Revue géographique — 1863, 2d semestre


REVUE GÉOGRAPHIQUE,

1863
(DEUXIÈME SEMESTRE.)
PAR M. VIVIEN DE SAINT-MARTIN.
TEXTE INÉDIT.




Activité des explorations africaines. — Les sources du Nil : Vue nouvelle de la question. — Les dames touristes dans la région du fleuve Blanc. — La Nubie, l’Abyssinie, le Sahara, la Guinée. Les montagnes neigeuses de la zone orientale. — Madagascar. — Que nous vient-il de la Cochinchine ? de la Chine ? du Japon ? du Mexique ? — M. Mouhot dans le Cambodge et le pays de Siam. — Publications sur la géographie ancienne et actuelle de notre propre sol.


I


À l’heure ou nous traçons ces lignes, la relation avidement attendue du capitaine Speke n’a pas encore paru ; mais sur plusieurs points notables, des communications ont été faites à la Société de géographie de Londres qui permettent déjà d’apprécier quelques-uns des grands résultats de l’expédition. Le Tour du Monde consacrera à ce voyage mémorable la place que son importance réclame ; nous voulons seulement aujourd’hui nous arrêter à un ou deux points parmi ceux qui apportent à la géographie de l’Afrique les données les plus nouvelles, ou qui soulèvent dans la science des questions controversées.

Quelques mots d’abord sur le climat des contrées parcourues.

Les anciens, qui ont cru si longtemps qu’une zone torride absolument inhabitable formait, sous l’équateur, une infranchissable barrière entre les deux zones tempérées du globe, auraient été bien étonnés si un de leurs voyageurs avait pu leur affirmer que la température de l’Afrique équatoriale est beaucoup plus modérée et plus aisément supportable qu’un été de Rome ou de Naples ; et aujourd’hui encore, la série d’observations faites durant une année entière par MM. Speke et Grant, sous l’équateur même ou à très-peu de distance, est de nature à rectifier bien des idées populaires sur les températures équatoriales. Dans l’espace de cinq mois passés à Karagoué, à un degré et demi au sud de la ligne, du mois de décembre 1861 au mois d’avril 1862 (ce qui comprend le double passage vertical du soleil au-dessus du lac), la température oscilla entre vingt-cinq et vingt-neuf degrés du thermomètre centigrade, et atteignit une seule fois vingt-neuf degrés et demi. Les nuits apportaient invariablement une impression de fraîcheur. À neuf heures du soir, le thermomètre se maintenait entre seize et vingt-deux degrés, et l’heure la plus froide de la nuit entre quatorze et dix-huit degrés. Une constitution européenne s’accommoderait admirablement d’un pareil climat, qu’explique suffisamment l’élévation de la contrée au-dessus du niveau de la mer. On sait combien la hauteur du plateau ibérique, qui n’est cependant que de six cents mètres, influe sur la température de la Castille et de Madrid ; or, l’altitude de la localité où ont été suivies ces observations thermométriques de nos deux voyageurs africains est au moins de neuf cent cinquante mètres.

Ce qui convient moins à l’Européen, c’est la continuité presque incessante des pluies. La division si nettement tranchée d’une saison sèche et d’une saison pluvieuse aux approches des tropiques n’existe plus à proximité de l’équateur. La saison pluvieuse, c’est l’année tout entière. Il n’y a pas de mois sans pluie ; seulement il y a des mois plus constamment pluvieux, d’autres moins. Les mois qui comptent le plus grand nombre de jours de pluie sont avril et mai, octobre et novembre, c’est-à-dire les deux époques de l’année où le soleil plane à pic sur les contrées voisines de la ligne des équinoxes. Au total, le relevé d’une année donne deux cent quarante jours, ou huit mois pleins, de pluies plus ou moins violentes.

Ce qui fait bien sentir l’influence prédominante de l’élévation du pays sur sa température, c’est qu’à mesure que, descendant des hauteurs du plateau du Nyanza, on s’éloigne de l’équateur, en suivant la large vallée où les eaux du lac s’écoulent vers le nord, le thermomètre s’élève de plus en plus. À Gondokoro (altitude, six cent vingt-huit mètres), la température des mois de février et de mars oscille non plus entre vingt-cinq et vingt-neuf degrés, comme au Nyanza, mais entre trente-trois et trente-neuf. À Khartoum, par quinze degrés et demi de latitude nord, les chaleurs extrêmes de l’été dépassent quarante-cinq degrés.

Un des grands services que le capitaine Speke aura rendus à la géographie de cette région de l’Afrique, est d’avoir enfin fixé d’une manière certaine, par de bonnes observations de latitude et de longitude, la position de ce point de Gondokoro sur laquelle régnait une étrange incertitude. Gondokoro est un établissement fondé en 1850, sur la rive droite du fleuve Blanc, par les missionnaires catholiques d’Autriche, à quelques heures du village intérieur de Bélénia, où réside le chef des Bari, une des plus fortes peuplades de ces cantons. Jusqu’à ces derniers temps, la station de Gondokoro était le point extrême que les Européens venus de Khartoum eussent atteint en remontant le fleuve Blanc. M. d’Arnaud, un ingénieur français qui dirigeait la seconde expédition envoyée par Méhémet Ali, en 1840, pour reconnaître le fleuve, avait cru pouvoir fixer la position de l’île Tchankèr (vis-à-vis de laquelle on fonda plus tard Gondokoro) par 14° 42′ 42″ de latitude nord, et 29° 10′ de longitude à l’est du méridien de Paris. Cette position, qui fut considérée comme incertaine, était en réalité très-rapprochée des chiffres vrais ; mais ce fut une bien autre perplexité, lorsqu’en 1850 le P. Knoblecher annonça que Gondokoro devait être reculé de près de trois degrés à l’ouest de la position donnée par M. d’Arnaud ! Comme les éléments du calcul du P. Knoblecher n’avaient pas été publiés, on n’avait pu les vérifier, non plus que ceux de M. d’Arnaud, et on dut attendre que de nouvelles observations, contrôlées par un astronome, vinssent débrouiller cette inextricable confusion.

