A. Le Chevalier (p. 40-51).


TYPES D’ORIGINAUX.



Nous aurions fort à faire s’il nous fallait citer à la file les divers originaux que les restaurants parisiens ont vus s’asseoir à leurs tables. — Prenons dans le tas, et esquissons au plus vite quelques silhouettes.

Un des plus fameux fut le client du restaurant Bonvalet, qu’on appelait le père Gourier, dit l’assassin à la fourchette, parce qu’il prenait un invité à l’année et qu’il s’amusait à le tuer par la bonne nourriture. Le premier invité dura six mois et mourut d’un coup de sang après boire. — Le second tenait depuis deux ans quand il périt d’une indigestion de foie gras. — Le lendemain, quand, d’une fenêtre du restaurant, il vit passer le convoi de sa seconde victime, le père Gourier eut un regret : « Dire qu’il y a trois jours, je lui ai payé un chapeau neuf pour sa fête !  ! » s’écria-t-il.

Alors un troisième lutteur descendit dans l’arène. Ce nouveau champion, nommé Ameline, était un grand gaillard qui passait pour avoir les cuisses creuses, ce qui lui constituait deux autres estomacs à emplir à table.

Le drame recommença ; mais les deux parties s’observaient, car chacun se sentait engagé dans une partie d’honneur. Aussi tous les jours, en s’asseyant à table récitaient-ils ce singulier Benedicite : « Tu n’es qu’un vieux pendard, et je t’enterrerai, » disait Ameline. — « Peuh ! peuh ! vantard, j’en ai fait crever deux, tu y passeras aussi, » lui répliquait doucement son bienfaiteur.

Tous les mois, Ameline, qui en avait fait une question d’amour-propre, cherchait une querelle d’Allemand à son amphitryon, se retirait dans sa tente pendant trois jours, et se mettait strictement au régime de l’huile de ricin. — Resté seul à table, le père Gourier mangeait vite et mâchait mal, deux fautes qui lui faisaient perdre l’avantage contre un ennemi qui, le raccommodement opéré, rentrait en lice, frais, reposé et récuré à neuf.

Après trois ans de ce duel à la fourchette, l’heure du dénoûment sonna.

Un jour qu’il venait de se servir une quatorzième tranche d’un bel aloyau, le père Gourier renversa tout à coup sa tête en arrière. Ameline crut qu’il allait éternuer et s’abrita sous sa serviette. — Le père Gourier retomba la face dans son assiette : il se rendait ; l’apoplexie lui faisait baisser son pavillon.

Celui qui avait frappé avec la fourchette périssait par la fourchette !

Après le père Gourier, passons vite à un autre original.

Il y a quelques années, venait au café Anglais un fou qui, après avoir bien dîné, se faisait servir le fin moka. — Dès que la tasse était pleine devant lui, il s’adressait au breuvage tout fumant.

« Hein ? quoi ? qu’est-ce que je sens ? d’où vient ce délicieux arôme ? Ah ! c’est toi, café funeste ! tu viens encore me tenter ; ne sais-tu pas qu’on m’a expressément défendu de t’aimer ? Tu n’ignores pas que tu me tues, et te voici encore revenu comme hier ? Tiens, va-t-en ! je t’ai trop chéri pour te maudire, mais je ne veux plus te voir ! »

Alors, imprimant un demi-tour à sa chaise, il tournait le dos à la tasse, puis tout à coup, regardant par-dessus l’épaule, il continuait :

« Hein ? que dis-tu ? c’est pour la dernière fois ?… tu mens !… hier tu m’as juré la même chose. »

Il se replaçait devant sa tasse et poursuivait d’un ton adouci :

« Voyons, je veux bien me laisser attendrir, puisque tu m’affirmes que c’est définitivement pour la dernière fois. Je consens à te boire ; mais n’y reviens plus, car je t’avertis que je te ferais avaler par mon chien. »

Et cela dit, il se mettait à lamper sa boisson par petites gorgées en s’exclamant : « Ah ! gueux !… scélérat !… tu es cependant tout de même bon !! »

Un maniaque du café Riche mérite aussi une mention honorable.

