poème ne paraîtrait pas autre chose que le panégyrique de l’héracléisme que Lycurgue soutint et restaura ; et rien ne défendrait de croire jusqu’à un certain point que Lycurgue lui-même a pu en être l’auteur. Du moins, d’après Hérodote, les épopées homériques n’ont pu avoir une origine ionienne…

« Je n’ai point traité la question de l’Odyssée. Je m’en occuperai dans une autre occasion, et je ferai seulement remarquer, en passant, que si une allégorie fait le fonds de l’Iliade, on peut en dire autant de l’Odyssée. Pendant que dans l’Iliade se développe l’allégorie de l’union du ciel et de la terre par le soleil, et que cette allégorie personnifie l’idée du destin immuable, dans l’Odyssée l’idée de l’ordre universel se rattache par un mot à la nécessité de la disparition du soleil, et dans cette nécessité est justement l’élément du comique qui s’y fait jour dans le ton d’une ironie philosophique, et se répand d’une manière conséquente sur la partie historique du poème. Cette opinion s’accorde avec celle de l’antiquité qui nomme l’Iliade une tragédie, et l’Odyssée une comédie. Ces deux poèmes sont des héracléides. Ulysse paraît déjà dans l’Iliade comme le complément d’Achille, ainsi que Pollux auprès de Castor… Que l’Odyssée soit du même auteur que l’Iliade, c’est ce dont on a douté plusieurs fois, et je crois, avec raison ; je soupçonne que l’Odyssée a une origine plus récente et même athénienne ; l’idée du combat y est exprimée dans un ton plus doux et plus mystique, et c’est ce qui pourrait donner le plus de poids à cette opinion. »


Anleitung zur Kunstkennerschaft, etc. (Introduction à la science du connaisseur en objets d’arts, ou l’art de devenir connaisseur en trois heures), par Detmold. 1 volume in-12, Hanovre.

Une chose m’effraie chez les Allemands d’aujourd’hui : c’est leur tendance à faire ce que nous appelons ordinairement de l’esprit. Autrefois, l’Allemagne tirait l’esprit tout fait de France et quelque peu d’Angleterre. À présent, elle en fabrique d’indigène, et beaucoup de ces essais ont réussi. Or, j’y vois un double résultat peu rassurant. Le premier, c’est une concurrence redoutable pour un grand nombre de nos producteurs ; le second, c’est peut-être l’abandon de ce caractère de mélancolie imposante et de sensibilité profonde qui a si magnifiquement favorisé en Allemagne l’élan poétique pendant un demi-siècle. Quoique les productions où l’esprit domine aient fait à notre nation une réputation auprès de la foule, surtout à l’étranger, on prise chez nous cette qualité beaucoup moins qu’on ne le pourrait croire. D’ailleurs la masse toujours croissante des gens qui ont voulu se recommander par là, nous en a dégoûtés. Nous préférons généralement, surtout dans la littérature de nos voisins, la raison éloquente et la poésie, même un peu trop naïve. Et puis, quoiqu’on puisse citer de notables exceptions, je crains fort que le génie allemand se prête peu à la plaisanterie, et que le résultat le plus net de cette tentative soit une foule de bouffons insipides.

J’ai dit pourtant que beaucoup d’Allemands contemporains réussissaient en ce genre, et le livre de M. Detmold est une preuve fort remarquable de cette assertion, un symptôme éclatant de cette nouvelle direction qui méritait d’être signalée. On en jugera par les citations suivantes, qui font d’ailleurs connaître le but de l’ouvrage.

« Le jour où s’éveilla soudain le sentiment artistique à Hanovre, le 24 février 1833, il lui fallut faire d’abord triste figure. Il y avait à la vérité une foule de tableaux dont plusieurs étaient sans doute excellens ; on trouvait aussi des artistes distingués, mais le sentiment artistique fut mal servi pour son cortége de connaisseurs. Il y en avait fort peu. Le public ressentit vivement leur absence ; on ne voulait pourtant pas avoir donné pour rien son argent : on voulait au moins rapporter, pour le prix de l’entrée, un jugement, l’avis d’un étranger, à défaut du sien propre. À qui s’adresser ? Les chambres de l’exposition où le public était endoctriné par quelqu’un des rares connaisseurs établis ici, étaient toujours remplies ; chacun se pressait pour entendre les paroles de la sagesse, mais ces chambres ne pouvaient contenir tout le monde… Donc notre essai, qui donne à chacun la possibilité de devenir connaisseur, répond à un besoin réel et vivement senti.