Ce n’était pas seulement le point extrême des reconnaissances européennes, c’était le tracé tout entier du fleuve Blanc, qui flottait dans un espace de plus de soixante-dix lieues entre le sud et le sud-est, attendu qu’il n’avait pas été fait d’autre observation entre Gondokoro et Khartoum.

C’est cette incertitude que le capitaine Speke a fait enfin disparaître. Ses déterminations, vérifiées et calculées par M. Airy, de l’établissement royal de Greenwich, donnent pour la position définitive de Gondokoro :

Latitude nord, 4° 54′ 5″,
Longitude est de Paris, 29° 25′ 16″.


II

La source du Nil est-elle découverte ?

Grande question, fort agitée dans le monde géographique, mais qui ne nous paraît pas avoir été posée dans ses véritables termes.

On nous permettra d’y insister un moment.

Pour la Société de géographie de Londres, en tant qu’on peut la regarder comme représentée par son honorable président, sir Roderick Murchison, la découverte est un fait acquis, certain, hors de discussion. Écoutons la voix si pleine d’autorité de l’éminent géologue :

« Dans sa récente expédition avec le capitaine Grant, a dit sir Roderick, le capitaine Speke a prouvé que le grand lac d’eau douce qu’il a nommé Victoria Nyanza est la source principale du Nil Blanc, et cette grande découverte est un des plus beaux triomphes géographiques de l’histoire. Les siècles ont succédé aux siècles ; depuis les temps antiques des prêtres égyptiens et des Césars jusqu’à nos temps modernes, nombre de voyageurs ont essayé de remonter le Nil jusqu’à ses sources : tous ont échoué. En attaquant la même recherche par une route opposée, en partant de Zanzibar, sur la côte orientale d’Afrique, pour gagner la région des sources par les hautes plaines du plateau central qui forme, sous ce méridien, la ligne de partage des eaux entre le nord et le sud de l’Afrique, nos deux braves officiers de l’armée de l’Inde sont arrivés au véritable réservoir d’où s’épanche le Nil. De là ils ont descendu le cours du noble fleuve en se portant au nord jusqu’en Égypte, et démontré ainsi que le fleuve Blanc, qu’ils ont suivi, est le corps du Nil, tandis que le fleuve Bleu n’est qu’un simple tributaire, de même que l’Atbara et les autres affluents. »

Telles sont les paroles que M. Murchison a fait entendre au sein de l’Association britannique pour l’avancement de la science.

Nul plus que nous ne se joint de grand cœur à cette acclamation chaleureuse d’une gloire si bien conquise ; il convient cependant de dominer ce premier élan d’enthousiasme, et, dans la rigueur scientifique, de laisser à la découverte des deux explorateurs son vrai caractère et ses véritables limites. Que le Nyanza soit le réservoir principal du haut Nil, alimenté à la fois par les pluies diluviennes de la zone équatoriale et par les nombreux courants qui descendent des montagnes neigeuses, cela est certainement très-présumable, d’autant plus présumable que cet ensemble de circonstances physiques est en parfaite harmonie avec les informations que le géographe Ptolémée avait recueillies sur l’origine du fleuve, et qu’il nous a transmises. Mais enfin, si forte qu’elle soit, ce n’est qu’une présomption ; et le savant président de la Société de Londres ne pourra nier qu’avant de prendre rang définitif dans la science, cette présomption a besoin d’être constatée par une vérification directe.

La question, d’ailleurs, se complique de considérations dont il importe de tenir compte. Que l’on veuille déterminer, sur la carte ou sur le terrain, la source d’un simple courant, d’une rivière de peu d’étendue, cela ne souffre aucune difficulté ; il n’y a là ni voile mystérieux ni complication physique. Mais il en est autrement quand on veut reconnaître l’origine de ces vastes artères fluviales qui recueillent les eaux de la moitié d’un continent. Peut-on dire avec certitude, parmi les torrents qui descendent du flanc neigeux des Alpes des Grisons, lequel est la vraie source du Rhin ? Est-ce le Mittel, est-ce le Hinter, est-ce le Vorder-Rhein ? À vrai dire, c’est seulement à Coire que le Rhin commence réellement. Il y a beaucoup de hasard dans l’application qui s’est faite du nom des fleuves à leur origine, et il s’en faut bien que les applications consacrées soient toujours d’accord avec la raison physique. C’est ainsi, pour ne pas sortir de notre région alpine, que la vraie tête du Danube, c’est l’Inn, comme la vraie tête du Pô, c’est le Tessin ; car le Tessin, l’Inn, le Rhin et le Rhône, c’est-à-dire les quatre fleuves les plus importants de l’Europe occidentale, rayonnent d’un même groupe de montagnes, d’un massif qui est le nœud central de la chaîne des Alpes.

Si le point initial d’un grand fleuve est un problème si compliqué et d’une solution si difficile même au cœur de l’Europe, que sera-ce donc au fond des contrées barbares et à peine connues de l’Afrique intérieure ?

Ce problème, MM. Speke et Grant l’ont-ils résolu ? Ont-ils même cherché à le résoudre ?

Assurément non. Les deux courageux explorateurs ont traversé de part en part une région centrale où nul Européen avant eux n’avait pénétré. Ils ont vu les premiers la région mystérieuse où le fleuve d’Égypte a son origine ; ils en ont aplani la route à ceux qui viendront après eux. Là sont la gloire du voyage et l’éternel honneur de leur nom. Mais la source du fleuve, ils ne l’ont ni cherchée ni découverte.

Je dirai plus : à certains égards cette recherche eût été prématurée.

N’oublions pas ce qu’est le Nil dans la partie extrême de son bassin, où se trouvent ses origines.

