A. Le Chevalier (p. 25-39).


LES COULISSES.



Pénétrons dans les coulisses à l’heure du repos (de deux à quatre heures de l’après-midi), car, au moment du coup de feu, vous seriez suffoqué par cette température de fournaise, assourdi par les hurlements qui répondent aux beuglements du porte-voix, bousculé par les diables blancs de cet enfer, qui courent d’une casserole à l’autre.

Toutes les cuisines sont les mêmes : c’est un âtre de vaste cheminée, où s’alignent six ou huit longues broches que fait mouvoir un mécanisme à air placé dans le tuyau ; c’est un énorme fourneau en fonte avec ses trous, ses grils et ses fours. Au-dessus du fourneau, et pendues aux crocs d’une crémaillère en fer, voici les quatre-vingts casseroles de toutes formes qui étalent leurs cuivres, brillants. N’allez pas vous étonner de leur nombre, car vous n’en voyez là qu’une moitié. Chaque cuisine possède sa batterie en double, et pendant que celle-ci fonctionne, l’autre est chez l’étameur, qui fait le changement tous les dix jours.

Mais voici l’heure du service.

Chacun à son poste.

Feu partout !

Place au chef-chef… le grand maître ! il surveille chacun dans son travail ; il goûte chaque plat, le refuse ou y ajoute le condiment qui manque ; il prend note et poursuit l’exécution des ordres du porte-voix. Il exerce son contrôle partout… même sur la tête de ses employés, car c’est lui qui rappelle à l’ordre le subordonné qui, en travaillant, a oublié de mettre sa toque blanche, ou qui ne s’est pas conformé à l’usage de se faire couper les cheveux tous les quinze jours.

(Observation : Vous mangerez toujours au restaurant une cuisine vingt fois plus chauve que la cuisine de votre ménage.)

Le chef a une part au tronc, un fixe, et une gratification au premier de l’an ; le tout réuni peut lui valoir annuellement environ 4,000 francs.

Sous les ordres du grand chef viennent se ranger les chefs de partie, qui sont servis par deux ou trois aides.

Le rôtisseur (fixe 1,800 fr.). Il a la surveillance de la broche, des fritures et des croûtons.

L’entremétier (fixe 1,800 fr.). À lui les potages et les entremets sucrés.

Le saucier (fixe 2,000 fr.). Celui-là est l’artiste de la maison

Le légumier (fixe 1, 800 fr.). Son nom indique sa spécialité. — La truffe n’est pas de son domaine ; elle appartient en propre au grand chef, qui la distribue d’après les besoins…, et la suit de l’œil.

Le chef du garde-manger (fixe 2,000 fr. ou 2,400). Place de confiance, car le gaspillage lui est facile ! Son empire est une salle voisine de la cuisine, où, sur des dalles maintenues fraîches par la glace (cet appareil se nomme le timbre) il garde et surveille la viande et le poisson. — À chaque morceau réclamé par ses collègues, il découpe à même la pièce et pare la viande. (Parer un morceau, c’est en enlever la parure, c’est-à-dire l’excédant de graisse.) — Si nous avons dit que le gaspillage lui est facile, c’est que de lui dépend le plus ou moins grand nombre de portions découpées au morceau. — Il a l’intendance du chaud-froid, pièces cuites et refroidies, telles que poulets, perdreaux, etc. — C’est aussi lui qui exécute les socles, ces garnitures en mosaïques de gélatine, œufs, cornichons, etc., qui décorent le bord des assiettes ou le fond des plats.

Dans les grands établissements, le timbre consomme en moyenne trois cents livres de glace par jour.

L’immense quantité de viande employée par une forte maison rend le boucher facile à la concession. Par traité, un restaurateur paye toute l’année de 1 fr. 90 c. à 2 fr. 10 c. la viande de choix que le bourgeois paye de 2 fr. 60 c. à 3 fr. 50 le kilog. — De plus, le boucher reprend à 75 cent. le kilo la parure (graisse crue), qu’il revend au fondeur pour faire des chandelles.

Les aides de cuisines touchent mensuellement de 40 à 70 francs, et ils se partagent les profits du bijou.

Qu’est-ce que le bijou ?