« Pourquoi l’art existe-t-il ? on l’ignore. Cette question a été souvent débattue, mais jamais résolue. L’art n’est pas un mal nécessaire comme la science médicale, la jurisprudence, le métier de soldat, et tant d’autres sciences et métiers… L’homme doit trouver du plaisir à l’art ; mais on ne peut pas jouir de toute sorte de plaisirs sans préparation : il faut tout apprendre, même la jouissance. Les jeux de quilles, de whist, sont sans doute des amusemens importans, mais ils veulent être appris. Il en est de même du plaisir de l’art ; celui qui l’a appris est un connaisseur, et de même que les quilles et le whist n’existent que pour ceux qui savent y jouer, l’art existe avant tout pour le connaisseur. Seulement, comme l’art est bien plus difficile que le whist et les quilles, je crois faire un ouvrage méritoire en essayant de faire de mes concitoyens autant de connaisseurs avant l’exposition prochaine….

« Le connaisseur ne jugera pas d’après son sentiment, mais il cherchera dans le tableau même les motifs de son jugement. Par exemple, ce tableau est très brun ; puisqu’il est très brun, il faut qu’il y ait beaucoup de bitume ; puisqu’il y a beaucoup de bitume, il faut qu’il soit de l’école de Düsseldorf ; puisqu’il est de l’école de Düsseldorf, il doit être bon : le tableau est bon. Ainsi le véritable connaisseur arrive à la perfection, non seulement comme connaisseur, mais comme homme. Il se défie de ses sentimens et les comprime. Il vient, par exemple, de décider par induction que le tableau brun était bon, et peut-être ce noble cœur ne peut souffrir le brun : il porte plus volontiers du bleu ou quelque autre couleur, mais il a poussé l’abnégation personnelle au point de déclarer bon le tableau brun. Or l’homme, et particulièrement le chrétien, devant toujours faire abnégation de soi, l’on voit que la science du connaisseur est l’apogée de la perfection humaine ; car le connaisseur se fortifie de plus en plus dans l’abnégation de ses sentimens ; il arrive bientôt à ne plus faire que juger sans plus rien sentir, et c’est là ce qui distingue le véritable connaisseur. Les arts du dessin comme les autres beaux-arts ne sont faits que pour être jugés, non pour être sentis. On a dit à la vérité que l’art existe pour le plaisir de l’homme, mais ce n’est pas l’art lui-même, mais bien l’acte par lequel on le juge, qui fait plaisir à l’homme… Sentir est une sottise ; la bête elle-même peut sentir, mais non pas juger ; le premier paysan venu peut sentir que les coups font mal, mais porter un jugement sur les coups exige déjà un haut degré de culture…

« … Je me réjouis déjà de voir à la prochaine exposition les connaisseurs se reconnaître entre eux. Oh ! le public entier ne formera qu’une seule et belle communion, toute composée de connaisseurs. Tous les monopoles de cette science vont disparaître ; tous seront égaux devant l’art, tous frères connaisseurs, tous libres d’admirer à leur gré… »

Après cet exorde, l’auteur passe aux définitions et divisions préliminaires, ce qui est bientôt fait : on dirait d’un catéchisme pour préparer aux examens de droit ou de médecine. Le plus amusant est de le voir quelquefois prendre à son insu le sujet au sérieux, puis s’en tirer par quelque bonne bouffonnerie. Vient ensuite la partie la plus précieuse pour les futurs connaisseurs, la phraséologie artistique toute faite, que l’auteur conseille de décomposer au besoin et de mêler comme une sorte de componium à variations ; on ne sait imaginer de meilleure parodie de certains feuilletons allemands. Les lieux communs de la fausse profondeur et la pénible technologie y sont tous réunis de la manière la plus grotesque. C’est l’encyclopédie de la sottise gourmée. Nous ignorons jusqu’à quel point cette excellente satire a pu réussir chez les compatriotes de l’auteur : car la brave Allemagne a la bonté de respecter la science jusque dans les pédans, et ne se rend pas volontiers complice de leur immolation. Pour nous, nous le répétons, nous ne craignons qu’une chose, c’est que ce nouvel exemple ne trouve des imitateurs, et l’on ne sait nulle part autant qu’en France combien est insupportable la tourbe des auteurs spirituels.


Der Geæchtete (le Proscrit), recueil mensuel, rédigé par Venedey, avec la coopération de plusieurs Allemands amis du peuple[2].

