A. Le Chevalier (p. 51-68).


LES BONNES MAISONS.



Après les maisons illustres, passons aux bonnes maisons, et peut-être ne trouverons-nous de différence que dans le chiffre de la carte.

Citons au hasard.

Brébant Foyot. — Restaurant fondé en 1802 par Lacaille, qui le céda à son neveu Brébant, auquel succéda son fils. — M. Foyot a pris le fonds après le passage de Brébant au café Vachette. C’est dans cette maison que se réunirent pour la dernière fois les principaux conjurés de la conspiration Cadoudal et Pichegru.

Magny. — En 1842, Magny, ancien chef de Philippe, acheta 48,000 fr. le fonds de Parizot marchand de vins traiteur. Il en a fait la première maison de la rive gauche, et compte parmi ses clients assidus George Sand, Sainte-Beuve, Gautier, Renan.

Tous les mois il s’y donne un célèbre dîner de médecins, où les meilleurs crus se boivent à toutes les santés…, excepté celle des malades.

Café Véron. — Bonne et vieille maison ; la cave est comme la maison. On y fait peu de restaurant, mais on le fait de main de maître.

À propos de ce café, rectifions l’erreur d’un journal qui dernièrement faisait mourir Vestris en 1808. — L’illustre danseur venait encore à ce café en 1818 ; mais sa réputation de mauvaise paye avait fait donner la consigne de ne pas lui servir son déjeuner qu’il n’eût payé celui de la veille. — Ce déjeuner se composait d’un petit pain et d’un artichaut à la poivrade… Onze sous !!!

Café du Helder. — Fréquenté le jour par les officiers en bourgeois. — Sur le coup de minuit, la maison se peuple de gandins et de cocottes ; celles-ci en chasse d’un souper, ceux-là en quête d’une soupeuse.

Café de la Porte Montmartre. Il a toujours la réputation pour les déjeuners au plateau. L’immeuble a été reconstruit ; mais l’ancienne maison avait une salle de billard dans laquelle les habitués furent longtemps sans vouloir rentrer.

Storère, un pâtissier de la rue Montorgueil, jouait au billard avec un nommé Asselineau, qui tenait, pour le compte d’un marchand de vins de Bercy, un dépôt dans Paris. Mis à sec par une persistante déveine, Asselineau sortit pour aller chercher l’argent d’une revanche.

Dix minutes après il était de retour.

La partie fut reprise, et Asselineau, qui jouait avec le plus grand sang-froid, avait trouvé la chance, quand un spectateur lui cria en riant :

« Hé ! marchand de vins, toi qui viens de déterrer ton magot dans ta cave, je te préviens que tu as une barrique qui fuit, car tu as pataugé dans le vin. Regarde donc la trace de tes pieds. »

Effectivement, la promenade d’Asselineau autour du billard était marquée en rouge.

L’erreur fut courte. C’était du sang. Asselineau venait d’assassiner un ami pour lui voleur l’argent de sa revanche. En s’agrandissant, le café de la Porte Montmartre a absorbé un petit établissement voisin, la Pâtisserie de mon oncle, un des coins les plus gais de Paris après minuit.

Le Grand-Hôtel. — Splendide service, éblouissant matériel, fastueux local. On y sert bon… mais on y mange mal.

Dans cet immense édifice, les cuisines sont trop éloignées de la table : ce qui fait que les meilleures choses vous arrivent à peu près froides.

Tortoni. — Bons déjeuners. Il a vu s’amoindrir la vogue de ce fameux perron sur lequel les romans, les mémoires et les journaux ont tout dit… sauf un fait peu connu. — En 1820, sur l’ordre de Louis XVIII, on marchanda cette maison, qu’on voulait donner en récompense au garçon limonadier Paulmier, qui avait arrêté Louvel au moment où il fuyait inaperçu sous l’arcade Colbert. Les pourparlers n’aboutirent pas, et Paulmier reçut une somme d’argent pour s’établir à sa guise.

Procope. — Le plus ancien de nos cafés, car il fut le premier qui s’établit à Paris. — Le café fut importé en France, en 1669, par l’ambassadeur ottoman Soliman Aga, qui, reçu à Suresnes chez de Lionne ; fit connaître cette boisson au ministre. — Quelques années après, le nommé Pascal établit à la foire Saint-Germain un établissement sous une tente, qu’il appela café, parce qu’il y débitait cette boisson ; il fit fiasco. — La mode du café semblait s’être passée, comme l’avait prédit Mme de Sévigné, quand, en 1689, François Procope la remit en vogue dans l’établissement qui porte encore aujourd’hui son nom.

Faites-vous montrer les tables de Rousseau et de Voltaire.