Ce n’est plus, comme en Nubie et en Égypte, un canal unique contenu dans une vallée sans affluents ; c’est un vaste réseau de branches convergentes venant de l’est, du sud et du sud-ouest, et toutes ensemble se déployant probablement en un immense éventail qui embrasse peut-être la moitié de la largeur de l’Afrique sous l’équateur. Quelle sera, parmi ces branches supérieures, celle que l’on devra considérer comme la branche mère ? là est la question. Il est de fait que l’opinion locale, — et nous avons sur ce point des témoignages fort anciens, — a toujours regardé notre fleuve Blanc, la Bahr el-Abyad des Arabes, comme le corps principal du fleuve ; mais en admettant cette notion comme physiquement exacte, et nous la croyons telle, il reste encore à constater, par des reconnaissances directes, l’importance respective des branches supérieures dont se forme le Bahr el-Abyad. C’est alors qu’il sera possible de se prononcer en connaissance de cause sur la question du Caput Nili.

Ce n’est pas au hasard, ni avec précipitation, qu’un tel problème, soulevé depuis tant de siècles, doit être résolu. Puisque la solution a été réservée à notre âge, elle doit avoir un caractère rationnel et scientifique. Elle doit être basée uniquement sur la raison physique.

Je m’explique.

Si incomplète que soit encore en ce moment notre connaissance des parties intérieures de l’Afrique australe, et en particulier de la zone qui s’étend presque d’une mer à l’autre, sur une largeur de plusieurs degrés, aux deux côtés de l’équateur, les explorations récentes du Dr  Livingstone dans le sud, du Dr  Barth au nord-ouest, et de MM. Burton et Speke dans la région des grands lacs, sans parler des reconnaissances mêmes du Bahr el-Abyad et de quelques-uns de ses tributaires, suffisent déjà pour mettre en évidence ce fait très-important, que l’origine de tous les grands fleuves de l’Afrique, le Zambézé, le Binoué, le Chari, aussi bien que le Nil, converge vers la zone équatoriale.

Cette disposition est un trait caractéristique de la configuration africaine. Les détails nous sont encore inconnus, mais nous pouvons nous rendre compte de l’ensemble. La conséquence évidente, c’est que cette zone centrale, d’où rayonnent tous les grands cours d’eau qui vont aboutir aux trois mers environnantes, est la partie la plus élevée du continent. Il doit y avoir là un système d’alpes africaines, dont les pics neigeux du Kénia et du Kilimandjaro, au-dessus des plages du Zanguebar, et les groupes de montagnes élevées aperçus par le capitaine Speke à l’ouest du Nyanza, nous donnent une première idée.

Or, c’est une loi générale des pays d’alpes, qu’il s’y trouve un nœud, un massif culminant, d’où sortent les plus grands cours d’eau dans toutes les directions. J’en ai cité tout à l’heure un exemple pour nos Alpes d’Europe ; il est présumable qu’il doit y avoir quelque chose d’analogue en Afrique. Je ne dis pas que cela soit nécessairement ; je dis que cela est présumable. C’est un beau champ d’investigations ouvert aux explorateurs.

Une conséquence naturelle se tire de ces considérations : c’est que s’il existe en effet, comme tout l’indique, un massif culminant au cœur de la zone équatoriale analogue au massif du Saint-Gothard dans les Alpes helvétiques, celle des branches dont se forme le fleuve Blanc qui sortirait de ce massif devrait être regardée, à l’exclusion de toutes les autres, comme la vraie tête du Nil.

Ceci éloigne tout arbitraire et coupe court à toute controverse.


III

C’est une chose bien remarquable que l’ardeur d’investigation qui s’est déployée dans ces derniers temps sur une terre où le pied d’un Européen ne s’était jamais posé avant 1840. La dévorante activité de notre génération aura fait en vingt-cinq ans ce qui avait défié les efforts de vingt-cinq siècles. Cette ardeur va s’accroître encore par l’heureuse issue de l’expédition anglaise, en même temps que le champ d’explorations se sera immensément agrandi. Le voyage du capitaine Speke est de ceux qui donnent aux entreprises scientifiques une puissante impulsion.

Déjà l’influence s’en fait sentir, et de prochaines entreprises se préparent. En attendant, le haut Nil nous offre le spectacle peu ordinaire de voyageurs dilettantes, de ceux qu’on était habitué à voir suivre les sentiers depuis longtemps battus, organiser à grands frais des courses dirigées vers les parties les plus sauvages et les moins connues de ces contrées nouvelles ; et ce qui rend le fait plus singulier, c’est que ce spectacle nous est donné par des femmes, des femmes d’une très-haute position. J’ai déjà fait, il y a six mois, quelque allusion à ce voyage ; je puis aujourd’hui en faire connaître la suite et entrer dans un peu plus de détails.

Nos héroïnes sont des Hollandaises, et c’est la plus jeune, assure-t-on, Mlle Alexandrina Tinné, qui est l’âme de ces courses aventureuses. Sa mère et sa tante, qui l’accompagnent, sont les filles de l’amiral Van Capellen, et l’une d’elles est attachée comme dame d’honneur à la maison de la reine de Hollande. Entraînées par l’insatiable ardeur de miss Alexandrina (son père est Anglais), ces dames ont déjà parcouru à plusieurs reprises l’Égypte et la région des cataractes. Elles ont tenté de remonter le cours inexploré du Sobat (le premier affluent du Nil en venant de Khartoum), qu’elles représentent comme un courant médiocre, si ce n’est au temps des pluies. Elles étaient à Gondokoro quelques semaines avant l’arrivée du capitaine Speke. Elles ont depuis organisé une nouvelle excursion, plus difficile et plus hasardeuse. Plusieurs voyageurs, actuellement présents dans ces contrées lointaines, entre autres M. de Heuglin et le Dr  Stendrer, s’engagèrent avec empressement dans ce bataillon d’honneur. Mlle Tinné et ses volontaires marchent entourés d’une véritable flottille. Des barques chargées de provisions et d’objets d’échange accompagnent le petit vapeur qui porte le pavillon amiral. On a laissé le canal pratiqué du haut fleuve Blanc, pour se porter plus à l’ouest par le Bahr el-Ghazal. C’est là que les dernières nouvelles laissent la caravane, bien décidée à s’avancer dans cette direction aussi avant que possible.

