Revue du Pays de Caux N°4 Septembre 1902/Texte entier

Revue du Pays de Caux

paraissant 6 fois par an

publiée sous la direction

de

Pierre DE COUBERTIN



SOMMAIRE DU No 4

(Septembre 1902)

LE CADEAU DE LA MÉCHANTE FÉE



Aux baptêmes des races comme à ceux des petits princes, il est coutume de convier les fées. Mais elles sont si nombreuses, ces dames et d’humeur si vagabonde, que des oublis interviennent fatalement, lesquels sont pleins de conséquences graves. Le livre d’adresses le plus complet renferme encore des lacunes et quand vous annoncez à vos amis et connaissances votre mariage ou le décès de vos proches, certains se piquent de n’avoir point reçu de faire part ; d’autres ont déménagé sans laisser de traces et la poste vous retourne les lettres à eux destinées avec la mention : parti sans adresse.

Pareille chose advient avec les fées. Vous connaissez bien la suite de l’histoire. Quelqu’une des fées omises arrive au moment du baptême et, méchamment, offre au nouveau-né un présent qui fera le souci de son existence, le pauvre !

Quand on baptisa notre France, les fées vinrent en grand nombre et la comblèrent de cadeaux généreux. L’enfant souriait, rose et potelée. Ce sourire ne désarma point une dame acariâtre qui ne figurait pas parmi les invitées et qui, s’approchant du berceau, dit avec un air sournois, plein d’arrière-pensées : « Moi aussi, je veux te laisser un souvenir ; je te donne la logique ». La France accepta la logique sans objection et toutes les personnes présentes se récrièrent sur l’utilité et la valeur d’un semblable don.

Certainement la logique est une chose admirable dont nous avons su nous parer et embellir notre génie. Il n’en est pas moins vrai que cette qualité là a sans cesse compromis nos succès et entravé notre marche et qu’elle continue de nous jeter, par des élans irréfléchis, en toutes sortes d’impasses et de marécages d’où nous ne nous tirons ensuite qu’en perdant des forces et du temps. La logique est exactement l’envers de la vie. La logique n’admet pas les compromis ; la vie n’est qu’un long compromis, pour les peuples plus encore que pour les individus. Quand la France est très affairée, très attentive, qu’elle a un grand désastre à réparer, une grande ambition à satisfaire, les entraves subies par sa chère logique ne l’affectent pas trop ; mais dès qu’avec le repos et la tranquillité lui revient la possibilité de raisonner, cette diable de logique reprend les rênes ; à la moindre égratignure que lui font les événements, toute la nation se révolte.

Et, dans son lointain palais, la méchante fée rigole.


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CE QUI SE PASSE DANS LE MONDE



Beaucoup de choses… comme toujours. Il ne faut pas que l’absence de faits très saillants au dehors et, chez nous, l’abus de scènes énervantes nous empêchent de regarder dans le grand kaléïdoscope ; des modifications considérables s’y opèrent sans bruit alors que se produisent à grand fracas des événements qui paraissent immenses et dont la portée, au contraire, est très faible : erreurs qu’un tour de roue répare, anathèmes qu’une heure efface, démolitions dont une construction nouvelle masque aussitôt la brèche.

La visite de Sir Wilfrid Laurier.

Plus important que les séjours parmi nous du Shah de Perse ou même de la reine Christine d’Espagne est le passage à Paris du premier ministre Canadien. L’homme qui nous arrive, paré d’un titre Britannique et porteur d’un prénom d’allure Germanique, est pourtant un Français et le sang de notre race coule, très pur, dans ses veines. Son nom est symbolique, car il a conquis, dans sa belle carrière politique, beaucoup de lauriers ; mais sa plus grande victoire a été son accession, déjà ancienne, à la présidence du conseil Canadien et cette victoire-là rejaillit sur la France. Elle incarne la revanche des Canadiens-Français sur les ostracismes dont les frappa jadis l’Anglais vainqueur. Aujourd’hui, c’est le vaincu qui gouverne. Avant Laurier plusieurs de ses compatriotes avaient participé au gouvernement fédéral ; aucun ne l’avait présidé. L’homme d’État auquel est échu l’honneur de cette innovation en était digne de tous points : c’est son mérite qui l’a élevé à un pareil poste et non pas de viles flatteries envers l’Angleterre, flatteries qui, du reste, au Canada, déconsidèreraient un citoyen bien plutôt qu’elles ne l’aideraient dans sa carrière. Les Canadiens sont restés très fiers de leur origine. Ils savent la revendiquer à l’occasion et conservent religieusement leur héritage Français. Ces sentiments vont de pair avec un loyalisme dont ils ont donné — et tout récemment encore — des preuves évidentes. Leur attachement à l’Angleterre est, à la fois, solide et sincère. Il y a là un fait bien digne d’être médité par nous, car il comporte une leçon salutaire et, à ce titre, la fierté que peuvent nous inspirer les succès de Sir Wilfrid Laurier se mêle de quelque amertume. L’Angleterre a donné au Canada ce que nous n’avons su, nous, donner à personne, ce que nous ne savons pas nous procurer à nous-mêmes, à savoir la tolérance. Sur l’arc de triomphe élevé à Londres, à l’occasion du couronnement d’Édouard vii, par ses sujets transatlantiques, on lisait une inscription étrangement suggestive : Canada, free homes for millions. Canada, terre de liberté pour des millions d’hommes ! Cette liberté, peut-être, n’est pas beaucoup plus complète que celle dont nous jouissons légalement. Il y a, dans la vie Anglo-Saxonne, des entraves qui n’apparaissent pas au premier examen et qui n’en sont pas moins gênantes ; par contre, le harnais Latin n’est pas toujours aussi lourd à porter qu’il en a l’air. Mais la liberté de nos voisins est une réalité vivante ; la nôtre, une déclamation creuse. Ils la pratiquent, nous la subissons. Elle leur est naturelle ; elle nous est pénible. Ils doivent se faire violence pour y donner entorse et nous, pour y rester fidèles. C’est qu’ils sont tolérants et que nous ne le sommes point.

Conférence Intercoloniale.

Avant de se rendre à Paris, Sir Wilfrid Laurier avait pris part aux travaux de la conférence des premiers Ministres coloniaux venus à Londres pour le couronnement du roi. L’Australie, le Canada, le Cap, la Nouvelle-Zélande y étaient représentés par les chefs de leurs gouvernements. De ce que rien de précis et de définitif n’est sorti des délibérations de cette conférence, on s’est empressé de conclure qu’elle avait manqué son objet. Les publicistes du continent sont incorrigibles. La formation de la fédération Australienne aurait dû pourtant leur donner à réfléchir : une telle œuvre ne pouvait s’accomplir du jour au lendemain ; mais c’était une de ces œuvres dont les échecs successifs préparent, loin de la compromettre, la réussite future. Chaque fois pourtant que le projet en était ajourné, on soulignait en Europe son caractère utopique et l’impossibilité de jamais le réaliser. Il en est de même, aujourd’hui, pour la fédération impériale. Au cours d’une épreuve qui devait — l’a-t-on assez répété ! — aboutir au démembrement de l’empire Britannique, celui-ci s’est grandement unifié et fortifié. La question de la participation des colonies à la défense de l’empire n’aurait pas pu, il y a cinq ans, être discutée par une conférence du genre de celle qui vient de se réunir à Londres et on ose même se demander si une pareille conférence aurait pu facilement se réunir en ce temps-là. La question, d’ailleurs, est complexe et la solution n’en est pas encore trouvée ; le fait qu’on l’ait cherchée avec un désir sincère de l’appliquer est déjà assez probant. Même observation au sujet des problèmes d’ordre économique qui se sont posés devant la conférence. On les discute : ils ne sont pas mûrs. L’idée impériale fait des progrès constants : il faut être aveugle pour ne pas le voir.

Le bien sort du mal.

Nous faisions remarquer, il y a quelques mois, la futilité et — toute révérence gardée — le caractère carnavalesque des préparatifs qui se poursuivaient à Londres pour la cérémonie du sacre. Il semblait y avoir quelque chose d’affligeant à considérer l’héritier d’un si grand trône, uniquement préoccupé, au lendemain d’une guerre terrible, de détails de préséance et d’étiquette. On avait beau répéter qu’il fallait, dans le couronnement, considérer le côté symbolique, l’exagération de l’importance donnée à cet événement n’en demeurait pas moins choquante. Sur ces entrefaites, le roi Édouard a failli mourir ; on l’a opéré, et à peine convalescent, malgré l’avis des médecins et les prières des siens, il est entré à Westminster d’un pas ferme et s’est fait sacrer. La pompe extravagante déployée autour de lui n’a plus été, dès lors, que le cadre brillant d’un beau tableau ; c’est que la figure centrale se trouvait rehaussée de tout ce qu’une volonté vaillante inspire de respect, même lorsqu’elle est appliquée à un objet de second ordre. Si épris de force morale, si sensible à toutes les manifestations de l’énergie individuelle, le peuple Britannique a été remué par un tel spectacle jusqu’en ses fibres les plus profondes et ses sentiments se sont manifestés avec une puissance et une intensité qui n’eussent point éclaté sur les pas du premier cortège, plus complet pourtant et plus somptueux encore. Ainsi la maladie d’Édouard vii l’a mieux servi que tous ses courtisans n’auraient su le faire.

M. de Bennigsen.

La mort de l’ancien Président supérieur de la province de Hanovre n’a point une importance Européenne, à en juger par la valeur de l’homme. Esprit distingué, fonctionnaire de grand mérite, M. de Bennigsen n’était pas fait pour les tout premiers rôles. Mais le hasard des circonstances et l’ardeur des convictions le poussèrent à la tête d’un parti qui a joué l’un des plus grands — sinon le premier rôle — dans l’organisation de l’Allemagne nouvelle. M. de Bennigsen appartenait à cette génération d’Allemands que le libéralisme de 1848 avait à jamais conquis et qui, d’autre part, étaient prêts à tous les sacrifices pour aider à réaliser l’unité de leur patrie. Et leur existence fut, en effet, durement ballottée entre les deux pôles de ces aspirations devenues étrangement contradictoires. La force ayant entrepris d’accomplir l’œuvre devant laquelle la liberté avait échouée, les patriotes, amis de la liberté durent taire leurs préférences pour favoriser le triomphe de l’idée nationale. Quelques-uns devinrent autoritaires ; mais la plupart, et Bennigsen en tête, demeurèrent fidèles à leurs convictions, tout en renonçant à les faire dominer. Ce genre d’abnégation est toujours respectable et il est presque toujours fécond. L’homme tient d’autant plus fortement à une œuvre qu’il a dû se faire violence pour l’édifier. Rien ne cimente plus solidement les institutions politiques et sociales que la dose de sacrifice versée dans leurs fondations. L’empire Allemand a tiré une large part de sa puissance de dévouements semblables et il est permis de penser que les Français clairvoyants et loyaux qui, répondant les uns à l’appel de Thiers, les autres à celui de Gambetta, fondèrent la République par des concessions mutuelles, ont grandement contribué à la rendre stable et prospère.

Au Vatican.