Toutes les dessertes des plats et des assiettes constituent le bijou. — Restes de poissons, de volailles, de pâtisseries, etc., tout s’entasse en des seaux que des acquéreurs viennent enlever le lendemain au prix de 4 à 7 francs. — Tous ces ingrédients sont soigneusement triés, et vous retrouverez les meilleurs morceaux coquettement disposés sur des assiettes et alléchant la pratique au marché Saint-Honoré.

Les os se vendent à part. — Nous les retrouverons plus tard avec le rebut du bijou. — Rien ne se perd !!

Plaidoyer : On accuse les cuisiniers de restaurant d’être un tant soit peu licheurs.

Si nous ne nions pas absolument, il nous sera au moins permis de présenter une défense.

Le fourneau en fonte a remplacé le fourneau en briques, qui se chargeait au charbon de bois. Il ne chauffait pas assez, de là sa décadence. — Aujourd’hui, le fourneau en fonte pèche par l’excès contraire ; il chauffe trop, car, bien lancé, il dégage un tel calorique que la plaque supérieure devient rouge et qu’on peut indifféremment placer la casserole sur la plaque ou dans le trou.

L’expérience a démontré que l’usage des fourneaux en fonte attaquait la poitrine des cuisiniers. (Dans les maisons renommées le fourneau consume environ 256 kilos de charbon de terre par jour !)

Donc, si le cuisinier est licheur, son excuse est dans la température qu’il subit.

Établissons cette température qu’il lui faut endurer à son travail du soir.

Supposons déjà, par un soir d’été, au dehors une température douce de 20 degrés ; ajoutons à ce chiffre le nombre de degrés que peut donner une masse de fonte de 4 mètres de long sur 2 de large, rougie par le charbon ; n’oublions pas une cheminée qui flambe pour faire rôtir trente pièces embrochées ; ajoutons-y une vingtaine de becs de gaz qui ne contribuent pas à rafraîchir l’atmosphère (le tout quelquefois dans un sous-sol aéré par des soupiraux), et nous pouvons estimer à soixante degrés (!!) la chaleur que supporte le cuisinier dans son travail.

On est licheur à moins !

Ne quittons pas la cuisine sans parler du bien humble employé qu’on appelle le laveur de vaisselle.

Ce dernier a le droit plus que quiconque d’être licheur ! car, en plus de la température que nous avons prouvée et dont il jouit comme les autres, il a encore la chaleur supplémentaire de son étuve. Aussi, dans ce milieu moite et étouffant, le pauvre diable vit-il à peu près nu.

Si nous l’appelons « pauvre diable, » ce n’est pas pécuniairement parlant, car la place est bonne, — non par le fixe du mois, environ 60 fr., — mais par le profit qu’il retire de la graisse cuite.

L’eau dans laquelle il plonge ses assiettes fait, en bouillant, monter à la surface une couche de graisse qu’il écume avec soin pour en remplir de petits barils qui lui sont payés de 18 à 22 fr. par les fabricants de savon noir. Il peut mensuellement emplir de 14 à 15 barils. — Vous voyez qu’il atteint facilement les appointements d’un chef de division de ministère ? — Malheureusement la place n’est pas longtemps tenable, car en dix-huit mois ou deux ans une poitrine en fer forgé serait usée par cette épouvantable température.

Ne quittons pas les coulisses sans passer par le laboratoire, où nous attend le chef-fournier, celui qu’à l’heure du moka nous voyons apparaître la cafetière au poing.

Ses fonctions sont multiples. Il a l’intendance du café, du chocolat, des œufs à la coque, des beurres moulés, des bavaroises, des glaces et des parfaits. — Il a part au tronc, et nous ne parlerons pas du modeste profit qu’il peut tirer de la vente au fabricant de macarons des blancs d’œuf que lui laisse la confection des parfaits, qui n’emploient que le jaune.

Saluons cet autre employé. C’est un des rouages les plus importants. De sa capacité, et surtout de sa probité, dépend en partie le succès de la maison. C’est le chef-sommelier. — Part au tronc, appointements fixes et profits fournis par la vente des bouteilles non calibrées, des futailles et des paniers à champagne.

Homme de confiance en tout, le sommelier est généralement le caissier du tronc.