« La saison est décidément bien avancée, écrivait du Bahr el-Ghazal, à la date du 21 mars dernier, la mère de miss Alexandrina, et il peut se faire que nous nous embourbions dans les pluies et la boue ; mais ne vous alarmez pas. Nous avons deux savants pour nous conduire, soixante-dix ou quatre-vingts soldats bien armés pour nous garder, — sans compter la renommée qui nous précède, et l’idée que c’est la fille du sultan qui voyage sur un vaisseau de feu ! »

Les deux savants de Mme Tinné ne l’ont pas suivie seulement en curieux ; là, comme partout, ils voyagent en observateurs. Mais, hélas ! des deux guides de l’expédition il n’en reste qu’un aujourd’hui ; au milieu de cette troupe pleine de courage et d’entrain, la mort a saisi sa proie. Le docteur Stendrer, attaqué par ce mal terrible qu’on nomme les fièvres paludéennes, véritable empoisonnement par les miasmes de l’atmosphère, a succombé le 10 avril, au moment où les voyageurs, sortis des marécages du Bahr el-Ghazal, allaient entrer dans une région plus élevée et moins insalubre. M. de Heuglin lui-même avait été fort éprouvé. Ses dernières lettres sont du 5 juillet ; il se regardait alors comme hors d’inquiétude. Mais les grandes pluies étaient arrivées, et le débordement des rivières ne permettait plus d’avancer. Il n’en faut pas moins attendre du zèle du voyageur d’importantes observations sur des contrées qui n’ont été vues jusqu’à présent que par les traitants de gomme et d’ivoire, dont les informations, en ce qui touche à la géographie, sont nécessairement vagues et fort imparfaites.


IV

Il est fort à regretter, assurément, que la mission organisée à Gotha, il y a trois ans, pour la recherche des traces de Vogel et la poursuite des explorations du Soudan, se soit dissoute et dispersée presque en touchant le sol d’Afrique, — montrant ainsi par un nouvel exemple, après l’entreprise avortée du comte d’Escayrac de Lauture, combien il est difficile de maintenir l’unité dans les éléments d’une expédition collective ; mais la mission allemande, malgré sa dissolution précoce, n’en aura pas moins marqué son passage par des travaux qui laisseront leur trace. M. de Heuglin, son premier chef, accompagné du naturaliste de l’expédition, le docteur Stendrer (celui-là même qui vient de succomber dans les marécages du Bahr el-Ghazal), après avoir revu une partie de l’Abyssinie, a étudié de nouveau[1] les territoires de la Haute-Nubie qui bordent au nord les derniers gradins du plateau abyssin ; et nous l’avons laissé tout à l’heure sur la flottille des dames Tinné, à l’entrée des pays inexplorés qui s’étendent au loin vers l’intérieur à l’ouest du haut fleuve Blanc. Son successeur dans la conduite de la mission, M. Werner Munzinger, avant de se diriger sur Khartoum et le Kordofan avec l’astronome Kinzelbach, avait aussi consacré une longue étude aux populations nubiennes limitrophes du Tigré, et à leurs territoires dans la direction de Souâkïn ; et il a pu dire sans présomption que ses courses dans le Baza (entre le haut Atbara et la mer Rouge) « avaient donné à la géographie une nouvelle terre, et à l’ethnographie un nouveau peuple. » Des déterminations astronomiques, de nombreux relevés, des vocabulaires, des études linguistiques, des informations de toute sorte, en un mot, sont sortis de ces investigations locales dont il n’y a de publié jusqu’à présent qu’une faible portion ; elles enrichiront singulièrement ce coin de la carte d’Afrique, où elles répondent en partie au royaume de Méroé des auteurs classiques.

À ces informations nouvelles on peut joindre dès à présent la riche moisson de renseignements que renferme la belle et savante relation des courses de feu M. le baron de Barnim dans le Senna’ar et la haute Nubie, que vient de publier son compagnon de voyage, le docteur Hartmann. Ce livre remarquable, qui est à la fois une œuvre d’art et de science, mériterait ici un espace que je ne puis lui donner ; mais sans doute le Tour du Monde le fera connaître à ses lecteurs d’une manière plus spéciale et tout à fait digne de la double importance de l’ouvrage. Disons enfin qu’à cette masse de précieux renseignements sur des pays à peine connus de nom il y a vingt-cinq ans, notre compatriote Guillaume Lejean a joint tout récemment sa part d’informations, recueillies avec l’intelligence et le zèle dont il a donné déjà tant de preuves.

Le nom de M. Lejean est bien connu de nos lecteurs. Nommé, l’année dernière, après son retour du fleuve Blanc, au poste d’agent consulaire en Abyssinie, il a pris la route de Khartoum pour se rendre à Gondar. Ses lettres, comme toujours, sont nourries de faits et pleines d’intéressants aperçus. L’une d’elles, imprimée au cahier de septembre du journal géographique du docteur Petermann[2], donne des indications nouvelles sur le cours de l’Atbara au voisinage de la source, et sur la vraie forme du grand lac Tzana, mal figuré sur nos meilleures cartes ; puis, avec son ardeur habituelle, le voyageur énumère une série de courses en perspective, tant au nord qu’au sud des provinces du Négous. Malheureusement, depuis la date de cette lettre (elle est du 22 février), il est survenu pour M. Lejean des circonstances extrêmement fâcheuses, qui compromettent fort la réalisation de ses excellents projets. Par des motifs jusqu’à présent assez mal expliqués, l’empereur Théodore, après avoir fait à notre compatriote un accueil des plus flatteurs, revenant tout à coup sur ces bonnes dispositions, fit saisir M. Lejean qui fut jeté en prison.