La nomination du cardinal Gotti à l’importante charge de préfet de la Propagande a d’autant plus attiré l’attention que le nouveau promu représente des idées et surtout des façons de procéder diamétralement contraires à celles de son prédécesseur. Ce dernier, le cardinal Ledochowski, n’a pas laissé derrière lui beaucoup de regrets. Son existence agitée et douloureuse lui eut valu des sympathies que son manque de caractère lui a fait perdre. On respectait ses malheurs sans l’estimer. Sa diplomatie était hautaine, violente et malhabile. Le nouveau préfet de la Propagande est tout l’inverse et c’est comme diplomate, précisément, qu’il a su, lors d’une difficile mission au Brésil, donner de ses talents l’idée la plus avantageuse. Supérieur général des Carmes, il s’est montré, d’autre part, administrateur avisé et ferme de sorte que le cardinal Gotti, investi désormais d’une des premières charges de l’Église, est devenu l’un des membres les plus en vue du Sacré-Collège. Il jouera assurément un rôle considérable dans le prochain Conclave et certains voient déjà en lui le successeur probable de Léon xiii dont il continuerait la politique sage et tolérante. La France aurait tout lieu de s’en réjouir, car elle est la première à profiter de cette politique dès qu’elle ne se laisse pas entraîner hors de toute raison et de tout jugement sain par les effervescences d’un anticléricalisme enfantin.

Mais la promotion du cardinal Gotti n’est pas le fait principal qui se soit produit au Vatican ces temps-ci. Les négociations entamées entre le Saint-Siège et les États-Unis ont occupé le premier plan. Il s’agit des Philippines où, presque dans chaque paroisse, sont établis des moines Espagnols, Augustins, Franciscains, Dominicains, Récollets, lesquels enrichis aux dépens des indigènes, et habitués à faire peser sur eux un joug tyrannique sont, en général, moins adonnés à la pratique des vertus évangéliques qu’attachés à la possession des biens de ce monde. Les États-Unis ne peuvent entreprendre d’organiser l’archipel tant que subsiste un pareil état de choses. Mais le gouvernement de Washington aurait pu entrer directement en négociations avec les intéressés ; il a préféré s’entendre avec le chef de l’Église et conclure avec lui une sorte de concordat. Cette reconnaissance officielle par la grande République Américaine du pouvoir et de l’influence du Saint-Siège est un acte mémorable qui montre à quel point la face politique et religieuse de l’univers s’est modifiée depuis trente ans. Les négociations, à vrai dire, n’ont pas encore abouti. Commencées à Rome, elles se poursuivront à Manille. La diplomatie Américaine demande le retrait pur et simple des moines Espagnols sous condition du rachat de leurs propriétés et d’une indemnité suffisante. Le Vatican souhaite que le retrait soit progressif et s’opère à mesure que des religieux Américains pourraient remplacer les Espagnols. Comme les congrégations Américaines sont en trop petit nombre pour assumer le fardeau d’une pareille succession, l’évacuation, dans ces conditions, serait interminable. Washington refuse donc d’accepter de telles bases de pourparlers et Rome cédera très certainement, avec la satisfaction, du reste, d’avoir remporté, par le seul fait de ces négociations, une grande victoire morale.

Suède et Roumanie.

Ce sont souvent les petits pays qui donnent des leçons de sagesse aux grands. Nous l’avons observé déjà à propos de la Hollande, de la Belgique, de la Suisse et même de la Grèce. La Suède et la Roumanie le prouvent à nouveau. La Suède, territorialement plus grande que l’Italie, n’est pas un petit pays mais sa population, agglomérée dans le sud seulement, ne se monte qu’à 5 millions et, même unie à la Norvège, elle ne saurait compter au premier rang des puissances dirigeantes. La Roumanie a 6 millions de sujets environ sur un territoire à peu près grand comme la Bulgarie et la Serbie réunies. Le nouveau chef du cabinet Suédois, M. Bœstrœm, vient de déposer son projet de réforme électorale. Ce projet, conformément au vœu du pays, supprime le cens et accorde le droit de vote à tout citoyen âgé de 25 ans ayant satisfait aux lois sur la milice et acquitté les impôts dûs à la commune et à l’État ; il organise de plus la représentation proportionnelle, c’est-à-dire la représentation de la minorité ; système profondément juste puisque sous le régime de la majorité pure et simple, la minorité peut arriver à être presque aussi considérable que le parti vainqueur sans avoir de représentants du tout. L’application du système sera intéressante à suivre, encore que l’esprit froid et pondéré des Scandinaves facilite grandement l’expérience ; il n’est pas dit qu’elle réussirait chez nous ; la théorie peut être admirable et la pratique donner des résultats désastreux. Qui vivra verra. Ne nous prononçons pas. Ce n’est pas une raison toutefois pour ne pas admirer la sagesse des propositions de M. Bœstrœm.

En Roumanie, le cabinet Stourdza a fait merveilles. L’ordre le plus complet a été rétabli dans les finances et la prospérité du royaume est en excellente voie. Les libéraux ont ainsi tenu toutes leurs promesses et leur séjour au pouvoir se prolongera. Il est à remarquer toutefois que le cabinet Roumain, quoique animé de sentiments très pacifiques, juge nécessaire d’employer une bonne part des ressources disponibles à compléter et à perfectionner l’armement. Ainsi tous les gouvernements prudents mettent en pratique, plus que jamais, le vieil adage latin : Si vis pacem, para bellum. Si tu veux la paix, prépare la guerre. Il faut, en vérité, que l’utopie soit bien puissante ou le cerveau bien faible pour qu’on ose nous parler encore de désarmement. C’est bien le moment, en vérité !

Le Congrès Socialiste d’Aussig.

La force des sentiments et des instincts nationalistes est si grande aujourd’hui qu’elle fait éclater, à chaque instant, le cadre des organisations socialistes. Non seulement les ouvriers Hongrois ont été exclus des délibérations du récent Congrès Autrichien d’Aussig tandis que des Prussiens y étaient conviés, mais les Tchèques, dans la patrie desquels le Congrès avait lieu, n’ont cessé d’y être molestés par les Allemands envers qui, du reste, ils ne professent aucune amitié. Bien plus, on a entendu le Dr  Adler, chef du parti socialiste d’Autriche, préconiser l’entente avec les « partis bourgeois » contre les socialistes chrétiens du Reichsrath. Il serait bien singulier que de pareilles mésintelligences n’aboutissent pas à une décadence des forces socialistes si même elles ne sont pas l’indice que cette décadence est déjà à demi accomplie. On le dirait à entendre les doléances discrètes mais significatives qui s’élèvent de différents côtés. Les socialistes Néerlandais se réunissent ce mois-ci en congrès à Zwolle pour aviser aux moyens de raviver l’enthousiasme, les cotisations ayant baissé au point de faire un vide presque complet dans la caisse de propagande. Il est à remarquer que ces faits se passent dans les patries de Karl Marx et de Domela Nieuwenhuis, ce qui en accroît beaucoup la signification.

Le général Boisrond-Canal.

Au milieu des événements sérieux qui donnent à réfléchir, la note gaie est fournie par la République d’Haïti, laquelle est en insurrection… pour changer. Le « doux pays des grands enfants noirs » comme l’appelle le Temps, a lassé la patience de son président. Ce digne homme n’a pas même réussi à attendre la fin de son mandat ; il a décampé. Peut-être s’est-il chargé lui-même de quelque mission lointaine ; le poste le plus envié là-bas n’est pas celui de chef de l’état, mais d’ambassadeur en Europe ; on s’inspire du mot célèbre du feu prince d’Orange, lequel déclarait que, dès son avènement au trône, son premier décret serait pour se nommer ambassadeur à Paris. Donc le président d’Haïti a filé, laissant derrière lui, cela va de soi, nombre de candidats à sa succession qui n’avaient pas attendu son départ pour s’entredévorer. Dans le but de préparer l’élection présidentielle, un gouvernement provisoire a été formé ; son chef se nomme le général Boisrond-Canal. Ils ont là-bas des noms délicieux. Que dites-vous du général Thésée Monfiston qui a pris une part active à ces récentes péripéties et de M. Sénèque Monplaisir qui se présente aux suffrages des électeurs ? Jadis les Haïtiens ont eu un empereur, un esclave émancipé qui se fit couronner solennellement sous le nom de Faustin ier. Il avait fait copier à Paris les vêtements du sacre de Napoléon ier et ceux de l’impératrice Joséphine pour son épouse, Adelina, qui était une jolie négresse à dents blanches comme l’hermine de son manteau. Faustin ier régna peu, mais il eût le temps de créer une noblesse aux appellations prestigieuses : le duc de la Marmelade et le duc de Trou-Bonbon en étaient les plus beaux ornements ; bien d’autres sucreries figuraient dans le Gotha de cet empire éphémère. Depuis lors, les Haïtiens ont adopté la forme républicaine, mais ils ne sont pas devenus beaucoup plus sérieux et il est probable que ni le général Thésée Monfiston ni M. Senèque Monplaisir ne réussiront à les rendre tels. La République Dominicaine qui occupe l’autre moitié de Saint-Domingue est peut-être un peu moins folâtre que celle d’Haïti, mais elle ne vaut guère mieux. Or, prise entre Cuba et Porto-Rico ou les Américains sont installés, ici en maîtres et là en protecteurs, Saint-Domingue n’a qu’à bien se tenir ; si elle n’est pas sage, le drapeau étoilé pourrait bien quelque jour flotter sur ses rivages et les Haïtiens, bien entendu, seraient hors d’état de se défendre malgré qu’ils possèdent un superbe navire de guerre harmonieusement baptisé la Crête à Pierrot !

Travaux d’Hercule.

Les Russes entreprennent, avant même que le fameux Transsibérien soit achevé, la construction d’une ligne nouvelle d’Orenbourg à Taschkent par la mer d’Aral et la vallée du Syr-Daria. Cette ligne qui prolonge celle de Moscou à Orenbourg par Samara rejoindra le Transcaspien à Samarkand, longeant ainsi les frontières de l’Afghanistan à une distance qui, sans menacer l’indépendance de ce pays, est faite néanmoins pour inquiéter les Anglais. Ceux-ci d’ailleurs ne sont pas en reste pour ce qui concerne les entreprises géantes ; les améliorations certaines, introduites par eux en Égypte, ne leur suffisent plus. Ils rêvent de métamorphoser ce pays à l’aide du Nil. Bonaparte, le premier, avait entrevu de son regard génial les richesses que l’Égypte pouvait tirer de la régularisation du cours du Nil ; il construisit le premier barrage ; mais c’est aux sources du grand fleuve qu’aujourd’hui l’ingénieur Willcocks veut s’en prendre ; à la suite d’études sérieuses dont il expose le résultat en un langage très clair, M. Willcocks pense qu’au moyen de six barrages établis à des points déterminés, on peut non seulement accroître dans des proportions énormes le rendement du sol Égyptien, mais assainir une grande partie du Soudan, le rendre propre à la culture des bananes et à l’élevage des autruches, fertiliser la péninsule de Meroe, transformer en vastes champs de riz les marais du Bahr el Ghazal, enfin, donner à la production du coton un développement considérable. Les conclusions de M. Willcocks, en faisant même la part d’un enthousiasme exagéré, sont peu discutables en principe ; le caractère bienfaisant et avantageux de ces grands travaux est tellement certain qu’ils s’accompliront fatalement ; mais leur prix de revient sera énorme et les finances Égyptiennes fussent-elles à même d’en supporter le poids, que le contrôle international auquel ces finances se trouvent soumises s’interposerait néanmoins. S’il est permis de prophétiser en pareille matière, il nous semble probable que ces travaux seront entrepris grâce à une collaboration de l’Égypte et des États Sud-Africains, le jour où la colonisation Britannique du Sud aura rejoint celle du Nord et où Ouadelaï sera devenu un centre de transactions rapides entre la région du Cap et la région du Caire.