Les écrivains allemands que les malheurs de leur patrie ont jetés chez nous, emploient noblement les loisirs que leur a faits la proscription. En approuvant un digne emploi de leurs facultés, nous ne voulons pas dire que nous sympathisions avec toutes les doctrines exposées dans les cahiers que nous avons sous les yeux. La diversité de celles qui s’y produisent et se combattent quelquefois, ne permettrait déjà pas cette adhésion absolue de notre part, mais nous voulons dire, parce que nous le croyons, que les rédacteurs ont mis un talent incontestable au service de leurs convictions. Toute conviction, quelle qu’elle soit, par cela qu’elle se produit comme telle, comme désintéressée, est respectable pour nous, même lorsqu’elle heurte notre opinion. D’ailleurs, entre hommes qui veulent le bien, quoique par des moyens différens, il y a toujours un point de contact : entre nous et les patriotes allemands, la question principale est celle de l’opportunité. Cette question établit aussi une différence entre M. Venedey et M. Schuster. Celui-ci, dont on ne pourra dire que les idées sont rétrogrades, puisqu’il veut pour base d’un nouvel état de société l’abolition absolue de la richesse, prétend qu’une révolution allemande ne produirait aujourd’hui que des ruines, ou tout au moins des mécomptes. Sans vouloir discuter sa théorie sociale qui ne nous regarde en rien, car une antipathie isolée d’un système de prédilection n’est pas discutable, nous sommes de son avis, quant à l’opportunité. Les rédacteurs ordinaires du Proscrit semblent, au contraire, voir dans une révolution immédiate en Allemagne, le seul remède à tous ses maux. En attendant cet évènement, ils ont exposé déjà des vues et des théories sociales, dont plusieurs sont remarquables par ce mélange d’imagination aventureuse et de science positive dont la réunion caractérise la plupart des écrivains allemands. À ceux qui trouveraient ces vues trop avancées pour l’état de l’humanité, nous ferons remarquer qu’il nous est peut-être facile, à nous autres Français, d’attendre des améliorations que nous obtiendrons infailliblement, mais que la position malheureuse et impolitique faite aux patriotes allemands par les souverains justifie ou explique l’irritation et la haine qui peuvent quelquefois nous affliger à la lecture de ce journal.


Darstellung aus der Geschichte des Reformations Zeitalters (Tableaux du siècle de la réforme, etc. ), par Wachsmuth. 1 vol. in-8o, Leipzig.

Pendant que le Geæchtete prédit les révolutions futures de l’Allemagne, M. Wachsmuth raconte celles du passé, et s’occupe uniquement du xvie siècle, qui, malgré les efforts des historiens et des romanciers, restera pour le monde moderne une mine inépuisable de découvertes, un livre d’enseignemens qui paraîtront toujours nouveaux. Dans le xvie siècle se trouvent toutes nos idées actuelles, ou en germe, ou développées avec des moyens semblables à ceux que nous employons aujourd’hui. Fiers de nos découvertes et de notre culture intellectuelle, fécondée avec un zèle incessant et infatigable, nous sommes confondus en voyant que toutes ces conquêtes, que nous croyions nôtres, nous ont été indiquées et presque commandées il y a trois cents ans. Le xvie siècle a fait faire des pas gigantesques à toutes les sciences, sans être préparés et conduits comme nous l’avons été. C’est un bisaïeul qui tient encore par la main son arrière-petit-fils. L’expérience antique du vieillard étonne le jeune homme qui ne peut comprendre que des impressions, des faits tout neufs pour lui, aient déjà été révélés de la même manière. Il ne veut pas croire à l’entière similitude des conséquences, et chaque instant lui démontre que le bisaïeul avait en lui une révélation complète.