Mais dans ce malheureux pays, dont on pouvait croire les destinées mieux assises depuis les événements qui avaient mis le pouvoir souverain aux mains de Théodore, une nouvelle révolution est survenue qui a tout remis en question. Cette révolution, du moins, a eu pour M. Lejean l’heureux résultat de le rendre à la liberté. Voici ce que l’on rapporte. Un soulèvement formidable aurait éclaté dans le Ghoa (dont le Baz a été dépossédé il y a deux ou trois ans) ; et l’empereur Théodore, accouru pour réprimer le mouvement, aurait été complétement défait. Selon un usage assez habituel en Abyssinie à l’égard des prisonniers d’importance, Théodore avait fait amener M. Lejean à la suite de son armée ; si bien que dans la déroute notre compatriote est tombé aux mains du vainqueur, qui l’a traité, assure-t-on, avec toutes sortes d’égards. Les lettres du voyageur lui-même ne sauraient manquer de nous apporter bientôt de plus complets renseignements.


V

Nous avons été arrêtés longtemps dans ces régions du haut bassin du Nil, où se concentrent tant d’efforts et de persévérance énergique : c’est que là est le grand intérêt actuel des explorations africaines. Nous pouvons passer plus rapidement en revue les entreprises qui se préparent ou se poursuivent dans les autres parties de l’Afrique, bien que plusieurs ne manquent ni d’importance ni d’avenir.

De sinistres nouvelles sont arrivées du Soudan ; la mort de M. de Beurmann, annoncée depuis un certain temps et dont on s’efforçait de douter, paraît maintenant trop certaine. Il était parti de Kouka, le 26 décembre 1862, pour tenter la route du Ouadây par le nord du lac Tchad ; c’est dans cette tentative qu’il a succombé. Les détails manquent encore. C’était sur le docteur Beurmann que reposaient les dernières espérances du comité de Gotha pour les explorations du Soudan oriental.

Sur notre territoire algérien et ses oasis du sud, rien de considérable à signaler, si ce n’est la relation officielle des commissaires envoyés à Gh’adamès, dans les derniers mois de 1862, pour conclure avec les Touareg une convention commerciale, et la publication prochaine d’un volume de M. Henry Duveyrier, avec une grande et belle carte où sont tracés tous les itinéraires de ses trois années de voyages dans les parties inexplorées du Sahara algérien et dans le pays des Touareg. Le livre de M. Duveyrier sera une acquisition précieuse pour la géographie de ces contrées sahariennes, où tant d’intérêts considérables s’ouvrent aujourd’hui pour nous, et, en attendant, la relation des commissaires de Gh’adamès nous apporte des données d’une grande valeur pour l’étude physique et économique du Sahara tripolitain et de ses populations.

À l’autre extrémité de la région de l’Atlas, un voyageur allemand, M. Gerhard Rohlf de Brême, est parvenu l’année dernière, sous les dehors d’un Arabe musulman, à visiter les oasis de Tafilelt et de Fighig, dont nous n’avons jusqu’à présent aucune relation européenne, et le récit de cette excursion vient d’être publié dans les Mittheilungen[3]. Dans les conditions où il a fait cette traversée de caravane, M. Rohlf n’avait avec lui aucun instrument et n’a pu faire aucune observation, pas même avec la boussole ; néanmoins sa notice a pour nous le vif intérêt d’une course accomplie à travers un pays inconnu. On y prend au moins une idée générale de la nature et de la disposition du pays, avec des détails tout à fait neufs sur les localités principales. C’est, au total, une bonne acquisition pour la géographie. M. Rohlf, revenu dans la province d’Oran, se disposait à entreprendre la traversée du grand désert jusqu’à Timbouktou. Un à un, tous les voiles qui naguère encore nous dérobaient ces vastes contrées du nord-ouest de l’Afrique s’écartent devant nous, et la carte se couvre rapidement de détails qui nous montrent le Sahara sous un aspect tout nouveau.

Au Sénégal, le retour de M. Faidherbe au poste de gouverneur, dont on l’avait vu s’éloigner avec tant de regret il y a un an, est d’un heureux présage tout à la fois pour le rapide développement de la colonie et l’extension de nos connaissances sur les contrées et les tribus environnantes. M. Gérard, le célèbre tueur de lions, a ambitionné une gloire plus haute que celle d’intrépide chasseur ; il a pensé, sans doute, que les sauvages n’étaient pas plus rudes à affronter que les lions de l’Atlas, et il a voulu, lui aussi, devenir un explorateur. Après plusieurs projets conçus et abandonnés, il a trouvé à Londres les moyens d’organiser un voyage de découvertes dans la haute Guinée, au-dessus de l’Achantî. Il y a là toute une région inconnue entre les pays de la côte et le bassin supérieur du Dhioliba ; si M. Gérard peut y porter ses reconnaissances et y utiliser les instruments dont il a dû se rendre l’emploi familier, il aura bien mérité de la science.

Le Gabon est aussi un pays nouveau pour la géographie. Les excursions que Du Chaillu y a poussées en deux ou trois directions ont été, en Angleterre, le sujet de vives controverses, où il y a eu souvent moins de justice que de passion ; il est du moins un honneur qu’on ne peut lui refuser : c’est d’avoir appelé l’intérêt sur des contrées jusqu’alors inconnues, et d’en avoir provoqué une étude de plus en plus agrandie. Plusieurs notices intéressantes en ont été adressées depuis un an aux sociétés savantes par les missionnaires américains qui y ont des établissements ; et notre marine y a opéré de nouvelles reconnaissances dans le Gabon même ou ses affluents, et sur le bras principal d’un fleuve un peu plus méridional, l’Ogovaî. Un voyageur qui pourrait remonter au loin ce dernier fleuve y serait certainement conduit à des découvertes importantes. L’embouchure de l’Ogovaï est à un degré au sud de l’équateur, précisément sous le parallèle central du Nyanza, dont un intervalle de vingt-deux degrés, ou cinq cent cinquante lieues à vol d’oiseau, la sépare. Quel explorateur comblera ce vide immense ? Cette gloire périlleuse, Du Chaillu a le désir honorable d’y entrer au moins pour une part. Après avoir complété à Londres son éducation géographique sous de bonnes directions, il est parti, dans les premiers jours d’août, muni d’instructions et d’instruments, avec la ferme intention de pousser aussi avant que possible, et de vérifier par des observations précises ses premières reconnaissances.