L’Université de Pékin.

En tout, neuf candidats se sont présentés aux examens d’entrée de la nouvelle université de Pékin ; c’est moins qu’un succès, c’est un four ! La chose peut surprendre dans un pays où l’examen mène à tout, où on le trouve non-seulement à l’entrée de chaque carrière, mais aux différents échelons de la hiérarchie administrative. La qualité d’un mandarin se mesure en quelque sorte au nombre des épreuves qu’il a subies et sa science est considérée comme proportionnelle aux succès qu’il a remportés. Étaient-ils donc si terribles, ces examens d’entrée ? En voici le programme : une rédaction en anglais, des notions d’histoire et de géographie universelles, les principes de l’algèbre et de la géométrie élémentaires, de la physique et de la chimie expérimentales, une version anglaise et, enfin, un aperçu de droit international : le maximum des points est de 100 ; on est admis avec 60. On peut objecter que ce programme est par trop exclusivement Britannique, ce qui est compréhensible toutefois, l’université étant une fondation plus particulièrement Anglaise et Américaine ; mais en tous les cas, on doit reconnaître que le choix des matières est très judicieux : point de surcharges inutiles ; c’est bien le programme qui convenait à une Chine désireuse de s’entr’ouvrir à la civilisation occidentale. Or, il paraît que le désir était réel : de nombreux candidats tournaient autour de la nouvelle institution, mais ils ont trouvé l’épreuve trop dure, au-dessus de leurs forces ! Cela nous donne le diapason de l’intellectualisme Chinois. Nous nous en doutions bien ; nous avions l’intuition que le plus savant des Célestes ne savait quasi rien. La preuve est faite. Entortillé dans sa phraséologie creuse et dans sa philosophie sénile, l’esprit Chinois n’est plus bon à rien. Les Japonais s’instruisent avec une étonnante facilité ; l’Inde, dont les penseurs possèdent à tout le moins une doctrine qui n’est pas sans grandeur, a une jeunesse active et réfléchie ; mais la Chine est un vieux fruit si confit, qu’on se demande s’il reste encore autour du noyau un peu de sève.

La Question d’Albanie.

Il n’existe aucun trône d’Albanie, mais il pleut des prétendants prêts à s’asseoir dessus. Ils ont bien tort, d’ailleurs, les pauvres, et leur séjour sur ce siège inconfortable serait si bref qu’ils n’auraient pas le temps d’amasser des souvenirs pour leurs vieux jours. L’Albanie n’est déjà pas bien grande ; telle qu’elle est, il faudrait encore la diviser pour régner sur elle. Les Ghegs du Nord, moitié pâtres, moitié soldats, ne sont pas aptes à s’entendre avec les Tosks du Sud plus volontiers commerçants ou industriels, et menant un genre de vie bien différent. Ajoutez aux querelles de races les querelles religieuses ; chez les Ghegs, il y a une forte communauté de catholiques appelés les Mirdites ; les autres chrétiens sont orthodoxes, 500.000 environ contre 1.000.000 de Musulmans. Les gens qui ont mauvaise opinion de l’Albanie prétendent que cela fait un total de 1.500.000 pillards. Ce qui est certain, c’est que tant par suite des insurrections que des vendettas qui arment familles et individus les uns contre les autres, un bon tiers des habitants de cet heureux pays a coutume de périr de mort violente. On peut croire que le monarque, s’il en venait un, n’attendrait pas longtemps l’agrément de recevoir une balle ou un coup de poignard. Quant à l’idée d’établir en pareil lieu une République démocratique, elle ne se discute même pas.

Mouvements diplomatique et préfectoral.

Un mouvement fort important — nous n’avons pas souvenance qu’il y en ait jamais eu un pareil — vient d’avoir lieu dans le personnel de nos ambassades. Il a eu pour point de départ la retraite du marquis de Montebello, ambassadeur à Saint-Pétersbourg, et celles du marquis de Noailles, ambassadeur à Berlin, et de M. Patenôtre, ambassadeur à Madrid. C’est le directeur des Consulats, M. Maurice Bompard qui remplace M. de Montebello en Russie. M. Bihourd, ambassadeur à Berne est nommé à Berlin. M. Jules Cambon, ambassadeur à Washington va à Madrid. M. Jusserand, ministre à Copenhague, devient ambassadeur à Washington. M. Raindre, directeur des affaires politiques devient ambassadeur à Berne. Il est remplacé par M. Cogordan, ministre au Caire, lequel cède cette place à M. de la Boulinière, ministre à Sofia où il est lui-même remplacé par M. Bourgarel, ministre à Teheran. C’est tout un chassé-croisé complété par la nomination de M. Grozier à Copenhague. M. Georges Louis devient directeur des Consulats. La caractéristique de ce grand mouvement, c’est d’abord qu’il n’introduit dans la carrière diplomatique aucun élément étranger ; on rompt ainsi avec la plus détestable pratique ; elle n’avait duré que trop longtemps. C’est ensuite que la plupart des agents favorisés reçoivent un avancement mérité. Mettons hors de pairs M. Jules Cambon et M. Jusserand qui sont de beaucoup, les hommes les plus remarquables de notre diplomatie actuelle. La plupart des autres ont acquis dans des postes lointains une précieuse expérience. M. Bompard a été successivement à Tunis, à Madagascar, au Montenegro ; M. Bibourd, en Annam, à Lisbonne, à la Haye, à Berne ; M. Raindre, à Bucarest, au Caire, à Saïgon, à Berlin, à Copenhague ; M. de la Boulinière, à Constantinople, à Washington, à Rio de Janeiro, à Saint-Pétersbourg, à Sofia ; M. Bourgarel, à Tunis, à Pékin, à Berne, au Chili, en Italie, en Suède, en Colombie ; M. Cogordan, en Corée et en Chine avant l’Égypte. Ce ne sont pas des improvisés. Dieu soit loué ! Quoiqu’en pense M. Berthelot qui a dit à ce sujet un mot aussi célèbre que maladroit, on ne s’improvise pas diplomate… même lorsqu’on est Berthelot.

Peu après la publication du mouvement diplomatique, il en a paru un autre portant sur une douzaine de préfectures. Nous n’en dirons presque rien ; c’est de la politique intérieure, cela. Il est tout naturel que les préfets reçoivent de l’avancement ; il faut seulement que cet avancement ne soit pas déterminé d’après des complaisances électorales, et nous craignons que ce ne soit pas parfois le cas.

Le professeur Virchow.

L’Allemagne vient de faire une perte irréparable en la personne du célèbre professeur Virchow devant le cercueil duquel l’univers scientifique s’est incliné avec respect. Fils d’un petit fermier de Poméranie, il était né en 1821. Consacré presque entièrement à la science, sa vie a été féconde en grands résultats ; il a fait faire à la médecine d’immenses progrès, et mérite par conséquent, la reconnaissance du genre humain tout entier.

QUE FAUT-IL PENSER DU SOCIALISME ?



La question, certes, est à l’ordre du jour, en France, et elle se pose d’une façon trop pressante pour que tous les Français n’aient pas intérêt à y réfléchir. Peu nombreux, pourtant, sont ceux qui, loyalement et en dehors de toute idée pécuniaire, ont étudié ce troublant problème. On est pour ou en est contre sans pouvoir, en général, donner le motif de sa détermination. Le milieu y est pour beaucoup ; l’intérêt personnel également. D’un camp à l’autre on se lance volontiers des injures : encroûtés, égoïstes, exploiteurs, sont les petits noms d’amitié que les socialistes ont coutume de donner à leurs adversaires lesquels, en retour, traitent ceux-ci de voleurs, de bandits, de fainéants… Ce dialogue est remarquablement vide d’arguments et même d’idées. Ou bien, si quelques esprits distingués mettent en commun leurs lumières afin de discuter la chose au point de vue scientifique, c’est alors un fatras de raisonnements complexes, un charabia de termes savants dans lesquels il n’y a place ni pour une parole claire ni pour un fait certain.

Or, il doit exister — et il existe assurément — des gens de bonne volonté que la passion n’égare pas, que l’avantage individuel ne rend pas systématiquement hostiles au progrès collectif et qui seraient tout disposés à étudier le socialisme non pas au clair de lune de la théorie, mais au plein jour de la réalité, anxieux avant tout du bien qui peut en résulter pour le pays et prêts, si ce bien leur est démontré, à se prêter généreusement aux transformations nécessaires. Nul doute que ces citoyens éclairés ne soient précisément nos lecteurs. Un journal, une revue qui se respectent, doivent toujours considérer leurs lecteurs comme constituant une élite par rapport aux lecteurs de n’importe quelle autre feuille publique : c’est la seule façon de maintenir la rédaction au niveau désirable.

Dans cet esprit, nous vous convions, chers amis, à conduire aujourd’hui avec nous une petite enquête autour du socialisme, brève, sincère et probante, telle que pourrait et devrait être, par exemple, l’examen de conscience de l’électeur au moment d’adhérer, par son vote, à l’une des doctrines contradictoires dont se réclament les candidats en présence.


Il faut l’estimer et s’en méfier

On fait d’ordinaire des distinctions subtiles entre le socialisme et le collectivisme ; pour nous, c’est tout un, non pas que le socialisme contienne de toute nécessité le collectivisme intégral ; beaucoup d’ardents socialistes ne vont pas jusque là. Mais s’il ne le contient pas nécessairement, il y tend nécessairement ; c’est une question de plus ou de moins. Il est clair qu’il n’y a point de socialisme sans collectivisme ; la dose seule varie ; le principe est immuable. De telles distinctions nous semblent donc oiseuses.