Il ne pouvait manger sans avoir près de lui une haute pile de soucoupes en porcelaine qu’il se plaçait successivement sur la nuque entre le cou et la cravate, et qu’il changeait à mesure qu’elles s’échauffaient. Il prétendait ainsi combattre, par ce froid contact, une congestion cérébrale dont il se disait menacé.

Longtemps on montra, assis dans un coin du restaurant Véfour et mangeant surtout des plats sucrés, un petit vieillard dodu et rosé qui passait pour avoir promené dans Paris la tête de la princesse de Lamballe au bout d’une pique.

Citons aussi l’excentrique de la maison Philippe qui, deux fois par mois, venait s’enfermer dans un cabinet et, en cinq heures, se faisait servir et mangeait l’un après l’autre les trente-cinq ou quarante potages énoncés sur la carte de l’établissement. — Après quoi, il demandait une meringue à la crème et partait sans avoir même bu une goutte d’eau.

Cet intrépide amateur de soupe n’est qu’un bien mince glouton à côté du singulier client que possède le restaurant Vachette.

C’est un gros et fort riche mangeur qui, honteux de son appétit, a trouvé un assez plaisant moyen de le satisfaire. Tous les quinze jours, il arrive et demande le patron. Brébant le propriétaire actuel se présente :

« Mon cher Brébant, j’ai pour demain six convives, MM… (il cite les noms) ; vous les connaissez, n’est-ce pas ? ils sont gastronomes… donc, 20 francs par tête, sans le vin… Composez-moi un joli menu… On servira à six heures, heure militaire. Ils sont prévenus, on n’attendra pas. »

Le lendemain il arrive avant l’heure, examine le couvert, écrit et place les noms sur les serviettes, dispose les hors-d’œuvre suivant les goûts de ses convives, puis il tire sa montre.

« Ah ! six heures. Personne !

— Vous avancez peut-être ? réplique Brébant.

— Non je vais comme la Bourse, J’ai dit : « heure militaire ». Ils sont prévenus ; je veux leur donner une leçon. Servez. »

Brébant prend la défense des prétendus retardataires.

« Allons, je veux bien ; j’accorde les cinq minutes de grâce. »

Il va vingt fois à la fenêtre guetter ses convives, et, le délai écoulé, il dit sèchement :

« Servez. Ces messieurs me rattraperont. »

Il commence alors tout seul ce dîner de sept personnes, et le dévore en quatre heures.

En mangeant il parle tout haut, pour être entendu par le garçon qui sert le cabinet :

« Pourquoi ces polissons-là me manquent-ils de parole ? (Il réfléchit.) Au fait, pour A… je l’excuse maintenant, c’est le jour de sa belle-mère. — Oui, mais B… ? Tiens, ne m’a-t-il pas écrit qu’il est souffrant ? — Quant à C…, il aura rencontré quelque cocotte en venant ici, je parie ! Il sera toujours jeune, l’animal ! — Je suis certain que D… » Etc., etc.

Et il trouve une excuse pour chaque absent. — Puis tout à coup il frappe du poing sur la table, et s’écrie furieux :

« Au moins on écrit un petit mot pour prévenir ! »

Au café, il fait venir Brébant et prend son sourire moqueur :

« Hein ? si je vous avais écouté, j’attendrais encore ces messieurs. Nous verrons la prochaine fois s’ils seront plus exacts. »

Quinze jours après, la même scène recommence, et Brébant, qui le premier jour était de bonne foi, donne sérieusement la réplique à son client, qui, après chaque dîner, ajoute :

J’aurai le dernier ! je veux voir jusqu’où ils pousseront l’impolitesse. »