Un de nos officiers de marine les plus distingués, M. Vallon, a publié tout récemment, sur les parties de l’Afrique occidentale qui commencent au Sénégal et finissent au Congo, une étude extrêmement remarquable[4]. Ce morceau, fruit d’une longue et solide expérience, est ce qui, depuis longtemps, a été écrit de plus substantiel et de plus instructif pour l’étude à la fois géographique, économique et ethnologique d’une région qui prend chaque jour pour nous plus d’importance et d’intérêt.

Non loin du Gabon, au fond du golfe de Guinée, une célébrité éclatante de nos explorations contemporaines poursuit obscurément quelques entreprises isolées. Le capitaine Burton s’est séparé du capitaine Speke, par je ne sais quelle triste question de préséance, après leur commune expédition de 1858 aux grands lacs de l’Afrique australe ; et pendant que l’un retournait avec ardeur au cœur de l’Afrique conquérir une nouvelle illustration par de plus grandes découvertes, l’autre, exilé volontaire, allait se confiner dans le poste de consul à Fernando Po. Mais, selon notre proverbe, bon sang ne peut mentir, M. Burton a bientôt senti fermenter le vieux levain. Des courses sur les côtes avoisinantes et des excursions vers l’intérieur ont rempli, depuis trente mois, le vide de ses fonctions officielles. Il a gravi le premier les cimes difficilement accessibles du mont Cameroun, qui domine la côte en vue de Fernando Po ; il a pénétré sur le territoire des Fân, ce peuple anthropophage dont on a tant parlé depuis deux ou trois ans, et confirmé ce que Du Chaillu et d’autres ont rapporté de leurs habitudes ; il a réuni, en un mot, les matériaux d’un nouveau livre sur l’Afrique occidentale, dont on annonce la prochaine apparition, mais qui ne remplacera pas celui qu’il nous aurait donné s’il était retourné avec Speke dans la région des sources du Nil.

Il est un autre voyageur dont on attendait beaucoup d’après la vigueur de ses débuts : c’est le baron de Decken. M. de Decken est un compatriote du docteur Barth (tous deux sont nés à Hambourg), qui réunit, ce qui n’est pas commun, la fortune à l’amour, plus encore, à la pratique de la science. En 1860, il partit pour la côte orientale d’Afrique, dans l’intention d’y rejoindre le docteur Roscher, un autre de ses compatriotes, qui avait essayé à plusieurs reprises de pénétrer dans la région des grands lacs intérieurs, et dont les tentatives avaient échoué, faute de ce qui est le nerf des voyages aussi bien que de la guerre, l’argent. Rien n’égale la rapacité de ces peuples africains, et surtout des chefs, vis-à-vis des blancs ; leurs exigences sont devenues telles, qu’un voyage dans ces contrées barbares est maintenant plus coûteux qu’un séjour de même durée au milieu des raffinements de nos capitales. Le malheureux Roscher avait été victime de cette avidité effrénée ; faute d’avoir pu s’entourer d’une escorte suffisante, il se trouva à la merci d’un noir qui l’assassina pour le dépouiller. M. de Decken arriva dans ces parages pour apprendre la catastrophe. Elle avait en lieu à la hauteur de Quiloa. Sa pensée alors se tourna vers une entreprise qui était aussi au nombre de ses projets : c’était de gagner Mombaz, sur la côte du Zanguebar, et de s’avancer de là dans l’intérieur jusqu’aux montagnes neigeuses de Kilimandjaro et du Kénia. Quoique signalée depuis treize ans par les missionnaires de Mombaz, l’existence de ces montagnes et de leurs neiges éternelles avait été contestée par un hypercritique anglais, M. Desbourough Cooley, qui semble avoir pris à tâche de s’inscrire en faux contre les découvertes des explorateurs africains[5]. M. de Decken s’adjoignit un géologue, le docteur Thornton, qui avait accompagné Livingstone dans ses dernières reconnaissances du Zambézé, et tous deux arrivèrent au Kilimandjaro. La montagne fut gravie jusqu’à la hauteur de huit mille pieds, — moins de la moitié de sa hauteur totale, — et la présence des neiges permanentes y fut directement constatée. D’autres observations furent rapportées de cette course, que la saison des pluies obligea de discontinuer.

L’année suivante (au mois d’octobre 1862), M. de Decken est allé pour la seconde fois au Kilimandjaro, qui a été de nouveau gravi jusqu’à cinq mille pieds au delà de la première station ; mais des difficultés imprévues n’ont pas permis au voyageur de s’avancer plus avant dans l’ouest, ni de se diriger au nord vers le mont Kénia. Il y a là, cependant, de belles découvertes à faire, surtout si l’on peut redescendre à l’ouest la pente de cette haute région qui verse sûrement ses eaux au lac Nyanza. Au moment où nous traçons ces lignes, le voyageur est de retour en Europe, mais seulement, annonce-t-il, pour se procurer un bateau à vapeur, avec lequel il veut tenter de remonter, au-dessus de Mombaz, quelqu’une des rivières inexplorées qui débouchent à la côte et qui ont leur source, selon toute probabilité, dans le massif que couronnent les sommets du mont Kénia.

On ne saurait trop louer cette persévérance du voyageur, tout en regrettant qu’il n’ait rendu publics jusqu’à présent (sauf des lettres d’une nature très-générale adressées au docteur Barth, et qui ont été publiées dans le journal géographique de Berlin) aucune des observations, aucun des matériaux ni des cartes qui sont le fruit de ses deux voyages. Mais sans doute M. de Decken ne quittera pas l’Europe avant d’avoir payé sa dette au monde géographique.