Cela étant, le socialisme apparaît au point de vue doctrinaire comme éminemment respectable, car il procède de ce qu’il y a de meilleur dans l’âme humaine, la notion de justice et l’impulsion de bonté. Il est digne de remarque que, de nos jours, ce n’est point d’en bas qu’est partie la propagande socialiste, mais d’en haut. À part quelques écrivains qui ont prêché le nouvel évangile avec l’arrière-pensée d’en tirer de la notoriété pour leurs ouvrages et des avantages pécuniaires pour eux-mêmes, presque tous ceux qui en sont devenus les disciples ont été attirés par les côtés généreux de la doctrine ; et ces disciples convaincu ont fourni, à leur tour, un noyau d’apôtres au zèle ardent dont le désintéressement est parfois admirable. D’ailleurs s’agit-il bien d’un nouvel évangile ? N’est-ce pas plutôt le vieil évangile, renouvelé et rajeuni, dont s’inspirent ces hommes ? Et avec sa foi en lui-même, son espérance invincible en l’avenir, sa charité débordante, le socialisme ne repose-t-il pas, comme le christianisme, sur le trépied des vertus « théologales » ? Il faut avoir assisté à certaines réunions socialistes en Allemagne pour apprécier le degré de ferveur religieuse auquel peut atteindre une foule enfiévrée par le commentaire éloquent qu’un Bebel sait donner d’un passage du prophète Karl Marx. Loin d’apercevoir dans ces auditoires vibrants la grossière excitation des appétits matériels, on y devine parfois toute proche et prête à éclater cette folie d’abnégation qui a procuré jadis tant de puissance à des cultes naissants et leur a préparé des adeptes dont l’enthousiasme allait, au besoin, jusqu’au martyre.

Nous verrons tout à l’heure ce que son caractère religieux assure au socialisme de succès éventuels. Avoir constaté ce caractère suffit à légitimer ce que nous disons plus haut, à savoir que le socialiste mérite le respect de ses adversaires même. Mais le respect n’exclut pas la méfiance. Il est toujours bon de se méfier d’un culte nouveau. Un peuple arrive à se libérer d’une législation qui l’opprime : il a beaucoup plus de peine à échapper à un état d’esprit qui l’énerve ; les ruines accumulées, par une mauvaise politique, sont bien moindres que celles engendrées par une philosophie nationale erronée et l’on sort de l’impasse économique plus facilement que de l’impasse morale. Aussi doit-on regarder à deux fois avant de s’y engager.


Le socialisme devra produire de la richesse

En tant que religion nouvelle, le socialisme jouit de certains avantages et présente un inconvénient grave. Ses avantages sont l’absence de culte et la simplicité de dogme. Son principe est accessible à tous et jusqu’ici, du moins, il ne s’encombre pas de détails inutiles. Mais, d’autre part, son infériorité lui vient de ce que le paradis qu’il promet est terrestre au premier chef, de sorte que les fidèles peuvent en surveiller l’aménagement et contrôler la réalisation des promesses qui leur ont été faites. Le bien-être de l’humanité est un idéal très élevé, mais non lointain et surtout qui n’est séparé de nous par aucun mur ; la mort dissimule aux regards le vrai paradis. Ici, nulle mort ne ferme l’horizon ; les mêmes jambes de chair et d’os qui portent les mortels doivent les conduire au but. Pas besoin d’ailes pour y arriver. La situation est un peu celle des Israélites en marche vers la Terre promise. Si elle tarde trop et, surtout, si elle ne répond point à leur attente, ils se révoltent. Les combattants de l’armée socialiste sont prêts à endurer bien des souffrances pour le triomphe de leur cause, mais encore faut-il que leur cause ne les désillusionne pas et qu’ils n’aperçoivent pas le néant de leurs efforts.

Or ce ne sont pas des vulgaires « partageux » anxieux de prendre, tout simplement, à ceux qui ont afin de donner à ceux qui n’ont pas. L’état social qu’on leur a décrit et pour lequel ils se sont enflammés se résume en un mot ; il n’y aura plus de pauvres. Il ne s’agit donc pas de faire monter le plateau de la balance qui est en bas et descendre l’autre ; il s’agit d’arriver à la belle et vraie égalité qui est celle de la justice théorique.

Pour cela, il faut de grandes richesses. Les richesses actuelles ne suffiraient pas, loin de là. Ce point d’ailleurs, n’est pas en dispute. Les socialistes se rendent parfaitement compte de la nécessité où ils se trouvent à cet égard et ils la regardent en face. Ils proclament avec une certitude de très bonne foi, bien que formée un peu à la légère, que la production socialiste dépassera de beaucoup la production capitaliste, laquelle engendre forcément le gaspillage en même temps que ses rendements sont inférieurs. On leur demande de le prouver et, naturellement, ils n’y parviennent pas. Si lorsque l’Angleterre d’antan s’est confiée au libre échange et lorsque plus tard la France l’a suivie dans cette voie, on avait réclamé des promoteurs de ces réformes des chiffres à l’appui de leurs dires, ils eussent été bien embarrassés d’en fournir ; les calculs sur lesquels on se base en pareil cas contiennent toujours un certain nombre d’apriori : il ne saurait en être autrement.

Donc il est possible que les socialistes aient raison et que le régime qu’ils préconisent soit en fin de compte plus productif que le régime actuel. Mais en renonçant même à contester ce point, on n’aperçoit guère le moyen d’arriver à ce que la transition entre les deux régimes ne se traduise pas en un recul marqué dans la production. Ce simple recul ne déterminera-t-il pas une débandade dans les rangs socialistes ?


Il devra résulter d’une entente internationale

En effet, le fléchissement au détriment de l’État où se fera l’expérience, contrastera avec la prospérité des autres États ; et il ne s’agit pas là d’une crise rapide. La transition entre des régimes si différents s’opérera avec lenteur, si même elle ne suscite pas de résistances violentes. La rivalité commerciale superposera son action aux difficultés intérieures ; de bons voisins sont toujours empressés à profiter de vos embarras et il serait puéril de s’attendre, de leur part, à une neutralité bienveillante. Les socialistes, avons-nous dit, sont prêts à souffrir pour leur cause ; mais c’est, bien entendu, à condition que la vaillance de leur foi continue de les soutenir. Or il faut une foi étrangement robuste pour se serrer le ventre quand les autres dînent, dans l’espoir que la famine présente vous procurera un dîner plus plantureux… le surlendemain !

Cette difficulté n’a pas échappé aux leaders socialistes. Ils admettent que la seule manière de l’éluder, c’est que l’application de leurs doctrines se fasse simultanément dans tous les pays, ou du moins dans un groupe de pays assez important pour inspirer le respect de ses lois économiques et les défendre ; et volontiers ils se persuadent que les choses se passeront ainsi. Les partisans du désarmement savent que l’Europe doit s’entendre pour réaliser cette réforme laquelle ne serait pas possible autrement ; une telle condition ne les effraie pas ; ils sont convaincus que leurs vœux seront comblés bientôt. Pourquoi donc n’en serait-il pas du socialisme comme du désarmement ?


Les échecs passés ne sont pas probants

On ne peut arguer des échecs passés, car les conditions ne sont plus les mêmes. Le socialisme n’est pas une nouveauté, ne l’oublions pas. Lycurgue tenta de l’établir à Sparte par la force, au nom de l’État. Plus tard la démocratie Florentine essaya d’y parvenir par le jeu de l’impôt progressif ; la grève existait en Égypte sous Ramsès ii. On trouve dans les poètes Sibyllins des revendications d’une âpreté qui n’a jamais été dépassée depuis. « Il n’y aura plus de mendiant, ni de riche, de maître ni d’esclave, de grand ni de petit ; tout appartiendra à tous ». De même les piocheurs ou niveleurs du temps de Cromwell croyaient à l’avènement de la république sociale. Everard, leur chef, un ancien soldat, leur disait : « nous touchons à la délivrance… Un temps viendra où tous les hommes donneront volontairement leurs biens pour les mettre en commun ; ce temps est proche ». Ce sont deux sources d’arguments très répandus, bien que contradictoires, que de considérer le socialisme comme une phase nouvelle de l’évolution générale et de le repousser au nom des échecs qu’il a déjà subis. La vérité est intermédiaire ; la doctrine est fort ancienne : les conditions d’application sont entièrement nouvelles. Les grandes inventions scientifiques qui ont raccourci les distances matérielles et les ont, pour la pensée, supprimées tout à fait, — l’industrie moderne qui a aggloméré les travailleurs et les a fait plus dépendants les uns des autres — l’esprit démocratique qui a pénétré les mœurs : tous ces changements ont rendu possible une expérimentation générale et universelle du socialisme, la seule qui puisse être tentée avec quelque chance de succès.

Résumons nous ; le socialisme, pour vivre, doit être producteur de richesse : et pour produire de la richesse, il doit résulter d’une entente entre les peuples. Cette entente, impraticable autrefois, serait possible de nos jours.


L’entente est possible, mais elle ne se fait pas

Cela ne veut pas dire qu’elle soit en bonne voie d’exécution. Si on y regarde de près, on se rend compte du contraire. Le prolétariat était assurément plus uni il y a trente ans qu’il ne l’est aujourd’hui, d’un pays à l’autre ; à mesure qu’il perfectionne son organisation, les divisions s’accusent d’une façon plus marquée. Sur trois points principaux, ce recul se dessine très nettement. C’est d’abord l’internationalisme, base des espérances d’antan dont la faillite est quasi-déclarée. Les socialistes Français se nourrissent d’illusions à cet égard. Malgré la stupeur dans laquelle les a plongés la déclaration solennelle du patriotisme Germanique faite en plein congrès international, il y a quelques années, par un des principaux chefs socialistes Allemands, leurs yeux ne se sont pas ouverts à l’évidence ; ils ont été plus ébranlés par le refus de concours rapporté d’Angleterre l’an dernier. Les mineurs Français demandaient à leurs camarades Anglais et Belges, sinon de participer à la grève qu’eux-mêmes allaient déclarer, du moins de limiter pendant ce temps leur production de façon à ne pas fournir aux patrons le moyen de lutter trop avantageusement contre les grévistes ; non seulement les étrangers s’y refusèrent, mais ils refusèrent également tout subside. Qu’elle est loin la fête de fraternisation célébrée à Londres le 5 août 1862 et à l’occasion de laquelle les travailleurs Britanniques s’écriaient avec autant d’emphase que de sincérité : « Nous ne permettrons pas que notre alliance fraternelle soit brisée !… chaque jour se formera un nouvel anneau de la chaîne d’amour qui unira les travailleurs de tous les pays ». Qu’il est loin le temps où, au Reichstag, les socialistes ne craignaient pas de flétrir l’annexion de l’Alsace-Lorraine à l’empire. Aujourd’hui, ils déclarent qu’ils défendraient, par la force s’il le faut, les conquêtes Germaniques, et la chaîne d’amour dont parlaient les Anglais est devenue une simple chaîne d’intérêt.

Un second fait très grave s’est produit. Depuis de longues années la grève générale apparaissait comme une arme de guerre formidable aux mains du prolétariat. Or, ce glaive est enfin sorti du fourreau et tout le monde a pu voir qu’il était ébréché. Successivement en France, en Espagne et surtout en Belgique, la grève générale a été essayée sans succès. Le fiasco Belge est de beaucoup le plus significatif. Dans ce pays à population si dense, où l’éducation et l’organisation des masses ouvrières sont si avancées, personne ne pouvait s’attendre à une expérience aussi peu réussie. Déclarée pour un motif clair, précis, accessible à tous et juste d’ailleurs — l’obtention du suffrage universel — ce qui lui assurait une certaine bienveillance de la part des libéraux, la grève fut servie comme à souhait par certains actes de répression trop violents ; ces actes étant isolés il n’y avait pas de quoi terrifier les grévistes ; il y avait par contre, de quoi les pousser à bout. Malgré ces circonstances favorables, la déroute a été rapide et complète. Ces diverses tentatives avortées ont prouvé deux choses : d’abord que la réalisation d’un plan de grève générale était des plus difficiles ; ensuite et surtout que cet instrument de défense est nuisible à ceux qui s’en servent, plus qu’à ceux contre qui il est dirigé.

