Relation de voyage de Shang-haï à Moscou, par Pékin, la Mongolie et la Russie asiatique/12


LA JUSTICE ET LA POLICE.

Administration judiciaire. — Tribunaux des préfets. — Le droit d’appel. — Le Code pénal. — Le livre de médecine légale. — Application de la pénalité. — Supplices.

Il y a en Chine un rapport immédiat entre l’application pénale de la justice et l’organisation de la famille. Si l’empereur est le père et la mère de ses sujets, les magistrats qui le représentent à tous les degrés sont aussi le père et la mère de leurs administrés. Tout attentat contre l’autorité est un attentat contre la famille. L’impiété, un des plus grands crimes prévus et réprimés par la loi, n’est autre chose que le manque de respect aux parents. Voici comment le Code pénal a défini l’impiété : Est impie qui insulte ses proches parents, qui leur intente procès, qui ne porte pas leur deuil, qui ne respecte pas leur mémoire, qui manque aux soins dus à ceux à qui il doit l’existence, de qui il tient l’éducation ou dont il a été protégé et secouru. Les peines encourues pour le crime d’impiété sont terribles ; nous en parlerons plus tard.

En transportant ainsi le sentiment de la famille dans le domaine politique, les législateurs chinois ont créé une machine gouvernementale d’une force prodigieuse, qui dure depuis trente siècles et que n’ont pu détruire ni même ébranler sérieusement les nombreuses révolutions et changements de dynastie, les oppositions de race entre le nord et le sud, l’immensité territoriale de l’Empire, l’incrédulité religieuse, et enfin le culte égoïste des intérêts matériels développés à l’excès par une civilisation caduque et immobile.

Nous avons cité, dans un chapitre précédent, parmi les cours suprêmes siégeant à Pékin, la cour d’appel ou de cassation (Ta-li-sse). Après elle viennent les prétoires de justice qui siégent dans les chefs-lieux de chaque province, et qui sont présidés par un magistrat spécial portant le titre de commissaire de la cour des délits ; un autre magistrat de grade inférieur y remplit les fonctions d’accusateur public. On trouve ensuite dans les villes de deuxième et de troisième ordre des tribunaux inférieurs qui n’ont qu’un seul juge, le mandarin ou le sous-préfet du département. Les peines appliquées par ce dernier sont limitées : quand le crime a mérité un châtiment plus grand, l’accusé est renvoyé devant le prétoire siégeant au chef-lieu de la province ; si ce tribunal déclare qu’il a encouru la mort, la procédure doit être expédiée à la cour d’appel de Pékin ; celle-ci juge en dernier ressort aux assises d’automne. Aucun tribunal de province n’a donc le droit de prononcer la peine de mort ; toutefois en certains cas, lorsqu’il y a révolte à main armée, un gouverneur peut être investi de pouvoirs judiciaires analogues à ceux que confère en Europe l’état de siége. Enfin, il y a dans toutes les localités une salle des instructions où le sous-préfet qui fait sa tournée trimestrielle doit s’informer de tout ce qui se passe, juger les différends, et faire un cours de morale au peuple ; mais cette excellente institution, qui a une certaine analogie avec nos justices de paix, est tombée en désuétude par suite du relâchement des liens gouvernementaux et de l’incurie des mandarins.

Séance d’un tribunal chinois. — Dessin de Vaumort d’après une estampe chinoise.

Il résulte de cette organisation judiciaire que le sous préfet est investi de tous les pouvoirs correctionnels dans le ressort de sa juridiction administrative, état de choses très-vicieux et qui a enfanté d’énormes abus.

Il n’y a pas d’avocats en Chine, et, comme on le voit, très-peu de juges : aussi la manière de rendre la justice est-elle extrêmement sommaire, et les garanties qu’elle offre à l’accusé à peu près nulles. Les amis ou parents peuvent, il est vrai, plaider sa cause, mais il faut que cela convienne au mandarin chef du tribunal. Quant aux témoins, ils sont exposés à recevoir des coups de rotin, suivant que leur déposition plaît ou ne plaît pas ; en général les dépositions les plus longues sont celles qui plaisent le moins au mandarin ; car il a une foule d’affaires à expédier, et son temps ne suffirait pas à les examiner toutes dans leurs plus petits détails. Aussi la condamnation ou l’acquittement dépendent-ils des officiers de justice subalternes qui ont préparé la procédure d’une manière favorable ou contraire à l’accusé suivant qu’ils en ont reçu plus ou moins d’argent.