Ainsi, nous nous croyons forts et passés maîtres en révolution. Peu s’en faut que nous ne pensions en avoir inventé la théorie. C’est de notre temps seulement que date l’emploi de certains leviers qui soulèvent les masses tôt ou tard. Nous avons appris à nous défier des dévouemens égoïstes, des hommes à positions intermédiaires. Nous savons, par la connaissance de tel désir isolé d’un homme, quel parti il prendra dans une commotion politique. Tout cela est aussi vieux que le xvie siècle. L’insurrection des paysans allemands en 1525 n’offre rien qui n’ait précédé un fait semblable de notre temps. Les paysans se révoltèrent d’abord à cause des affreuses vexations dont les accablaient les seigneurs, et bientôt ils eurent leurs écrivains religieux et politiques, qui mirent la science et la presse au service des masses. La fameuse déclaration des douze articles invoqua le droit religieux et naturel pour l’abolition des corvées, des dîmes, du droit exclusif de chasse et de pêche, du monopole de l’église catholique, de la main-morte et de toute espèce de privilèges. Puis des brochures aussi nombreuses que celles de nos jours discutèrent tous les principes de l’ordre social avec une hardiesse qui nous semble inouie. On demanda l’abolition de toute hérédité, l’élection de l’autorité, y compris l’autorité royale ; quelques-uns conclurent à l’abolition de la monarchie, au partage des biens, puis à la mort de tout noble ou prêtre qui résisterait. À la tête de ces prédicans d’opinions si avancées se trouvait le fameux Thomas Müntzer, qui fit appliquer quelque temps ses doctrines aux environs de Fulda. Pour que rien ne manquât à la ressemblance avec des temps plus rapprochés de nous, des nobles qui voulaient se faire des principautés temporelles aux dépens du clergé catholique, ameutèrent les bourgeois et les paysans contre les princes ecclésiastiques et les couvens. Franz de Sickingen, le premier, fit avec de tels soldats la guerre à l’archevêque de Trêves. Le duc Ulrich, voulant recouvrer le Wurtemberg, demanda le secours des paysans révoltés, disant qu’il lui importait peu de reconquérir son trône avec la botte du cavalier ou le soulier du paysan, faisant allusion au soulier ou sabot doré que les révoltés portaient pour enseigne. D’autres nobles marchèrent avec eux, moitié de gré, moitié de force. De ce nombre fut le célèbre Gœtz de Berlichingen qui les accompagna pendant quatre semaines, suivant le serment qu’il leur en avait fait. Quand les politiques de l’insurrection virent que les excès des paysans nuisaient à l’entreprise, dont chacun comptait tirer un profit différent, ils demandèrent qu’il fût rédigé une interprétation des douze articles, disant que les paysans les avaient mal compris. Il fut arrêté dans ce commentaire que l’ancien ordre de choses devait subsister jusqu’au moment où une réforme générale serait convenue. En attendant cette réforme, les insurgés, qui se souciaient fort peu de ce que désiraient leurs meneurs, continuèrent à promener le pillage et l’incendie jusqu’au moment où ils furent massacrés par les troupes des princes temporels et spirituels.

Après la victoire, plusieurs de ceux-ci, parmi lesquels l’évêque de Würtzbourg et le grand-maître de l’ordre teutonique, louèrent des bourreaux pour faire une justice très étendue dans les promenades qu’ils firent à leur tour.

L’auteur de ce mémoire, M. Wachsmuth, s’était proposé d’abord de faire l’histoire générale de toutes les guerres et révoltes de paysans dans l’Europe moderne. La grandeur de l’entreprise paraît l’avoir effrayé, et il s’est borné, pour le moment, à cette histoire partielle qui sera suivie d’autres mémoires sur divers points spéciaux de l’histoire du xvie siècle. C’est une œuvre de science, mais, sous ce rapport, elle n’est peut-être pas assez complète. Considérée comme œuvre d’art, ce serait un travail à peu près nul. C’est un récit un peu confus, supporté par une masse de citations, souvent très curieuses, placées au bas des pages. J’ignore si, en Allemagne, tout le monde lit les notes ainsi séparées, mais en France on ne les lit guère. Je conseille à M. Wachsmuth d’intercaler et de fondre à l’avenir ses notes les plus précieuses dans le corps du récit, qui y gagnera évidemment beaucoup d’attrait et une physionomie esthétique.


Novellenkrantz für 1835 (Série de nouvelles, année 1835), par M. L. Tieck. 1 vol. Berlin.

Dans ce recueil, M. Tieck écrit pour son compte particulier : personne pour le soutenir, lui prêter lustre ou le gêner ; un seul roman remplit le volume.

L’auteur prend le commencement de son récit dans la vie réelle ; les personnages sont ceux que vous connaissez depuis long-temps dans les romans d’Allemagne : le bourgmestre, l’aubergiste brasseur, le sénateur de petite ville, l’apothicaire, le syndic, le conseiller de légation ou de toute autre chose, le poète local, le jeune officier hautain, fougueux et méprisant le Philistin, caractère que les Philistins allemands aiment beaucoup, parce que c’est à leurs yeux le symbole de la force virile ; la jeune fille sentimentale, la vieille dame fardée, et tout ce que vous pouvez vous rappeler de semblable, avec des manies qui ne sont pas plus nouvelles.