Le troisième fait est la création des « syndicats jaunes » ainsi désignés par opposition aux syndicats rouges, partisans de la lutte des classes. Les médiocres résultats obtenus par ces derniers et la tyrannie à laquelle en bien des cas ils ont dû recourir pour établir et maintenir leur domination devaient nécessairement provoquer la fondation de syndicats rivaux qui prendraient le contre-pied de la politique suivie par les rouges. Cela n’a pas manqué de se produire, et le développement rapide des nouveaux syndicats a prouvé qu’ils répondaient à un besoin vivement senti par les ouvriers. La base même de leur groupement, c’est la recherche du terrain d’entente entre le capital et le travail, ce qui revient à proclamer que l’antagonisme entre le capital et le travail n’est pas fondamental et qu’on peut l’atténuer considérablement, sinon le faire disparaître tout-à-fait. Ainsi se révèle parmi les masses ouvrières, un double courant contradictoire qui les divise.

Il est évident que si le dogme de la lutte des classes est affaibli, si l’impuissance de la grève est démontrée et si la solidarité internationale s’efface, la formation d’un grand parti socialiste universel se trouve indéfiniment ajournée. Bien des socialistes avisés s’en rendent compte mais il leur reste un espoir ; ils disent que le monde capitaliste est à ce point moribond qu’il s’écroulera de lui-même, sans qu’il soit besoin de l’abattre et qu’alors le socialisme prendra tout naturellement sa place.


La société capitaliste n’est pas moribonde

C’est là une illusion plus grande encore que toutes les autres. Elle provient des écrits de Karl Marx, si pleins de théories à allures scientifiques auxquelles les faits apportent de jour en jour, de nouveaux démentis. Marx a insisté sur le phénomène de la concentration des capitaux et de l’accroissement correspondant du nombre des prolétaires. C’est l’inverse qui se produit et le petit capital joue maintenant un rôle considérable dans une quantité d’industries. Le patron, seul propriétaire devient une anomalie ; le patron délégué d’actionnaires qui le soutiennent et le déchargent, tend à devenir la règle générale. On peut prévoir l’heure où naîtra le type de l’ouvrier capitaliste qui travaillera de ses mains dans une usine et aura un petit pécule engagé, peut être loin de là, dans quelque autre entreprise… De plus, le capital commence à s’organiser pour répondre à l’initiative prise par le travail ; déjà l’on se rend compte que la force du capital organisé dépasse de beaucoup celle du travail organisé. Chose étrange, il semblait jusqu’ici que les patrons fussent hors d’état de pratiquer l’association, comme si le fait d’être riche devait nécessairement vous faire perdre de vue la nécessité de défendre vos intérêts ; il fallait pour cela, être pauvre. Les États-Unis ont montré, par des exemples frappants, ce que peuvent les patrons dès qu’ils se donnent la peine de se défendre ! On se rappelle le mémorable conflit de l’an dernier, la grève des aciers de septembre 1901. Non seulement la gigantesque Union qui soutenait la lutte du côté des ouvriers (et jamais on n’arrivera à constituer des groupements plus solides) a dû s’avouer vaincue mais la paix qu’elle a été réduite à signer est la plus onéreuse qui ait jamais mis fin à un conflit de cette sorte. Les patrons ont exigé qu’on se rendit à merci, quitte à ne pas faire usage de leur victoire. Le plus curieux, c’est que cette défaite, bien loin d’aigrir les vaincus, a modifié leurs vues. « Ce qui est incontestable, écrit M. Lazare Weiller qui vient de faire aux États-Unis un voyage d’étude des plus intéressants, c’est que les salaires ouvriers ont subi une progression « croissante depuis l’apparition des trusts et l’on se demande si, au lieu d’aboutir à des chômages, les progrès de leur outillage et les perfectionnements de leur administration n’amèneront pas les trusts précisément à une réduction rationnelle des heures de travail qui, en fait, s’est déjà produite plusieurs fois. Les ouvriers Américains se sont, du reste, livrés eux mêmes à des enquêtes dont les résultats sont connus. Car s’ils ne forment pas un parti politique distinct, s’ils ne sont pas une classe spéciale, ils sont certainement plus au courant que nos ouvriers de leurs intérêts matériels. Or, toutes leurs enquêtes ont abouti à démontrer et à prouver qu’ils avaient profité de l’organisation actuelle capitaliste et industrielle des États-Unis. C’est ce qui est arrivé notamment pour les ouvriers des chemins de fer, du pétrole, de la métallurgie et des industries sucrières. »

Ainsi, en admettant même que sous sa forme traditionnelle basée sur l’héritage, le capitalisme soit affaibli et usé, le voici qui renaît sous une forme nouvelle, très vivant, très robuste et prêt, on le sent, à une terrible résistance. Si le socialisme doit attendre pour lui succéder, que le capitalisme meure de sa belle mort, il attendra longtemps.


Les victoires des Socialistes se tournent contre eux

Un autre phénomène imprévu, s’est produit. Tandis que pour la plupart des réformes, chaque succès obtenu par les réformateurs avive leur zèle et les fait travailler avec plus d’ardeur à la réalisation intégrale de leur œuvre, ici, c’est l’inverse qui a lieu. Le socialisme a exercé sur beaucoup de points une influence bienfaisante ; il a déjà provoqué des améliorations nombreuses et certaines. Ces améliorations profitent non pas au régime social à venir, au nom duquel on les réclamait, mais au régime actuel auquel on les a imposés. Le socialisme, en effet, en est réduit à procéder par étapes ; il commence, malgré lui, par émietter l’aisance, si l’on peut ainsi dire, entre un plus grand nombre de bénéficiaires ; il voudrait bien que le contraire eut lieu, afin, quand il confisquera le tout, de n’avoir plus devant lui que de gros capitalistes. Ses leaders s’imaginaient au début qu’il en serait ainsi ; mais leur attente a été trompée. Sous le régime de la propriété privée, la législation à tendances socialistes accroît le nombre de ceux qui possèdent ; ainsi cette législation se suicide elle-même lentement. Le socialisme travaille donc à consolider l’état social qu’il prétendait renverser puisqu’il l’épure, le perfectionne, l’améliore sans cesse ; et il ne peut procéder autrement ; c’est un cercle vicieux. La Société actuelle est infiniment meilleure, moins égoïste, plus dévouée à ses devoirs, plus soucieuse du bien général qu’elle ne l’était il y a trente ans. Par là, elle se fortifie au lieu de s’affaiblir. Les résultats atteints par le mouvement socialiste tournent donc contre lui, au profit de ses adversaires. L’histoire des peuples est remplie de pareils paradoxes, mais celui-là est un des plus inattendus qui se soient produits au cours des âges.


La décadence du socialisme n’est pas nécessairement
définitive

Les intéressés ont coutume, en pareil cas, de se refuser à l’évidence jusqu’au dernier moment. Ce mot de décadence sonne comme une offense aux oreilles de tous ceux qui attendent du socialisme une rénovation dans le sens de la justice et de l’égalité. Ce leur est une mince consolation de penser que leur âge d’or n’est pas absolument irréalisable, du moment que ce ne sont point les générations présentes qui en profiteront. Et, en effet, rien ne nous dit que la seconde partie du vingtième siècle ou le début du suivant ne verront pas s’atténuer les ardeurs nationalistes aussi bien que les rivalités commerciales (lesquelles d’ailleurs s’entretiennent les unes par les autres). S’il en est ainsi, les plans de réformes sociales dans le sens collectiviste pourront renaître avec des chances de succès bien plus grandes. Mais aujourd’hui, il est indéniable qu’après avoir brillé d’un assez vif éclat, les doctrines collectivistes sont fortement atteintes et perdent partout du terrain. Le monde leur tourne le dos ; la Société a pour ainsi dire sucé de ces doctrines ce qui était propre à la consolider en la réformant ; elle s’est refait une jeunesse sous un visage nouveau et le socialisme, en complète opposition avec les passions nationales et les appétits robustes des grandes races qui dominent l’univers, affaibli de plus par les saignées faites à son programme, est condamné à une lutte inégale. Voilà la vérité qui n’apparaît pas au regard myope et que l’on saisit dès qu’au lieu de fixer le détail, on cherche l’ensemble. Les Français sont plus éloignés que d’autres d’en accepter l’augure. Ils sont en retard sur ce point. Le socialisme parti de chez eux pourtant en 1848, n’y est rentré que tardivement ; ils ont été lents à s’apercevoir de ses progrès au-dehors et à admettre qu’il pût y avoir là, les éléments d’une formule pratique. Lorsqu’ils sont entrés dans ces vues, le déclin commençait chez d’autres peuples. Aveugles jadis à voir monter le socialisme, ils le sont à présent à le voir descendre ; ils s’imaginent, du moment que ses doctrines prospèrent chez eux, qu’il en est de même partout. Il y a là un réel danger ; la malheureuse France n’a que trop de tendances à se croire le flambeau de l’humanité ; elle s’est plusieurs fois mise en route, persuadée que les nations la suivaient à l’envi ; et, se retournant, elle s’est trouvée seule. Plaise à Dieu que ce malheur ne lui arrive pas sur un terrain aussi glissant que celui des réformes sociales. Cela lui coûterait cher.

Voici donc nos conclusions très brièvement résumées. Le socialisme est une doctrine belle et respectable. — Elle pourra peut-être se réaliser un jour. — Présentement, le monde lui tourne le dos.

Vous ne vous laissez pas convaincre, ami lecteur ?… Eh bien, vous verrez si l’avenir ne nous donne pas raison.


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UN MILLIARDAIRE AMÉRICAIN —
ANDREW CARNEGIE



De tous les types de capitalistes que le Nouveau-Monde a produits, Andrew Carnegie est peut être le plus curieux et le plus complet. En tous cas, il semble dépasser tous les autres en imprévu et en pittoresque. L’homme qui faisait naguère à ses ouvriers une conférence sur l’utilité sociale des grandes fortunes, qui d’autre part, a osé écrire cette phrase étonnante « the man who dies rich dies disgraced, celui qui meurt riche, meurt déshonoré » — l’homme qui a rédigé successivement un hymme enthousiaste à la démocratie et un évangile sévère à l’usage des millionnaires, l’homme qui, retiré des affaires à soixante ans, se demande sérieusement comment il arrivera à se débarrasser de son argent et qui fait flotter sur la tour de son château d’Écosse aussi bien qu’à l’arrière de son yacht un étrange drapeau, Anglais d’un côté et Américain de l’autre — cet homme-là mérite évidemment de fixer l’attention, et on peut croire que l’étude de sa carrière sera féconde en enseignements de tous genres.