Le droit d’appel existe : le condamné peut en référer au prétoire de la province et même jusqu’à Pékin à la cour de cassation, mais les difficultés sont telles, les chances de succès si minimes, les distances si grandes, que les affaires criminelles se jugent presque toutes dans les tribunaux des mandarins chargés de l’administration locale. On trouve dans la loi chinoise une disposition qui pourrait être de nature à mitiger les excès de pouvoir des juges départementaux : les mandarins ne sont justiciables que de l’empereur et de la cour suprême pour les délits ordinaires ; mais le privilége cesse quand ils ont commis un des grands crimes spécifiés par le Code, tels que rébellion, désertion, parricide, inceste, lèse-majesté, et même, quand un juge ou le président d’un prétoire sont convaincus par suite d’appel d’avoir rendu un arrêt erroné, ils sont condamnés à recevoir un certain nombre de coups de rotin. Mais, pour en arriver là, combien en ont-ils fait distribuer à tort et à travers ?

Il existe en Chine un grand nombre de lois disséminées dans les édits impériaux, dans les recueils de jurisprudence, dans les livres canoniques, mais il n’y a pas, à vraiment parler, de code civil, ni pénal. Les magistrats ont la plus complète latitude pour interpréter la loi qui est d’une grande élasticité, parce qu’elle est mal définie.

Le principal recueil de jurisprudence est le livre des lois de la dynastie des Tsing ; il a été traduit en anglais sous le titre inexact de Code pénal chinois. Il est divisé en sept sections : lois générales, civiles, fiscales, actuelles, militaires, criminelles et lois sur les travaux publics. À ce livre est annexé un traité de médecine légale qui a la prétention de déterminer par l’examen de certains signes physiques s’il y a eu crime, comment et dans quelle circonstance le crime a été commis. Ainsi un noyé qui a été tué ou étouffé, avant d’être jeté à l’eau, doit avoir la plante des pieds entièrement décolorée et l’écume à la bouche, sinon la mort a été volontaire ou accidentelle ; il y a aussi un moyen, grâce à certaines préparations pharmaceutiques, de faire reparaître sur un cadavre les coups et les blessures qui ont amené la mort. Le but de ce traité, où on trouve beaucoup de fables au milieu d’observations ingénieuses, est de remplacer les autopsies auxquelles répugnent extrêmement les mœurs chinoises.

Quelques-unes des lois contenues dans le recueil des Tsing méritent d’être citées : la loi sur la trahison est atroce. Est coupable de trahison tout individu qui a trempé dans un complot ayant pour but de troubler l’État, et d’attenter à la personne ou à la propriété du souverain. Le coupable est condamné à subir la mort lente, c’est-à-dire aux plus affreux supplices. Tous ses parents mâles jusqu’au troisième degré doivent avoir la tête tranchée. Tous les individus convaincus de connivence, soit en ne dénonçant pas l’inculpé, soit en approuvant ses tentatives criminelles, sont frappés de la même peine. Ainsi la loi chinoise prescrit la destruction de toute la famille dont un des membres s’est rendu coupable du crime de haute trahison, et, de plus, elle admet la complicité morale avec toutes ses conséquences effroyables puisque l’approbation même tacite est considérée comme un crime.

Une loi étrange, est celle qui rend responsable tout propriétaire d’un terrain ou est trouvé un cadavre : en pareil cas, il doit une indemnité à la famille de la victime, qui, si elle n’a pas été satisfaite, peut le traduire devant le tribunal. Cette loi amène de nombreux abus ; on a vu des mandarins prévaricateurs s’entendre avec des parents avides pour dépouiller par de longs procès et au moyen de difficultés juridiques un riche propriétaire qu’on faisait passer par toutes les frayeurs de la loi criminelle. Aussi, quand un Chinois veut se venger de quelqu’un, il ne peut mieux faire que de déposer furtivement un cadavre la nuit sur son immeuble ; on a même vu des gens aller se tuer par vengeance dans le jardin, dans la maison, dans la chambre de leur ennemi.

Une autre loi plus rationnelle rend responsable le maître de la mort de ses serviteurs : si un de vos domestiques est mort, vous devez prouver qu’il a été bien soigné, bien nourri, et qu’aucune brutalité, ni aucune négligence n’a causé son décès.

Tout coupable qui avoue a droit à une réduction de peine. Un contumace qui livre son complice plus criminel que lui est gracié.