On est en plein xixe siècle, cela n’empêche pas le bourgmestre Heinzemann, qui s’occupe d’astronomie pour tuer le temps, et occuper l’imagination toujours si dévorante en Allemagne, d’arriver à croire à l’astrologie et à toutes les influences secrètes. Son beau-frère, l’aubergiste Peterling, a sans doute pris le goût de l’alchimie auprès de sa chaudière dans sa brasserie. Il croit, lui, à la possibilité de transformer le cuivre en or. Tous deux ont un ami, sénateur d’une petite ville des montagnes, qui est passionné pour l’art, et veut convertir au culte du beau les habitans de son petit endroit. Il colle dans ce but des gravures sous le portail de l’église, et transforme en statue de fontaine publique un magot grotesque. Ce qui l’indigne surtout, c’est la barbarie avec laquelle sont construits les mannequins placés dans les champs pour épouvanter les oiseaux. Prêchant d’exemple, il en fabrique un en cuir bouilli, armé de ressorts et d’une arquebuse, qu’il appelle Robin-Hood, et qu’il estime à l’égal des plus belles statues antiques. Sa fille Ophelia, jeune personne qu’il a fort bien élevée, qui sait par cœur Shakspeare et lit toutes choses, brûle aussi d’un beau feu pour l’art, et passant à l’application, elle est devenue amoureuse du mannequin Robin-Hood, qu’elle appelle son Adonis ou son Hamlet, ad libitum. Le grave sénateur est tout fier de cette passion. Tout cela, comme on voit, est bien gai et surtout bien naturel. Quand les trois amis sont réunis, ils se contredisent sur leurs manies respectives, ce qui doit bien les ennuyer, car cela fait naître des discussions et dissertations interminables sur la science, la nature et l’art. En général, hommes ou femmes, dans cette nouvelle, n’agissent que dans la seule fin de s’asseoir pour disserter à leur aise. Pendant cette première ou seconde dissertation, un orage éclate, une étoile filante tombe du côté des montagnes ; nouvelle dissertation sur les forces et les influences célestes et telluriques. Le sénateur, de retour chez lui, trouve que son Robin-Hood a disparu du champ de pois dans lequel il l’avait placé. Aucun étranger n’a été vu dans les environs, mais le sénateur Ambrosius n’en croit pas moins que son chef-d’œuvre a été volé pour le Musée britannique où il figurera à côté des marbres de Phidias. Après quoi lui et sa fille en tombent malades à mourir. Une autre scène s’ouvre à Ensisheim, ville voisine. Un étranger y arrive sous le nom de Ledebrinna, s’y donne pour un homme de distinction, tourne les cervelles des bourgeois et des nobles imbécilles, sépare deux amans, fonde une académie de sots et y produit un dérangement complet. De son côté, le bourgmestre Heinzemann, qui continue ses recherches secrètes, parvient à découvrir et faire captif un jeune elfe, qui se transforme aussitôt en jockey obéissant.

C’était là que M. Tieck en voulait venir ; tout le reste n’était qu’avant-scène, précautions oratoires pour se faire suivre dans le monde enchanté ; il n’en fallait en vérité pas autant : qu’importe le hohby-horse d’un homme, pourvu qu’il s’en serve bien ? Or, M. Tieck chevauche toujours très-bien sur le sien. Heinzemann, avide de connaître le monde invisible, fait subir de longs interrogatoires à son nouveau serviteur ; cela tourne bien quelquefois encore à la dissertation, mais celle-là, du moins, est souvent très gracieuse et parfois poétique. Ces révélations du monde des elfes et des fées sont la partie agréable du livre. Heinzemann, qui veut rendre service à son ami Ambrosius, demande à son elfe de le servir dans les recherches qu’il a entreprises pour découvrir son mannequin ; en attendant la réussite, il emmène Ambrosius à Ensisheim pour le distraire. Ô merveille ! Ambrosius, présenté dans une soirée, y reconnaît, dans la personne vivante du conseiller Ledebrinna, son chef-d’œuvre tant regretté ; il l’accable de caresses tout comme un fils chéri ; celui ci n’y conçoit rien et se fâche ; Ambrosius, furieux, intente un procès à l’effet de faire rentrer sous sa puissance magistrale et paternelle sa Galathée masculine. L’affaire se plaide et se juge ; le médecin Pancracius, magnétiseur fini, espèce de Paracelse bouffon, empêche par son témoignage les juges de condamner Ledebrinna, contre lequel s’élèvent assez de preuves amusantes. Pourtant ce dernier, ébranlé par de si vives émotions, tombe malade et donne à Pancracius occasion de faire une cure magnétique assez grotesque ; une petite fée bannie quitte le corps de Ledebrinna ; cette fée est la maîtresse de l’elfe Coucou, auquel Heinzemann a rendu la liberté. Coucou reconnaissant vient inviter son maître temporaire à sa noce, qui se fait dans le jardin d’une maison où se célèbre une autre noce. Le médecin Pancracius, qui assiste à celle-ci, veut aussi avoir sa part de l’autre, et après plusieurs bouffonneries, redevient le joyeux elfe Puck, que l’ami Coucou avait envoyé à Ensisheim pour servir Ambrosius. Celui-ci, réconcilié avec Ledebrinna, lui donne en mariage sa romanesque Ophelia, à laquelle son époux avoue, pendant la nuit des noces, qu’il n’est autre que le mannequin animé par certaine étoile filante, ce qui n’empêche pas Mlle Ophelia d’aimer un homme bien laid, qui a un teint de cuir bouilli et de gros sourcils de crin.