Beaucoup d’écrivains ont analysé la figure d’Andrew Carnegie. Mais, en plus grand nombre encore, les journalistes ont interwievé le personnage, et c’est au cours de ces conversations que semblent avoir été pris les « instantanés » les plus typiques et les plus suggestifs. L’impression d’ensemble qui s’en dégage est celle d’une nature moyenne aidée par une chance extraordinaire. Ce n’est pas là, ce à quoi on s’attendait. Le millionnaire moderne apparaîtrait volontiers comme une espèce de héros, vainqueur du sort et l’ayant dompté à force d’énergie et d’intelligence. On se le représente, livrant bataille sur bataille, puisant dans ses échecs une force nouvelle et apportant à saisir les occasions de combats et à en profiter une rapidité géniale. Rien de plus éloigné de cet idéal que la vie d’Andrew Carnegie écoulée tout entière à Pittsburg, doucement progressive, ordonnée et régulière, depuis le jour ou à douze ans, il entra comme « bobbin boy » dans une manufacture de coton, à 5 schellings par semaine, jusqu’au jour où, quarante-huit sans plus tard, il quitta la direction de ses usines métallurgiques, possesseur de près d’un milliard de francs. À seize ans, petit employé du télégraphe, il a été cueilli derrière son guichet, par un des directeurs de la Compagnie des chemins de fer de Pensylvanie qui a besoin d’un secrétaire et lui trouve la mine éveillée et l’œil clair. À vingt-trois ans, la guerre de Sécession lui procure un avancement inespéré. Quand il a déjà un petit capital à placer, le hasard met sur sa route l’inventeur des wagons-lits auquel il rend service et qui l’intéresse dans son entreprise. Plus tard, l’industrie de l’extraction du pétrole se révèle ; Carnegie qui est là, sur place, y apporte tout l’argent dont il peut disposer. L’affaire se trouve être magnifique. Enfin, la Compagnie de chemins de fer où il a fait toute sa carrière expérimente sous ses yeux un pont métallique. C’est le premier ; jusque-là, on les faisait en bois. Le succès est complet ; d’ailleurs l’acier commence à se substituer au fer. Carnegie fonde une usine pour faire de l’acier et des ponts…

Il va de soi que tout cela suppose de l’initiative, de la décision et surtout un travail persévérant et opiniâtre. Qui ne voit pourtant que les circonstances ont joué dans cette existence le rôle prépondérant ; enlevez les circonstances, c’est-à-dire la Compagnie de chemins de fer, la guerre de Sécession, les wagons-lits, le pétrole et le pont métallique ; il reste un chef d’industrie ambitieux, habile à manier les hommes, prompt à s’orienter, qui, partout, sans doute, eut progressé, mais pour arriver à un résultat moyen comme son talent et comme son effort.

Si l’on y regarde de près, on s’aperçoit que le cas d’Andrew Carnegie n’est nullement unique. Le millionnaire qui a forcé le destin par son génie est encore à trouver. Chez presque tous, c’est le « sens des affaires » qui, fécondé par « l’occasion », a engendré l’énorme fortune. Le sens des affaires est une grande qualité ; ce n’est pourtant qu’une qualité de second ordre et elle est assez répandue ; l’occasion, par contre n’est pas fréquente ; la conjonction des deux éléments est donc rare. En employant tous les bénéfices provenant de son commerce de fourrures à acheter du terrain autour de New-York, alors une petite ville, John Jacob Astor pouvait-il prévoir de façon certaine la métropole qui s’élèverait là cent ans plus tard ? En se lançant à corps perdu dans la construction du chemin de fer transcontinental, Leland Stanford ne s’exposait-il pas à ce que les énormes dépenses de l’entreprise ne fussent pas couvertes par un accroissement assez rapide du transit entre l’Est et San Francisco ? Beaucoup de villes Américaines pouvaient supplanter New-York ; Astor a mis son argent sur la bonne ; qui nous dira le nombre d’hommes, peut-être plus intelligents et mieux doués que lui, qui avaient fait la même chose au profit d’autres villes aux perspectives florissantes et qui se sont trompés ? De même, il s’est trouvé dans l’histoire du développement de la Californie, une heure où cette région a ressenti encore inconsciemment le besoin d’être reliée par chemin de fer à l’Océan Atlantique ; Stanford a profité du moment psychologique.

Cette « occasion » qui est un élément si indispensable dans l’élévation du millionnaire est indépendante de la chance. Il faut en plus la chance de chaque jour, surtout au début. Si le petit bateau qui servait au futur commodore Vanderbilt à transporter des légumes avait naufragé le premier mois, qui peut dire s’il fut arrivé à réparer la brèche terrible faite par ce naufrage à sa fortune naissante ?

La chance, l’occasion, le sens des affaires, quoi encore ?… La pauvreté, dit Carnegie. C’est une de ses marottes que les gens riches de naissance ne produisent rien et que tout bon millionnaire doit avoir été pauvre. Et de fait, la plupart se sont mis à la besogne « pieds-nus, la poche vide » ; la foi en leur étoile était leur seul capital. D’où vient cette particularité, car l’expérience prouve, par ailleurs, de façon indubitable, que la pauvreté brise plus de ressorts qu’elle n’en fabrique. Si l’on examine la vie des Vanderbilt, des Astor, des Carnegie, etc… on y relève un trait commun qui paraît fournir l’explication du problème. Le premier argent gagné est immédiatement appelé à produire ; ce qu’il produit est placé de même et ainsi de suite. L’habitude est si bien prise que l’avoir, devenu considérable, continue d’être engagé tout entier dans des entreprises productives et par conséquent risquées. Le millionnaire qui s’attarde en route est perdu. Pour édifier sa colossale fortune, il faut qu’il suive une progression constante et dont aucun terme ne se fasse attendre ; il faut, en un mot, qu’il ne se trouve jamais satisfait. Celui qui hérite a des habitudes et des goûts, provenant de son éducation, à satisfaire ; celui qui part sans rien est sans besoin ; tous ses désirs, toute son attention sont tournés vers les sommes à amasser ; de là vient que le millionnaire en général a connu la pauvreté.

Si un tel ensemble de conditions indique qu’il ne saurait être légion, nous voyons d’autre part qu’il peut être n’importe qui. Par là, le millionnaire moderne se rattache à la démocratie et s’affirme comme l’un de ses fils. Le soldat démocratique a, dit-on « son bâton de maréchal dans sa giberne » ; celui de l’ancien régime ne l’avait point. De même, le millionnaire démocratique n’est pas un privilégié, l’héritier d’un blason illustre ou d’un château célèbre ; c’est un travailleur sorti du rang, du dernier rang même et dont la fortune capricieuse a fécondé le travail intelligent.

Celui-là ne surexcite pas l’instinct égalitaire. On peut le jalouser ; on ne voit pas en lui un ennemi public. Il n’est pas en contradiction avec la civilisation actuelle ; tout au contraire son rôle est conforme à ses aspirations ; son succès s’est opéré d’après les principes qu’elle a posés ; sur l’escalier qu’il a gravi, tout le monde peut se lancer avec l’espoir d’atteindre la dernière marche.

Un autre trait — de beaucoup le plus important — semble devoir caractériser le millionnaire d’aujourd’hui. Il n’est pas un fondateur de privilèges ; il traverse la société comme un météore semant autour de lui sa richesse : il ne l’agglomère pas sur la tête de ses enfants. Les idées d’Andrew Carnegie, sur ce point là, sont d’une précision lapidaire puisqu’il ne craint pas de dire que mourir riche équivaut à mourir « déshonoré ». Chose étrange, Cecil Rhodes qui, par ailleurs, ressemblait aussi peu que possible à Carnegie, en professait d’analogues. « Aucun homme, disait Rhodes, ne devrait laisser sa fortune à ses enfants. C’est les vouer au malheur. Donnez à vos garçons l’éducation la plus parfaite et la plus complète que vous puissiez leur donner et puis laissez les faire leur chemin. Et disposez ensuite de votre argent pour le bien public ». Même tendance chez le suédois Nobel, le célèbre inventeur de la dynamite « Mon expérience personnelle, écrivait-il, m’a convaincu que les gros héritages, dans ce temps-ci, sont propres à hâter la dégénérescence de l’humanité. Je n’approuve même pas que des enfants héritent de leurs parents plus qu’il est nécessaire pour les mettre à même de perfectionner leur utilité sociale ». Voici un Américain, un Anglais, un Scandinave dont deux ont déjà en mourant, fait de leurs millions le noble usage que l’on sait, dont le troisième recherche le meilleur usage à faire du milliard qu’il a gagné ; ces trois hommes si différents d’origine, de caractère, de goûts, tombent d’accord pour condamner le principe de l’héritage. Ils le condamnent avec exagération, d’une façon trop absolue et trop paradoxale ; leur opinion pourtant est partagée en partie au moins, par nombre de leurs contemporains. On a fait le relevé de ce que 25 millionnaires américains morts depuis une vingtaine d’années, avaient légué aux établissements d’enseignement des États-Unis, sans parler des fondations de bibliothèques, d’hôpitaux, etc… Le total s’élève à près de 500 millions.

Il y a là une tendance qui fait son chemin. Qu’en adviendra-t-il ? L’avenir le dira. En tous cas il ne faut pas la confondre avec les doctrines collectivistes ; elle en est aux antipodes. Tous ces millionnaires sont des partisans déclarés de la liberté testamentaire ; ce qu’ils répudient, c’est le droit à l’héritage ; le testament, ils le maintiennent et le grandissent. Et surtout, ils sont d’énergiques apôtres de la liberté du capital : c’est elle qui les a faits puissants ; ils se sentent utiles… En parlant de ses devoirs de capitaliste, Carnegie déclare, quelque part, que « noblesse oblige ». Ce n’est pas à de pareils hommes qu’il faut parler de la nationalisation des moyens de production ; ils étoufferaient dans la petite cité collectiviste, étriquée, sans horizon et sans stimulant[1].

Donc au moment où l’on proclame sa chute prochaine, le capitalisme affirme sa vitalité en se révélant sous une forme nouvelle basée sur l’esprit d’initiative et l’individualisme et dans laquelle la concentration des capitaux est à la fois très rapide — une vie d’homme — très puissante et passagère. Jadis plusieurs générations contribuaient à la montée de la famille, laquelle restait ensuite au sommet parmi les dirigeants ; aujourd’hui, la royauté de l’individu est éphémère ; on le blâme quand il tente de la prolonger au-delà de sa propre existence et l’échec de cette ambition est d’ailleurs certain, s’il s’y laisse aller. La grande fortune d’un Carnegie manque du titre ou du domaine autour desquels elle pourrait se fixer. Il y a deux cents ans, on l’eut fait Duc de Pittsburg et ses fils fussent devenus ambassadeurs ou connétables ; de nos jours, il reste Andrew Carnegie et ne peut échapper à son individualité. Un Carnegie est une étoile filante sur qui la Démocratie n’a point de prise et dont le passage lumineux excite certainement plus d’émulation que d’hostilité.


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DU BASSIN DE L’EURE À BOWLING GREEN



Le Havre, 29 août.