Double erreur historique. — À propos de tables fameuses, rectifions une double erreur. — L’expropriation a fait disparaître, au bas du pont Saint-Michel, le café Cuisinier, où l’on montra longtemps une table, sur laquelle Napoléon et Duroc déjeunèrent un jour. Vous connaissez l’histoire ? Ils étaient sortis sans argent et allaient rester en affront, quand le garçon, confiant, répondit pour eux. — « Une heure après il recevait un rouleau de cinquante napoléons, » ajoute l’histoire.

L’anecdote est en partie vraie, et la table avec son inscription commémorative était bien authentique ; seulement le café Cuisinier se donnait les gants de l’aventure, qui n’eut jamais lieu en cet endroit. — La table avait été transplantée. Elle provenait de la vente, après faillite, du matériel du café Grimm, petit établissement situé au coin de la rue du Sentier, où se passa le fait, en 1813.

Quant à la seconde erreur : — Le grand homme avait sans doute remis à Duroc le soin du remboursement. Ce dernier, dans les huit jours qui s’écoulèrent entre le déjeuner et son départ pour l’Allemagne, où il périt, fut à coup sûr trop absorbé par ses importantes fonctions pour se rappeler ce détail. Puis vinrent les événements de 1814 et 1815, qui rendent bien pardonnable l’oubli de l’autre débiteur survivant… Mais le fait est que le déjeuner ne fut jamais remboursé.

Le garçon est mort en 1842, portant encore le sobriquet de Saint-Vincent de Sole, qui lui avait été donné à cause de sa trop grande confiance à adopter pour son compte les soles mangées par d’autres.

Hill’s tavern. — Dans le jour, la majeure partie du public de la maison du boulevard des Capucines se compose d’Anglais qui viennent mélancoliquement dévorer le jambon d’York ou le rosbif froid, qu’ils arrosent de pale-ale et de thé.

Le soir venu, la physionomie de la taverne devient essentiellement parisienne ; l’élément féminin s’y révèle à forte dose, et commencent alors les dîners et soupers tout français dont vous entendrez les joyeux bruits, si vous allez vous promener dans le couloir des cabinets… ou, pour mieux dire, dans la galerie des portraits. Car la maison a eu l’idée de placer chacun de ses cabinets sous l’invocation d’un grand poëte, Calderon, Byron, etc. — Ce qui faisait dire à Alfred Delvau : « Pauvres grands hommes, ils en voient de laides, s’ils en entendent de belles ! »

Peter’s. — Est-ce un restaurant ? Est-ce une taverne ? Dans le doute, donnons-lui l’appellation que porte sa devanture : Peter’s house.

Les salles, dont la principale fut la salle à manger de l’hôtel des Princes, sont spacieuses, mais malheureusement sombres et mal aérées.

Des journalistes bons enfants ont fait la réputation de l’établissement.

Joignez à cette réclame à toutes trompettes quelques originalités trouvées par le chef de la maison, telles que la promenade d’un ours au milieu des tables, le rôti sur roulettes, les boissons à deux pailles et l’exhibition de colossales tortues ; il n’en fallait pas plus pour attirer le monde qui encombre les salons.

Cuisine à part, Peter’s, enfoui dans un passage, ne sera jamais un grand établissements, car sa position ne flatte pas l’amour-propre du public dépensier, qui, en gaspillant l’or dans les maisons fameuses, aime surtout à y être vu aux fenêtres et à la sortie par les passants. C’est sans doute ce motif qui pousse Peter’s à vouloir ouvrir une succursale, bien en vue ; au coin de la Chaussée-d’Antin, en face Bignon. — Une idée d’une jolie hardiesse !!

Continuons notre revue :

Durand, Bonvalet, Voisin, Maire, le café Cardinal, Champeaux, Notta, Grosse-Tête, Foyot, le café d’Orsay, la Rotonde etc., etc., que de noms arrivent pour se ranger sous notre rubrique : « Les bonnes maisons. »

Ici, nous faisons une réflexion prudente.

Jugez-en :

En établissements qui donnent à manger (depuis l’ortolan au coulis d’ananas jusqu’à l’entre-côte aux cornichons), Paris possède :

812 restaurants,

1664 cafés et brasseries,

3523 débits de vins,

257 crèmeries,

208 tables d’hôtes (hôtels et autres).

(Nota. Dans ce compte des établissements de bouche, nous ne faisons pas figurer les pharmaciens, qui tiennent aussi le plat de purée de haricots rouges du Mexique, sous le nom de Farine Du Barry.)

En tout 6464 maisons !!!

Or, comme aucun des propriétaires de ces 6464 fonds ne voudra reconnaître que son établissement n’est pas « une bonne maison, » chacun se croira en droit de s’indigner de n’être pas cité.

Donc, il nous faut arrêter ici notre défilé, pour ne pas faire de jaloux.

Pour rendre ces gens heureux, disons que Paris compte au moins deux cents bonnes maisons. Chacun des 6464 propriétaires sera libre de penser que son fonds est du nombre.