Quoi qu’il en soit de cette donnée, ce n’est pas nous qui la reprocherons à l’auteur. Nous avons appris en France à tout supporter, même ce qui est contraire à notre premier mouvement, toujours incrédule et positif. Nous aimons beaucoup la poésie, après tout, et ne marchandons plus à cause de l’origine. Nous voudrions seulement que M. Tieck se plaçât le moins possible dans la vie réelle. On a pu voir par notre scrupuleuse analyse comme il la comprend. Il serait peut-être moins dans son intérêt de supprimer les dissertations qui nous pèsent si fort. Ce mélange bâtard de caquet et de professorat, cette science eunuque, qui touche à tout, sans amuser et sans instruire, flattent pourtant la vanité d’une certaine classe de lecteurs allemands qui répond à notre monde frivole. À ceux-là, il faut toujours servir un peu de pédantisme. Cela leur rappelle qu’ils sont du pays de l’érudition, et les aide à prendre en pitié le reste du monde, plongé dans l’ignorance la plus crasse, comme chacun sait.

Pour l’auteur, ces conversations interminables avaient cette fois un autre but. C’était un moyen de placer des diatribes aigre-douces contre la littérature française d’aujourd’hui. Voilà deux nouvelles qu’il écrit cette année pour y encadrer la même malédiction. L’anathème est formulé d’une manière plus franche et plus prolixe dans la plus longue de ces deux nouvelles. M. Tieck y cite une douzaine de nos écrivains, et fait de singulières alliances de noms et d’œuvres ; par exemple, il place sur la même ligne le mélodrame des Deux Forçats et Notre-Dame de Paris. Quelques-uns des reproches qu’il nous adresse sont justes et mérités ; mais il aurait pu les copier depuis dix ans dans nos propres journaux : sa critique n’en eût pas été plus mauvaise. Peut-être y eût-elle gagné de la verdeur et du mordant. Cela fait peine à dire, mais nous ne pouvons le taire : la malice de M. Tieck n’est plus, ainsi que son esprit, qu’une lame sans pointe ni tranchant, et qui n’a conservé de l’acier que le froid, le poli et l’acide.


Transatlantische Skizzen (Esquises transatlantiques). 2 v. in-12, Zurich.

Voici un écrivain qui n’a pas la prétention de marcher à la tête de la littérature allemande, pour toutes sortes de raisons, dont la première est qu’il habite l’Amérique. Néanmoins il peint le monde et la société avec un naturel parfait et même avec beaucoup d’esprit. On sent l’homme de la vie pratique qui emploie très bien l’humour propre aux pays septentrionaux. Et puis, il n’a pas de parti pris : il est bien un peu fier de sa qualité de citoyen des États-Unis, et nous plaint de languir en Europe sous des tyrans dont beaucoup d’entre nous ne s’inquiètent guère ; mais il fait encore assez bon marché de sa patrie transatlantique. La forme de l’ouvrage n’est pas usée, que je sache. C’est un roman et un voyage tout à la fois. Le héros, aristocrate possesseur d’une cinquantaine de nègres, revient de New-York, où il a manqué un mariage, pour en manquer encore d’autres sur la route, et chemin faisant, il peint les pays qu’il parcourt et les scènes de la vie sociale et politique auxquelles il se trouve mêlé. On connaît déjà quelques tableaux de ce genre, mais personne, dans un ouvrage sur l’Amérique, n’avait encore accusé d’inexactitude Cooper, qui nous semble juge en dernier ressort en cette matière. C’est ce que fait pourtant l’auteur anonyme, et d’une manière fort intéressante. Il s’agit d’une race d’hommes type, des trappeurs. Il est curieux de comparer avec le tableau fantastique de Cooper le portrait qui suit, sauvagement crayonné par l’anonyme.

« Il y a, dit-il, dans ces immenses déserts de prairies quelque chose qui élève l’ame, et lui donne, pour ainsi dire, de la vigueur et du nerf, tout autant qu’au corps. Là, régnent le cheval sauvage et le bison, et le loup et l’ours, et les serpens sans nombre, et le trappeur qui les surpasse tous en férocité : non pas le vieux trappeur de Cooper, qui de sa vie n’en a vu un seul, mais le vrai trappeur qui pourrait fournir le sujet de romans faits pour inspirer le plus énergique enthousiasme.