Mon médecin qui est un peu Américain d’origine et tout à fait yankee de procédés, m’a dit « mon cher monsieur, je ne connais qu’un moyen de faire disparaître les traces de votre influenza, il vous faut de l’air de mer. Vous allez mettre 1.000 francs dans votre poche et courir à la Compagnie Transatlantique : là, vous prendrez un billet d’aller et retour pour New-York ; vous partirez samedi prochain par la Bretagne ; huit jours après, vous débarquerez aux États-Unis ; vous aurez juste le temps d’aller voir le Niagara et vous reprendrez le paquebot du samedi suivant ; cela fera un peu plus de trois semaines ; 5 jours à terre et 18 jours en mer… Allez ! Vous serez guéri ». Subjugué par son éloquence, j’ai obéi… et je pars demain.


À bord, samedi 30 août.

Ma cabine est intérieure : c’est tout ce qui restait. Il me semble que je vais étouffer dans ce logis lilliputien que je partage avec un inconnu. C’est un Italien ; il vient d’arriver, suivi d’une petite valise et de douze cartons à chapeaux qu’on a amarrés dans le corridor. Il porte une chemise de foulard écru à cordelière rouge qui me parait d’un effet charmant.

Le temps est radieux : le bassin de l’Eure est sillonné d’embarcations ; les bouées rouges se reflètent dans l’eau bleue. Une jolie brume transparente flotte sur la côte d’Ingouville. Nous aurons un départ superbe.

En attendant il arrive toujours du monde et des paquets et des fauteuils pliants et de grands Anglais qui ne disent rien et des Français bavards qui s’embrassent. Le capitaine n’a pas paru. Je lui ai fait porter une lettre de recommandation que j’avais pour lui. On le dit aimable, mais très froid et peu loquace.

Mon Italien a arboré un costume de flanelle à rayures jaunes et roses qui ne manquera pas ultérieurement de produire une grande sensation. Mais pour l’instant, personne ne le remarque dans l’ahurissement du départ. Enfin, on a fait évacuer le navire et la communication est coupée avec le quai. La Bretagne évolue lentement, aidée par un tout petit remorqueur qui semble se donner beaucoup de mal. La voici dans l’avant-port. Sur la jetée, la foule se presse, agitant des mouchoirs ; on y répond du bord. Un coup de canon retentit et le pavillon national s’abaisse pour saluer la terre de France. On reste encore un instant sur le pont à regarder les côtes, la plage couverte de baigneurs avec la grande masse carrée de l’hôtel Frascati, les phares de la Hève, Sainte Adresse noyée dans la verdure, puis de l’autre côté de la Seine, Honfleur, Trouville, Villers… Des bateaux de pêche parsèment l’horizon ; un grand trois-mâts portant le pavillon Norvégien se dirige vers les jetées et tout près de la Bretagne passe un vapeur de plaisance, astiqué avec un soin méticuleux. Tout cela est ravissant, mais la cloche du déjeuner vient de sonner et comme il n’est pas question d’être malade par ce beau temps, chacun se précipite vers l’escalier ; la grande salle à manger se trouve envahie en un clin d’œil.


Lundi, 1er  septembre.

J’ai déjà pris mes habitudes et le roulis qui est très fort depuis hier soir ne parvient pas à m’en faire changer. Toute autre est l’attitude de mon Italien, plus jaune maintenant que les rayures de son fameux costume. Le matin à 7 heures, on vient frapper à ma porte. C’est l’heure du bain. Je le prends dans une grande baignoire de marbre blanc dont les bords sont très hauts. L’eau qui ne la remplit qu’à moitié se porte d’un côté, puis de l’autre, me laissant à sec périodiquement tandis que mes vêtements accrochés à la cloison exécutent des révérences sans fin. C’est l’un des effets les plus curieux du roulis. De la salle de bain, je me rends à la salle à manger où l’on me sert du chocolat et des petites brioches exquises. Il paraît que ces brioches constituent l’un des atouts de la Compagnie. Un honorable Anglo-Saxon avec qui j’ai lié connaissance m’a déclaré qu’il prendrait plus volontiers « le ligne onglaise parcé qué les capitaines onglais avaient le tête plus froide dans lé danger, mais qu’il prénait le ligne fronçaise parcé qué les brioches étaient bons ». Le motif n’est peut-être pas d’un ordre très élevé, mais qu’importe ! Après les brioches, je monte sur le pont. Sa toilette est faite ; il est propre et luisant et généralement assez désert. Quelques personnes accomplissent leur promenade de santé et trouvent moyen de faire plusieurs kilomètres sur les planches en zigzagant un peu par exemple, car ces planches prennent des inclinaisons gênantes sous l’action de ces houles énormes de l’Atlantique dont rien sur nos côtes ne peut donner l’idée. À côté de moi passe un petit ouragan, vêtu d’une vareuse et coiffé d’une casquette de yachtman. « C’d’ morning, Sir » ! marmotte-t-il entre ses dents. C’est un Américain mince, sec, nerveux qui a toujours l’air de posséder un brasero intérieur. Peu à peu, les fauteuils pliants font leur apparition. Les pères de famille en installent une ribambelle qu’ils attachent tant bien que mal les uns aux autres. Ces fauteuils sont un grand sujet à dispute ; chacun veut les meilleures places et, si vous quittez le vôtre des yeux pendant 10 minutes, vous avez grande chance de le retrouver sous le canot du commandant où l’aura poussé quelque âme charitable désireuse de s’approprier la place qu’il occupait. On est si bien dans ces fauteuils, à faire la sieste, enfoui sous de bonnes couvertures chaudes.

Avant le déjeuner qui est à 10 heures 1/2, je fais visite au coiffeur. C’est un personnage important. Il réside dans une cabine qu’il a habilement transformée. Des armoires contiennent les cosmétiques les plus variés, des flacons de toutes les dimensions, des peignes « magnétiques » et mille petits instruments baroques qu’il coule aux yankees et aux lourds teutons à l’aide de ses artifices d’ancien gamin de Paris. Il s’arc-boute solidement et nul paquet de mer ne saurait faire dévier sa main. Vous sortez de là aussi bien rasé que par le meilleur figaro ; et il est permis d’ajouter, aussi bien renseigné. Tout ce que le capitaine ignore, le coiffeur le sait. Il peut vous dire d’où viendra le vent demain, quel jour et à quelle heure on arrivera, quels bateaux on rencontrera, etc.

Le déjeuner dure près d’une heure. Le commandant m’a placé à sa gauche réservant la droite à une passagère qui lui était aussi recommandée et qui n’a fait qu’une courte apparition le premier jour. Elle dîne là-haut sur le pont ; beaucoup d’autres l’imitent, disant que c’est le seul moyen pour elles d’éviter le mal de mer. La table, cela va sans dire, est agrémentée de baguettes de roulis qui retiennent les carafes, les bouteilles et tant bien que mal les assiettes. Mon Italien ayant cette fois une chemise de soie lilas à cordelière verte !!! a consenti à absorber une omelette pour voir comment elle passerait. Il s’est assis en face d’un Mexicain qui a une moustache terrible et des épingles de diamants sur tout le corps.

Midi ! La sirène fait entendre son bizarre et rauque gémissement tandis qu’on prend le point là-haut. Les passagers remettent leur montre à l’heure et attendent qu’on affiche la distance parcourue depuis la veille. C’est un moment solennel. Un matelot accroche enfin la carte maritime sur laquelle la position du navire est indiquée par un petit drapeau de carton. 380 miles ! désillusion. On comptait sur 400 et plus. Les passagers se retirent en maugréant. Pourquoi va-t-on si au nord ! Pourquoi descendre si au sud, etc… C’est alors le moment de la sieste, interrompue vers 2 heures par le lunch qui consiste en une tasse de bouillon, de la viande froide et de la confiture ou de la compote de pruneaux. Les pruneaux ont beaucoup de succès. Je pense à Tartarin !

Quand le jour décroît, les lampes électriques du bord s’allument toutes à la fois. On voit d’abord au centre des globes de cristal une lueur rougeâtre très faible qui se change bientôt en un point lumineux, lequel à son tour devient un fil incandescent. Et alors les dorures resplendissent et on a presque une impression de comfort et de home en rentrant du dehors où la mer fait son grand bruit dans l’obscurité. J’aimerais à voir d’un peu loin passer la Bretagne ainsi illuminée. Cela doit être une impression rare ; je me demande ce qu’en pensent les poissons !

Le dîner a lieu à 6 heures et il y a encore le thé à 9 heures. Tous ces repas donnent satisfaction moins à l’appétit des passagers qu’à leur besoin de distraction.


Mardi 2 septembre.

Nous avons été suivis toute la journée par des marsouins qui sautaient élégamment. C’était charmant de les voir sortir de l’eau par groupes, décrire un demi-cercle et plonger de nouveau. Les matelots se sont aussi emparés d’un magnifique goëland. Plusieurs volaient à l’arrière du bateau dans l’espoir d’attraper quelques épaves bonnes à manger. On leur a tendu un simple fil dans lequel l’un d’eux s’est bientôt embarrassé et sa capture a été aisée. Croiriez-vous qu’à peine sur le pont, l’animal a eu le mal de mer ? Si on me l’avait dit, je ne l’aurais pas cru. Ça a été l’événement du jour bien entendu ; à table on ne parlait que de cela et toute l’après-midi, on a défilé devant la baignoire où le goëland avait été installé ! Mais il ne veut prendre aucune nourriture, paraît tantôt abattu, tantôt furieux et, sans doute, il ne tardera pas à mourir.


Mercredi 3 septembre.

Le goëland est mort : cela fait un passager de moins, mais par contre il y a une passagère de plus. Une petite fille est née cette nuit. Ses parents sont de pauvres émigrés Alsaciens qui s’en vont chercher dans le nouveau monde les ressources qu’ils ne peuvent trouver dans la vieille Europe. Le commandant, en qualité de « maire » de sa commune flottante, a dressé l’acte de naissance. Il n’a pas été très difficile de trouver un parrain et une marraine parmi les « premières classes » et d’ailleurs une collecte a produit près de 400 francs que j’ai porté au père de l’enfant. Ce brave homme était ravi. Il est tout plein d’illusion sur l’Amérique et s’imagine qu’on y trouve autant d’or que de cailloux. Les émigrés sont bien mal installés à l’arrière. Beaucoup souffrent du mal de mer et cet entassement doit être bien pénible.

Vers 3 heures de l’après-midi, la mer est devenue grosse. Les lames sont énormes et livides. Leur masse grise couronnée d’écume jaunâtre emplit cet horizon sans fin derrière lequel on ne pressent que le vide. Toute l’immense carcasse de la Bretagne tressaille sous les coups de l’Océan. Dans les couloirs, on oscille désespérément et les rencontres menacent d’être périlleuses : on se fait vis-à-vis en une sorte de quadrille interminable. Quelques chutes sur le pont. Le spectacle est grandiose assurément mais beaucoup de gens sont privés de le contempler et… pensent à autre chose. Un panache de fumée a été signalé au nord-ouest. C’est un vapeur d’assez petite dimension qui disparaît par instants derrière les lames. Puis le crépuscule vient amenant l’ennui et le désœuvrement. J’ai la tête serrée et j’essaie en vain de lire. Du reste, j’ai remarqué que, les premières heures, on dévorait les romans, puis que ce beau zèle se ralentissait très vite et qu’à la fin les coupe-papiers demeuraient stationnaires : impossible en effet de travailler et de réfléchir. On se laisse vivre d’une vie toute animale qui doit être très reposante pour l’esprit. Le spectacle de ces étendues liquides endort la pensée…


Vendredi 5 septembre.