Parlerons-nous de Madagascar et des projets d’exploration qu’on y avait formés ? Ici, ce sont des empêchements d’une autre nature, des empêchements dont la cause est bien connue, qui ont arrêté les études dont l’île allait être l’objet. À la suite du traité de commerce conclu en 1862 avec le nouveau roi Radama II, une commission scientifique s’était constituée pour en relever la géographie et en explorer les richesses naturelles, qui sont immenses. Cette commission allait quitter la France, lorsque est arrivée, au mois de juillet 1863, la nouvelle foudroyante de la sanglante révolution qui venait de mettre à mort notre ami le roi radama, et de relever la politique de la vieille reine Ranavalo, politique dont le dernier mot est la proscription des blancs et de toute influence des mœurs étrangères. C’est la barbarie, avec ses instincts féroces, qui se dresse contre toute idée de civilisation. Au point de vue de la science, le seul où nous ayons à l’envisager, ce triste événement est profondément regrettable ; car Madagascar, chose assez singulière pour une contrée qui a été regardée longtemps comme une terre presque française, est encore aujourd’hui une des parties de l’Afrique les plus imparfaitement connues. Les notions que nous en avons sont vagues, très-incomplètes et sans contrôle sérieux. Les détails topographiques dont les faiseurs de cartes la couvrent à l’envi sont en très-grande partie des détails de pure fantaisie, dont personne n’a sérieusement vérifié la source[6]. Même sur les peuples de l’île, on n’a que des idées généralement fausses, à en juger par ce qui est imprimé ; entre les Hovas, la population dominante à peau claire, celle dont Radama était le chef, entre les Hovas, disons-nous, et les autres populations de l’ouest et de l’est (les Sakalaves et les Malgaches), on établit des distinctions absolues qui, sans aucun doute, n’existent pas ; car chez tous la langue est au fond la même, et si les traits diffèrent, ce doit être par suite d’un mélange plus ou moins intense de la race supérieure avec un fond nègre probablement aborigène, et aujourd’hui complétement absorbé. Enfin c’est une opinion reçue que les Hovas sont d’origine malaise, ce dont il y a de très-fortes raisons de douter, pour ne pas dire plus. Tout cela était un champ d’étude, important sous plus d’un rapport, qui s’ouvrait à nos explorateurs et qui s’est violemment refermé devant eux. M. de Decken lui-même avait eu un moment l’idée, quand il a dû quitter le Zanguebar, d’entreprendre une excursion dans l’intérieur de l’île. Espérons encore que les événements reprendront un aspect plus favorable, et que l’on pourra revenir aux investigations interrompues.


VI

Nous avons pu nous arrêter longtemps en Afrique, parce qu’en dehors de ce grand théâtre des explorations actuelles nous n’avons guère à noter aujourd’hui de faits importants. En Australie, où depuis quelques années les explorations ont été si actives, il s’est fait un temps d’arrêt ; en attendant la reprise des reconnaissances, on liquide les résultats acquis et on prépare les publications. Deux ou trois ont déjà vu le jour ; mais ce ne sont pas les plus importantes. Les relations qui nous viennent de ce côté ont, au surplus, et cela est inévitable, un singulier caractère d’uniformité. Dans la triste monotonie de ces espaces immenses, au milieu de ces plaines intérieures d’un aspect aride et nu, sans chaînes de montagnes, sans larges vallées, sans forêts, sans rivières permanentes, sans autre végétation que des arbustes rabougris armés de redoutables épines, sans autre verdure qu’une herbe temporaire qui apparaît avec les pluies tropicales et disparaît avec elles ; lorsque durant des semaines et des mois entiers le voyageur n’a rencontré rien qui ait vie à travers ces solitudes désolées, ou que dans les rares tribus qu’il aura trouvées çà et là aux approches des zones littorales il n’a sous les yeux que le dernier degré de l’abrutissement et la dégradation physique et morale la plus absolue où puisse descendre un être à face humaine, quelle variété pourrait-il répandre dans ses récits ? Toujours les mêmes fatigues, les mêmes périls, les mêmes privations ; toutes les journées se ressemblent et aussi tous les voyages. Il ne faut rien moins qu’une catastrophe comme celle de Burke et de Wills, ou les anxiétés causées par la disparition d’un voyageur tel que Leichhardt, pour relever un peu la pesante monotonie de ces relations australiennes. Et puis, au total, la science y a peu de part ; ce ne sont pas des observateurs proprement dits que les colonies du sud ou de l’est envoient vers l’intérieur, mais des hommes vigoureux, des bushmen, rompus à la vie du désert, et qui doivent être avant tout en état de supporter longtemps les rudes épreuves de ces terribles courses. La science gagne toujours quelque chose, sans doute, à ces voyages qui nous apportent peu à peu des données positives sur la nature des parties centrales du continent australien ; mais ce n’est pas là ce que les voyageurs de ces dernières années ont cherché. Leur préoccupation principale, comme aussi leur principal intérêt, est de trouver, dans les espaces inexplorés de l’intérieur, des pacages où les colons puissent étendre et multiplier l’élevage de leurs troupeaux. Le surplus, c’est-à-dire l’extension des notions géographiques et des sciences qui s’y rapportent, est une affaire accessoire et de second rang.