Parmi un grand nombre d’autres lois, telles que celles contre les solliciteurs d’emploi, contre les concurrences déloyales, contre les marchands qui vendent à faux poids, les lois relatives au mariage, au respect des vieillards, les unes sont empreintes d’une cruauté excessive, d’autres sont bizarres, il y en a enfin d’ingénieuses et de libérales, mais tous ces détails spéciaux nous entraîneraient bien au delà du cadre de ce recueil : disons seulement qu’on trouve dans le Code chinois les circonstances atténuantes, la non-rétroactivité, le droit de grâce du souverain, le droit d’appel aussi étendu que possible. Il est vrai que tout cela est mal combiné, mal appliqué, et a dégénéré par suite du relâchement de la centralisation administrative en une réelle tyrannie et une prévarication sans pudeur de la part des magistrats chargés de la justice. L’autorité ayant perdu sa force, le peuple vit comme il l’entend, sans se préoccuper des lois que les magistrats appliquent suivant leur caprice. Voila où en est réellement arrivée de notre temps la savante organisation judiciaire des Chinois, qui a été beaucoup trop préconisée.

S’il y a des choses dignes d’approbation dans la jurisprudence chinoise, en revanche l’application de la pénalité est effroyable. L’homme est considéré comme un être sensible seulement à la douleur physique et à la mort ; les législateurs n’ont pas cherché à frapper le coupable dans son honneur, dans son amour-propre, ni même dans son intérêt. L’échelle pénale se compose surtout de la bastonnade appliquée avec un épais bambou du gros ou du petit bout et depuis dix jusqu’à deux cents coups, suivant que le délit est plus grave ou que l’objet volé a plus d’importance. La bastonnade se donne de suite et devant le tribunal. Les peines les plus ordinaires sont ensuite la cangue, le carcan, la prison et le bannissement perpétuel en Tartarie pour les mandarins qui ont commis des fautes politiques. Nous avons dit que la haute cour d’appel décidait seule de la peine de mort, mais les souffrances infligées par l’ordre des tribunaux inférieurs sont si affreuses, les bourreaux sont si ingénieux à varier les tortures sans amener la mort, le régime des prisons est si odieux, enfin un homme condamné à la cangue, au carcan ou à la cage est exposé à des angoisses si terribles, que lorsque l’ordre de mort arrive de Pékin, tous ces malheureux marchent gaiement au supplice, comme si leur dernier jour était celui de leur délivrance.

Les exécutions à mort, horriblement variées dans les âges passés, se réduisent maintenant à trois : la strangulation, la décapitation et la mort lente ou le supplice des couteaux.

La strangulation s’opère au moyen d’un lacet de soie que deux bourreaux tirent de chaque côté, ou d’un collier de fer qui se serre par derrière avec une vis ; ce dernier moyen à une grande analogie avec le supplice du garote encore usité de nos jours en Espagne. La strangulation par le lacet de soie est réservée aux princes de la famille impériale ; le collier de fer sert à faire disparaître à l’ombre des prisons ceux dont on a intérêt à cacher la mort.

Sur la place publique il n’y a pas d’autre supplice que la décapitation, appliquée à tous les crimes vulgaires. Les apprêts en sont très-simples et les péripéties très-rapides, vu la trempe et la lourdeur des sabres et l’habileté des bourreaux. Jamais la guillotine n’atteignit à la dextérité foudroyante des satellites du terrible Yeh, ce vice-roi dont les Anglo-Français délivrèrent la province de Canton ; il ne leur fallait que quelques minutes pour faire tomber une centaine de têtes Il est vrai que leur maître se vantait de leur avoir dressé la main aux dépens de plus de cent mille victimes en moins de deux ans.

La mort lente ou le supplice des couteaux est infligée pour le crime de trahison ou de lèse-majesté, pour le parricide et l’inceste. Les apprêts de ce supplice doivent redoubler encore les angoisses du condamné : attaché solidement à un poteau, les mains et les pieds serrés par des cordes, il a le cou pris dans un carcan ; puis le magistrat chargé de veiller à l’exécution tire d’un panier couvert un couteau sur le manche duquel est désignée la partie du corps qui doit être frappée par le bourreau. Cette affreuse torture se continue ainsi jusqu’à ce que le hasard ait désigné le cœur ou tout autre organe vital. Disons vite que, le plus souvent, la famille du condamné achète à prix d argent l’indulgence du juge, qui s’arrange pour tirer de suite du panier le couteau qui doit donner le coup mortel.

Devant de telles pénalités, devant les hideux et fréquents spectacles qu’elles donnent, comment s’étonner que les Chinois soient familiarisés de bonne heure avec la mort, et que les femmes et les enfants mêmes possèdent au plus haut degré le courage passif qui la fait affronter avec calme ? Pour beaucoup de ces pauvres gens, ce n’est que la fin d’une misérable et douloureuse existence.

A. Poussielgue.

(La suite à la prochaine livraison.)