« Notre civilisation, la plus noble qui se soit jamais formée et développée d’elle-même, a pourtant une écume inconnue dans les autres pays, et qui ne pouvait déborder que dans un pays où la liberté est illimitée. Ces trappeurs sont, pour la plupart, des hommes de rebut, ou des coupables échappés au bras vengeur de la loi, ou des natures effrénées auxquelles la liberté rationnelle des États-Unis paraît encore une contrainte. Peut-être est-ce un bonheur pour ces états de joindre à leur territoire ce fagend[3], où les passions indomptables peuvent se déployer à l’aise ; car ces passions, comprimées dans le sein de la société civile, y feraient de désastreuses explosions. Si la belle France, par exemple, eût eu, pendant ses grandes crises, un semblable fagend à sa disposition, combien de ses grands guerriers ne seraient-ils pas disparus comme trappeurs. Et en vérité, ni l’Europe, ni l’humanité, n’eussent été plus pauvres pour n’avoir plus entendu parler des grands instrumens du despotisme le plus absolu, des M…, des V…, des S…, des D…, et en général, de toute cette troupe de chapeaux brodés !…

« On trouve ces trappeurs ou chasseurs depuis les sources de la Columbia et du Missouri jusqu’à celles de l’Arkansas et de la Rivière Rouge, sur les bords de toutes les rivières tributaires du Mississipi, qui sortent des Rocky Mountains. Leur existence entière n’a pas d’autre but que la destruction des animaux qui se sont multipliés à l’infini, depuis des milliers d’années, dans ces steppes et dans ces plaines. Ils tuent le buffle sauvage pour avoir son cuir, dont ils font leur habillement, et ses kaunches[4] pour leurs repas ; l’ours pour dormir sur sa peau ; le loup, parce que cela leur plaît ; et le castor, pour sa fourrure et pour sa queue. Ils reçoivent en échange de la poudre, du plomb, des jaquettes et des chemises de flanelle, de la ficelle pour leurs filets, et du whiskey pour supporter l’hivernage. Ils marchent quelquefois par centaines dans ces déserts, où ils ont souvent de sanglantes querelles avec les Indiens. Pourtant ils se réunissent ordinairement en société de huit à dix, qui forment une sorte de confédération offensive et défensive, ou, pour mieux dire, de guérilla. Il est vrai que ceux-là sont plutôt chasseurs que trappeurs. Le vrai trappeur ne s’associe qu’un ami juré avec lequel il demeure souvent des années entières, car il leur faut bien ce temps pour découvrir les repaires des castors. Si l’associé meurt, le survivant garde pour lui les peaux et le secret du séjour de ces animaux. Cette vie, que la crainte de la loi a fait embrasser à beaucoup d’entre eux, devient bientôt un besoin absolu ; et cette liberté sans bornes et sans frein, vrai bonheur de sauvage, il en est peu qui voulussent l’échanger contre la plus brillante position dans la société civilisée. Ces hommes vivent toute l’année dans les steppes, les savannes, les prairies et les bois des territoires de l’Arkansas, du Missouri et de l’Oregon, qui enferment dans leur périmètre d’immenses steppes de sable et de pierre, et en même temps les plus belles campagnes. La neige et la gelée, le chaud et le froid, la pluie et l’ouragan, et les privations de toute espèce, ont endurci leurs membres et épaissi leur peau à l’égal de celle du buffle qu’ils chassent. La constante nécessité où ils se trouvent de se fier à leur force corporelle produit en eux une confiance qui ne recule devant aucun danger, une vivacité de coup-d’œil et une justesse de jugement dont l’homme de la société civilisée peut à peine se faire une idée. Leurs souffrances et leurs privations sont souvent affreuses, et nous avons vu des trappeurs qui avaient enduré des maux auprès desquels les aventures imaginaires de Robinson Crusoë ne sont que des jeux d’enfans, et dont la peau s’était durcie comme une écorce, et ressemblait plus au cuir tanné qu’à l’enveloppe humaine ; l’acier ou le plomb pouvaient seuls la déchirer. Ces trappeurs présentent un fait psychologique digne d’attention. Relégués dans la nature sauvage et sans bornes, leur jugement se perfectionne souvent d’une façon bien remarquable. Leur esprit acquiert une pénétration particulière, et tourne même au grandiose, au point que nous avons trouvé chez quelques-uns des jets de lumière dont les plus grands philosophes des temps anciens et modernes se seraient fait honneur.

« On pourrait croire que les dangers de tous les jours, de tous les instans, devraient élever vers l’Être suprême les regards de ces hommes farouches. Il n’en est rien cependant ; leur couteau de chasse est leur dieu, leur saint protecteur — leur carabine (rifle), leur main sûre, leur trésor. Le trappeur évite l’homme, et le regard dont il mesure celui qu’il rencontre dans le désert est plus rarement le regard d’un frère que celui d’un meurtrier, car l’amour du gain est ici un aiguillon infernal aussi puissant que dans le monde civilisé. Ordinairement, quand deux trappeurs se rencontrent, il en est un qui perd la vie. Le trappeur déteste son concurrent à la recherche des précieuses peaux de castor, bien plus encore que l’Indien. Il abat celui-ci avec le même calme qu’il abattrait un loup, un buffle ou un ours ; mais il plonge son couteau dans le sein de l’autre avec une joie vraiment satanique, comme s’il sentait qu’il délivre l’humanité offensée d’un de ses affreux complices. La nourriture contribue encore beaucoup à exalter cette férocité dépravée : le trappeur ne se nourrit que de chair de bison, l’aliment le plus énergique, qu’il mange sans pain, sans aucune autre substance neutralisante, pendant des années entières, ce qui le transforme en animal carnassier.