Si maintenant nous tournons les yeux vers les pays que la politique ou les armes ont, dans ces derniers temps, ouverts à l’investigation européenne ; si nous demandons ce que les événements nous ont valu de connaissances nouvelles sur la Chine, sur les pays d’Annam, sur le Japon, sur le Mexique, — pour cette fois il nous faudra répondre : Rien, ou peu de chose. Nous en sommes encore à la période des promesses et des espérances. Mais le temps marche, notre activité est en éveil, et sûrement les espérances seront réalisées, dépassées peut-être. L’intérieur de la Chine, — tout un monde à conquérir pour nos explorateurs, — ne sera pas toujours livré aux horreurs de la guerre intestine ; et avec la Chine s’ouvriront pour nous les portes des contrées centrales de la haute Asie. Au Japon, la course littorale dont un consul anglais, Rutherford Alcock, a publié l’intéressante relation, et les communications d’un de nos compatriotes, M. Robert Lindau, nous donnent un avant-goût de ce que seraient pour notre instruction des voyages à l’intérieur. C’est au Mexique surtout que le champ est large et que la moisson sera belle. Il y a là à réaliser d’immenses conquêtes scientifiques, en même temps qu’une grande régénération sociale. Même après les travaux d’Alex. de Humboldt, après les publications précieuses de Ternaux Compans et l’ouvrage historique de Brasseur de Bourbourg, il y a là encore, dans ce pays si longtemps fermé aux recherches savantes, des investigations à poursuivre dans les archives publiques, des études à reprendre sur les constructions gigantesques dont les anciennes races ont couvert le sol depuis le centre de l’isthme jusqu’au fond de la Californie, sur l’écriture idéographique des Azteks, sur les idiomes encore vivants des Indiens et sur les Indiens eux-mêmes, sur les rapports de ces langues entre elles et avec celles des populations du sud, et sur bien d’autres questions qui touchent aux vieux temps du Mexique en même temps qu’aux origines américaines. L’histoire, l’archéologie, la linguistique, l’ethnologie, réservent à nos investigateurs une foule de problèmes à scruter, sinon à résoudre, sans parler des questions économiques sur lesquelles repose l’avenir du pays, et de la topographie si imparfaite encore qui appelle toute l’activité de nos ingénieurs. La tâche est vaste, mais il sera glorieux de l’avoir remplie. Notre présence dans ce pays régénéré doit être marquée par un monument scientifique comparable ou supérieur à celui qui a enfanté, il y a soixante-cinq ans, notre expédition d’Égypte.

Le temps, ai-je dit, n’est pas venu encore où les nouveaux rapports de commerce ou de guerre avec l’extrême Orient et l’Amérique aient pu ajouter notablement à la somme de nos informations scientifiques ; quelque exception, cependant, pourrait être faite pour l’Indo-Chine. Les reconnaissances de nos officiers de marine dans notre récente colonie de Cochinchine sont une bonne acquisition pour la géographie positive. Le vice-amiral Bonnard, au mois de septembre 1862, remonta le grand fleuve du Kambodje jusqu’à cent vingt lieues de ses embouchures ; et près d’un large lac que le fleuve traverse à cette distance il put contempler les magnifiques ruines de l’ancienne cité d’Ongkor[7], restes d’un établissement bouddhique dont les Siamois ne parlent qu’avec admiration comme de l’ouvrage des génies. Les constructions d’Ongkor ont une grande analogie avec les monuments bouddhiques de l’île de Java ; elles sont, comme ceux-ci, l’œuvre d’une civilisation importée. L’époque n’en est indiquée par aucune donnée précise ; mais il est bien probable qu’elles doivent appartenir à la période de la grande prospérité du bouddhisme de l’Inde, qui fut aussi le temps de la grande propagation extérieure du culte de Çãkyamouni, ce qui nous conduit au troisième ou au deuxième siècle avant l’ère chrétienne. Les statues colossales du Bouddha taillées dans les rochers d’Ongkor ont une frappante analogie avec les colosses bouddhiques de Bamyân, dans l’Asie centrale, qui remontent incontestablement à des temps voisins de notre ère. Deux ans avant la visite de l’amiral Bonnard, le site d’Ongkor avait été vu et décrit par un voyageur français, M. Mouhot, dont le Tour du Monde a publié la relation. M. Mouhot voyageait surtout en naturaliste, et ses collections, que la mort a interrompues, sont d’une extrême richesse ; mais il savait aussi voir et décrire ce qu’un pays peu connu offre de curieux à l’observateur. Nos lecteurs ont pu juger de l’intérêt de ses journaux en même temps que de la beauté des dessins dont il avait formé un riche portefeuille. Ses courses dans le Kambodje et les provinces de Siam ne présentent pas un développement de moins de huit cents lieues dans l’espace de trois années ; c’est, au total, un des voyages les plus importants et les plus instructifs que possède aujourd’hui l’Europe sur la péninsule indochinoise.

J’avais inscrit dans mon programme quelques-uns des travaux dont notre propre sol est l’objet ; j’aurais voulu signaler les publications déjà nombreuses qui promettent à la France, si le zèle de nos provinces se soutient, les matériaux d’un beau monument géographique. L’espace me manque aujourd’hui ; mais ce n’est qu’une occasion remise.

Vivien de Saint-Martin.


FIN DU HUITIÈME VOLUME.
  1. M. de Heuglin avait déjà vu une partie de ces territoires peu connus, dans un premier voyage (1852) dont il a publié la relation sous le titre de Voyages dans le nord-est de l’Afrique (Reisen in Nord-Ost Afrika, 1867).
  2. Mittheilungen, 1863, no 9.
  3. Au no 10 de 1863, cahier d’octobre.
  4. Dans la Revue maritime et coloniale, novembre 1863.
  5. On jugera de la rectitude d’appréciations de M. Cooley par un seul fait encore tout récent. Par une de ces tristes bizarreries que rencontrent les esprits enclins au paradoxe, le critique anglais venait d’imprimer un long mémoire dans l’Athenæum pour établir que la position de Gondokoro, sur le haut fleuve Blanc, devait être portée pour le moins au neuvième degré de latitude, lorsque le capitaine Speke publia, il y a quelques mois, ses observations vérifiées par un des astronomes de Greenwich, qui fixent la position de Gondokoro, comme on l’a vu plus haut, à 4° 54′ 5″ de latitude ! Si ces excentricités venaient d’un homme inconnu dans la science, elles resteraient ensevelies dans l’oubli qui leur appartient ; mais M. Cooley a publié autrefois des travaux qui témoignent d’un savoir sérieux, et qui ont attaché à son nom, au moins en Angleterre, une sorte d’autorité, — aujourd’hui un peu compromise, il est vrai.
  6. Il faut excepter un homme, un seul peut-être, M. Eugène de Froberville, qui a fait de Madagascar pour ainsi dire l’étude de sa vie ; mais M. de Froberville n’a rien publié, parce qu’il sait mieux que personne sur quelles faibles bases (le contour hydrographique excepté) reposent les données que nous possédons.
  7. Nokhor, selon M. Pallegoix.