Hier, toute la journée, nous avons été ballottés d’une manière terrible. J’ai passé la nuit de mercredi à jeudi à caramboler entre la cloison de ma couchette et la planche à roulis qu’on avait dû ajuster. Ma valise a dansé de tout son cœur et mes chaussures se sont livrées à un violent assaut de boxe. Comment dormir avec tout ce vacarme ? Il semblait de plus que la machine eût des arrêts ; soudain, on ne la « sentait » plus, puis son mouvement reprenait avec une trépidation qui secouait le navire d’un bout à l’autre. Tout grinçait, criait, tapait.

Ce matin, le calme est revenu. Les victimes de l’ouragan, reprennent leurs places sur le pont et tous les fauteuils pliants sont de nouveau rangés en face de l’océan. On entend le piano qui résonne en bas sous les doigts de fer d’une vigoureuse Allemande, et la silhouette du commandant sur la dunette a repris toute son élégance. Hier il était recouvert d’un caoutchouc à capuchon qui lui donnait l’aspect d’une guérite roulante.

Vers 10 heures, on a signalé un ice-berg qui apparaissait au loin comme un triangle d’un blanc mat. On en rencontre encore à cette époque, mais ils deviennent de plus en plus rares. Celui-ci doit être assez grand ; il paraît voguer à une dizaine de milles. Nous l’abandonnons pour aller déjeuner et, quand nous remontons, l’ice-berg est remplacé par une longue suite de cônes qui ont les mêmes formes et le même éclat. Aussitôt les commentaires vont leur train. Une jeune fille entreprenante court aux renseignements pendant que les lunettes sont braquées sur le phénomène. Elle revient bientôt rapportant les détails les plus curieux : c’est un immense morceau de banquise détaché des régions polaires et dont la marche a été arrêtée parce que sa partie inférieure touche le fonds de l’océan ! Quelques hommes éclatent de rire, les autres ouvrent des yeux étonnés et les femmes se répètent les unes aux autres l’explication qu’elles trouvent poétique et logique tout à la fois.

Une heure plus tard, la banquise s’envolait dans le ciel sous la forme de nuages. On en a ri toute la journée, et la pauvre jeune fille mystifiée n’a pas reparu à dîner.


Samedi, 6 septembre.

Nous avons passé Terre-Neuve ; on n’a d’ailleurs rien aperçu et rien entendu non plus : « les chiens » n’aboyaient pas. C’est la grande plaisanterie à bord ; on la fait à tout le monde, et parfois, paraît-il, on rencontre des gens assez bêtes pour tendre l’oreille. Les brouillards en revanche sont plus faciles à rencontrer que les chiens ; dans ces parages ils sont très dangereux ; on les traverse par bancs et lorsque le navire en sort, on aperçoit la masse brumeuse qui flotte sur la mer. Toute la journée, la sirène a marché ; son bruit rauque et désagréable, et ses longs hurlements désespérés nous donnent le spleen. Heureusement que la terre n’est pas loin. Le commandant nous montre la direction d’Halifax. Demain soir, peut-être, nous serons à New-York. La question est de savoir s’il faudra attendre au lundi matin pour débarquer. Pour charmer mes loisirs, je visite le bâtiment, les chaudières où vivent de malheureux êtres privés d’air, noircis de charbon, dévorés de chaleur… une chose très curieuse, c’est l’hélice ; par l’endroit où l’arbre pénètre dans la mer, il entre une grande quantité d’eau que l’on pompe incessamment. Ce n’est pas du tout rassurant à voir. J’aimerais mieux être boulanger que mécanicien. Les boulangers ont une gentille petite installation qui sent le pain frais et la brise salée tout ensemble.


Dimanche, 7 septembre.

Hier soir a eu lieu le concert pour les veuves des marins naufragés. Tous les talents du bord avaient été réquisitionnés. Deux passagers ont joué du piano, fort bien, ma foi ! Le commissaire a chanté de sa plus belle voix, et le docteur a joué de la flûte. Un monsieur a dit quelques monologues idiots et l’on a fini par le duo des Contes d’Hoffmann savamment écorché. La quête a été faite par une belle dame tout de rouge habillée et même un peu décolletée. Le rastaquouère Mexicain, orné de ses multiples épingles de diamants, lui donnait le bras. Pendant le concert, je me suis échappé quelques instants pour aller respirer l’air frais de la nuit. Il faisait clair du lune et là-bas, à l’arrière, les pauvres émigrés chantaient des chœurs de leurs pays, avec bien plus de conviction et de sentiment que nos artistes improvisés. Quelle nuit magnifique ! on ne pouvait se lasser de contempler ce spectacle de féerie.

J’ai oublié, je crois, de mentionner que mon Italien est devenu depuis plusieurs jours déjà, une véritable marmotte. Il ne se lève plus, ne mange plus, ne remue plus. C’est un compagnon de route idéal ! je me prends parfois à oublier sa présence et à jeter sur lui mon paletot et mon plaid ; mais cela ne le réveille pas. Il est plus immobile qu’un trépassé. Quant à mes autres compagnons, je ne me suis lié avec aucun ; je me borne à échanger par ci, par là, quelques paroles banales, très banales !


Fifth Avenue Hotel — New-York, lundi, 8 septembre.

Hier, nous avons dîné très gaiement. Le dernier soir, la Compagnie Transatlantique a continué de donner un grand festin à ses passagers. Les desserts sont très compliqués ; il y a même des pétards contenant des coiffures en papier dont chacun s’affuble. Le tout est arrosé d’un petit champagne inoffensif mais qu’on trouve délicieux, tant on est content de toucher au but du voyage. Le pilote, dans l’après-midi, avait apporté des journaux ; il semblait qu’on fut ainsi rentré dans le monde civilisé.

Ce matin, nous nous sommes réveillés en rade de New-York. Derrière nous se trouvait Sandy Hook ; sur les rives toutes vertes, des villas s’étageaient. À l’horizon, on voyait le port de Brooklyn et la grande statue de Bartholdi, la Liberté éclairant le monde. Le paysage est plus plat mais non moins grandiose que je me le figurais. De grands navires allaient et venaient. Bientôt nous avons aperçu Bowling Green, l’extrémité de New-York, entourée de hautes maisons. C’est un peu plus haut, dans l’Hudson, que se trouve le wharf de la Compagnie Transatlantique. Il était bondé de monde. On agitait des mouchoirs et de petits drapeaux Français. Sur le pont, les passagers habillés, rasés, pommadés, avaient l’air radieux. Et puis tout ce paysage étrange, ce mouvement, ces fils télégraphiques, ces annonces géantes, c’est bien un monde nouveau !

La douane a été odieuse, comme toujours. Notez bien que ses employés commencent par monter à bord et vous faire jurer à chacun que vous n’avez rien à déclarer. Mais cela ne vous dispense pas d’être fouillés, c’est simplement un moyen de pouvoir tripler l’amende si l’on vous pince. Un jeune Américain qui rapportait de Paris moult costumes très élégants les avait arborés l’un après l’autre sur le bateau, changeant de tenue plusieurs fois par jour. Sa coquetterie m’étonnait. Je comprends maintenant. La douane n’aime pas le neuf.

Enfin me voici installé dans un immense hôtel qui a l’air très confortable. New-York m’a un peu désillusionné à première vue ; mais la première impression ne compte pas. J’irai après-demain voir le Niagara…


Le Havre, dimanche 21 septembre.

J’arrive à l’instant après avoir exécuté de point en point le programme de mon médecin. J’ai passé cinq jours à terre et dix-huit jours en mer. J’ai vu le Niagara… et positivement, je suis guéri.


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BIBLIOGRAPHIE



Ont paru récemment :

Chez Armand COLIN (5, Rue de Mézières, Paris). — L’Évolution sociale en Australasie par Louis Vigouroux, député (4 fr.). — La Belgique morale et politique (1830-1900) par Maurice Wilmotte, avec préface d’Émile Faguet (3 fr. 50). — De la formation des maîtres de l’enseignement secondaire à l’Étranger et en France par M. Dugard (3 fr.). — Journal d’une institutrice par Léon Deries (3 fr. 50). — Littérature Japonaise par William George Aston, traduit par H. D. Davray (5 fr.). — Les Phéniciens et l’odyssée (Tome ier) par Victor Bérard (25 fr.).

Chez Félix ALCAN (108 Boulevard St Germain, Paris). — Frédéric Nietzsche par Eugène de Roberty (2 fr. 50). — Le Cartesianisme chez les Bénédictins par P. Lemaire (6 fr. 50). — De la réalité du Monde sensible par Jean Jaurès (7 fr. 50). — Napoléon antimilitariste par G. Canton (3 fr. 50). — Essais de critique et d’histoire de philosophie par S. Karppe (3 fr. 25). — Études d’histoire byzantine : Constantin v, empereur des Romains par A. Lombard (6 fr.). — Manuel d’Histologie pathologique par les prof. Cornil et Ranvier (25 fr.). — Crimes et anomalies mentales constitutionnelles par le Dr  Aug. Forel et le Dr  Albert Mahaim (5 fr.).

Chez Calmann Lévy (3, Rue Auber, Paris). — Collection à 3 fr.50 : L’âme du voyageur par le Prince Henri d’Orléans. — Hésitation sentimentale par l’auteur de « Amitié amoureuse ». — Le livre de l’émeraude, en Bretagne par A. Suarès. — Aux bords du Tendre par Richard O’Monroy.

Chez Hachette et Cie (79 Boulev. St-Germain, Paris). — Sac au dos par le commandant Lavisse (12 fr.). — Le style dans les arts et sa signification historique par Louis Juglar (3 fr. 50). — Études de littérature et de rythmique grecques par Henri Weil (5 fr.). — Le Latin de St -Cyprien par l’abbé Bayard (7 fr. 50).

Chez Plon-Nourrit (8, Rue Garancière, Paris.). — Bonheur en germe par Jean Blaize. — La Femme turque par G. Dorys. — La Raison d’État par Léon de Montesquiou. — La Faillite de l’enseignement par A. Elbert.

Chez Berger-Levrault (Nancy et 5 Rue des Beaux-Arts, Paris). — État militaire du corps de l’artillerie de France pour 1902 (6 fr.). — Nouveau règlement de la cavalerie italienne (2 fr. 50). — La Cavalerie russe dans la guerre de 1877-78 par le colonel Jules de Chabot (2 fr. 50). — Dénombrement de la population, 1901 (6 fr.). — Éléments de droit pénal par Paul Razous (1 fr. 25).

Chez Hollier-Larousse (17, Rue Montparnasse, Paris). — Les fascicules 302 à 308 du Nouveau Larousse illustré en sept volumes.

  1. Carnegie a écrit quelque part que la richesse des masses est en proportion de la facilité avec laquelle l’individu est laissé libre d’édifier sa fortune, ce qui revient à condamner toute restriction apportée par l’État à l’enrichissement de chacun.