Dans une excursion que nous fîmes en force sur la partie supérieure du Red River, nous rencontrâmes plusieurs de ces trappeurs, entre autres un vieux, tellement brûlé par le soleil, tellement desséché et tanné par l’inclémence des saisons et par les privations de toute espèce, que son cuir ressemblait plutôt à l’écaille d’une tortue qu’à la peau d’un fils d’Adam. Nous avions chassé pendant deux jours avec cet homme sans avoir remarqué en lui rien de plus particulier ; il prépara notre repas, qui consista une fois en un quartier de cerf, et l’autre en haunches de buffle. Il connaissait le séjour et le passage du gibier et le sentait presque aussi finement que son énorme chien, qui ne le quittait jamais. Ce ne fut que le matin du troisième jour que nous découvrîmes une circonstance qui nous rendit moins confians avec notre nouveau compagnon de chasse. C’étaient une multitude d’entailles et de croix sur le bras de sa carabine, qui nous révélèrent le vrai caractère de cet homme. Ces marques étaient classées sous diverses rubriques, à peu près de la manière suivante :

« Buffaloes (buffles), aucun nombre, probablement parce qu’il était trop grand.

« Bears (ours) 19 ; ceux-ci étaient marqués par de timides entailles.

« Wolves (loups) 15 ; marqués par entailles doubles.

« Red underloppers (fraudeurs rouges) 4 ; marqués par quatre entailles obliques.

« White underloppers (fraudeurs blancs) 2 ; marqués avec des croix.

« Comme mon compagnon considérait avec tant d’attention ces hiéroglyphes sur la crosse de la carabine et s’efforçait de deviner le sens du mot underloppers, nous vîmes courir sur la figure du vieux trappeur un ricanement ironique qui nous rendit attentifs ; mais lui, sans perdre une parole, s’occupa de retirer de dessous l’herbe le haunch de buffle qu’il avait enveloppé dans la peau et nous le servit. Ce fut un repas comme aucun roi n’en peut faire de meilleur, et qui nous fit bientôt oublier toute l’affaire de la carabine. Tout d’un coup il nous dit avec un sourire sournois, en attirant à lui son arme : Look ye, it’s my pocket-book. D’ye think it a sin to kill one of them two legged red, or white underloppers ? (Voyez, voici mon petit bréviaire. Croyez-vous que ce soit un péché de tuer un de ces coureurs à deux pieds, qu’il soit rouge ou blanc) ?

« Whom do you mean ! (Qu’entendez-vous par là) ? répondîmes-nous.

« Le trappeur sourit de nouveau et se leva. Nous sûmes alors ce qu’étaient les coureurs à deux pieds que le vieux coquin avait marqués sur sa carabine aussi tranquillement que si, au lieu d’hommes, il eût tué des outardes.

« Nous n’avions ni le droit ni la volonté de nous ériger en juges en des lieux où s’arrêtent la société civile et la portée de son bras vengeur ; nous laissâmes donc cet homme parfaitement tranquille.

« Néanmoins, au bout de quelques années, ces trappeurs retournent toujours au sein de la civilisation, au moins pour quelques semaines, dès qu’ils ont amassé une quantité suffisante de peaux de castor. Ordinairement, ils abattent un arbre creux dans le voisinage ou sur la rive d’un cours d’eau navigable, le travaillent pour le rendre impénétrable à l’eau, le tirent dans la rivière, y chargent leurs peaux et quelque peu d’effets, et rament des milliers de milles sur le Missouri, l’Arkansas et la Rivière Rouge, jusqu’à Saint-Louis, Natchitoches ou Alexandrie, où ils parcourent les rues dans leur costume de peau de bêtes, et où leur aspect transporte souvent l’imagination dans le monde primitif. »

Ces esquisses sont remarquables par une grande variété de ton et de style qui ferait peut-être croire à l’existence d’un art américain. Dieu veuille qu’il en soit ainsi !


A. Sp.
  1. Paris, chez Heideloff et Campe, rue Vivienne, 16.
  2. On s’abonne rue de Richelieu, 65.
  3. Fagend, partie sans valeur : mot à mot, le bout usé d’une corde.
  4. Bosse du bison, la partie la plus savoureuse et la plus délicate de la chair de cet animal.